Goliarda Sapienza (1924-1996) : un portrait
p. 61-78
Texte intégral
1Il existe au cours de la vie de chacun quelques livres qui marquent à jamais. Pourtant ceux qui changent véritablement votre vie, qui modifient votre façon de voir le monde, qui transforment votre rapport à vous-mêmes et aux autres, se comptent sur les doigts de la main. Selon moi, L’Art de la joie de Goliarda Sapienza fait assurément partie de ces rares livres si précieux, dont la valeur est intensifiée par le frisson qui vous secoue lorsque vous le refermez et réalisez que vous avez failli ne jamais le lire.
2En effet, si nous avons la chance aujourd’hui d’apprécier un roman aussi singulier, c’est en grande partie en raison du rôle essentiel joué par la traductrice française Nathalie Castagné : sans le risque qu’elle a couru en voulant traduire un texte aussi « explosif » que L’Art de la joie, texte qui avait été refusé par tous les grands éditeurs italiens et qui ne sera publié dans son intégralité qu’après la mort de son auteure par une toute petite maison d’édition – Stampa Alternativa – à un millier d’exemplaires seulement, grâce à la persévérance du dernier mari de Sapienza, Angelo Maria Pellegrino, sans la profonde conviction de Nathalie Castagné de la nécessité de traduire et publier ces six cents pages admirables d’un bout à l’autre, L’Art de la joie serait demeuré à peu près inconnu, aussi bien en France qu’en Italie, tout comme ailleurs dans le monde.
3Nous présenterons ici l’histoire de Goliarda Sapienza, écrivain extrêmement prolixe et protéiforme, mais dont la plupart des œuvres ont été publiées posthumes1, et nous évoquerons non seulement son roman L’Art de la joie mais aussi son seul et unique recueil de poèmes intitulé Ancestrale (Ancestral, non traduit pour l’heure).
4Aussi bien L’Art de la joie qu’Ancestral ont en effet en commun le fait de ne pas avoir été publiés du vivant de Goliarda Sapienza. J’aimerais donc mettre en parallèle ces deux œuvres fort différentes ne serait-ce que par leur genre littéraire, mais qui constituent, à mon sens, les deux faces d’une même médaille : l’envers et l’endroit.
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5Goliarda Sapienza. Tout d’abord il y a ce nom. Car il ne s’agit pas d’un pseudonyme ou d’un nom d’artiste, comme on pourrait peut-être le croire à première vue. Goliarda est son véritable prénom et Sapienza son nom de famille. Or, si on ne choisit pas son nom de famille – mais il est quand même curieux de remarquer que Sapienza signifie « sagesse » – son prénom, lui, a bien été voulu et décidé par ses parents. Un prénom qui a tourmenté Goliarda enfant, qui allait jusqu’à mentir en disant qu’elle s’appelait Maria (en réalité le prénom de sa mère et donc, selon elle, un demi-mensonge). Elle « mentait » juste pour pouvoir s’appeler comme tout le monde. Tout le monde, en effet, s’étonnait de ce prénom si étrange, alors que toutes les petites filles de son âge s’appelaient justement Maria, Anna ou Giovanna2. Mais mentir – ne fut-ce qu’à moitié – ne se faisait pas, comme lui fit remarquer son grand frère adoré Ivanoe (encore un prénom original !). Alors, pour essayer de se rassurer, la petite Goliarda passe toute une après-midi, jusqu’à tard dans la nuit, à parcourir l’annuaire téléphonique de la ville sicilienne de Catane – où elle est née en 1924 – pour trouver une « sœur » ou un « frère » (ce sont ses propres mots3) qui porte le même prénom qu’elle. Mais, en larmes, elle est obligée de se résigner : personne d’autre ne porte le prénom de Goliardo ou de Goliarda dans tout Catane. Et donc, d’après elle, dans le monde entier. À partir de ce jour-là, la petite Goliarda se persuade que son demi-frère Goliardo, qu’elle n’a jamais connu, – fils du premier mariage de son père – était mort noyé à cause du « poids » de ce prénom. En réalité, les circonstances de la mort de Goliardo, tout juste adolescent, restent très floues : il aurait été noyé au large de Catane par des mafieux ou des fascistes. Toujours est-il que Goliarda prend conscience que l’on ne peut se soustraire à son propre nom : on peut soit « le dominer soit mourir noy[é] » comme son demi-frère4. Et ce prénom, Goliarda le domine en prenant conscience de son caractère unique et incontestablement original, amplement nourri par une famille, elle aussi, très singulière.
6Mais, au juste, que signifie ce prénom ? Les « goliards », au Moyen Âge, étaient des « clercs étudiants pauvres », « vivant de mendicité ou d’expédients, parfois au service de condisciples riches, écrivant souvent une littérature satirique5 ». Ensuite, par extension, le terme « goliardo » a désigné les étudiants en général, surtout en référence à leur vie libre, insouciante, parfois débauchée, mais toujours marquée par une générosité spontanée et non dénuée d’un certain caractère subversif et contestataire. Études, plaisirs, générosité, mais aussi esprit critique sont donc intrinsèquement liés à ce prénom qui ne pouvait être mieux choisi pour quelqu’un qui devait écrire, entre autres, L’Art de la joie.
7Une autre chose qu’il me plaît de rappeler, c’est l’étymologie du terme « goliardo ». En effet, il dériverait du croisement entre « Golias », nom médiéval du géant Goliath, et « gula » qui donnera « gueule » et « goulu », donc « glouton », « gourmand ». Et même si Goliarda fut certainement plus proche de David que de Goliath, on sait combien elle fut gourmande de la vie. Mais attention : le côté solaire, ouvert, spontané et généreux de son caractère ne doit pas oblitérer le côté obscur qui fut tout aussi fort, la poussant à faire deux tentatives de suicide, ce qui l’obligea, par la suite, à subir un violent traitement par électrochocs en hôpital psychiatrique, avant d’entamer une psychanalyse.
8En tout cas, pour conclure ce discours au sujet de ce prénom plus qu’atypique, j’ajoute que lorsqu’on l’interrogeait sur son prénom, Goliarda avait l’habitude de répondre que son père étant athée, il le lui avait donné parce que ce nom n’avait pas de saint patron6. Elle qui était, ironie du sort, fille de Joseph et de Marie (Giuseppe Sapienza son père et Maria Giudice sa mère), devait porter un nom qui affiche le côté auquel appartenait sa famille. Et ce côté était celui qui s’opposait au clergé, celui qui s’opposait à toute forme de pouvoir, à toute forme d’abus. Ce côté était celui qui défendait les plus faibles. D’où le surnom d’« avocat des pauvres » attribué à son père.
9En effet, si l’avocat Giuseppe Sapienza, dit Peppino, défendit la cause des plus démuni(e)s, qui s’amassaient dans la salle d’attente de son cabinet, situé dans une grande maison à moitié en ruine, dans le quartier populaire de San Berillo (la Civita) à Catane – offrant certainement une source d’inspiration pour la future romancière –, Peppino fut également l’un des fondateurs, puis le vice-secrétaire du Parti Socialiste sicilien.
10Quant à sa mère, Maria Giudice, elle fut une véritable icône de la gauche italienne : institutrice, syndicaliste, première femme à devenir secrétaire d’une chambre du travail – en l’occurrence celle de Turin (en 1917) – directrice de la revue Il Grido del popolo [Le Cri du peuple], dont Antonio Gramsci était le rédacteur en chef, puis secrétaire du Parti Socialiste de Turin, elle côtoya également Lénine, Mussolini (lorsqu’il était socialiste), Angelica Balabanoff, Maria Montessori et bien d’autres. Maria Giudice passa une bonne partie de sa vie à entrer et sortir de prison, confiant ses sept enfants – eus d’une première union (libre, bien entendu) avec un autre homme politiquement engagé, un certain Carlo Civati, mort pendant la première guerre mondiale – à parents et amis. Même, dit-on, parfois à Gramsci lui-même. Sortie de prison grâce à une amnistie générale décidée à la fin de la guerre, le Parti Socialiste l’envoie, en 1920, en Sicile pour prêter main forte et organiser les mouvements paysans disséminés sur l’île. C’est alors que cette femme du nord de l’Italie, droite et rigoureuse, oratrice hors pair, est accueillie par le fougueux sicilien Peppino Sapienza, coureur de jupons, vouant un véritable culte au théâtre et à l’opéra, veuf lui aussi et père de trois enfants. C’est donc dans cette grande famille hors norme d’antifascistes militants que Goliarda Sapienza voit le jour en 1924, alors que son père a quarante ans et sa mère quarante-quatre.
11Son éducation se fait sous le signe de l’anticonformisme, de l’opposition et surtout en dehors des murs oppressants de l’école fasciste. C’est une éducation libre et éclectique qui se fait bien entendu dans les livres : de préférence les livres interdits par le régime, mais également tous les livres de théâtre qu’elle trouve à la maison. C’est une éducation qui se fait aussi dans les rues du quartier populaire de San Berillo avec ses habitants hauts en couleur qui lui apprennent à empailler des chaises, à fabriquer des « pupi », ces marionnettes siciliennes typiques, et qui lui apprennent surtout une langue libre et spontanée. C’est une éducation qui se fait également au théâtre où son père l’emmène régulièrement ainsi que dans la salle de cinéma de son quartier, le cinéma Mirone, où elle adore notamment regarder les films avec Jean Gabin, modèle que la petite Goliarda aime à imiter, s’imaginant pouvoir sauver le monde avec lui.
12Assez vite, et probablement aussi pour réussir à attirer l’attention dans sa vaste famille très occupée à sauver le monde pour de vrai, Goliarda révèle un grand talent d’actrice. C’est son père – un sicilien né en 1884 ! – qui l’incitera à partir à Rome, accompagnée de sa mère, pour intégrer la meilleure école de théâtre de l’époque, à savoir la Reale Accademia d’Arte Drammatica dirigée par Silvio d’Amico. Pour donner une idée de la valeur de cette Accademia d’Arte Drammatica, je rappelle que des acteurs de la trempe de Vittorio Gassman (condisciple de Sapienza), mais aussi Anna Magnani, Nino Manfredi ou Monica Vitti y ont été formés. C’est à dix-sept ans (nous sommes en 1941) que Goliarda passe le concours d’entrée avec succès et obtient une bourse d’étude. Rome à ce moment-là constitue pour elle une véritable découverte : autant quitter la Sicile avait été pour elle un authentique déchirement, autant elle tombe sous le charme de la ville éternelle qu’elle ne quittera presque plus. Entre-temps, cependant, sa mère montre les premiers signes de son effondrement psychique. Puis, tandis que la guerre l’empêche de poursuivre ses études, sous le nom d’Ester Caggegi, Goliarda participe à la Résistance. Et lorsqu’à la fin de la guerre elle peut les reprendre, elle participe à une contestation estudiantine pour protester contre les techniques théâtrales obsolètes qui sont enseignées à l’Académie d’Art dramatique. Elle décidera, alors, de mettre définitivement un terme à ses études.
13Le théâtre néanmoins reste sa vocation. C’est pourquoi dès 1945 elle fonde une compagnie théâtrale d’avant-garde (T457) inspirée de la méthode Stanislavski. Ensuite, en 1950, elle crée la compagnie du « Teatro Pirandello ». Pirandello, en effet, influencera énormément son œuvre littéraire et restera son auteur de théâtre favori. D’ailleurs son rôle d’Ersilia Drei dans Vestire gli ignudi [Vêtir ceux qui sont nus, 1922] lui vaut un grand succès au niveau national.
14Parallèlement, elle joue à l’écran dans Fabiola d’Alessandro Blasetti (1949) aux côtés de Michèle Morgan. Elle jouera aussi pour Luchino Visconti, d’abord au théâtre, dans Médée, au théâtre Manzoni de Milan (1953), puis au cinéma dans Senso (1954). Mais c’est sa rencontre avec Citto Maselli en 1947, futur responsable de la section cinéma du Parti Communiste et réalisateur de nombreux films et documentaires, qui la plongera pour de bon dans le monde du cinéma. Cependant, la partie la plus importante de sa carrière cinématographique se fera en réalité de l’autre côté de la caméra, du côté invisible : compagne de Maselli pendant dix-huit ans, elle va collaborer à l’écriture de la plupart de ses documentaires, une quarantaine environ. Mais de façon presque anonyme, dans l’ombre : Goliarda écrit pour Citto, pas pour elle-même.
15Néanmoins, cette période demeure fondamentale pour son écriture future : la leçon apprise par le théâtre d’abord et par le cinéma ensuite transparaît clairement à travers la lecture de son œuvre. Que ce soit dans ses récits autobiographiques comme Lettre ouverte (1967) ou Le Fil de midi (1969), dans ses nouvelles comme Destin forcé (2002), dans ses romans comme L’Art de la joie (1998) ou Rendez-vous à Positano (2015), il s’agit toujours de textes où, d’une part la composante visuelle est extrêmement importante et où, d’autre part, la construction narrative se fonde généralement sur des juxtapositions de séquences assez brèves créant un important effet de suspense. C’est pourquoi les six cents pages de L’Art de la joie se lisent aussi facilement. En tout cas de ce point de vue. Nous y reviendrons.
16Mais, à la vérité, ce soubassement théâtral et cinématographique se devine également dans ses poèmes, où la force des images, l’emporte sur l’aspect métrique et musical : il s’agit là aussi d’une poésie profondément visuelle8.
17Mais alors, quand Goliarda Sapienza commence-t-elle à écrire pour elle-même ? C’est très exactement à la mort de sa mère en 1953. La nuit suivant l’enterrement, comme souvent, elle n’arrive pas à dormir et se met à écrire. Citto Maselli, qui s’aperçoit de l’insomnie de Goliarda, lui demande le lendemain matin de lui montrer ce qu’elle a écrit. D’abord réticente, elle finit par lui faire découvrir les quarante-huit vers de « A mia madre9 » [« À ma mère »]. Trouvant ce texte très intense, Maselli l’incitera à écrire désormais pour elle.
18Goliarda commence, ainsi, par la poésie et la naissance de son écriture personnelle découle de l’expérience du deuil. Et il faut ajouter autre chose : la mort de sa mère, perte d’une véritable « divinité tutélaire » pour Goliarda, a permis de lever une digue, d’effacer une barrière qui l’empêchait d’écrire. Écrire pour soi et sur soi était quelque chose d’impensable pour Maria Giudice, dont la vie avait été entièrement consacrée aux autres. Si Maria Giudice – dont on disait qu’elle était « plus intelligente qu’un homme10 » – reconnaissait à l’écriture et à l’art en général une valeur inestimable, voire dans certains cas une portée révolutionnaire, écrire des poèmes photographiant des états d’âme constituait pour elle au mieux une perte de temps, au pire un passe-temps de petite bourgeoise égoïste. On comprend que pour quelqu’un comme Goliarda qui avait été habituée, dès l’enfance, à ne pas se plaindre si elle avait mal au ventre ou mal aux dents, ses parents étant tout occupés à soigner des maux bien plus importants – ceux de la société tout entière – que ses petits malheurs quotidiens, l’envie d’écrire ait toujours été réprimée.
19Comme nous l’avons dit, les cent trente et un poèmes d’Ancestral, auxquels il faut ajouter dix-sept poèmes écrits en langue sicilienne, composés entre 1953 et 1962, ne seront jamais publiés du vivant de son auteure. Mais, contrairement à ce qui se passera avec L’Art de la joie, Goliarda Sapienza ne se battra pas pour leur édition. Elle s’est contentée de faire lire ses poèmes à des amis, critiques et écrivains11, et ayant constaté que les réactions étaient somme toute fort peu enthousiastes, elle n’a pas insisté. D’une part, il s’agissait, je crois, d’un travail par trop personnel dévoilant la profonde noirceur de son deuil, bien plus intime en réalité que les « mises à nu » caractérisant ses œuvres autobiographiques (Lettre ouverte, 1967 ; Le Fil de midi, 1969 et Les Certitudes du doute, 1987). D’autre part, il s’agissait de vers trop éloignés de la manière de faire de la poésie entre la fin des années 1950 et le début des années 196012, marquée par le travail des poètes de la nouvelle avant-garde. Quel sens donner à la poésie de Goliarda Sapienza dans cette période de bouleversements ?
20Le critique et ami Cesare Garboli dit de ses poèmes qu’il ne les comprenait pas. En effet, il s’agit non seulement d’une poésie inclassable – ce qui ne nous étonne pas, connaissant Goliarda – mais aussi d’une poésie profondément charnelle, qui semble sourdre davantage du corps, je dirais même du ventre – sorte de leitmotiv du recueil13 – que de l’esprit. Sapienza parvient à nous faire percevoir physiquement la force avec laquelle les ongles de la douleur s’enfoncent dans ses paumes et dans sa chair14. D’ailleurs, le titre du recueil, Ancestral, nous invite déjà à nous plonger aux racines de son être, à remonter aux sources les plus profondes d’elle-même, à creuser dans la terre (autre mot-clé chez Sapienza) de son essence.
21C’est également une poésie dictée par l’urgence : l’omission des titres caractérisant la plupart de ces poèmes tout comme l’absence, souvent totale, de ponctuation dévoilent cet empressement à enfin écrire. Cette absence de ponctuation pourrait également être interprétée comme un signe de liberté extrême, comme la volonté de supprimer tout élément pouvant, certes, marquer un rythme, mais aussi encadrer et en quelque sorte rigidifier le discours, en proposant une sorte de didascalie de lecture trop explicite. En effet, priver les poèmes de ponctuation, signifiait laisser au lecteur une grande liberté d’interprétation quant au ton. Et Goliarda l’actrice, bien entendu, savait cela parfaitement.
22Pour donner une idée de la teneur du livre, voici deux brefs poèmes15 placés respectivement en ouverture et en fin de recueil :
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23Ce poème, qui ne porte ni de titre ni de signes de ponctuation, offre en réalité un condensé du style poétique de Sapienza. D’une part, il privilégie les infinitifs (nous en comptons huit dans ces onze vers) qui placent ce poème dans une sorte de dimension intemporelle18. D’autre part, les nombreux substantifs (ici, comme souvent, aucun adjectif ne pointe le bout de son nez19) contribuent à créer la poésie « visuelle » dont nous parlions plus haut.
24À vrai dire, l’exégèse de ce texte n’est pas si aisée, mais il semble illustrer la suite d’actions contradictoires – encore un mot très important pour Sapienza20 – (séparer/relier ; jeter/renfermer…) qui composent la vie humaine et qui se répètent jusqu’à faire perdre la notion du temps : les secondes, les minutes et les jours finissant par se perdre dans un tourbillon confus. D’ailleurs, l’itération des verbes à l’infinitif confère au poème le ton des litanies : c’est une sorte de « prière athée », dirais-je, visant à chercher un refuge contre le temps qui passe. Il faut juste tenter de retenir dans sa main le souvenir d’une sensation et sur ses lèvres la mémoire d’une saveur pour se dire que peut-être la vie n’est pas vaine. En effet ne l’oublions pas : les vers de ce recueil sont très sombres, car dictés par la souffrance du deuil. C’est pourquoi le soir ou la nuit sont de loin les moments privilégiés dans la plupart de ces poèmes, comme nous pouvons déjà le voir ici, où le mot « sera » [littéralement « soir »] est répété à deux reprises à la fin du texte.
25Dans le poème qui clôt le livre, l’obscurité est cette fois rappelée par l’ombre du regard d’une deuxième personne du singulier, largement évoquée dans tout le recueil et que l’on peut aisément identifier ici avec la mère de Sapienza :
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26Cette fois nous avons un point à la fin de chaque strophe, dont les vers sont libres, libres à l’extrême. Je me suis d’ailleurs longuement interrogée sur la manière qu’a Sapienza de découper les vers ; j’ai essayé d’y trouver une logique métrique ou sonore. Mais, à vrai dire, cette logique m’échappe bien souvent. Cette façon de séparer le possessif ou l’article du substantif (« de ton / regard » ; « et avec la / main »), alors que, sans les séparer, on aurait pu obtenir un vers ennéasyllabe dans le premier cas ou heptasyllabe dans le deuxième, ou encore le choix de placer la conjonction de coordination adversative « mais » en fin de vers, plutôt qu’en début du vers suivant, ou bien la séparation entre la préposition « vers » et le pronom « moi », est quelque chose d’assez étrange. Si cette manière de procéder contribue assurément à saccader le rythme en choisissant de briser des unités syntaxiques plus logiques, elle constitue certainement encore un signe de grande liberté et d’insoumission : Sapienza semble vouloir éviter autant que possible le rythme des vers traditionnels de la poésie italienne23, à savoir avant tout le vers endécasyllabe, puis ennéasyllabe et heptasyllabe.
27En tout cas, les quelques vers que nous venons de citer accordent, à l’image de ceux de la plupart des poèmes de Sapienza, une large place aux sens : ici en particulier à la vue et à l’ouïe. Mais le toucher est un autre sens largement privilégié dans l’ensemble de son œuvre poétique. Nous constatons en outre que ces vers partagent avec le poème d’ouverture le thème du temps qui passe inexorablement (« le temps presse / et je dois courir / encore »).
28Dans ce poème apparaît également un verbe très important qui me permet de faire une transition qui nous mènera (enfin) à L’Art de la joie : il s’agit du verbe « raccontare ». Ce verbe, attribué à la voix de la mère, qui se penche pour raconter et probablement consoler à la fois, clôt la première strophe et s’oppose au verbe infinitif qui se trouve à la fin de la seconde strophe, à savoir « correre ». Car pour « raccontare » il faut s’arrêter de « correre » ; il faut pouvoir faire une pause (« sostare »). Néanmoins, le « raccontare » n’a absolument rien de statique, puisque, au contraire, « raccontare » permet à la vie de rester, de s’amplifier. Et d’être transmise. D’ailleurs, dans le même ordre d’idée de « transmission », dans l’incipit original de L’Art de la joie, nous pouvions lire ceci :
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29Donc narration (mais aussi écriture) comme moyen (« ancestral ») de survie. Et ce n’est alors pas un hasard si « raccontare » est également le verbe avec lequel s’achève le chef-d’œuvre de Sapienza :
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30C’est avec ces mots que se termine ce roman qui constitue la mise en œuvre de l’acte suprême de « raconter » et de « se » raconter accompli par l’héroïne, Modesta. Encore un prénom original et cette fois paradoxal. Car Modesta n’est pas modeste. Modesta ne se contente pas de vivre la vie qu’on lui impose : que lui impose la société, que lui imposent ses origines, extrêmement modestes, elles.
31Il s’agit du récit de cette enfant, née le 1er janvier 1900 – date qui porte en elle l’espoir de l’avènement d’une société nouvelle – qui parvient à s’extraire de son milieu misérable, étriqué et fangeux, grâce à son intelligence et à sa volonté tenace.
32Ainsi, les toutes premières pages mettent en scène une fillette qui a une soif intarissable de savoir et de comprendre et qui interroge sans cesse Tuzzu, un garçon aux yeux bleus plus âgé qu’elle. Parce qu’elle voudrait apprendre de lui à quoi ressemble la mer, elle voudrait également apprendre à interpréter les émotions des hommes et surtout étudier les « mots », exactement comme on étudie les plantes et les animaux28.
33Or, si l’habile construction narrative du roman tient constamment en haleine (l’héritage cinématographique), la lecture des premières pages n’est pas forcément facile. En effet, il s’agit d’un récit qui dérange ; d’un récit difficile. Aussi difficile que la vie de la protagoniste à ses débuts. Si dès la fin de la première page du roman il est question d’auto-érotisme (et cela est à mettre en relation avec le puissant désir de compréhension qui anime Modesta et qui investit tous les domaines), les pages qui suivent mettent en scène la pauvreté la plus sordide, la maladie (celle de la sœur de Modesta), mais aussi un viol incestueux de la part du père.
34C’est dans ce contexte glauque et abject, que la forte volonté de vivre qui caractérise Modesta la pousse à se libérer de tous les liens qui la serrent et qui la ligotent : avant tout les liens familiaux. C’est ainsi que Mody va commettre son premier meurtre en mettant le feu à son taudis de maison, provoquant la mort de sa mère et de sa sœur.
35Mais nous ne raconterons pas ici l’histoire dans ses détails. Il serait d’ailleurs beaucoup trop long de retracer ce roman « criminel », « libertin », « féministe », « soixante-huitard », ce roman qui résume à lui seul toute l’essence du Novecento italien29.
36Je voudrais juste dire ou rappeler que dans le long parcours qui va mener la protagoniste de sa condition miséreuse initiale à celle de princesse sicilienne, Modesta va devoir accomplir quatre meurtres. C’est le prix à payer pour devenir une femme libre et affranchie de tout dogme, de toute tradition opprimante, de tout conformisme castrateur. N’oublions pas, du reste, que Goliarda Sapienza commence à écrire ce roman en 1967. Elle le terminera presque dix ans plus tard, en 1976, en lui consacrant toute son énergie. (Goliarda, et j’ouvre là une parenthèse, se met donc à écrire l’épopée de Modesta à une époque où les mouvements de néo-avant-garde italiens avaient décrété que le roman était mort : encore une fois Sapienza, grande admiratrice de Dostoïevski et de la littérature russe en général, aime à naviguer à contre-courant).
37Bref, ces meurtres, doivent être mis en relation avec le désir de libération qui caractérise l’époque à laquelle ces pages ont été écrites et doivent donc être interprétés de manière symbolique : Modesta tue d’abord sa mère et sa sœur (la famille), puis la mère supérieure du couvent qui l’a recueillie (symbole de la religion) et enfin la princesse Gaia (emblème de l’autorité politique).
38En l’occurrence toutes les victimes de Modesta sont des femmes. Car ce sont des femmes qui, chaque fois, lui barrent la route et l’empêchent de se réaliser en tant qu’individu. Pourtant ces femmes, comme l’a très justement remarqué Monica Farnetti, ont un autre point commun : elles s’opposent diamétralement à la haute idée que Modesta se fait de la femme30. Et j’ajouterais autre chose : ces femmes, que Modesta assassine, non seulement trahissent son noble idéal féminin, non seulement se plient aux lois voulues par les hommes, non seulement elles s’y soumettent sans se rebeller, mais elles sont les véritables complices d’un système dont le but ultime est celui d’écraser la femme. Impardonnable.
39C’est pour cela que l’on ne peut à aucun moment qualifier Modesta d’immorale. C’est-à-dire que pour ne pas être broyée par les rouages d’une société qui anéantit avant tout les femmes, Modesta n’a d’autres moyens, du moins au début, que de recourir à la violence. Mais cette violence est une sorte de « légitime défense ».
40Modesta, malgré sa force de caractère et sa capacité à trancher et à prendre des décisions – qualités typiques d’un être adulte et mûr –, nous apprend également à regarder le monde avec des yeux d’enfant. À interroger le fonctionnement de la société avec un regard neuf, à en relever les contradictions, à pointer du doigt, un à un, tous les préjugés dont nous sommes pétris. Modesta nous enseigne tout au long de ce roman à déceler, dans ce qui nous apparaît désormais naturel, le caractère culturel. Et qui n’a donc rien d’inébranlable, contrairement à ce que, lassés, nous finissons par croire. C’est pour cela que j’ai parlé au début d’un livre précieux capable de modifier notre façon de voir les choses : parce qu’il a la force de nous ouvrir les yeux et de nous montrer une échappatoire là même où nos yeux ne nous permettent déjà plus de voir la prison.
41D’où le titre L’Art de la joie. Un titre qui peut paraître quelque peu énigmatique. Un titre qui à vrai dire me fait penser à un recueil de poèmes d’une autre grande dame, Margherita Guidacci (1921-1992), contemporaine de Goliarda Sapienza, dont l’un des derniers recueils, publié en 1983, s’intitule Hymne à la joie. Le titre n’a évidemment rien d’original, ayant déjà été rendu célèbre par un certain Ludwig van Beethoven. Mais Guidacci dira qu’elle ne pouvait attribuer un autre titre à ses poèmes et que si ce titre n’avait pas déjà existé, elle l’aurait certainement inventé. Alors pourquoi ce parallèle ? Parce qu’il est curieux de penser que ces deux femmes – que d’ailleurs tout opposait sinon l’intelligence – à quelques années de distance près choisissent le terme « joie » dans leurs titres. Comme si, à un âge relativement mûr, ce mot pouvait enfin faire partie de leur vocabulaire, après être passées, l’une et l’autre, par la dure expérience de l’asile psychiatrique. La sagesse, la « sapienza », semble leur permettre enfin d’atteindre un nouveau stade de plénitude.
42Mais revenons à Goliarda et à son Art de la joie dont le sens du titre doit être recherché, à mon avis, plutôt du côté de la littérature latine : il se rattache, je crois, à l’Ars Amatoria d’Ovide, à l’Ars Oratoria de Cicéron, à l’Ars Poetica d’Horace. Des écrits, des traités, dont le but est celui d’expliquer le fonctionnement de quelque chose : comment aimer, comment parler, comment écrire et, dans le cas de Goliarda Sapienza, comment atteindre la joie.
43À travers la dimension pédagogique que révèle déjà le titre, la leçon apprise par ses parents semble alors refaire surface : on ne fait pas de la littérature pour soi. La littérature se fait pour éduquer, pour montrer et faire réfléchir. Et en effet L’Art de la joie contient un dessein politique véritablement révolutionnaire : celui d’apprendre à chacun d’entre nous à cultiver la joie.
44Cependant, cultiver la joie peut paraître un acte purement égoïste, lorsqu’on l’observe à travers la loupe du christianisme (selon qui il ne faut pas chercher le bonheur, mais obéir à Dieu). Tout ce que fait Modesta, effectivement, elle le fait avant tout pour elle-même. Elle ne le fait ni pour sa mère, ni pour un homme, ni pour son fils. D’où la difficulté à être publiée. Goliarda Sapienza va à l’encontre de ce que la morale judéo-chrétienne nous inculque depuis deux mille ans. Or, dans la perspective du roman, faire les choses pour soi signifie construire autour de soi un espace de liberté inviolable31, mais cela signifie aussi ne pas violer l’espace de liberté d’autrui. Et devenir fin prêt à accueillir l’autre – qu’il soit homme ou femme –, à l’aimer, cette fois de manière totalement désintéressée. Avec joie.
45Modesta donc nous enseigne cet « art », ce métier, tout comme un autre personnage emblématique du roman, Joyce (nom qui contient, encore une fois paradoxalement, le terme « joy », « joie ») nous apprend, a contrario, l’art du désespoir. Joyce, femme d’une grande culture et politiquement engagée que Modesta aime pendant de longues années, n’a pas réussi à se libérer du carcan dogmatique incarné par la famille, la religion, le pouvoir politique. Joyce n’est pas libre. L’intérêt de ce personnage réside justement dans sa mise en valeur contrastive de l’enseignement de Modesta : la culture ne sert pas à atteindre la joie si derrière il n’y a pas un acte puissant de volonté.
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46Ancestral et L’Art de la joie constituent donc l’envers et l’endroit, le zénith et le nadir de la production littéraire de Goliarda Sapienza. En effet, Ancestral se tourne vers l’intérieur (vers le soi), mais aussi vers l’arrière (la remémoration du passé). Au contraire L’Art de la joie se tourne vers l’extérieur (vers les autres, la dimension collective) et vers l’avant (le dessein politique). Pourtant ces deux œuvres se rejoignent dans l’importance accordée au corps. Pour synthétiser, on pourrait dire qu’Ancestral est le récit en vers d’une souffrance de l’esprit qui investit le corps, alors que L’Art de la joie est le récit en prose de la joie de l’esprit qui investit, elle aussi, le corps. Et cette place prépondérante accordée au corps a certainement largement contribué à l’ostracisme qui a frappé ces deux œuvres.
47Cela a été d’autant plus vrai pour L’Art de la joie où Goliarda Sapienza propose une nouvelle vision philosophique du monde, fondée sur la joie qui, nous le savons bien, n’est ni le bonheur ni la jouissance. La joie se tient plutôt entre ces deux modèles concurrents et insatisfaisants : le bonheur s’apparentant à un état de sérénité constant et donc difficilement réalisable, voire ennuyeux ; la jouissance étant, à l’inverse, par définition fugace et difficilement atteignable. Goliarda Sapienza, alors, semble plutôt emprunter le chemin indiqué par Spinoza dans son Éthique (1677), selon qui la joie est augmentation de la « puissance d’exister ».
48Mais fonder son dessein politique sur la joie signifiait balayer, en un roman, tous les repères culturels et hiérarchiques sur lesquels était – et est encore – fondée la société italienne.
49Il ne faut donc pas s’étonner, je crois, de la réticence qu’ont eue les éditeurs italiens à publier ce roman-dynamite. Est-il besoin de rappeler qu’un autre personnage n’ayant eu de cesse de bousculer l’ordre établi – bien sûr, je fais allusion à Pier Paolo Pasolini – a quant à lui, fini par être assassiné ?
Notes de bas de page
1 Seuls quatre livres paraissent du vivant de l’auteure : Lettera aperta [Lettre ouverte], Milano, Garzanti, 1967 ; Il Filo di mezzogiorno [Le Fil de midi], Milano, Garzanti, 1969 ; L’Università di Rebibbia [L’université de Rebibbia], Milano, Rizzoli, 1983 et Le Certezze del dubbio [Les Certitudes du doute], Catania, Pellicanolibri, 1987. À ceux-là, il faut ajouter L’Arte della gioia [L’Art de la joie] (en version réduite), Roma-Viterbo, Stampa Alternativa, 1994, capp. 1-39. Ont paru posthumes : L’Arte della gioia [L’Art de la joie], Roma-Viterbo, Stampa Alternativa, 1998 (puis Torino, Einaudi, 2008) ; Destino coatto [Destin forcé], Roma, Empirìa, 2002 (puis Torino, Einaudi, 2011) ; Io, Jean Gabin [Moi, Jean Gabin], Torino, Einaudi, 2010 ; Il Vizio di parlare a me stessa, Taccuini 1976-1989 [La Mauvaise Habitude de me parler à moi-même. Carnets 1976-1989], G. Rispoli (dir.), Torino, Einaudi, 2011 ; Siciliane [Siciliennes], Catania, Il Girasole Edizioni, 2012 ; Ancestrale [Ancestral], Milano, La Vita Felice, 2013 ; La mia parte di gioia. Taccuini 1989-1992 [Ma part de joie. Carnets 1989-1992], G. Rispoli (dir.), Torino, Einaudi, 2013 ; Elogio del bar [Éloge du bar], Roma, Eliot, 2014 ; Tre pièces e soggetti cinematografici [Trois pièces et sujets cinématographiques], Milano, La Vita Felice, 2014 ; Appuntamento a Positano [Rendez-vous à Positano], Torino, Einaudi, 2015 ; Sapienza, G., Pellegrino A., Cronistoria di alcuni rifiuti editoriali dell’Arte della gioia [Historique de certains refus éditoriaux de l’Art de la joie], Roma, Edizione Croce, 2016. Pour les éditions françaises : L’Art de la joie, Paris, Viviane Hamy, 2005, puis Paris, Le Tripode, 2015 ; Le Fil d’une vie (contenant Lettre ouverte et Le Fil de midi), Paris, Viviane Hamy, 2008 ; Moi, Jean Gabin, Paris, Attila, 2012 ; Les Certitudes du doute, Paris, Le Tripode, 2016 ; Rendez-vous à Positano, Paris, Le Tripode, 2017. Toutes les œuvres de Goliarda Sapienza ont été traduites en français par Nathalie Castagné.
2 Sapienza, G., Lettera aperta [1967], Palermo, Sellerio, 2012, p. 38.
3 Ibid.
4 « […] inconsciamente volevo portarlo [il nome di Goliarda] fino a capire cosa significasse, perché me lo avevano dato, e dominarlo o morire annegata come lui, Goliardo, che non ce l’aveva fatta. » (ibid., p. 39) [« […] inconsciemment je voulais le porter [le prénom de Goliarda] jusqu’à comprendre ce qu’il signifiait, pourquoi on me l’avait donné, et soit le dominer soit mourir noyée comme lui, Goliardo, qui n’avait pas survécu. » (notre traduction)].
5 Définition donnée par le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/definition/goliard, page consultée le 16 mars 2017.
6 « […] quando gli altri, nelle presentazioni, mi guardano con sorpresa e chiedono : “Come mai Goliarda ? Io, naturalmente, do una spiegazione prammatica, vera solo in parte : “Mio padre, essendo ateo, me lo mise perché era un nome senza santi.” » (Sapienza, G., Lettera aperta, op. cit., p. 40) [« […] quand les autres, lors des présentations, me regardent surpris et me demandent : “Pourquoi Goliarda ?” Moi, naturellement, je donne une explication pragmatique, qui n’est vraie qu’en partie : “Mon père, étant athée, il me l’a donné parce que ce prénom n’avait pas de saint patron.” » (notre traduction)].
7 Compagnie fondée avec Silverio Blasi et Mario Landi, T45 met en scène La Frontiera de Leopoldo Trieste au théâtre Quirino de Rome.
8 Pour simplifier à l’extrême, on peut dire qu’il existe deux types de poésie : une poésie « sonore », c’est-à-dire une poésie fondée sur le rythme, la métrique, les rimes, les assonances, etc. et une poésie « visuelle » où la force des images et l’originalité de l’association de certains termes l’emportent sur l’aspect musical. Cela ne signifie pas, naturellement, que la poésie que je définis de « sonore » ne comporte pas de métaphores originales et que la poésie « visuelle » ne prête aucune attention à l’aspect métrique et musical. La meilleure poésie, sans conteste, est celle qui sait conjuguer ces deux aspects. Néanmoins, dans la majorité des cas, l’une des deux composantes prend le dessus. Les traducteurs de poésie le savent bien, la poésie « sonore » étant certainement la plus difficile à traduire. Chez Goliarda Sapienza, c’est la composante visuelle qui l’emporte et de loin. Il a d’ailleurs été dit de ses poèmes qu’ils constituent des sortes de photographies d’états d’âme : des « istantanee dell’animo » (Toscano, A., postface à G. Sapienza, Ancestrale, op. cit., p. 186). « Le sue poesie sono spesso delle istantanee, degli scatti su una realtà denudata da inutili orpelli, polaroid sulla vita. » (Toscano, A., « La poesia ancestrale di Goliarda Sapienza », in G. Providenti (dir.) « Quel sogno d’essere » di Goliarda Sapienza, Roma, Aracne, 2012, p. 196) [« Ses poèmes constituent souvent des instantanés, des photographies d’une réalité dénuée de toute fioriture inutile, des polaroids sur la vie. » (notre traduction)].
9 « Quando tornerò / sarà notte fonda / Quando tornerò / saranno mute le cose / Nessuno m’aspetterà / in quel letto di terra / Nessuno m’accoglierà / in quel silenzio di terra. // Nessuno mi consolerà / per tutte le parti già morte / che porto in me / con rassegnata impotenza / Nessuno mi consolerà / per quegli attimi perduti / per quei suoni scordati / che da tempo / viaggiano al mio fianco e fanno denso / il respiro, melmosa la lingua » (Sapienza, G., « A mia madre », in Ancestrale, op. cit., p. 20, v. 1-18) [« Quand je reviendrai / il fera nuit noire / Quand je reviendrai / les choses seront muettes / Personne ne m’attendra / dans ce lit de terre / Personne ne m’accueillera / dans ce silence de terre. // Personne ne me consolera / pour toutes les parties déjà mortes / que je porte en moi / avec une impuissance résignée / Personne ne me consolera / pour tous ces instants perdus / pour tous ces sons oubliés / qui depuis longtemps / voyagent à mes côtés et rendent dense / ma respiration, vaseuse ma langue » (notre traduction)].
10 Sapienza, G., Lettera aperta, op. cit., p. 39.
11 Dans sa préface à Ancestrale, Angelo Pellegrino rappelle que Citto Maselli donna à lire le recueil à Mario Alicata, responsable de la politique culturelle du Parti Communiste. Son jugement fut sans appel. (Pellegrino, A., préface à G. Sapienza, Ancestrale, op. cit., p. 6). Cesare Garboli, Niccolò Gallo, Anna Banti, Roberto Longhi et Giangiacomo Feltrinelli lurent également quelques poèmes.
12 Si, par exemple, Giorgio Caproni écrit en 1959 les vers du Seme del piangere – eux aussi consacrés à la mort de la mère du poète, mais inspirés de l’ancienne tradition stilnoviste – les poètes néo-avant-gardistes dits « Novissimi » (Edoardo Sanguineti, Elio Pagliarani, Antonio Porta, Nanni Balestrini…) crient à leur manière que la poésie est morte.
13 Le champ lexical du « ventre » y est largement exploité. Il se rattache également à la douloureuse thématique de la maternité : « potessi in quella notte / vuota posare la mia fronte / sul tuo seno grande di sempre » (Sapienza, G., « A mia madre », Ancestrale, op. cit., p. 20, v. 27-29) [« si je pouvais en cette nuit / vide poser mon front / sur ton vaste sein de toujours » (notre traduction)] ; « Il monte il mare / i fiumi / del tuo ventre / le albe / della tua fronte / questo vorrei ritrovare » (ibid., p. 25) [« La colline la mer / de ton ventre / les aubes / de ton front / voilà ce que je voudrais retrouver » (notre traduction)] ; « Ventre vuoto / bara senza fondo » (ibid., p. 38, v. 1-2) [« Ventre vide / cercueil sans fond » (notre traduction)] ; « il lucore che squarcia / l’utero del mare. » (ibid., p. 44, v. 6-7) [« la lueur qui dépèce / l’utérus de la mer. » (notre traduction)] ; « vedrò le tue mani / mozzate nel mio grembo » (ibid., p. 53, v. 3-4) [« je verrai tes mains / tranchées dans mon ventre » (notre traduction)] ; « resto sola a fissare / il mio viso riverso nel mio grembo » (ibid., p. 55, v. 6-7) ; [« je reste seule fixant / mon visage renversé dans mon ventre » (notre traduction)] ; « Lo so dovrò riperderti ma lascia ancora / il mio viso affondare nel tuo grembo. » (ibid., p. 110) [« Je le sais je vais te perdre de nouveau mais laisse encore / mon visage plonger dans ton ventre » (notre traduction)] ; « Senza sospetto corri sotto il sole / senza sospetto il ventre appesantito / dal serpe del tuo sangue. […] » (ibid., p. 115, v. 1-3) [« Sans te méfier tu cours sous le soleil / sans te méfier le ventre alourdi / par le serpent de ton sang. […] » (notre traduction)] ; « […] Nel mio grembo / una vita sopita attende. » (ibid., « Le mie labbra fioriscono al tuo fiato », p. 128, v. 4-5) [« […] Dans mon ventre / une vie assoupie attend. » (« Mes lèvres fleurissent sous ton souffle ») (notre traduction)] ; « […] la tua treccia / mi ricadde nel grembo calda di sole. » (ibid., « Piangendo ci incontrammo fra le barche », p. 141, v. 12-13) [« […] ta natte / retomba sur mon ventre chauffée par le soleil » (« En pleurant nous nous rencontrâmes au milieu des bateaux ») (notre traduction)].
14 « Cercherò di infilzarti alla mia morte / […] / In quest’alba abbagliata dai ricordi / infilzerò le tue dita nelle mie palme » (Sapienza, G., « Avvertimento », Ancestrale, op. cit., p. 112, v. 1, 5-6) [« Je chercherai à t’enfoncer dans ma mort / […] / Dans cette aube éblouie par les souvenirs / j’enfoncerai tes doigts dans mes paumes » (« Avertissement ») (notre traduction)] ; « Ora non posso altro che affondare / nel buio delle tue palme spalancate » (ibid., p. 120, v. 3-4) [« Maintenant je ne peux que sombrer / dans l’obscurité de tes paumes grand ouvertes » (notre traduction)] ; « La muffa del silenzio germina ombre / fra i tuoi e i miei capelli. / Schiude i tuoi polsi / al buio delle mie palme. […] » (ibid., p. 91, v. 1-4) [« La moisissure du silence fait germer des ombres / parmi tes cheveux et les miens. / Elle desserre tes poignets / dans le noir de mes paumes. […] » (notre traduction)] ; « Cadendo sulla soglia della tua porta / in ginocchio rimasi / coi polsi recisi » (ibid., p. 84) [« En tombant sur le pas de ta porte / à genoux je suis restée / les poignets entaillés » (notre traduction)].
15 La plupart des poèmes sont brefs, à l’exception de « A mia madre » [« À ma mère »], p. 20, quarante-huit vers, « A Nica morta nel bombardamento di Catania dell’aprile 1942 » [« À Nica morte lors du bombardement de Catane en avril 1942 »], p. 65, quarante-sept vers, et « A T. M. » [« À T. M. »], p. 104, quarante-neuf vers.
16 Sapienza, G., Ancestrale, op. cit., p. 19.
17 Notre traduction.
18 « L’assenza quasi totale di aggettivi, la predilezione per verbi all’infinito, la collocazione temporale, danno un sapore di eternità alla poesia di Goliarda. » (Toscano, A., « La poesia ancestrale di Goliarda Sapienza », op. cit., p. 196) [« L’absence presque totale d’adjectifs, la prédilection de verbes à l’infini, le cadre temporel, donnent un goût d’éternité à la poésie de Goliarda. » (notre traduction)].
19 À propos des adjectifs, Goliarda écrira dans ses carnets : « Devo fare una revisione degli aggettivi come feci tanti anni fa, per escludere quelli troppo traviati dalla tradizione, soprattutto cattolica. Oggi la devo rifare, anche se sono sempre stata attenta a non cadere negli aggettivi di moda. » (Sapienza, G., Il vizio di parlare a me stessa. Taccuini 1976-1989, op. cit., p. 157) [« Je dois faire une relecture des adjectifs, comme je l’ai fait il y a plusieurs années, afin d’exclure ceux qui ont été trop corrompus par la tradition, notamment catholique. Aujourd’hui je dois la refaire, même si j’ai toujours été attentive à ne pas tomber dans le piège des adjectifs à la mode » (notre traduction)].
20 « Contradiction » est un mot clé de la poétique de Goliarda Sapienza qui aurait voulu réunir ses œuvres autobiographiques (Lettre ouverte, puis Le Fil de midi) sous le titre de L’Art du doute : autobiographie des contradictions.
21 Sapienza, G., Ancestrale, op. cit., p. 159.
22 Notre traduction.
23 Goliarda connaissait très bien la poésie : les classiques italiens, Michel-Ange, Montale, Saba, mais aussi la poésie anglaise, en particulier Shakespeare, Auden et Eliot, ainsi que la poésie grecque ancienne. Ses choix, donc, étaient parfaitement conscients. « Poesia e teatro per lei erano una cosa sola, e li distingueva nettamente dalla prosa, ma degli autori della scena parlava poco, di più invece dei poeti. Quando morì teneva ancora vicini i Sonetti di Shakespeare insieme ai Karamazov, forse i due libri che più amò in tutta la sua vita. Ma recitava spesso versi che sapeva a memoria di Góngora, Michelangelo, Eliot, Auden, Montale, Saba, oltre tutti i greci arcaici ; non conosceva Pindaro che le feci conoscere io. » (A. Pellegrino, préface à G. Sapienza, Ancestrale, op. cit., p. 15) [« Poésie et théâtre, pour elle, ne faisaient qu’un, et elle les distinguait nettement de la prose. En revanche, alors qu’elle parlait peu des auteurs de théâtre, elle s’exprimait davantage sur les poètes. Lorsqu’elle mourut, elle gardait encore près d’elle les Sonnets de Shakespeare ainsi que Les frères Karamazov, probablement les livres qu’elle a le plus aimés au cours de sa vie. Mais elle récitait souvent des vers de Góngora, Michel-Ange, Eliot, Auden, Montale, Saba qu’elle connaissait par cœur, en plus de tous les poètes grecs de l’Antiquité ; elle ne connaissait pas Pindare que je lui fis découvrir. » (notre traduction)].
24 Sapienza, G., L’Arte della gioia [1994], incipit original, cité in Giovanna Providenti, La Porta è aperta. Vita di Goliarda Sapienza, Catania, Villaggio Maori Edizioni, 2010, p. 4.
25 Notre traduction.
26 Sapienza, G., L’Arte della gioia, Torino, Einaudi, 2008, p. 511.
27 Sapienza, G., L’Art de la joie, trad. de Nathalie Castagné, Paris, Le Tripode, 2015, p. 601.
28 « Mentivano molte parole, mentivano quasi tutte. Ecco che cosa dovevo fare : studiare le parole esattamente come si studiano le piante, gli animali… E poi, ripulirle dalla muffa, liberarle dalle incrostazioni di secoli di tradizione, inventarne delle nuove, e soprattutto scartare per non servirsi più di quelle che l’uso quotidiano adopera con maggiore frequenza, le più marce, come : sublime, dovere, tradizione, abnegazione, umiltà, anima, pudore, cuore, eroismo, sentimento, pietà, sacrificio, rassegnazione. » (Sapienza, G., L’Arte della gioia, op. cit., p. 134-135) [« Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux… Et puis les nettoyer de la moisissure, les délivrer des incrustations de siècles de tradition, en inventer de nouveaux, et surtout écarter pour ne plus m’en servir ceux que l’usage quotidien emploie avec le plus de fréquence, les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation. » (Sapienza, G., L’Art de la joie, op. cit., p. 161)].
29 « Lessi e rilessi tre volte le settecentottanta cartelle de L’Arte della gioia. Erano una miniera, ed ogni volta che le leggevo facevo una scoperta : il libro di Goliarda era un romanzo criminale, un romanzo libertino, socialista, femminista, sessantottino, era tutto, tutto il nostro migliore Novecento ! » (Cambrìa, A., L’Unità, section « Cultura », 26 septembre 2006, p. 24) [« J’ai lu et relu par trois fois les sept cent cinquante pages de L’Art de la joie. C’était une mine, et chaque fois que je les lisais, je faisais une découverte : le livre de Goliarda était un roman criminel, un roman libertin, socialiste, féministe, soixante-huitard, c’était tout, tout le meilleur de notre xxe siècle ! » (notre traduction)].
30 « Che cosa hanno in comune queste quattro vittime ? A prima vista, oltre all’essere donne, semplicemente il fatto di trovarsi a intralciare il cammino della protagonista nell’espressione della sua ferma volontà di vivere, restringendo intorno a lei lo spazio necessario al movimento e al cambiamento. Più profondamente, esse condividono però un’altra e più decisiva circostanza, che è quella di incarnare malamente l’ideale altissimo che Modesta ha del suo genere. » (Monica Farnetti, « L’Arte della gioia e il genio dell’omicidio », in M. Farnetti (dir.), Appassionata Sapienza, Milano, La Tartaruga edizioni, 2011, p. 90) [« Qu’ont-elles en commun ces quatre victimes ? À première vue, au-delà du fait d’être des femmes, simplement celui d’entraver le chemin de la protagoniste dans l’expression de sa ferme volonté de vivre, en restreignant autour d’elle l’espace nécessaire au mouvement et au changement. Cependant, à y regarder de plus près, elles partagent une autre particularité plus décisive, à savoir celle de mal incarner la très haute idée que Modesta se fait de son genre. » (notre traduction)].
31 Comment ne pas penser à Une chambre à soi (1929) de Virginia Woolf.
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