Les engagements d’Annie Besant : du militantisme séculariste à l’activisme théosophique
p. 307-323
Texte intégral
1Peu connue en France, Annie Besant (1847-1933) est néanmoins l’une des femmes britanniques les plus remarquables de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Conférencière de talent et femme de tous les engagements, elle écrivit aussi de très nombreux ouvrages et brochures à caractère théorique, biographique ou revendicatif, elle fut d’abord une conférencière de talent et une femme de tous les engagements. Bien qu’elle n’ait jamais initié de conceptions véritablement novatrices, elle n’a été étrangère à aucun des débats qui ont scandé l’époque victorienne, que ceux-ci aient été religieux, philosophiques, politiques ou sociaux. D’un tempérament profondément religieux, voire mystique, bien qu’elle se soit éloignée très tôt des formes les plus orthodoxes de christianisme, elle n’en resta pas moins attachée jusqu’au bout à la préservation et, surtout, à la refondation des valeurs morales traditionnelles, ce qui ne l’empêcha pas de professer toute sa vie un radicalisme de chaque instant. Figure majeure du militantisme, Annie Besant n’a jamais cessé de s’engager dans les causes les plus diverses, à savoir (entre autres) celles de l’athéisme et du sécularisme, du néo-malthusianisme et du contrôle volontaire des naissances, de la libre pensée et de l’éducation pour tous, de la place des femmes dans la société, du socialisme puis, finalement, de la théosophie et de l’indépendance de l’Inde. Une telle versatilité pourrait prêter à suspicion dans sa dimension quelque peu erratique1, surtout dans la mesure où elle ne correspond pas au schéma classique d’extraction progressive de toute forme de croyance puisqu’elle a renoué avec une forme de spiritualité durant les trente dernières années de sa vie, après avoir revendiqué une forme militante d’athéisme. Jusqu’à quel point se contenta-t-elle d’incarner successivement et, bien souvent, d’une manière parallèle, toutes les grandes interrogations de son époque ? Sa conversion ultime à la théosophie lui permit-elle simplement d’opérer un retour vers une spiritualité qui, en dépit de son caractère « exotique », n’en garda pas moins une dimension métaphysique marquée ? Jusqu’à quel point de telles aspirations constituèrent-elles d’emblée un des traits majeurs de son tempérament profond ? Telles sont les questions auxquelles on voudrait s’intéresser avant tout ici, en s’en remettant à une approche foncièrement biographique.
Premières années et éducation
Enfance
2Ann Wood est née à Londres le premier octobre 1847, dans le quartier de Clapham, d’une mère qui avait des racines irlandaises et d’un père d’origine anglaise qui avait étudié la médecine à Dublin, bien qu’il n’ait finalement jamais exercé la profession et qu’il soit décédé quand elle n’avait que cinq ans. Alors qu’il avait subi l’influence de la libre pensée, sa femme professait, quant à elle, un calvinisme strict, ce qui constitue peut-être l’une des sources des allégeances contradictoires qu’allait éprouver Annie Besant en matière de spiritualité, bien que sa mort prématurée n’ait sans doute pas permis à son père d’avoir une grande influence sur elle en un quelconque domaine. En 1856, en effet, sa mère, qui était veuve et sans ressources après la mort de son mari, décida de la confier à l’une des ses amies, qui était non mariée et relativement fortunée. Par la suite, alors qu’elle était adolescente, Annie allait éprouver une fascination croissante pour la dimension la plus émotionnelle et la plus ritualiste de la spiritualité catholique. Bien que de telles aspirations aient tranché avec le puritanisme ascétique dans lequel elle baigna dès son plus jeune âge, encore que celui-ci ait certainement été teinté de christianisme évangélique à forte dimension expérientielle, elles ne furent jamais incompatibles avec la pompe et le plaisir « sensuel » qu’induisaient en elle la couleur et les parfums d’encens des offices catholiques. Comme elle le fait remarquer dans son autobiographie : « Je découvris l’envoûtement sensuel lié à l’introduction de la couleur, des parfums et de la pompe durant les offices religieux, la gratification des émotions esthétiques s’étant parée des attraits de la piété2. » Très attirée par le mysticisme chrétien, elle pensa même devenir catholique, à un moment où ce type de conversions était relativement courant, dans la lignée de celle du cardinal Newman, plus tôt dans le siècle.
Mariage
3On comprend donc que, dotée de telles inclinations, et alors qu’elle n’avait que vingt ans, Annie ait accepté d’épouser, en 1867, le pasteur anglican Frank Besant, dont elle allait avoir deux enfants. Très vite, toutefois, ce mariage se révéla un échec et il mena rapidement à la séparation du couple, qui fut officialisée en 1873. Si l’on s’en tient au récit qu’elle en fait dans son autobiographie, les causes de cette rupture semblent avoir tenu avant tout à sa très grande inexpérience dans le domaine des relations amoureuses (une telle ignorance étant loin de n’avoir été qu’un mythe à l’époque) ainsi qu’à son rejet du rôle traditionnellement attribué aux femmes issues de la bourgeoisie, à savoir une existence domestique dans laquelle elle allait très vite se retrouver cantonnée, comme tant d’autres alors. Elle n’avait apparemment aucune idée des droits et des devoirs afférents au statut de femme mariée lorsqu’elle décida de céder aux avances de Frank Besant et elle affirme qu’elle était d’une grande naïveté dans tous ces domaines, une telle ignorance ayant souvent été considérée comme une vertu à l’époque. D’une manière générale, en effet, l’éducation des jeunes filles de bonne famille n’était guère poussée dans l’Angleterre victorienne et elle consistait avant tout en une préparation aux nécessités d’une existence presque exclusivement domestique. Très tôt, toutefois, Annie manifesta une grande curiosité intellectuelle et elle fit preuve d’un intérêt beaucoup plus grand pour les débats théologiques et politiques de l’époque que pour la bonne tenue de son foyer. C’est sans doute pour compenser son ennui qu’elle s’essaya à l’écriture dès le début de son mariage. Ainsi, bien qu’elle ait commencé un roman qui fut rejeté en raison de son caractère jugé exagérément politique ; elle continua avec un ouvrage de spiritualité, qui ne fut jamais publié, et avec une nouvelle qui parut dans le Family Herald, ce qui lui permit de commencer à gagner un peu d’argent. À l’époque, néanmoins, les femmes mariées n’avaient aucune indépendance financière, tout ce qu’elles possédaient devenant la propriété du mari au moment du mariage. Or, une telle situation ne pouvait que constituer une source de frustration, alors qu’Annie commençait à vouloir affirmer son indépendance intellectuelle, son mari n’ayant pu qu’être convaincu qu’il était de son devoir d’affirmer son autorité sur sa femme, eu égard aux canons de l’époque. À ce moment là, en effet, Annie affirme qu’elle était « habituée à la liberté, indifférente aux détails de l’organisation domestique, impulsive, toujours prompte à s’emporter et aussi fière que Lucifer3 ».
4De telles aspirations spirituelles expliquent apparemment à la fois qu’elle se soit mariée rapidement et que son union ait été un échec. Jeune fille romantique, au sens le plus mystique du terme, elle ne souhaitait rien moins qu’être l’épouse du Christ. Renforcé par l’éducation calviniste qu’elle avait d’abord reçue, l’amour pur, éthéré et totalement désincarné auquel elle aspirait était celui de Dante pour Béatrice et il entra de toute évidence très vite en conflit avec la réalité de la vie conjugale, en particulier avec la dimension physique de l’amour humain. C’est la raison pour laquelle, comme elle le fait remarquer rétrospectivement avec beaucoup de lucidité, elle se laissa « glisser sur la pente du mariage aveuglément et stupidement4 », imaginant faire de Frank Besant son époux terrestre. Annie rêvait d’un sacrifice ultime pour son prochain et elle s’est décrite rétrospectivement comme une « fanatique » en la matière. Assez rapidement, toutefois (bien que sa « déconversion » ait duré environ cinq ans et qu’elle ait décrit celle-ci comme un chemin ardu et douloureux) ce « fanatisme » allait s’inverser et déboucher sur un engagement antireligieux tout aussi militant et ardent que les aspirations mystiques qu’elle avait éprouvées au départ, l’année 1866 ayant apparemment constitué le paroxysme d’une ferveur chrétienne dont elle allait toutefois bientôt se détourner de la manière la plus radicale qui soit.
Athéisme et sécularisme
Incertitudes spirituelles
5C’est après avoir commencé à remettre en cause l’interprétation littérale de la Bible qu’Annie Besant s’engagea dans la voie de l’incroyance. Elle raconte notamment comment, armée d’une rationalité exégétique élémentaire, elle dépassa très vite une lecture purement dévotionnelle du texte sacré, son souci de reconstituer avec précision les événements tels qu’ils s’étaient déroulés durant la Semaine sainte ayant révélé des discordances irréductibles entre les quatre Évangiles5. Le scepticisme dont elle commença alors à être l’objet allait être nourri par les perspectives philologiques et exégétiques qui avaient été développées, au départ, en Allemagne, celles-ci ayant été très largement reprises par Thomas Scott dans un ouvrage intitulé English Life of Jesus, publié en 1872, cette lecture ayant apparemment été déterminante pour elle. Bien qu’elle n’y ait guère prêté attention au départ et qu’elle ait apparemment réussi à dépasser temporairement de telles incertitudes, celles-ci allaient progressivement ouvrir la voie à une analyse critique de tous les dogmes du christianisme puis déboucher sur un rejet de la divinité du Christ. Elle dut aussi faire face par la suite au développement de conceptions scientifiques nouvelles à l’époque, notamment à l’évolutionnisme darwinien, qui venait, lui aussi, remettre en cause la vérité littérale de la Bible et, plus encore, la vision étroitement providentialiste et téléologique du monde qui avait traditionnellement été admise dans un contexte chrétien.
6À ces facteurs essentiellement intellectuels, il faut aussi ajouter des raisons plus personnelles tenant aux difficultés de son mariage ainsi qu’à la souffrance d’un de ses enfants (qui était affecté de difficultés respiratoires6), celles-ci n’ayant pu que donner une actualité particulière à la question séculaire de l’existence du mal. Dans tous ces domaines, l’évolution des conceptions d’Annie Besant peut être rapprochée de celle d’un très grand nombre de ses contemporains gagnés à une forme de scepticisme religieux, Charles Darwin ayant notamment évoqué comme cause de son éloignement progressif des conceptions chrétiennes les plus traditionnelles, non pas tant – ou en tout cas pas seulement – le développement de ses conceptions en matière d’évolution, mais la mort de sa fille préférée7. En 1872, Annie cessa de se rendre à l’office, ce qui ne pouvait qu’entraîner son excommunication et sa séparation d’avec son mari. De même, l’insistance d’Annie Besant sur le caractère douloureux (plutôt que libératoire) que constitua d’abord pour elle la perte de la foi religieuse n’a rien de surprenant car, en Grande-Bretagne, tout particulièrement, où un christianisme quelque peu réifié et rationalisé très largement hérité du xviiie siècle avait été revivifié dans le contexte du renouveau évangélique, l’éloignement des croyances héritées de la tradition fut généralement vécu, au moins dans un premier temps, sur le mode de la perte et de la nostalgie plutôt que sur celui d’une libération des chaînes de la déraison, de la superstition et d’une morale foncièrement aliénante. Au bout du compte, toutefois, Annie Besant semble avoir réussi à dépasser assez aisément son désarroi, ce qui allait l’amener à professer une incroyance radicale, plutôt que des formes plus « respectables » d’agnosticisme, comme ce fut généralement le cas dans les classes instruites à l’époque8. Au xixe siècle, en effet, l’athéisme, qui continua d’abord à s’inscrire dans la lignée de toute une tradition déiste héritée du xviiie siècle, garda une dimension polémique et subversive marquée. Aussi iconoclaste que minoritaire, il fut d’abord revendiqué par les membres des classes ouvrières ou semi-éduquées, chez qui il resta généralement associé à des revendications sociales subversives et à une remise en cause affirmée du rôle joué par les classes dirigeantes9.
Charles Bradlaugh et la National Secular Society
7Bien que, dans certaines de ses analyses, Annie Besant insiste sur le caractère insondable du divin et sur l’impossibilité d’en prouver l’existence tout autant que l’inexistence, ce qui pourrait laisser entendre qu’elle aurait seulement été agnostique, elle n’en fut pas moins amenée assez vite à promouvoir ostensiblement des positions athées, ce en quoi elle tourna ostensiblement le dos aux perspectives religieuses qui avaient été les siennes jusqu’alors. Il n’est pas inutile de remarquer, comme on l’a déjà fait ailleurs10, que l’agnosticisme fut de loin la position la plus souvent professée à l’époque par les membres des élites intellectuelles lorsqu’ils commencèrent à s’éloigner des formes les plus traditionnelles de christianisme, et qu’elle garda souvent une dimension de religiosité – ou pour le moins de spiritualité – relativement marquée, si sécularisée qu’elle ait pu être, au moins en apparence. Il convient aussi d’insister sur la spécificité de ce type de scepticisme en rapportant la suspension du jugement qui lui fut d’emblée inhérente, non pas tant à des perspectives ontologiques mais à des critères épistémologiques, c’est-à-dire à la question de l’accessibilité – ou plutôt de l’inaccessibilité – des réalités ultimes à la conscience transcendantale de l’homme, l’athéisme ayant plutôt constitué – dans ses formes les plus traditionnelles et les plus militantes, en tout cas – un dogmatisme inversé qui eut d’abord tendance à rester tout aussi affirmatif que les positions religieuses auxquelles il chercha à s’opposer aussi systématiquement que possible. C’est pourquoi Muriel Pécastaing-Boissière, qui mentionne un de nos articles, émet quelques doutes sur les positions précises d’Annie Besant, qui aurait été « plus agnostique qu’athée11 » durant ces longues années durant lesquelles elle milita pourtant en faveur de cette dernière position, la fascination que Besant exprime dans certains passages pour le caractère inconnaissable et la mystérieuse substantialité de l’en-soi allant apparemment dans ce sens. Cela dit, le fait que d’autres athées notoires aient aussi revendiqué un agnosticisme de principe encourage pour le moins à la prudence, même si la rhétorique de l’Inconnaissable n’est pas aussi marquée chez eux.
8Comme tout athée conséquent, Besant savait, assurément, qu’elle ne pouvait pas prouver à proprement parler l’inexistence de Dieu ou de tout être de raison (ou a fortiori son existence, bien évidemment). De ce point de vue, tout athéisme comporte toujours une dimension agnostique, c’est-à-dire une part de croyance, ou plutôt d’incroyance, l’athée étant seulement, à strictement parler, celui qui ne croit pas que Dieu existe, bien qu’il ne puisse pas en fournir de preuve démonstrative. Mais encore faut-il, pour qu’on puisse véritablement parler d’agnosticisme, que la suspension du jugement qui est alors prônée ne soit pas une pure précaution théorique, préalable à un athéisme de fait. Or, c’est vraisemblablement de cela qu’il s’agit avant tout chez elle, à ce moment là au moins de son itinéraire spirituel et intellectuel, bien que certaines des positions qu’elle exprime à ce sujet semblent parfois aller au-delà et qu’elle n’ait pas été insensible à une rhétorique de l’Inconnaissable qui fut toujours très présente à l’époque, rhétorique qu’elle avait sûrement héritée du théologien Henry Mansel, qui professait, quant à lui, une forme renouvelée de théologie négative d’inspiration kantienne que les agnostiques les plus sceptiques allaient reprendre à leur compte afin de suspendre leur jugement sur l’existence de Dieu (plutôt que la seule possibilité d’en connaître la nature). On retrouverait d’ailleurs une même prudence de principe chez Charles Bradlaugh, athée militant notoire et libre penseur le plus célèbre en son temps qu’elle allait seconder, justement, avec un zèle tout « évangélique » dans sa tâche d’éducation et de déchristianisation des masses.
9Quoi qu’il en soit des positions exactes d’Annie Besant en matière d’athéisme, c’est en 1874 qu’elle devint membre de la National Secular Society, dont le président était alors Charles Bradlaugh (1833-1891). Elle le rencontra pour la première fois cette année-là, lorsqu’il lui remit sa carte de membre en mains propres, alors qu’il avait donné une dimension nationale à cette société en 1866. Elle ne le connaissait que de réputation et ne vit d’abord en lui, comme beaucoup de ses contemporains appartenant aux classes moyennes ou supérieures, qu’un orateur peu subtil. Très vite, toutefois, la lecture de certains de ses écrits, dans lesquels il se montre plus fin dialecticien qu’elle ne l’avait imaginé jusqu’alors (en faisant preuve, précisément, des précautions de principe qui ont été évoquées concernant la dimension nécessairement agnostique de tout athéisme bien pensé) semble avoir amélioré son image à ses yeux, ce qui allait très vite l’amener à en devenir la plus proche collaboratrice et à promouvoir la cause d’un athéisme ostensiblement revendiqué.
10Avant tout soucieuse de diminuer le rôle des autorités religieuses dans la vie publique, la National Secular Society était, et reste encore aujourd’hui, au service de la libre-pensée, son but principal ayant été, dès le départ, de promouvoir la cause de la rationalisation des connaissances et du « sécularisme » (« secularism » ou « secularity », en anglais), c’est-à-dire de ce que nous qualifions, en France, de laïcité (à savoir, essentiellement, une séparation stricte de l’Église et de l’État dans tous les domaines de la vie courante). De nos jours, d’ailleurs, une telle séparation n’est toujours pas officiellement reconnue en Grande-Bretagne, bien qu’elle existe dans les faits, l’anglicanisme ne jouant plus outre-Manche – depuis fort longtemps, déjà – que le rôle d’une religion civile dont la fonction est simplement de symboliser l’unité de la nation. À l’époque, cette société ne compta jamais plus de quelques milliers de membres, qu’elle recrutait essentiellement parmi les ouvriers qualifiés et dans les classes semi-instruites, les conceptions qui étaient les siennes ayant continué à s’inscrire dans la droite ligne d’un radicalisme (déiste au départ) dont les origines doivent d’abord être recherchées au siècle précédent, mais elle n’en exerçait pas moins une influence non négligeable, comme groupe de pression plutôt que comme force intellectuelle dont les conceptions auraient été véritablement novatrices, par le biais, notamment, de la réédition, à un prix modique, d’ouvrages antireligieux et de classiques de la libre pensée ainsi que de l’organisation de conférences et de débats dont le ton était souvent virulent.
11Dès qu’elle devint membre de la National Secular Society (NSS), Annie Besant eut l’occasion d’écrire et de publier de nombreux ouvrages ou brochures à caractère théologique, social et politique, en collaboration avec Bradlaugh. Et c’est à ce moment-là, aussi, qu’elle découvrit les arcanes du militantisme antireligieux et de la lutte politique. En 1880, notamment, elle contribua à faire élire Bradlaugh comme député radical de Southampton, alors que celui-ci avait essuyé non moins de trois échecs successifs dans cette circonscription ouvrière, même s’il lui fallut six années de luttes juridiques pour obtenir finalement la possibilité de siéger au parlement, ce qui n’avait pas été possible au départ en raison de son refus de prêter serment sur la Bible. Dans l’Angleterre victorienne, dont la foi religieuse avait été renouvelée par l’évangélisme, il faut être conscient, en effet, que l’athéisme militant et ostensiblement revendiqué était une position radicale très minoritaire et éminemment transgressive qui ne constituait d’ailleurs pas une condition nécessaire pour appartenir à la NSS, bien que Bradlaugh ait toujours milité pour rendre le qualificatif d’athée aussi respectable que possible aux yeux des membres de la société elle-même et de l’opinion publique en général. Ainsi, les athées avaient toujours souffert d’une réputation d’immoralité, le très respectable philosophe John Locke, apôtre et théoricien de la tolérance dès le xviie siècle, ayant spécifiquement exclu ces derniers de sa société idéale – ainsi, d’ailleurs, que les catholiques. Quant à ceux qui professaient ostensiblement leur incroyance, ils appartenaient presque toujours aux classes populaires semi-instruites plutôt qu’aux élites intellectuelles et sociales, ce qui donnait à leur radicalisme une réputation sulfureuse et subversive, dans un contexte où un souci très bourgeois de respectabilité constituait l’une des valeurs clé de l’époque.
12Même si Annie Besant fut une véritable intellectuelle et si ses écrits les plus substantiels ne manquent pas de qualités d’analyse, elle n’en fut pas moins toujours avant tout une militante et une conférencière hors pair, son souci ardent et constamment renouvelé de faire entendre la bonne parole radicale l’ayant amenée à parcourir la Grande-Bretagne du nord au sud, en voyageant en train dans des conditions souvent difficiles. Elle avait, en effet, découvert relativement tôt qu’elle avait des talents oratoires et elle raconte notamment, comment, alors qu’elle était encore mariée à Frank Besant, elle rentra un jour en secret dans l’église paroissiale dont il avait la charge et s’exerça à haranguer une congrégation fictive, imaginant que son auditoire se laissait envoûter par la musicalité de ses phrases. Très rapidement, en effet, elle allait être amenée à utiliser ses talents naturels contre l’institution au service de laquelle elle avait d’abord envisagé de les mettre à profit, ce en quoi elle suivit la voie d’un assez grand nombre de prédicateurs évangéliques, lorsque ceux-ci avaient été gagnés à la cause de l’incroyance.
13Les conférences et débats organisés par la NSS avaient lieu, en général, en fin d’après-midi, afin de constituer le pendant de l’office dominical du matin, et elle s’engagea alors avec autant d’enthousiasme que de conviction dans la voie d’un activisme musclé qui l’amena souvent à faire face à des foules bruyantes et indisciplinées, notamment au « Hall of Science » de Londres (salle de conférences de la NSS) à la sortie duquel elle se fit frapper à plus d’une reprise après avoir pris la parole, notamment au soir d’une des défaites électorales de Bradlaugh, qui donna lieu à des émeutes en 1874. De telles activités de propagande allaient, bien évidemment, à l’encontre des règles de bienséance auxquelles était théoriquement assujettie une femme issue des classes moyennes, tant en raison du caractère « avancé » des causes qu’elle ne cessa jamais de défendre que des moyens qu’elle utilisait pour s’efforcer d’y parvenir. Mais il n’en reste pas moins intéressant de remarquer que, même à une époque où les femmes n’avaient pas le droit de vote, elle réussit à faire son chemin dans les milieux intellectuels et dans la sphère de la libre pensée, qui était pourtant particulièrement masculinisée. C’est là, d’ailleurs, que réside l’un des paradoxes d’une époque qui, bien qu’elle ait souvent cantonné les femmes des classes moyennes et supérieures au sein d’une « sphère séparée », permit néanmoins à certaines d’entre elles de vivre de leur plume et de participer activement à la vie intellectuelle, voire militante, de leur temps, et cela quoi qu’il ait pu en être du déclassement social qu’impliquait assurément un tel activisme. Ainsi, d’autres exemples d’un tel phénomène pourraient aisément être mis en évidence à l’époque, tel celui de la romancière George Eliot (1819-1880), qui fut aussi l’une des intellectuelles les plus brillantes de son temps, ou celui d’Harriet Martineau (1802-1876), journaliste, sociologue et écrivaine qui, contrairement à George Eliot, fut très impliquée dans un militantisme de chaque instant qui l’amena à promouvoir de nombreuses causes sociales, et en particulier celle des femmes.
14Très vite, Annie Besant, qui doit être replacée dans la lignée de cette tradition, allait s’attacher à soutenir sans relâche des idées avancées dans tous les domaines, qu’il s’agisse de la défense des conditions de vie et de travail des ouvriers (par le biais de l’extension du mouvement syndical), de la démocratisation du système éducatif ou encore de l’extension du droit de vote aux femmes. Parce que les membres de la NSS étaient souvent issus du chartisme (mouvement ouvrier qui s’était efforcé de faire adopter sans succès, vers le milieu du siècle, la cause du suffrage universel masculin en Grande-Bretagne) et que l’athéisme fut d’emblée associé à la profession de positions radicales dans de nombreux domaines, Annie Besant ne cessa jamais de défendre de nombreuses causes politiques et sociales, la NSS ayant toujours constitué un puissant instrument de coordination de l’ensemble de l’agitation politique et légale qui existait alors dans le pays, en lien seulement partiel avec les objectifs les plus immédiats qu’elle s’était d’abord donné pour but de défendre. Ainsi, chez Bradlaugh lui même, le militantisme induit par la question de l’existence de Dieu et de la place qu’il convenait d’accorder aux Églises dans la société se doubla toujours d’un combat politique et d’un engagement militant de chaque instant en faveur d’autres causes tout aussi radicales telles que celle des droits des athées ou de l’abolition des lois sur le blasphème, qu’il s’agisse du républicanisme ou du contrôle artificiel des naissances.
Néomalthusianisme et contrôle artificiel des naissances
15Indépendamment de celle de l’athéisme, c’est surtout cette dernière cause qu’Annie Besant allait s’efforcer de promouvoir à cette époque de sa vie. Elle persuada notamment Bradlaugh de republier un ouvrage sur le contrôle volontaire de la reproduction dont les illustrations, jugées obscènes, avaient valu à son auteur d’être arrêté en 1877. L’un comme l’autre furent finalement condamnés à six mois de prison auxquels ils n’échappèrent que de justesse en raison d’un vice de procédure, ce qui amena deux autres membres de la Société séculariste à fonder une organisation rivale qui allait toutefois disparaître quelques années plus tard, en 1884. Il y avait là un combat qui fut toujours perçu comme éminemment subversif, ce qui permet de montrer, une fois encore, qu’Annie Besant ne cessa jamais de s’engager sur tous les fronts, même si les relents d’eugénisme qui furent d’emblée associés à un tel combat sont caractéristiques de cette période et ne permettent pas de lui accorder une dimension véritablement féministe. Car, au lieu d’être rapportée avant tout à la question du droit des femmes de disposer de leur corps, la cause néo-malthusienne fut plutôt envisagée, à l’époque, comme étant d’abord d’utilité publique, dans un contexte où les classes laborieuses au sens large étaient souvent accusées d’être irresponsables en matière de reproduction.
Conversion au socialisme
16Lorsque ses préoccupations s’élargirent, on peut comprendre qu’Annie Besant ait pu se sentir quelque peu à l’étroit au sein de la NSS, surtout dans la mesure où la philosophie individualiste qu’elle avait héritée du radicalisme n’était guère compatible avec les idéaux beaucoup plus interventionnistes que prônaient les socialistes. De même, bien qu’elle soit restée convaincue que la promotion de la cause néo-malthusienne pouvait apporter une réponse au moins partielle à la question de la pauvreté en encourageant chacun à contrôler sa propre fécondité, elle allait accorder une importance croissante à des facteurs sociaux et à des causes plus structurelles pour rendre compte de la misère dans laquelle vivaient les classes laborieuses. Une telle évolution de ses convictions et de ses engagements personnels allait progressivement l’amener à s’éloigner de Bradlaugh et à se tourner vers des conceptions à proprement parler socialistes, à un moment où celles-ci étaient l’objet d’un regain d’intérêt, après l’échec des expériences communautaires de la première partie du siècle (notamment celle du village de New Lanark, menée par Robert Owen en Écosse). À partir des années 1880, en effet, l’ancienne génération des partisans de formes « utopiques » de socialisme (selon le qualificatif de Marx, qui prétendait quant à lui, au contraire, à une stricte scientificité de ses conceptions) allait être progressivement remplacée par des penseurs et des militants qui, sans être généralement marxistes, allaient néanmoins s’attacher à promouvoir des solutions politiques plus concrètes afin d’améliorer la situation dans laquelle vivaient les classes pauvres.
17Envisagé dans sa globalité, le socialisme britannique a plutôt été chrétien – ou en tout cas moins révolutionnaire – que celui qui s’est développé en France et en Europe. Annie Besant ne fait donc pas exception à la règle puisqu’elle ne fut jamais favorable, elle non plus, à l’utilisation de la violence à des fins politiques et qu’elle était convaincue qu’il était possible, en Grande-Bretagne au moins, d’utiliser des formes légales d’action réformatrice pour se faire entendre. Dans ce domaine encore, toutefois, force est de constater que ses positions n’en gardèrent pas moins une dimension non négligeable de radicalité puisqu’elle était favorable, non seulement à une intervention croissante de l’État dans la vie économique du pays, mais aussi à l’abolition de la propriété privée. En 1885, notamment, elle devint membre de la Société Fabienne (Fabian Society), groupe de discussion et de réflexion assez élitiste composé d’intellectuels et d’experts dont le but était de favoriser l’émergence graduelle d’une société socialiste (d’où le nom de cette société, qui fait référence à Fabius Cunctator, homme politique et militaire romain surnommé le « temporisateur »). D’une manière générale, toutefois, Annie Besant semble avoir été plus encline que les Fabiens à admettre que l’avènement du socialisme constituait une nécessité historique et, même, évolutive, la civilisation humaine étant censée avoir contribué grandement à l’avènement d’un ordre social qui était de moins en moins appelé, selon elle, à se placer sous le signe d’une lutte pour l’existence, mais devait au contraire se réclamer d’une coopération croissante des individus entre eux. Si on en croit le caractère précoce de certains développements de son essai intitulé Pourquoi je suis socialiste (Why I am a Socialist), dans lequel elle se montre très au fait des avancées du savoir à son époque, et notamment des débats concernant les implications éthiques de l’évolution, Annie Besant fut apparemment l’une des premières, à l’époque, à s’engager ostensiblement dans la voie d’une compréhension évolutive du socialisme, convaincue qu’elle était que « les organismes ne sont pas des créations isolées » mais qu’ils sont tous « liés les uns aux autres en tant que parties d’un grand arbre de vie […] le progrès étant un processus d’intégrations continues et de différentiations toujours plus nombreuses12 ».
18Là encore, toutefois, bien qu’elle se soit d’emblée attachée à théoriser sa démarche dans les perspectives gradualistes qui allaient de plus en plus s’imposer à l’époque au sein du socialisme anglo-saxon, Annie Besant n’en resta pas moins avant tout une activiste engagée, ce qui allait l’amener par la suite à rejoindre les rangs de la Social Democratic Federation (SDF), qui était plus directement impliquée que les Fabiens dans des luttes pour la justice sociale et dans des projets concrets d’amélioration de la situation des classes pauvres. Très vite, en effet, elle allait soutenir jusqu’à la victoire la grève des fabricantes d’allumettes de Londres durant l’été 1888, contribuant finalement à une amélioration de leur rémunération et de leurs conditions de travail. Dans ce domaine encore, elle ne négligea jamais d’aller porter la lutte sur le terrain et elle n’hésita pas, notamment, à distribuer elle même des exemplaires de son article sur « l’esclavage blanc » à la sortie de l’usine des allumettières, dénonçant les conditions de travail, les horaires très longs et les entraves au règlement, qui étaient alors extrêmement courants. De même, elle fut aussi amenée à agir, entre autres, en faveur d’une structuration du mouvement syndical et elle devint membre du Conseil des Écoles de Londres (London School Board), au sein duquel les femmes pouvaient voter et être élues. Elle n’allait toutefois siéger que deux ans dans ce conseil, dont la fonction était de gérer les écoles élémentaires, son attrait croissant pour la théosophie l’ayant amenée très vite à renoncer à ce type d’activités et à ses engagements spécifiques en faveur de la cause socialiste ainsi, d’ailleurs, qu’à tous les engagements qui avaient été les siens jusqu’alors.
Théosophie
19La question de la cohérence de l’itinéraire spirituel et intellectuel d’Annie Besant n’a pas manqué de susciter des interrogations et il ne fait aucun doute qu’elle ait souvent eu tendance à suivre les inflexions de la vie intellectuelle et militante de son temps. L’incrédulité suscitée par ses revirements et, surtout, par sa conversion à la théosophie13 allaient d’ailleurs mener très vite à son expulsion de la NSS, dans un contexte où ses allégeances socialistes avaient déjà commencé à détériorer ses relations avec Bradlaugh, qui resta, quant à lui, fidèle jusqu’au bout aux idéaux individualistes de la tradition radicale dont il était issu. En fait, les inquiétudes spirituelles auxquelles elle fut d’abord confrontée ne disparurent sans doute jamais vraiment de ses préoccupations, Bradlaugh lui ayant certainement un peu forcé la main dès le départ en matière d’athéisme, bien que la dimension agnostique des conceptions qu’elle fut d’abord amenée à professer ne doive sans doute pas être surévaluée, comme on l’a suggéré plus haut. De plus, Annie Besant s’est efforcée de montrer rétrospectivement qu’il y avait bien eu une forme de continuité dans son itinéraire spirituel et intellectuel parce qu’elle avait toujours été soucieuse de se sacrifier à des causes qu’elle perçut d’emblée comme la dépassant de toutes parts, c’est-à-dire comme éminemment transcendantes, au sens non métaphysique du terme14 ; c’est dans cette perspective qu’elle fut amenée à envisager d’une manière très consciente un report de l’aspiration religieuse sur la figure de l’homme (et en particulier de l’homme souffrant), que le christianisme avait déjà contribué à promouvoir15. À l’époque, en effet, c’est souvent l’homme lui même qui eut tendance à venir prendre la place de Dieu comme nouvel objet de focalisation de ses aspirations les plus nobles, beaucoup n’ayant réussi à se détourner de la quête ardente des arrière-mondes et de leurs satisfactions intemporelles que pour mieux mettre celle-ci au service de l’avènement du « Grand Soir » et de l’écroulement apocalyptique des certitudes anciennes. C’est pour cette raison qu’on a pu parler de religions séculières pour décrire les idéaux politiques vers lesquels beaucoup se tournèrent alors, les prémisses d’un tel phénomène, dont les conséquences allaient être tellement importantes par la suite, pour le meilleur comme pour le pire, pouvant très facilement être mises en évidence dès cette époque. Au xixe siècle, il n’est guère difficile de percevoir le maintien d’une rhétorique religieuse au sein de discours qui expriment des aspirations politiques pourtant, en apparence, totalement sécularisées, les écrits d’Annie Besant ne constituant nullement une exception en la matière.
20D’une manière générale, en effet, il faut être conscient que si, en France, le monolithisme affirmé et ostensiblement affiché des positions catholiques a souvent eu tendance, historiquement, à susciter le développement d’une opposition antireligieuse et anticléricale tout aussi monolithique que ce qu’elle s’est efforcée d’abolir, cela a été moins vrai outre-Manche, contrairement à ce que pourrait laisser un peu trop facilement entendre le métarécit traditionnel de la sécularisation, cette dernière étant alors entendue comme processus de sortie linéaire aussi nécessaire que définitive de toute forme de croyance religieuse. En Grande-Bretagne, surtout, un tel mécanisme fut loin de toujours mener à un pur et simple athéisme ou, même, à des formes foncièrement sceptiques ou iconoclastes de suspension agnostique du jugement. Il déboucha souvent, au contraire, sur la préservation d’aspirations qui restèrent héritées au moins partiellement de la structuration originelle de l’expérience religieuse, ce qui est bien perceptible dans la manière dont Annie Besant continua à sacraliser ses divers engagements en faveur de ses contemporains et correspond à la manière dont la notion a d’abord été envisagée dans le contexte de l’idéalisme allemand, tout particulièrement dans sa variété hégélienne.
21De plus, si la conversion ultime d’Annie Besant à la théosophie eut bien quelque chose d’inattendu et d’« exotique », et si elle peut légitimement surprendre à ce titre, la théosophie était très inspirée des spiritualités orientales auxquelles certains de nos contemporains n’ont pas été insensibles non plus, notamment dans le contexte du « New Age16 ». En outre, au xixe siècle, beaucoup de ceux qui s’éloignèrent des formes les plus traditionnelles de christianisme eurent tendance à se tourner vers les conceptions de type panthéiste qui étaient déjà présentes, d’une certaine manière, dans l’orientalisme mystique ainsi que dans l’interprétation romantique qui pouvait être faite du spinozisme, que beaucoup redécouvrirent, à l’époque, dans cette perspective plutôt que dans la dimension de rationalité froide et « géométrique » qui fut d’abord celui de son élaboration. Envisagée de cette manière, la reconversion ultime d’Annie Besant à une forme de spiritualité non dénuée de toute dimension métaphysique n’est sans doute pas aussi surprenante qu’il pourrait y paraître à première vue. À l’époque, en effet, de tels phénomènes de reconversion semblent avoir été relativement fréquents en Grande-Bretagne, si l’on en croit notamment Timothy Larsen17, une telle manière d’aborder la question étant plutôt caractéristique, quant à elle, de la problématique du « retour du religieux » telle qu’elle a d’abord été abordée dans le contexte des débats auxquels a donné lieu ce qui a été qualifié rétrospectivement de « thèse de la sécularisation ».
22Enfin, on aurait tort, d’une manière générale, de percevoir trop systématiquement les choses en termes de pure et simple discontinuité. Car, même après sa conversion à la théosophie (qui l’amena à rencontrer très vite les principaux dirigeants du mouvement et à en prendre la tête, après s’être convertie en 1887), elle continua souvent à militer pour des causes proches de celles qui avaient été les siennes auparavant. Ainsi, le combat qu’elle décida de mener pour l’autonomie de l’Inde continua bien à s’inscrire dans la lignée de celui qu’elle avait d’abord mené en faveur de l’indépendance de l’Irlande et contre l’impérialisme britannique en général. Si son souci de préserver la culture indienne traditionnelle ne lui permit pas de s’engager en faveur de mesures dont le but aurait été de promouvoir une égalité totale des hommes et des femmes en matière d’éducation – le poids de la tradition, qu’elle souhaitait aussi préserver, le lui ayant interdit – il continua bien à relever d’une forme d’activisme politique auquel elle ne renonça jamais. Ainsi, sa lutte pour l’indépendance de l’Inde garda une dimension suffisamment radicale pour que le gouvernement britannique la mette en résidence surveillée durant quelques mois, en 1917. Bien qu’elle se soit progressivement effacée devant Gandhi à partir de 1918, elle n’en continua pas moins, jusqu’à la fin de sa vie, à s’habiller à l’indienne et à habiter en Inde plusieurs mois par an durant de nombreuses années, allant jusqu’à adopter Krishnamurti, en qui elle voyait « l’Instructeur du monde ». Elle resta pour lui jusqu’au bout une mère spirituelle, bien qu’il eût finalement répudié cette image messianique. Quant à sa lutte pour garantir un accès identique des hommes et des femmes à la théosophie, elle continua bien de relever, elle aussi, d’un maintien de préoccupations féministes qui s’étaient manifestées bien avant dans d’autres contextes, même si ce type de revendications ne fut que rarement le premier ou, a fortiori, l’unique moteur de son militantisme.
Conclusion
23Les engagements d’Annie Besant ne permettent donc pas d’en faire une militante « féministe », dans le sens le plus courant ou, en tout cas, le plus exclusif qui est généralement accordé à ce terme. Bien qu’elle ait soutenu la cause des suffragettes, ces dernières eurent toujours tendance à la maintenir à distance en raison des positions jugées trop extrêmes qu’elle revendiquait en matière d’athéisme et de contrôle des naissances18. De même, son féminisme fut toujours, sinon accessoire, du moins intégré à d’autres luttes dans lesquelles elle fut aussi impliquée. Cela dit, sa situation maritale (et, notamment, le combat – finalement infructueux – qu’elle mena pour conserver la garde de sa fille) ne pouvait que l’amener à dénoncer les conditions juridiques et légales qui étaient imposées aux femmes lorsqu’elles se mariaient, tous leurs biens devenant alors la propriété de l’époux, qui avait, désormais, toute autorité sur elles. De même, il ne faut pas s’étonner que sa première conférence à la National Secular Society ait porté sur le statut politique des femmes19 et qu’elle se soit aussi opposée à la prostitution, qui était très répandue à l’époque. Femme de tous les engagements et de toutes les luttes, c’est d’abord à ce titre que sa mémoire et sa force inspiratrice méritent d’être préservées aujourd’hui, en plus du caractère éminemment représentatif de la plupart des étapes qui jalonnèrent son itinéraire spirituel et intellectuel.
Notes de bas de page
1 Besant, A., Why I Became a Theosophist, New York, Aryan Press, 1890.
2 « I discovered the sensuous enjoyment that lay in introducing colour and fragrance and pomp into religious services, so that the gratification of the aesthetic emotions became dignified with the garb of piety », in A. Besant, An Autobiography, London, T. Fisher Unwin, 1893 (www.gutenberg.org/ebooks/12085). Sur cette question de l’évolution des positions théologiques et philosophiques d’Annie Besant, on pourra lire, en plus de son autobiographie : A. Besant, My Path to Atheism (« itinéraire d’une athée »), London, Freethought Publishing Company, 1885 (www.gutenberg.org/ebooks/37234).
3 « I, accustomed to freedom, indifferent to home details, impulsive, very hot-tempered, and proud as Lucifer », in A. Besant, An Autobiography, op. cit.
4 « So I slid into marriage blindly and stupidly… », in A. Besant, An Autobiography, op. cit.
5 « It was the careful compilation of a harmony of the last chapters of the four Gospels intended for devotional use that gave the first blow to my own faith », in A. Besant, My Path to Atheism, op. cit.
6 « … here was my helpless, sinless babe tortured for weeks and left frail and suffering », in A. Besant, An Autobiography, op. cit.
7 Pour plus de détails sur toutes ces questions, on pourra lire aussi : Besant, A., My Path to Atheism, op. cit.
8 Dans My Path to Atheism, elle signale avoir lu à cette époque-clé de son itinéraire spirituel et intellectuel : Plea for Atheism et Is There a God ? de Charles Bradlaugh. Elle écrit notamment : « Le chemin qui mène du christianisme à l’athéisme est long, et les premières étapes sont ardues et extrêmement douloureuses ; il faut marcher sur les ruines de la foi brisée ; les pierres tranchantes coupent les chairs ensanglantées, mais au fur et à mesure que l’on avance, le chemin devient moins accidenté, puis commencent à apparaître les premières marguerites de l’espoir, qui annoncent le printemps ; plus loin encore toutes les fleurs de l’été embaument ses berges, douces, étincelantes et superbes. Plus loin encore, c’est la promesse de l’automne qui se dessine, la moisson qui sera engrangée pour nourrir l’homme. » (« The path from Christianity to Atheism is a long one, and its first steps are very rough and very painful; the feet tread on the ruins of the broken faith, and the sharp edges cut into the bleeding flesh; but further on the path grows smoother, and presently at its side begins to peep forth the humble daisy of hope that heralds the spring-tide, and further on the roadside is fragrant with all the flowers of summer, sweet and brilliant and gorgeous, and in the distance we see the promise of the autumn, the harvest that shall be reaped for the feeding of man. »)
9 Budd, S., Varieties of Unbelief: Atheists and Agnostics in English Society, 1850-1960, London, Heinemann, 1977.
10 Yvard, J.-M., « Agnosticisme, scepticisme épistémologique et “voie négative”, en Grande-Bretagne au xixe siècle », Cahiers Victoriens et Edouardiens, Montpellier, 2012, p. 45-67 (https://cve.revues.org/522).
11 Pécastaing-Boissière, M., Annie Besant (1847-1933) : La Lutte et la quête, Paris, Adyar, 2015, p. 64.
12 Besant, A., Why I am a Socialist, London, Freethought Publishing Company, 1886. (https://archive.org/stream/whyiamsocialist441besa#page/n0/mode/2up). Ainsi écrit-elle notamment: « I am a Socialist because I am a believer in evolution. The great truths that organisms are not isolated creations, but that they are all linked together as parts of one great tree of life; that the simple precedes the complex; that progress is a process of continued integrations, and ever-increasing differentiations. »
13 Besant, A., Why I Became a Theosophist, op. cit. (https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=nnc1.50020125;view=1up;seq=6).
14 « Lorsque je jette un regard rétrospectif sur mon existence, je constate que son fil directeur, par delà toutes les bévues, les erreurs et les maladresses qui ont été les miennes, a été une aspiration à me sacrifier pour quelque chose de plus grand que moi-même. » (« Looking back to-day over my life, I see that its keynote – through all the blunders, and the blind mistakes, and clumsy follies – has been this longing for sacrifice to something felt as greater than the self »), in A. Besant, Why I Became a Theosophist, op. cit.
15 Ainsi apostrophe-t-elle tous ces chrétiens qui, bien qu’ils aient été inspirés par la contemplation des blessures du Christ, ne réussissaient pas à éprouver pour autant la même empathie lorsqu’ils étaient confrontés aux souffrances de leurs semblables : « Vous éprouvez de la tendresse à la contemplation des blessures de Jésus, mort en Judée il y a bien longtemps, mais ne trouvez aucune inspiration dans la contemplation des blessures des hommes. » (« You are inspired to tenderness as you gaze at the wounds of Jesus, dead in Judea long ago, and find no inspiration in the wounds of men. ») De même, elle laisse entendre quelques lignes plus bas, par le biais d’une question rhétorique, qu’il était plus utile (et infiniment plus aisé) de s’efforcer de secourir son prochain que de rendre service à un Dieu Tout-Puissant, mais foncièrement incompréhensible. « Pour le Tout-Puissant, pour l’Incompréhensible, que pouvons-nous faire ? Nous pouvons pour le moins servir l’homme, qui a tellement besoin de notre service. » (« For the Mighty, for the Incomprehensible, what can we do? But we can serve man, aye, and he needs our service. »), in A. Besant, On the Nature and on the Existence of God (De la Nature et de l’Existence de Dieu), London, Thomas Scott, 1876.
16 Après s’être convertie à la théosophie, elle écrivit de nombreux ouvrages ou brochures à caractère ésotérique, notamment An Introduction to Yoga, publié en 1908.
17 Larsen, T., Crisis of Doubt: Honest Faith in Nineteenth-Century England, Oxford, Oxford University Press, 2006.
18 Pécastaing-Boissière, M., op. cit., p. 119.
19 Besant, A., The Political Status of Women, London, Freethought Publishing Company, 1874.
Auteur
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