Exclusion, émergence et engagement dans l’œuvre poétique de Sylvia Plath (1932-1963)
p. 79-90
Texte intégral
1Si l’inscription de l’œuvre de Sylvia Plath sous l’exclusion, l’émergence et l’engagement souligne à quel point le troisième vocable peine à se dégager des deux premiers, cela n’exclut pas les effets parallèles de circulation et croisements. D’autant plus qu’il s’agit d’une intense activité d’écriture qui témoigne, depuis les textes de jeunesse, d’un ardent désir de dialogue avec les textes et récits déjà-là, produits souvent par des hommes parmi lesquels l’auteure plathienne cherche une place, sa place.
2Émergeant dans une Amérique du Nord où les premières tentatives de théorisation du genre sont sur le point de faire leur apparition, l’œuvre de Sylvia Plath aborde la question de la place des écrivaines, tout en révélant la cécité du monde prétendument moderniste qui l’entoure sur ce problème encore sans désignation précise. Plath disparut le 11 février 1963, une semaine avant que ne vit le jour The Feminine Mystique (La Femme mystifiée1) de Betty Friedan, ouvrage qui souleva « Le Problème sans nom » et fournit le premier cadre théorique aux réflexions sur l’égalité des sexes aux États-Unis, tout en abordant un certain nombre de questions explorées dans la poésie, la prose, et le journal intime de Plath. Dans son essai, désormais un classique féministe sur l’aliénante prison dorée de la domesticité proposée comme modèle par la société de consommation, Friedan dénonça l’absence de débat sur le rôle des femmes dans la société américaine après la Seconde Guerre mondiale. Ironiquement, c’est à ce moment de transition où s’amorça le débat sur la « femme flouée » que prit fin la production littéraire de Sylvia Plath qui se suicida à Londres, à l’âge de trente ans.
3Cette concomitance des dates a compliqué les lectures ultérieures des textes de Plath. Une fois connues les circonstances de sa disparition2, l’image de Sylvia Plath en tant que jeune poète et mère qui mit fin à ses jours dans l’ancienne maison du grand poète irlandais William Butler Yeats (1865-1939), le mouvement féministe naissant se l’appropria ; et encore aujourd’hui son statut litigieux d’icône continue à compliquer l’évaluation de son legs, vu le déterminisme suicidaire où certains partisans des lectures fatalistes de ses textes préfèrent l’enfermer.
4Il serait difficile d’évoquer l’écriture de Plath sans tenir compte de la manière dont elle s’appuie sur des binarismes linguistiques, culturels et sexuels, frôlant parfois l’absurde et le caricatural3. L’auteur femme y est parfois présentée comme un scribe, un pathétique gratte-papier chargé de la transcription d’une pensée supérieure (de facto masculine), comme si elle n’était qu’une pièce mécanique dans un système aussi immuable qu’aliénant. Selon cette vision utilitariste, toute femme de lettres semble vouée à un mode de création qui fait penser à la sérigraphie, procédé d’impression qui consiste à recycler les stéréotypes et les signes déjà-là ; « monstres » conformistes ou suivistes qui, selon la définition de Roland Barthes, sommeillent sous chaque signe : « Le signe est suiviste, grégaire ; en chaque signe dort un monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j’énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi, je suis à la fois maître et esclave4. »
5Or, malgré la présence centrale de la sténographe, femme mal à l’aise dans sa féminité et dans son projet d’écriture (littéralement « à la main courte », comme le veut la langue anglaise5), Plath met également en évidence un plaisir du texte incontestable. Recréer et renommer le monde en revisitant les figures ancestrales, l’univers des contes, mythes et légendes, y compris bibliques, est présenté comme un processus vital pour la femme de lettres qui n’entend plus louer ni le canon, ni chanter en canon.
6Comme nous allons le voir, tout cela ne put se passer de confrontations, personnelles, politiques et artistiques, perceptibles à travers les appropriations de la langue anglaise, une mine inépuisable de matière à cogitation et à re/création pour Plath. Sensible à l’Histoire, tout autant qu’à l’étymologie et à la généalogie des mots, elle s’efforça de créer une esthétique poétique libérée des clichés et des métaphores mortes de sa langue maternelle, marquée par l’héritage littéraire des pères. Ainsi, et alors que son travail acharné vers un dire novateur fit resurgir un certain nombre de platitudes, Plath y introduisit aussi des « plathtitudes » : formes et figures hybrides qui s’efforcent de dépasser les cloisonnements d’un monde violemment bipolaire par des vocalisations susceptibles de générer des espaces qui accueillent l’anxiété et l’étrangeté, y compris celles d’auteurs femmes.
L’amour des colosses : les débuts d’une poétesse
7Sylvia Plath contribua discrètement, puis de façon de plus en plus fulgurante au cours de sa période « rouge6 », en pleine guerre froide7, à l’expression post/moderniste nord-américaine, tout en préfigurant la venue à l’écriture, à partir du milieu du xxe siècle, de nouvelles générations de femmes. Ses paroles contestataires sont d’autant plus frappantes qu’elles s’enracinent dans un formalisme initial qui fait écho aux codes et aux normes de bienséance avec lesquels composaient les écrivaines nord-américaines des générations précédentes.
8On trouve ainsi, chez Plath, des traces de récits où la femme se trouve confinée dans l’intime et le privé, claustrée dans une domesticité étouffante qui marquait déjà, par exemple, les œuvres de Kate Chopin (1850-1904) et de Charlotte Perkins Gilman (1860-1935) dont les textes révèlent une conscience aiguë à l’égard des normes sociales, en même temps qu’une recherche ardue de moyens symboliques permettant de parvenir à la publication en dépit des critiques virulentes. Tout se passe, en effet, comme si Plath poursuivait, dans leur sillage, l’exploration de la rhétorique de la claustration du xixe siècle, pour l’imprégner, dans sa poésie comme dans sa prose, d’images et d’intonations plus contemporaines au cours de ses propres articulations du personnel et du politique.
9Comme en témoigne l’unique roman de Plath, The Bell Jar (La Cloche de Détresse8), à l’instar d’Esther Greenwood, la narratrice du roman, best-seller depuis sa sortie en 1963, dans lequel la rhétorique de la claustration prend la forme d’une cloche en verre (« bell jar »), prisonnière de cet étrange espace de macération sous la paroi transparente, la femme étouffe, mais ne cesse de sourire artificiellement jusqu’à créer des rictus inquiétants. Le topos allégorique et polysémique permet à Plath de revenir, non sans ironie, sur la place « naturelle » de la « belle ». Le personnage principal de ce curieux jardin, où la femme au prénom biblique (Esther) s’est vue naturaliser en un « arbre vert » (« Greenwood »), suggère cependant que ce type d’horticulture porte des fruits potentiellement morbides dans le nouvel Eden fantasmé par les Pères Puritains : la Nouvelle Angleterre dont Esther est originaire (née, comme Plath, dans le Massachusetts). Sur le plan narratif, la métaphore centrale facilite la mise en voix de la femme, clivée entre celle qui mijote dans l’air vicié de la cloche (l’objet/l’être observé), tout en rendant audibles les commentaires de celle qui se trouve à l’extérieur de l’univers carcéral (le sujet/l’être observateur).
10Une exploration similaire, presque toujours double ou duelle des origines et des mythes9, marque le premier recueil de poésie de Plath, paru à Londres en 1960. Intitulé The Colossus (Le Colosse10), l’ouvrage reçut un accueil plutôt favorable en Grande-Bretagne, mais lors de sa parution aux États-Unis, deux ans plus tard, il suscita bien moins d’enthousiasme, les critiques lui reprochant son ton impersonnel et son manque d’originalité. En dépit des qualités techniques indéniables, une précision dans le maniement de la langue et une sensibilité aux sons et aux rythmes, on trouva l’élégance et le formalisme du recueil plutôt désuets. À en croire le critique littéraire britannique, Alfred Alvarez, c’était l’époque, dans la vie de Plath, où « la poétesse occupait encore le siège arrière par rapport à la jeune mère et épouse11 ».
11The Colossus annonça cependant déjà une iconographie et des thématiques qui atteindront leur maturation dans les poèmes Ariel12, écrits au cours des mois précédant la disparition de Plath. Le poème central de ce premier recueil pivote sur une imposante statue, présence gigantesque à la surface de laquelle œuvre une femme minuscule. Étrange « fourmi en deuil » (« I crawl like an ant in mourning13 »), la locutrice escalade l’immense corps du père, emblématique du corpus classique qu’elle s’efforce de cerner, mais l’hermétisme et le poids du patrimoine se lisent, encore à ce stade, comme une entrave infranchissable, l’écriture peinant à outrepasser l’admiration et l’inquiétude énonciatives vis-à-vis du père pétrifié en monument de vénération.
12À noter, avant de poursuivre, que non seulement la poésie mais aussi la prose de Plath se laissent souvent marquer, de façon plus ou moins explicite, par des œuvres des maîtres internationaux de la « grande littérature ». Désignés nommément (James Joyce, William Shakespeare, Dylan Thomas, Dostoïevski, Tolstoï, etc.), ou convoqués de manière plus implicite, par exemple lors des expérimentations poétiques ou narratives (Lewis Carroll, Ibsen, Salinger, etc.), ou bien masqués par l’anonymat, comme dans le long poème (« Three Women ») « Trois femmes14 » qui suscite des « visages sans visage des hommes importants » (« The faceless faces of important men »), les « Dieux jaloux » (« Jealous Gods ») ne cessent de troubler l’acte d’écriture de la femme par leurs présences d’autant plus ambivalentes qu’ils continuent à exercer sur elle un pouvoir à la fois stérilisant et stimulant. C’est un peu comme si l’écrivaine ne pouvait s’empêcher de retracer son parcours scolaire, en confrontant les « colosses » littéraires, quasi-exclusivement masculins étudiés au lycée, puis à l’université. Car faut-il le rappeler, les textes de femmes étaient, encore dans les années cinquante et soixante, très peu présents dans les corpus académiques aux États-Unis.
13Le poème « Child’s Park Stones » (« Les Pierres de Child’s Park »), daté de 1958, nous fait entendre une autre voix de femme qui s’interroge, cette fois-ci, sur l’univers où verra le jour son enfant. L’atmosphère ressemble à celle qui règne dans « Disquieting Muses » (« Les Muses inquiétantes »), un poème ultérieur où un nouveau-né est entouré de présences colossales, pétrifiées dans une posture de surveillance plutôt que de protection. Dans « Les Pierres de Child’s Park » se lit, pour la première fois, une volonté de taillader – faute de pouvoir tailler un monument ou une œuvre – un véritable désir de griffer sa marque sur l’œuvre d’un auteur distingué. À en juger sur les jeux de sonorités du poème, il pourrait s’agir de Robert Frost (1874-1963), poète reconnu par l’establishment poétique nord-américain, choisi par le président Kennedy pour lire un poème lors de sa cérémonie d’investiture, en janvier 1961.
14Dans le cadre nécessairement limité du présent article, il importe de rappeler que cet effet d’entaille, ou de graffiti, reste étroitement lié au travail intertextuel de Plath. Profondément palimpsestique15, la création littéraire de la femme que Plath présente souvent sous le contrôle des « Muses Inquiétantes » relève d’opérations plus complexes dès que l’on capte les hypotextes et intertextes qui entrent dans son processus de création. Les nombreuses allusions et références intertextuelles qui jalonnent son œuvre démontrent qu’il s’agit d’une activité intellectuelle et artistique plus subversive que ne le laissent entendre les cogitations explicites de la locutrice, marginalisée dans une réalité domestique.
15Rappelons que Plath n’est pas la seule femme poète nord-américaine de sa génération à avoir mis en évidence l’importance du retour sur des mythes fondateurs. On pense, tout particulièrement, à Adrienne Rich (1929-2012) qui, de manière analogue, fit plonger certains de ces personnages poétiques dans le vaste océan des textes célèbres, pour inscrire ainsi leurs noms dans ce qu’elle appelle « a book of myths16 » (« le livre des mythes ») : ouvrage collectif dans lequel le nom des femmes auteurs tarde à apparaître. C’est aussi ce qu’observe, à sa manière, Alicia Ostriker, critique littéraire qui a comparé les femmes poètes écrivant à l’ombre d’auteurs célèbres aux « païennes » pour qui la mort de Dieu serait plutôt une forme de soulagement qu’une perte ou une privation. Voici ce que constate Ostriker dans son ouvrage non traduit en français, intitulé Stealing the Language : The Emergence of Women’s Poetry in America, autrement dit Vol de la Langue : L’Émergence de la Poésie des femmes en Amérique :
S’il y a un point commun entre Eliot, Pound, Frost, Stevens et Williams, c’est que ces figures gigantesques œuvrent sous l’impression d’une perte dévastatrice, à la fois historique et sociale, et leur travail se présente comme une lutte acharnée pour mettre en place d’autres types de structures protectrices. Les femmes, par contre, ont tendance à écrire comme des païens, comme si la mort de Dieu (avec Sa civilisation, Sa culture et Ses mythes) ne constituait nullement une perte à leurs yeux17.
L’ère de l’audace : « Ariel »
16Après le renoncement progressif à la rigidité formelle au bénéfice de textes toujours aussi marqués par la virtuosité dans la maîtrise des techniques poétiques, la poésie de Sylvia Plath s’ouvre, au cours des derniers mois de sa vie, sur de nouveaux effets prosodiques, visuels et intertextuels qui permirent l’incorporation de dissonances tenues, jusqu’alors, à distance. Parmi les textes décisifs, il y a surtout le second recueil de poèmes Ariel, salué par la critique dès sa sortie, deux ans après la disparition de Plath, qui lui vaudra à titre posthume, en 1982, le prestigieux prix Pulitzer18. Le poème « Ariel » que Plath choisit comme titre pour ce recueil, fut écrit le jour de ses trente ans, de même que « Poppies in October » (« Coquelicots en octobre »), tout aussi rougeoyant en variations chromatiques. Le passage foudroyant du bleu océanique au rouge est dramatisé dans ces ultimes textes qui annoncent l’univers post-carcéral, en dehors de « la cloche », le rouge restant tendu vers la vie et les mots à venir, malgré les indices parallèles de violence et de mort. À la fois pulsionnel et extrêmement contrôlé, il dit la fascination, mais aussi le pouvoir de réécriture du déjà-là, tout en s’ouvrant vers un autre rapport aux mots. En témoignent, par exemple, « Poppies in July » (« Coquelicots en juillet ») et « Poppies in October » (« Coquelicots en octobre ») où la poète pose sa main d’écrivaine parmi les flammes. Le constat est celui de l’étonnement : « Nothing burns » (« Rien ne brûle »), lorsque ni le corps ni les mots ne se laissent consommer par l’ardeur du geste19.
17Après la mort de Sylvia Plath, Robert Lowell (1917-1977), le plus connu des « poètes confessionnels20 » dont Plath avait suivi les cours d’écriture à Boston, avant de s’installer en Grande-Bretagne, affirma qu’il s’agissait d’une voix authentique. En écartant Plath du rang des « poétesses », Lowell la gratifia d’une franchise et d’une véracité novatrices pour l’époque :
Dans ces poèmes écrits à la hâte au cours des derniers mois de sa vie, au rythme de deux ou trois par jour, Sylvia Plath devient elle-même tout en se transformant en une présence imaginaire, issue d’une activité créative nouvelle, à la fois sauvage et subtile – à peine une personne ou une femme, certainement pas une autre « poétesse », mais l’une des grandes héroïnes classiques, hyperréelles et hypnotiques21.
18Tendu vers une nouvelle économie métrique, Ariel cherche à se dégager des signes sclérosants de révérence à l’establishment littéraire. Plath ne cesse effectivement de procéder à des expérimentations, y compris sur le plan des interférences phoniques et rythmiques, pour acquérir l’effet de vélocité auquel elle doit d’ailleurs une partie de sa notoriété. Capables de mimer les mots d’ordre fascistes ou de parodier les techniques publicitaires modernes, les mots du langage familier dont s’imprègnent ses textes n’abandonnent cependant jamais totalement le pathos romantique. De manière analogue, la nostalgie, toujours plus ou moins délétère ou asphyxiante, d’un monde sous le pouvoir du père se laisse teinter d’une ironie plus mordante, l’écriture exacerbant la tension dialectique entre amour et haine, obéissance et rébellion, avant de déboucher sur un jeu d’oscillation féroce entre sujétion et soulèvement dont les meilleures illustrations resteront les poèmes « Daddy » et « Lady Lazarus » (« Dame Lazare ») ; véritables chefs d’œuvres qui ne se contentent pas d’étiquettes uniques, qu’il s’agisse de l’épithète « confessionnel », « moderne », ou « féministe ».
19La femme de ces derniers poèmes évolue de l’admiration à la méfiance qui ne la quittera plus, surtout lorsque, dans « Lady Lazarus », la poétesse devenue metteuse en scène raconte son duel avec « Herr Doktor », fusion déconcertante du docteur Frankenstein et du docteur Mengele. On peut cependant s’interroger sur le sens ultime de ce spectacle de soi, outrancier. Notamment lorsque la « dame » soumise s’assimile à une Juive ; aussi dans « Daddy » qui entrelace le rythme de comptine avec le battement des bottes militaires nazi, en brouillant ainsi deux mondes rythmiques normalement tenus à distance.
20La réappropriation du monde de l’Holocauste et de la figure de la juive dont Plath fait la métaphore du plus extrême état d’exclusion lui a souvent été reprochée22. En plaçant la femme au cœur de l’univers concentrationnaire, au centre du spectacle de la féminité en crise, et en mutilant la figure déjà mutilée par la guerre, l’imaginaire plathien ne risque-t-il pas, en effet, les limites d’une esthétique, même post-moderne, tout en se condamnant à une marginalité, voire à un fanatisme dangereux ? La question reste en suspens, de même que les maintes interrogations provoquées par le voile qui couvre le corps féminin dans « Dame Lazare » et quelques autres poèmes où le texte se transforme en un lieu de mise à nu, le sujet féminin cherchant à se dégager d’un tissu ou d’un masque qui le dénature, entouré du corps médical, obsédé par le désir de « normalisation » de la femme.
21En même temps, et malgré son traitement hyperdramatique et hyperbolique qui nous offre une « dame » tout sauf « ladylike », le poème reste marqué d’une auto-ironie si cuisante qu’elle frôle l’auto-dénonciation. C’est un peu comme si dans ce monde singulier, il fallait renouer avec l’univers préchrétien, chamanique, pour trouver d’autres moyens d’expression, non-canoniques. Par conséquent, les ultimes dramatisations du sujet féminin, mises en scène rutilantes de soi, se lisent comme autant de performances spectaculaires à la fois littéraires et vocales, où le rythme se fait aussi signifiant que les images et les métaphores. Car, ce qui pose problème, ce n’est pas seulement le corps, mais la langue. Visualisée comme une série de fils de fer, littéralement des « lettres barbelées noires » (« black barbed-wire letters »), la langue s’apparente fréquemment à un topos carcéral. D’après la locutrice de « Daddy », les mots seraient des obstacles à travers lesquels il faut passer, se faufiler quitte à s’écorcher ; pour renommer le monde, un univers post-cataclysmique en mutation qui, en dépit des violences, traumatismes et silences laissés par la Seconde guerre mondiale et l’Holocauste tend, meurtri et moderne, vers un nouvel humanisme.
Conclusion
22Aujourd’hui, plus de cinquante ans après la disparition de Sylvia Plath, son testament littéraire et iconographique semble à la fois intégrer et dépasser l’autobiographique, le suicidaire, le pathologique, le romantique et le pathétique, mais aussi le médiatique ; surtout lorsqu’on garde à l’esprit comment ses récits et métaphores sont repris et recyclés par la culture populaire. Après avoir été présentée comme délétère et suicidaire, Plath semble effectivement avoir perdu une partie de ses fixités, son iconicité, laissant plus de place à la parodie et à la satire qui, en plus du tragique et du pathétique, imprègnent ses textes. Cela est sans doute lié à la double tradition dont relève son écriture : celle des histoires de femmes hystériques ou/et déséquilibrées qui ponctuent la littérature nord-américaine, et de l’autre, la lignée plus récente de récits d’aliénation et d’enfermement qui concernent aussi bien les hommes que les femmes. Car, outre ses focalisations féroces sur le féminin, l’œuvre de Plath ne cesse de résonner avec le profond désenchantement de toute une génération d’Américains qui se reconnut dans les héros de Ken Kesey et de J. D. Salinger dans One Flew Over the Cuckoo’s nest, 1962 (Vol au-dessus d’un nid de coucou) et The Catcher in the Rye, 1951 (L’Attrape-cœurs). À l’instar de Kesey et de Salinger, Plath donna une voix à la dissidence et à la pensée contre-culturelle, remettant en cause le consensus autour d’une idéologie qui se voulait nationale.
23Si Plath a mis du temps à acquérir sa place en tant que témoignage d’une époque, sa poétique rejoint la politique de Friedan en problématisant le féminin à travers la langue, par ses tentatives de percées de questions sexuelles jusque-là inexprimées. Bien qu’écrivant selon des procédés différents, les optiques se rejoignent lorsqu’il s’agissait de cerner la pensée logocentrique qui persistait à définir la femme par la négative, en l’inscrivant du côté de l’invisible, de l’étrange, du secret et de l’interdit. – Et sans doute faudrait-il rajouter, après le récent duel au sommet de l’État américain entre Hillary Clinton et Donald Trump, l’adjectif « nasty » (« méchant.e », « vilain.e »), entendu à de nombreuses reprises pendant la campagne présidentielle de 2016, notamment lorsque l’actuel président américain menaça la candidate démocrate de l’emprisonner, tout en encourageant, parmi ses supporteurs, le slogan « Lock her up ! » (« Enfermez-la ! »). En tout état de cause, devant l’expression américaine « glass ceiling » (« plafond de verre »), employée depuis une quarantaine d’années pour souligner les obstacles rencontrés, lors de l’évolution professionnelle des femmes (et désormais par toute personne sujette à la discrimination), il n’est pas inintéressant de rappeler que chez Sylvia Plath, l’idée d’une paroi transparente qui résiste à la volonté de l’individu, tout en faisant suffoquer celui-ci sous une « cloche » apparut dès le début des années soixante.
24Le monde de la « cloche transparente » ne fut pas, bien sûr, la seule idée-image laissée derrière elle par Sylvia Plath, auteure de poèmes à la fois morbides et étincelants, marqués certes par le soleil noir de la dépression, mais aussi par un engagement visionnaire dans un langage novateur, face aux interdits et silences de son époque qui aurait préféré transformer les jeunes Américaines en ménagères efficaces et dociles. Si l’envol de ses textes, rompu en plein décollage, laisse un effet de non-abouti, l’interprétation ultime de son engagement appartient aux lecteurs et aux lectrices qui les découvrent, de plus en plus souvent, en tant que référence visuelle. On pense non seulement à l’adaptation filmique du roman de Plath, La Cloche de Détresse, reconstruit à l’écran autour d’une jeune femme suicidaire dans le film du même nom de Larry Peerce (1979), ou dans le biopic Sylvia (2003) réalisé par Christine Jeffs qui nous présente une poétesse tiraillée entre domesticité et pulsions créatives. Il reste à voir si la seconde adaptation de La Cloche de détresse, annoncée pour 2018, réalisée cette fois-ci par l’actrice Kirsten Dunst, parviendra à rendre justice à ce texte extrêmement polysémique, sans réduire le personnage central à une poétesse suicidaire et mortifère, et sans oublier la lucidité de son regard sur les enjeux politiques dont le pivot n’est pas forcément ni systématiquement la femme. Le risque de glisser dans l’anecdotique et le délétère est d’autant plus grand que Plath a été maintes fois récupérée par une culture intéressée par le morbide, y compris dans le sens voulu par Hollywood qui adore les jeunes stars précocement disparues. C’est ce que semble avoir compris Alvy Singer, le personnage interprété par Woody Allen dans Annie Hall (Woody Allen, 1977) qui dit, en brandissant un exemplaire d’Ariel : « Sylvia Plath. Une poétesse intéressante dont le suicide tragique fut incorrectement interprété comme un acte romantique par tous ces gens qui avaient la mentalité des étudiants en première année universitaire. »
25Vu les multiples lectures et réappropriations, mimétismes et mascarades que continuent de générer les textes de Plath, il semble effectivement évident que la lecture critique de son œuvre ne peut plus se faire seulement à la lumière d’études critiques et biographiques, mais aussi à la sombre lumière de l’impact qu’elle a pu exercer sur les praxis visuelles. Qu’il s’agisse de cinéma, photographies, caricatures, dessins humoristiques, ou même de chansons, qui retravaillent, à leurs manières distinctes, ses textes, métaphores et rythmes, l’engagement poético-politique et le militantisme visuel et sonore de Plath vont bien au-delà des images fixes qui lui servirent souvent de matière première pour son écriture. Le fait que les accents expressionnistes, parodiques, burlesques, ludiques, grotesques, gothiques, politiques et postmodernes de Plath, récupérés et recyclés par les médias, ne cessent de circuler aussi intensément à travers la culture populaire actuelle prouve qu’il y a quelque chose de beaucoup plus vital et de multiple, à la fois d’inclusif et d’engageant, dans son œuvre que les premières analyses, plutôt mortifères, ne le laissèrent entendre.
Notes de bas de page
1 Friedan, B., The Feminine Mystique, traduit en français par l’ancienne ministre des droits de la femme, Yvette Roudy, sous le titre La Femme mystifiée [1964], Paris, Denoël, 1975.
2 Quelques mois après sa séparation de son époux, le poète lauréat britannique Ted Hughes (1930-1998), Plath mit fin à ses jours en laissant derrière elle deux enfants en bas âge. Depuis son décès, les détails de son suicide ont été repris, souvent avec minutie, par de nombreux biographes qui se sont penchés sur sa vie, où plutôt sur sa mort pour rappeler comment, à l’aube du 11 février 1963, Plath posa deux verres de lait et quelques biscuits devant la chambre de ses enfants, puis colmata les issues de la cuisine, avant de se donner la mort en ouvrant le gaz. Plath disparaît alors que son premier recueil de poésie et son roman The Bell Jar (publié sous le pseudonyme de Victoria Lucas) venaient d’éveiller l’intérêt des critiques. À noter également qu’au moment de son suicide, sa séparation avec Hughes n’était pas encore officielle, ce qui permit à ce dernier d’obtenir les droits sur ses textes.
3 La première référence à une écrivaine, chez Plath, est un poème écrit à seize ans intitulé « Female Author » (« L’Auteur femme ») où l’auteure en herbe dresse un portrait moqueur d’une femme oisive qui, affalée sur un divan, passe ses journées à manger du chocolat, et à rêvasser sur des métaphores pour dire son univers rose bonbon.
4 Barthes, R., Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 15.
5 Le mot « sténographie » se traduit effectivement en anglais par « shorthand ».
6 « Bien que la couleur première du peintre-poète plathien soit le bleu, sa toile se laisse facilement gagner par le noir, signifiant du silence et de l’inconscience qu’il faut continuer à cartographier, malgré la difficulté d’y voir clair. Or, comme le prouve le passage foudroyant du bleu au rouge dans “Ariel”, la couleur la plus prometteuse de vitalité demeure le rouge », in T. Tuhkunen, Sylvia Plath : Une écriture embryonnaire, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 253.
7 Ainsi que l’a démontré la chercheuse britannique Jacqueline Rose, l’œuvre de Plath reste inséparable du contexte social et politique des années cinquante et soixante, notamment par sa manière de travailler la rhétorique de la peur et la paranoïa collective face aux menaces d’une troisième guerre mondiale. Cf. Rose, J., The Haunting of Sylvia Plath, London, Virago Press, 1991.
8 Plath, S., The Bell Jar (La Cloche de Détresse), traduit en français par Michel Persitz, Paris, Éditions Denoël, 1972.
9 En effet, si selon Barthes, le mythe est toujours un système double, Plath semble chercher à prendre en charge les « dualités féminines » sous forme de stratégies doubles, sinon multiples, pour mieux s’attaquer aux multiples expressions de l’« éternel féminin » dans ses nombreux textes inspirés de mythes connus. Cf. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 206-208.
10 Plath, S., The Colossus (Le Colosse), London, Heinemann, 1960. The Colossus and Other Poems, New York, Random House, 1962.
11 « In those days Sylvia seemed effaced, the poet taking a back seat to the young mother and housewife », in A. Alvarez, The Savage God: A Study of Suicide, London, Weidenfed and Nicolson, 1971, p. 7.
12 Plath, S., Ariel, London, Faber, 1965. Ariel, trad. Laure Vernière, Paris, Éditions des femmes, 1987.
13 Plath, S., « The Colossus », Collected Poems, ed. by Ted Hughes, London, Faber, 1981, p. 129.
14 Plath, S., « Three Women » (« Trois Femmes »), traduit par Laure Vernière et Owen Leeming, Paris, Éditions des femmes, 1975, p. 18.
15 Genette, G., Palimpsestes : La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
16 « a book of myths / in which / our names do not appear », in Adrienne Rich, « Diving into the Wreck », in A Fact of a Doorframe: Poems Selected and New 1950-1984, New York, W.-W. Norton, 1984, p. 164.
17 D’après notre traduction: « If there is any single thing in common among Eliot, Pound, Frost, Stevens, and Williams, it is that these giant figures labor under a sense of devastating loss, which is seen as historical and social, and their work is a wrestling to erect some other saving structure. The women, however, tend to write like pagans, as if the death of God (and His civilization, and His culture, and His myths) were no loss to them », in A. Ostriker, Stealing the Language: The Emergence of Women’s Poetry in America, Boston, Beacon Press 1997 [1986], p. 46-47.
18 À noter toutefois que les controverses se poursuivent concernant le mode éditorial de son œuvre. En 1981, à la sortie des Collected Poems (Œuvres poétiques complètes) de Plath, le débat reprit lorsqu’on apprit que Ted Hughes n’avait pas tenu compte de l’ordre prévu par Plath concernant les poèmes qui devaient constituer son deuxième recueil, Ariel. Outre ces modifications, Hughes affirma dans la préface avoir exclu « certains poèmes agressifs sur le plan plus personnel ».
19 Les « fleurs du mal » d’un autre genre, plantes et bourgeons post-puritains, portent ici la marque de lectures non seulement de la Bible, mais également des grands classiques, comme La Lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne à qui on doit la célèbre phrase sur « a damned mob of scribbling women » (« la horde de femmes qui gribouillent »), citée dans No Man’s Land : The Place of the Woman Writer in the Twentieth Century, éd. S. M. Gilbert et S. Gubar, New Haven, Yale University Press, 1988, p. 142. Prolongeant ce type de propos, Plath parodie, notamment dans La Cloche de détresse, les seuls modes d’écriture autorisés aux femmes. Hautement codés, ils se limitent à la dactylographie, au journalisme au service de la presse dite « féminine », et à l’écriture des romans du type « à l’eau de rose ».
20 Le terme « confessionnel », appliqué, à partir de 1967, par M. L. Rosenthal à un ensemble en réalité assez hétéroclite de poètes regroupe, dans des anthologies et études sur la littérature nord-américaine, les auteurs John Berryman, Allen Ginsberg, Robert Lowell, Sylvia Plath, Anne Sexton, W. D. Snodgrass, Adrienne Rich et Theodore Roethke.
21 Lowell, R., « In these poems written in the last months of her life, and often rushed out at the rate of two or three a day, Sylvia Plath becomes herself, becomes something imaginary, newly, wildly and subtly created – hardly a person at all, or a woman, certainly not another “poetess”, but one of those super-real, hypnotic, great classical heroines », in R. Lowell, Foreword to Ariel, New York, Harper & Row, 1966, p. vii (notre traduction).
22 Dans La Femme mystifiée Betty Friedan eut recours, elle aussi, au lexique des camps de la mort. À l’instar de Plath (qui puisa dans les univers ségrégationnistes, anciens et plus récents), Friedan compara « l’Heureuse héroïne de l’habitat » (« The Happy Housewife Heroine ») à une victime des camps de concentration pour souligner le mal-être de l’Américaine de l’après-guerre, censée s’identifier à l’image d’une épouse et femme-mère épanouie, mais « séquestrée » dans sa maison de banlieue parfaitement équipée (« Happy Concentration Camp »).
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