Avant-propos
p. 9-13
Entrées d’index
Mots-clés : littérature française XIX siècle, monde, voix, genre féminin
Texte intégral
Qu’est-ce que travailler sur le genre en littérature ?
1Une question sur laquelle il a fallu porter toute notre attention à l’occasion de manifestations scientifiques (séminaires et journées d’étude, soirées thématiques, actions de valorisation), rencontres fructueuses et chaleureuses entre chercheurs.e.s de différentes disciplines. Des lectures aussi, des travaux d’écriture ont permis de mettre en œuvre notre recherche. De là quelques réflexions. Qu’est-ce que travailler sur le genre ? Sinon tenter de considérer la fabrique des représentations du masculin et du féminin dans un champ donné, à une époque donnée. Décrypter les discours qui s’imposent, ou se sont imposés avec force, de manière pérenne ou non, tout en conceptualisant ces notions, les contextualiser avec soin et tenter d’en montrer les ressorts, quand ils sont injonctifs, quand ils génèrent une construction immuable faite de séparation, de hiérarchisation et de facto de discriminations, voire d’effacements. En sciences humaines comme ailleurs, il nous faut inventorier cette pépinière de discours à partir de ce que des hommes ont écrit, de ce que des femmes aussi ont écrit ou tenté d’écrire sans toujours y parvenir.
2En effet, mais sans entrer dans le détail d’une réflexion que nous aurions à mener sur notre (il)légitimité institutionnelle et universitaire à travailler sur le genre, au-delà des questionnements qui s’imposent quant à nos positionnements, rappelons qu’en dépit des obstacles que nous rencontrons pour faire connaître nos travaux, sans relâche et bien avant nous, des universitaires comme Christine Planté, Martine Reid, Mireille Calle-Gruber, pour ne citer que ces dernières dans le champ de la littérature et des arts, des historiens comme Didier Lett, des historiennes dont Michèle Perrot, Michèle Riot-Sarcey, Françoise Thébaut, Florence Rochefort, Christine Bard, Sandra Boehringer, etc.1, des philosophes, Judith Butler et Michelle Le Doeuff, la sociologue Line Chamberlan et la psychanalyste Laurie Laufer2 ont su, avec le talent qui leur revient, interroger ce point aveugle touchant à toutes les disciplines, car il n’y a pas d’études sur le genre sans une cartographie interdisciplinaire élargie, sans un décloisonnement des matières, sans une écoute particulière, sans un refus concerté des catégorisations qui génèrent d’autres hiérarchisations, d’autres refus. Or l’interdisciplinarité a toujours une mauvaise presse notamment du côté des laboratoires, qui y voient une menace pour la « pureté » de leurs travaux, de la recherche et un obstacle avéré à la carrière de leurs membres.
3Pourquoi néanmoins tant de résistances ? s’interrogeait déjà J. Butler dans un essai qu’on ne présente plus : « La perspective de voir s’effondrer les dichotomies de genre, par exemple, est-elle si monstrueuse, si terrifiante, qu’il faille la tenir pour impossible par définition et, sur le plan heuristique, l’exclure à l’avance de nos efforts pour penser le genre3 ? » Était-il alors, est-il encore aujourd’hui tellement impossible de dépasser « les significations du genre [limitées] à des idées reçues sur la masculinité et la féminité4 ? » et insupportable de « dévoiler comment nos façons mêmes de penser les “genres de vie” possibles sont forcloses [“répudiées, déniées”] par des présupposés répandus et violent5 ». Le genre comme construction, qui interroge la différence et ses modes d’expression, fait encore partie des impensés de la culture française (même si les choses semblent évoluer depuis peu), tout particulièrement dans le champ des arts, des langues et de la littérature. Parmi les rares disciplines à produire un discours savant à peu près libéré, la sociologie et l’histoire étendent leur regard sur les pratiques genrées qui composent notre quotidien (à travers les âges, de la naissance à la mort, de l’école à toutes les sphères de la société, des activités sportives aux associations militantes LGBTQ, de la santé à l’action politique). Ces travaux circulent, et cela est heureux, moyennant le soutien d’instances qui en permettent la visibilité et la valorisation : le GIS Institut du Genre assure, entre autres activités, la promotion de thèses méritantes (prix, etc.) selon un principe d’équité interdisciplinaire et financière, garantit la mobilité de doctorants pour des enquêtes de terrain en géographie et sociologie notamment, la consultation de fonds à l’étranger pour des études en Lettres, Histoire, lance des appels à projet et octroie des financements. Le réseau interdisciplinaire des études de genre ou RING permit jusqu’à une date récente de maintenir un haut niveau d’informations sur les travaux et projets en cours. La SIEFAR6 est un relai indispensable pour la compréhension de la place des femmes à travers les âges. Différents programmes de recherche en sciences humaines et sociales comme GEDI ont vu leur activité monter en puissance, « dans et hors » de l’institution, pour reprendre une formule chère à M. Calle-Grube7, au sein et indépendamment des laboratoires, tout en suscitant chez certain.e.s de ses membres (plus enclin.e.s à choisir leur objet d’étude et à goûter la transversalité disciplinaire qui en résulte), une extraordinaire liberté créatrice.
4Financé par la Région des Pays de la Loire, porté par la SFR Confluences de l’université d’Angers, le programme GEDI dirigé par Ch. Bard a en effet suscité un déploiement de forces vives et nouvelles dans la communauté des enseignant.e.s-chercheur.e.s à l’université d’Angers, ce dont voudrait témoigner le présent ouvrage.
5Le champ du littéraire est comme celui de l’histoire, de la morale, de la philosophie ou du droit une production de discours qui interpelle. La fabrique du texte y est son terreau, les représentations et symbolisations que l’œuvre réalise sa production effective et sa visée créatrice. Pourtant, jusque dans les années 2000, les études de genre relatives à ce champ de la création n’ont guère été remarquées en France : « La résistance à l’emploi de cette notion apparaît donc à la fois comme une singularité française et, en France, un peu comme une singularité des études littéraires », rappelle Ch. Planté8, notion dont il a semblé par la suite nécessaire de saisir la dimension plurielle (féminine, masculine, voire neutre) et intersectionnelle, car le genre n’intervient jamais seul, il est en lien actif, interactif même, avec d’autres catégories dont l’œuvre littéraire peut se faire le témoin, comme [le sont] la race, le handicap, la classe.
6Un travail préalable n’a donc pas été suffisamment accompli, un travail qui pourrait passer pour un parti pris, pour une démarche militante et seulement vulgarisatrice, mais que nous devons mener à bien si nous décidons, comme l’expriment avec force les historiennes Sandra Boehringer et Violaine Sébillote Cuchet de faire autant de place aux femmes qu’aux hommes dans l’élaboration des questions et des thèmes étudiés, [de] promouvoir une histoire mixte9 », une histoire littéraire mixte, une approche des textes sensible à la fluidité des genres, aux constructions singulières et aux déconstructions potentielles, intrinsèquement textuelles, discursives et énonciatrices. Dans le territoire des Lettres et des « Belles-Lettres », nous sommes largement tributaires de l’intention de littérarité qu’un.e auteur.e assume ou n’assume pas, affecte ou non d’assumer, ce fait étant extrêmement modulable quand il s’agit d’un homme ou d’une femme (souvent contrainte de se retrancher sous un anonymat de principe, comme ce fut le cas au xixe siècle, usant pour ce faire de pseudonymes divers et audacieux (Rachilde, Georges Sand, Renée Vivien10, etc.). Nous sommes également les héritier.e.s de ce que la tradition littéraire a sauvé de la destruction, accidentelle ou intentionnelle, des représentations que véhiculent les discours savants, de l’inventaire qu’accomplirent les pionniers de l’édition de texte à la fin du xixe siècle, des premiers gestes anthologiques qui fondèrent et fondent encore notre panthéon littéraire. C’est donc à tous égards qu’il nous faut commencer par sonder ce socle de nos représentations pour retrouver la trace des créatrices oubliées. Ch. Bard le rappelle : « Les productions d’origine féminine existent pour qui veut les chercher. Les femmes ont peint, composé et écrit même si leurs œuvres ont rarement les honneurs des musées et/ou ne sont pas passées à la postérité11. » Ainsi, appréhender à la fois les rapports de genres, conçus dans leur binarité habituelle, mais aussi dans leur porosité et fluidité, tel est notre propos.
7Il nous faut donc redonner leur place aux créatrices, écrivaines, autrices, compositrices de tous horizons, sans quoi nous risquons de maintenir leur représentation, ne serait-ce qu’au sein de l’histoire littéraire française, dans les abysses des 6 % à 10 % selon A. Lasserre (à l’image des 6 % à 10 % des poèmes attribués à des femmes au sein des chansonniers médiévaux12 !). En laissant les choses en l’état, nous acceptons qu’un héritage lointain ou proche continue de s’effacer, d’être minoré ou ignoré. Nous acceptons, remarquait M. Reid lors d’un de nos séminaires, que Gustave Lanson, historien de la littérature française, continue de nous dicter la liste des grands auteurs…, que ce même modèle lansonien ne cesse de s’imposer avec la force qu’il eut dès 1895.
8À l’autre extrême nous acceptons aussi d’être soumis.es à de nouvelles injonctions, consistant à ne vouloir ressaisir que « les rapports sociaux et pluriels entre hommes et femmes » dans une perspective socio-culturelle, et à gommer le mot femme, parce que « naturaliste, essentialiste », parce que pérennisant un « cadre de pensée binaire ». En certains cas pourtant, il nous faudra recueillir discours et représentations sur les femmes comme sujets, tant le déficit est grand, dans une perspective mixte ou non (des femmes entre elles), et il nous revient d’avoir la hardiesse de chercher ces auteures même si elles viennent un peu plus troubler le genre.
9Cette part du risque a été assumée collectivement au sein même de l’institution universitaire grâce à la chance qui nous a été faite d’être actifs et actives dans ce contexte tout en le contournant et en agissant de l’intérieur. Le programme régional GEDI (Genre et discriminations sexistes et LGBT-phobes) que dirige Ch. Bard nous invitait à développer notre goût du travail collectif, exigeant et convivial, à nourrir cette quête d’une « pluridisciplinarité » et d’un réel « décloisonnement ». De même, dans notre axe de recherche « Voix de femmes », il n’y eut pas de frontière linguistique. Beaucoup parmi nous travaillons sur des aires géographiques lointaines (Chili, Québec, États-Unis, Moyen-Orient, Hongrie), ou frontalières (Italie, Allemagne, Angleterre, etc.), francophones ou non. Audace donc d’un sujet trop vaste pour être appréhendé par une seule voix. Et c’est heureux ! Chacun.e eut sa part et l’occasion de faire connaître des œuvres indispensables.
Notes de bas de page
1 Et bien d’autres encore assurément.
2 Il s’agit là de quelques noms tirés de notre bibliothèque élective.
3 Butler, J., Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, introduction (1999) [Titre original : Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity], [New York, Routledge, 1990, 1999], éd. La Découverte, Paris, 2005, p. 27.
4 Ibid., p. 26.
5 Ibid., p. 27.
6 La Société Internationale pour l’Étude des Femmes de l’Ancien Régime, qui se présente ainsi, tel un manifeste : « … société savante née en 2000, [qui] a pour vocation l’étude des conditions de vie, des actions, des oeuvres et de la pensée des femmes des périodes précédant la Révolution française. La SIEFAR travaille à mieux faire connaître ces domaines, pour rendre visible la présence des femmes dans la vie économique, politique, intellectuelle, scientifique et artistique des siècles passés et faire cesser le silence qui continue trop souvent à régner. Par la conservation des savoirs menacés d’oubli, par la production de savoirs nouveaux et par la diffusion des recherches effectuées, la SIEFAR entend contribuer à l’approfondissement de la réflexion et des connaissances sur le genre et sa construction », http://siefar.org/.
7 Cf. « Entretien avec M. Calle-Gruber », in A. Frantz, S.-A. Crevier-Goulet, M. Calle-Gruber (dir.), Fictions des genres, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2013, p. 153.
8 Planté, Ch., « Genre, un concept intraduisible ? », in D. Fougeyrollas-Schwebel, Ch. Planté, M. Riot-Sarcey et C. Zaidman (dir.), Le genre comme catégorie d’analyse. Sociologie, histoire, littérature, Paris, L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme/RING, 2003, p. 128.
9 Boehringer, S. et Sébillotte Cuchet, V. (dir.), Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine. Le genre : méthode et documents, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 2011, p. 13.
10 Voir Reid, M., Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010.
11 Bard, Ch. avec El Amrani, F. et Pavard, B., Histoire des femmes dans la France des xixe et xxe siècles, Paris, Ellipses, 2013, p. 4.
12 Cf. Audrey Lasserre qui propose le même pourcentage d’œuvres de femmes reconnues aux xxe et xxie siècles : « “Toute ma vie j’ai été une femme” : la catégorie écrit(ure)s de femmes/écrit(ure)s féminin.e.s en histoire littéraire ». Communication orale donnée à l’occasion du 1er Congrès des Études de Genre en France, 3-5 sept. 2014, ENS Lyon.
Auteur
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