Pas de mots pour l’écrire : la représentation graphique de la folie dans Spider de David Cronenberg (2002)
p. 219-228
Texte intégral
1L’œuvre du cinéaste David Cronenberg (1950-) a toujours entretenu un rapport intime teinté de fascination morbide avec la question de la représentation de l’étrange. La grande majorité de ses films se situent à l’orée d’une réalité contaminée par un fantastique grotesque. Chacun d’entre eux est un parcours sur un fil tendu entre folie et santé mentale, et leurs personnages-funambules ne sont jamais bien loin de la chute et de ses conséquences dévastatrices, comme en témoigne l’histoire des frères Mantle dans Faux-semblants (Dead Ringers, 1988). L’un des personnages des films de Cronenberg dont le voyage à travers cette inquiétante étrangeté aux relents surnaturels est le plus mémorable est sans doute Bill Lee, incarnation filmique de William Burroughs dans Le Festin nu (Naked Lunch, 1991). Alors que Lee (Peter Weller) s’engage dans une lutte paranoïaque et délirante contre l’univers hallucinatoire qui l’entoure, le film prend peu à peu des allures de cauchemar visuel à la limite du soutenable, transposition cinématographique du delirium tremens du roman, tandis que s’abolissent les frontières entre extériorité et intériorité, entre organique et inorganique, entre orgasmique et monstrueux.
2Le Festin Nu, l’un des projets les plus ambitieux du réalisateur et aussi l’un des plus controversés, entretient nombre de similarités avec Spider, son avant-dernier film, sorti sur les écrans en 2002, même si ce rapprochement peut de prime abord ne pas sembler évident. Dans les deux cas, nous avons non seulement affaire à des adaptations de romans dont on pourrait penser qu’ils sont a priori impossibles à porter à l’écran, mais ils font également tous deux de la folie leur fil directeur, que ce soit la paranoïa latente qui contamine Bill Lee pour le premier ou la schizophrénie aiguë de Dennis Cleg, ou Spider (Ralph Fiennes) pour le second. En outre, ces films abordent de front la problématique de la représentation filmique de l’acte d’écriture, qu’ils traitent tous deux de manière non conventionnelle, bien que distincte. Contrairement à ce qui se passe dans Le Festin nu où au cours d’une séquence mémorable, la machine à écrire de Lee se transforme en insecte géant et lascif sous ses yeux, le surnaturel n’a pas sa place dans Spider. La folie s’y manifeste tandis que le protagoniste griffonne dans son journal une série frénétique de caractères indéchiffrables, symptômes d’un esprit dérangé. Le spectateur, en conséquence, loin d’être happé dans un univers hallucinatoire, demeure à l’extérieur du délire du personnage et semble en premier lieu occuper la position sans équivoque d’observateur extérieur.
3Cette absence pour le moins surprenante de l’irruption du monstrueux dans le film en général et dans les scènes d’écriture en particulier, cette « anormale normalité » dont Spider fait montre est à l’origine de la réflexion qui suit. Quelles sont les implications de la représentation de la folie telle qu’elle a été décidée par le metteur en scène dans ce film ? Quelles sont les raisons qui ont poussé Cronenberg à abandonner le recours à l’hallucinatoire et au gore quand, à l’origine, le roman lui offrait toutes les possibilités d’une imagerie grotesque dont il a fait, au moins aux yeux de certains – à commencer par ses détracteurs – sa marque de fabrique ? Doit-on voir dans ces choix la marque d’une rupture dans l’art de Cronenberg ou une continuité dans la différence ?
4Pour répondre à ces questions et pour déchiffrer un film que d’aucuns auront pu juger trop contenu, et d’autres trop transparent, une attention toute particulière doit être accordée aux séquences au cours desquelles on voit Spider écrire – ou griffonner – et à leur implication pour la lecture du film dans son intégralité. Il apparaît en effet que ces scènes sont la clé du film, celle qui permettra de décoder la langue du fou, mais aussi la clé de voûte qui porte la structure de cet « édifice pervers1 » qu’est Spider. Elles ouvrent enfin le débat sur les questions d’autorité et d’identification qui seront explorées dans un deuxième temps.
Le journal d’un fou
5À aucun instant le film Spider ne cache son parti pris d’exposer la folie au grand jour. Dès sa toute première apparition à l’écran, à la fin de la séquence d’ouverture, le protagoniste, descendant du train, seul, hésitant et replié sur lui-même, nous apparaît d’emblée coupé du reste du monde, « une vague à part de l’océan », selon Henri Michaux2. Rien dans le jeu de Ralph Fiennes – sa posture, son regard fuyant et hagard, ses grommellements – ne permettrait au spectateur de douter de la condition de son personnage : nous sommes bel et bien confrontés à un aliéné, un schizophrène. La représentation sémiologique de cette condition est d’ailleurs l’objet d’un soin tout particulier apporté aux détails, à commencer par les doigts sales et jaunis du personnage qui reproduisent avec une vraisemblance frappante certains symptômes connus de la schizophrénie. Et comme si le jeu d’acteur et le maquillage ne suffisaient pas, les décors d’Andrew Sanders viennent, dans les premières minutes du film, filer la métaphore filmique de l’enfermement mental de Spider, fonctionnant ainsi comme corrélat objectif de son hermétisme tandis qu’il erre dans un Londres déserté et atemporel, passant devant des fenêtres murées qui sont autant d’obstacles barrant l’accès à son esprit malade.
6Si filmer la folie est un thème cher à de nombreux cinéastes qui ne présente rien de véritablement novateur3, le tour de force de Spider est d’interdire au spectateur, pendant les vingt premières minutes du film, de pouvoir percer, même de façon éphémère, ce mur de silence et d’aliénation qu’est son protagoniste. Une durée considérable si elle est rapportée à la longueur totale du film4. Tout converge : absence de dialogue et de voix off, regards du protagoniste ouvrant sans cesse sur un hors-champ évasif, cadrage, angles de prise de vue, jeu d’acteur, c’est bel et bien tout le dispositif de représentation filmique qui semble vouloir signifier l’exclusion du personnage principal de l’univers diégétique dont il est pourtant l’actant principal. À ce stade, toute empathie étant rendue impossible, le malaise du spectateur est sensible. D’un côté, il est désormais clair que ce personnage est le moteur de l’intrigue ; de l’autre, les stratégies de déstabilisation narrative sont telles qu’il demeure inaccessible, l’identification spectatorielle étant sérieusement entravée. Notons ici que l’ensemble des choix – négatifs pour la plupart d’entre eux – visant à interdire toute adhésion au protagoniste viennent exclusivement du réalisateur. Le roman original dont s’inspire le film suit un mouvement inverse, et dès la première page le narrateur homodiégétique, en apparence lucide, commence à se dévoiler, frôlant même l’apostrophe au lecteur :
Certains épisodes de mon enfance sont enchâssés dans mon esprit dans toute leur précision, dans toute leur clarté ; mais la journée d’hier s’estompe dans une espèce de brume, une bouillie informe, où les événements se mélangent les uns aux autres. […]
Du canal, il me faut environ dix minutes pour revenir chez Mme Wilkinson. Je ne marche pas vite ; j’ai tendance à traîner les pieds ; j’ai souvent besoin de m’arrêter net au milieu du trottoir. J’oublie comment on fait, voyez-vous, car pour moi depuis mon retour du Canada, plus rien n’est automatique5.
7Ce n’est ensuite qu’au fil des chapitres de ces confessions que le lecteur finit par comprendre que le narrateur est atteint de démence, une démarche dont on peut donc affirmer qu’elle se situe aux antipodes de la démarche de David Cronenberg, qui met en scène un personnage opaque, indéchiffrable. Les choses semblent même prendre un tour encore plus cryptique lors de la première séquence montrant Spider en train de rédiger son journal dans un carnet froissé, le gros plan sur la page ne révélant qu’une suite de caractères chaotiques et indéchiffrables. Alors que la chronologie du film a jusqu’ici suivi un cours normal, sans qu’il ait entendu une seule véritable réplique intelligible de la part du protagoniste ni qu’aucun semblant d’explication ne lui ait été fourni, le spectateur est en droit de se sentir franchement désarmé. Après avoir mis en œuvre toutes les ressources de son médium pour dénoter la folie, Cronenberg nous refuserait-il le droit d’accès à ce dérèglement qui est la matrice de tant de ses films ? À ce stade intervient le journal, et plus précisément le rôle structurel du signe griffonné dans l’élaboration des stratégies narrative et discursive du film.
À travers le hiéroglyphe
8Spider est une anamnèse qui s’effectue dans la douleur, un effort de mémoire épiphanique dont le trajet s’achève sur la reconstitution du matricide perpétré par le protagoniste dans son enfance. Dans le roman, Dennis Cleg/Spider est également le narrateur ; son récit biaisé et erratique devient le chemin qu’il se force à emprunter pour retrouver cette mémoire et capturer l’acte monstrueux enfoui et refoulé qu’il sera en fin de compte incapable de surmonter et face auquel il ne trouvera d’autre échappatoire que le suicide. Étant donné que le roman est le récit du journal, force est de reconnaître sa dimension métalittéraire. Francisco Ferreira note à cet égard que le livre Spider est avant tout un roman sur l’acte d’écriture, à la fois réflexion et subversion du travail sur l’écriture de soi6. Bien que cela puisse ne pas sembler évident de prime abord, le film de Cronenberg suit également cette démarche. Comme dans le roman, le cinéaste s’appuie sur la technique narrative du journal au cinéma tout en la subvertissant, puisqu’il fonctionne simultanément comme support de flashbacks et véhicule de construction fantasmatique.
9Les analepses sont en effet le procédé narratif qui finit par donner au film sens et cohérence. Leur absence au cours des vingt premières minutes souligne donc une nouvelle fois l’élaboration d’une stratégie visant à pousser à son paroxysme la confusion du spectateur. Plus tard dans le film et à plusieurs reprises, l’analepse se déclenche avec l’acte d’écriture, dont la fonction est alors révélée. Il est également remarquable que ces séquences, durant lesquelles Spider écrit seul, en secret dans sa mansarde, fassent l’objet d’une grande recherche esthétique. Cadrage et ombre leur confèrent une dimension quasi-expressionniste tandis que la gamme chromatique, réduite au jaune et au bleu, accentue encore davantage l’impression de confinement physique et mental.
10Si d’aucuns argueront que le recours au journal intime est somme toute un procédé assez conventionnel permettant de mettre en résonance deux niveaux chronologiques au cinéma, le propos de cet article est de montrer que c’est précisément dans l’utilisation détournée de cette technique que réside l’originalité de Spider et nous permet de saisir l’insaisissable, de lire l’illisible.
11En effet, lorsqu’intervient la première rupture chronologique, le plan qui précède est un gros plan de vingt secondes sur les caractères griffonnés dans le carnet, ce qui pourrait sembler exagérément long si ces signes n’avaient rien à nous dire. Une fois de plus, l’absence de voix off ou d’autres indices contribuent grandement à accentuer le sentiment de confusion. Une absence d’autant plus remarquable que ce procédé caractéristique du « protocole de réminiscence » au cinéma était originellement prévu par Patrick McGrath, qui avait transformé son propre roman en scénario. Ce refus de la voix off illustre une nouvelle fois combien Cronenberg était déterminé à crypter le film, puisqu’il décida tout bonnement de la faire disparaître du film. Il choisit aussi de se dispenser de scènes-relais reliant présent, passé réel et passé fantasmé que McGrath avait également choisi d’inclure dans son scénario7. Ne reste donc que le journal illisible comme unique point d’ancrage pour le spectateur défamiliarisé dans ce récit malade. Il se tient cependant bien sur un seuil, à un moment d’articulation du récit qui lui permettra d’accéder enfin à l’étrange sujet qu’est le protagoniste du film, sans autre choix que de poser l’œil sur l’indéchiffrable dans un acte de lecture contraint et impossible du symptôme schizophrénique à la fois le plus limpide et le plus opaque : le symbole schizographique8.
12Le plan suivant montre Dennis marchant seul dans un décor différent sans qu’aucun indice nous aide à comprendre que nous sommes en fait projetés dans le passé avec lui avant qu’une minute entière se soit écoulée et que le rideau soit finalement et littéralement levé sur Spider enfant, geste hautement métafictionnel qui signale l’actualisation du souvenir tout en dévoilant enfin le procédé de manière explicite. Aussi, dans cette première séquence analeptique, Cronenberg semble-t-il réticent à révéler l’artifice et entretient le doute aussi longtemps que possible.
13Une comparaison avec un autre film qui, macabre coïncidence, est aussi une histoire de matricide, peut ici s’avérer utile. Créatures Célestes (Heavenly Creatures, 1994) de Peter Jackson est lui aussi construit comme une reconstitution à rebours, mais sa facture est en revanche beaucoup plus classique. Un intertitre nous annonce en fin de générique que nous allons « suivre » le journal intime de la protagoniste Pauline (Melanie Linksey). Au cours d’un film qui en fin de compte n’est qu’une longue analepse permettant d’aboutir à la séquence d’ouverture et de l’expliquer, nous voyons à plusieurs reprises Pauline écrire dans son journal (lequel fait également une entrée remarquée comme objet dans la diégèse). À plusieurs reprises nous entendons également Pauline en voix off. Autant de procédés absents de Spider, où le journal du fou s’immisce en tant que vecteur narratif avec une discrétion initiale qui confine presque au secret, confirmant ainsi la volonté de Cronenberg « de brouiller les traces du contrat spectatoriel en refusant d’appliquer les codes de “déréalisation” qui signifient l’irruption du rêve ou du fantasme9 ».
Se voir, s’écrire, se raconter
14Si Cronenberg s’efforce dans un premier temps de différer la révélation de l’analepse, une fois le saut chronologique effectué, la confusion n’est plus permise du fait de la présence simultanée de Spider adulte et enfant dans la même séquence, voire dans le même cadre. La première occurrence de cette co-présence intervient dans la foulée du premier saut analeptique et s’avère être un exercice délicat de narration filmique, frôlant presque la gaucherie. Peu de réalisateurs se sont aventurés à mettre en scène cette aporie qui vient saper l’illusion de réalité10, a fortiori dans un film qui à aucun autre moment ne rompt avec la vraisemblance, et ce, malgré les possibilités offertes par le roman et les inclinations du réalisateur.
15La confrontation entre Spider adulte et Spider enfant dans le même plan permet pourtant à Cronenberg de retrouver le fil du roman, fondé sur la manipulation du lecteur au moyen de confessions biaisées, entre réminiscences et fantasmes. Comme l’observe un critique récent : « La toile des souvenirs est en effet trompeuse, car Spider écrit son passé à mesure qu’il se le raconte et parfois se l’invente, faisant ainsi une narration à rebours, et créant une fiction à l’intérieur de la fiction du film11. » Car l’anamnèse de Spider est tout écriture, celle-là même qui, nous l’avons vu, déclenche le flot des souvenirs mais qui se retrouve également au cœur des deux séquences analeptiques qui suivent, lorsque Spider – adulte – est filmé en train d’écrire alors même qu’il se voit enfant. Spider ne se contente pas de se remémorer, il devient l’auteur de son récit, l’« écrivain qui ne cesse de réécrire son script12 », illisible dans sa forme graphique, mais déchiffrable grâce à cette mise-en-abyme cinématographique complexe de l’acte d’écriture. C’est aussi par cette mise en scène du journal comme double support narratif (du souvenir et du fantasme) que Cronenberg déjoue le piège de l’adaptation cinématographique du roman et dévoile l’envers du cryptogramme schizographique.
16À noter toutefois que le journal disparaît de la fin du film, puisqu’il est déchiré par le protagoniste dans un accès de panique. La dernière réminiscence, celle qui aboutit au surgissement du matricide des tréfonds de la mémoire, s’opère donc sans le truchement du journal. Dans le roman, au contraire, celui-ci prend une place de plus en plus importante et de plus en plus problématique, si bien qu’à la fin ce n’est plus tant le protagoniste qui écrit son journal que le journal qui l’écrit, lui :
Si j’ai peur maintenant, c’est que je sais bien que je risque d’être brisé. Je voudrais pouvoir contrôler cela ; l’idée d’être guidé, entraîné, écrit, me terrifie. Cette force ne peut-elle pas aussi me détruire ? (McGrath, 1990, p. 199).
17Sans doute peut-on avancer deux explications à la disparition du journal dans le film. Tout d’abord, l’équipe de production était soucieuse de terminer le film par une anagnorisis du protagoniste débouchant sur une fin optimiste. La disparition du journal laisserait donc à penser que Spider a pris conscience de son acte et est en voie de guérison, ainsi que le suggèrent les derniers plans du film. Au-delà des considérations visant à ménager les sensibilités du grand public, nous touchons sans doute ici aux limites des possibilités de transposition d’un récit littéraire au cinéma. Difficile en outre d’imaginer comment, sans voix off, la « terreur » du protagoniste pourrait trouver forme à l’écran quand c’est en grande partie la caméra, plus que le journal, qui « l’écrit ».
18L’incompatibilité des récits n’entraînant pas nécessairement celle des discours, sans doute faut-il à présent s’interroger sur la lecture que Cronenberg nous propose du journal. Que nous dit le fou ? Et que signifie vraiment le hiéroglyphe ?
Spider, c’est qui ?
19Nous avons tenté jusqu’ici de mettre à jour le paradoxe sur lequel repose le film. Alors même que l’illisible devient lisible, il devient la clé de l’interprétation du film et la voie d’accès à la conscience du protagoniste. L’utilisation du journal comme support et déclencheur de l’analepse est donc plus complexe qu’il n’y paraît, et témoigne de la volonté du metteur en scène de manipuler son public, ne lui laissant d’autre choix que de se confronter à l’inintelligible pour mieux comprendre.
20Filmer la folie est une entreprise ardue qui malmène les paramètres fondamentaux de caractérisation cinématographique du personnage, à l’exemple de la focalisation. Elle fait donc appel à des choix précis de la part du cinéaste. À cet égard, Spider peut faire figure de cas d’école tant Cronenberg pousse la représentation du désordre mental à l’extrême et s’attache à dresser « un tableau impitoyable de l’anatomie du sujet schizophrène13 ». On serait presque tenté d’avancer que le regard froid et quasi-chirurgical qu’impose le cinéaste en début de film frôle parfois l’austérité, terme pour le moins inattendu lorsqu’il s’agit de parler d’un film du réalisateur de La Mouche (Th e Fly, 1986). Impossible cependant de nier qu’au début du film, le personnage incarné par Ralph Fiennes a « vraiment » l’air malade, coupé du monde, souffrant de troubles pathologiques visibles et symptomatiques pour l’œil du praticien.
21D’un autre côté, par le prisme de cette interface graphique si particulière, nous arrivons à percer la coque, à pénétrer le monde intérieur de cette enveloppe charnelle au bord de l’implosion. C’est là, nous l’avons montré, la fonction narrative du symbole schizographique, mais son rôle ne s’arrête pas là. Sa portée symbolique inclut aussi l’auteur dans une triangulation entre personnage, spectateur et cinéaste. Il est important de noter que l’idée de faire écrire Spider en signes abstraits est un choix personnel de Cronenberg14 ; le roman, de manière assez évidente, ne s’intéresse que peu à cette question bien qu’à quelques reprises le narrateur se plaigne de retrouver les pages de son journal « denses, tachées par endroits, couvertes de mots que je ne désirais pas vraiment lire » (McGrath, 1990, p. 231-232). En outre, on ne trouve pas dans la littérature consacrée à la schizophrénie de manifestation d’« écriture schizophrène » identique à celle du film15. L’histoire de la folie chez les grands littérateurs nous donne des exemples de dérèglements graphiques chez Gérard de Nerval ou Antonin Artaud, mais sans jamais qu’ils s’établissent en systèmes autonomes comme c’est le cas chez Spider. Il y a en effet de la méthode dans sa folie, dont l’alphabet doit en fin de compte être lu comme un code graphique propre à un esprit malade, clos, mais également créateur, qui recèle en lui toute « l’expérience de la solitude de l’artiste incompris et pris au piège de sa propre création16 ». « Spider, c’est moi » avait déclaré, après Flaubert, David Cronenberg lors de la projection du film au festival de Cannes, insistant ainsi sur la dimension allégorique de son personnage17. Si bien qu’en fin de compte, comme c’était le cas dans le récit, la valeur discursive du symbole est double : au-delà de la dénotation de la folie, il devient le symbole de l’artiste incompris aux prises avec sa production, dût-il être le seul à pouvoir la comprendre. Le tragique de Spider, comme pour tout schizophrène, demeure l’impossible ouverture à l’Autre. Comme le rappelle Paul-Claude Racamier : « Écrire intérieurement sa vie, chacun le fait sans cesse, le névrosé le fait en hiéroglyphes, et le psychotique sur un écran qui ne prend pas l’encre18. » C’est pourtant bien sur un écran que s’inscrit Spider, récit délirant et allégorie de la création artistique, entraînant le spectateur (l’autre) à lire ce que nous disent le fou et l’artiste qui ne font désormais plus qu’un.
22Insistons une dernière fois sur la duplicité du film. La représentation graphique de la folie dans Spider n’est en fin de compte pas exactement là où elle semblait être la plus évidente. Alors que le cryptogramme devient à la fois une clé de l’interprétation et un symbole esthétique, Spider parvient à résoudre son propre paradoxe, et permet au spectateur de lire ce qui dans un premier temps lui avait été présenté comme strictement illisible. La lecture du signe schizographique, comme nous avons tenté de le montrer, s’effectue à deux niveaux : diégétique d’une part, en nous permettant de démêler l’arantèle dans laquelle l’araignée finira par s’emprisonner d’elle-même, et esthétique de l’autre, dans sa relation au discours artistique du cinéaste. Sans doute est-ce dans cette intrication fusionnelle entre le fou, l’artiste et l’auteur que réside la véritable richesse de Spider. Car Dennis n’est pas seulement l’autre, le sujet schizophrène subsumé par le réel, il devient le même, un reflet malade du moi artistique capable de prendre dans sa toile aussi bien le cinéaste, le comédien19 et le spectateur. Au-delà de l’indentification proclamée du réalisateur au protagoniste, Spider est un film formidablement personnel, ce qui lui confère sa nature élégiaque et presque intime, mais ne signifie pas pour autant que comprendre Spider nous aidera à mieux comprendre ce singulier metteur en scène qu’est Cronenberg car, dans les termes du psychiatre : « L’énigmatisme est pour les schizophrènes comme une règle de vie ; qui les comprend ne comprend rien, mais qui ne comprend plus commence à les comprendre20. »
Notes de bas de page
1 Serge Grünberg, David Cronenberg, Paris, Cahiers du Cinéma, 2002, p. 173.
2 Cité par Paul-Claude Racamier, Les Schizophrènes, 1980, Paris, Payot, 2001, p. 116.
3 Notons, à titre d’exemple, que le film sortit sur les écrans à peu près en même temps que A Beautiful Mind de Ron Howard, traitant du mathématicien John Nash (interprété par Russel Crowe) et de sa chute dans la démence.
4 Le film ne dépasse pas les quatre-vingt-dix minutes.
5 Patrick McGrath, Spider, 1990 (Paris, Gallimard, 2002). Traduction Martine Skopan. Chapitre 1, p. 12-13. Nous soulignons. « I’ve always found it odd that I can recall incidents from my boyhood with clarity and precision, and yet events that happened yesterday are blurred, and I have no confidence in my ability to remember them accurately at all. […] It takes me about ten minutes to walk from the canal back to Mrs Wilkinson’s. I am not a fast walker; I shuffle, rather than walk, and often am forced to stop dead in the middle of the pavement. I forget how to do it, you see, for nothing is automatic with me anymore, not since I came back from Canada. » P. McGrath, Spider, Harmondsworth, Penguin, 1990, p. 9-10.
6 Francisco Ferreira, « Une arentèle de signes : Spider de Patrick McGrath », Otrante : Art et Littérature fantastique s. Châteaux 12 (automne 2002), p. 158-171.
7 Dans un courriel de l’auteur interrogé à propos de la rédaction du scénario, il répond : « Beaucoup de ces scènes furent coupées par David, qui avait la certitude de sentir ce qui était nécessaire à la compréhension de l’histoire, et ce qui ne l’était pas. » (Courriel à l’auteur, 23 août 2005.) Nous traduisons.
8 Ce terme, très peu usité, est emprunté à un article de Jacques Lacan, écrit en 1931, et intitulé « Écrits inspirés : schizographie » réédité dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Premiers écrits sur la paranoïa (Paris, Seuil, 1975). Le terme a, semble-t-il, été abandonné depuis, même dans la littérature scientifique. Dans notre cas, le caractère unique du symptôme de Spider sur un plan aussi bien clinique que pathologique semblait pouvoir justifier un tel choix lexical.
9 Grünberg, op. cit., p. 176.
10 Le seul exemple vraiment célèbre étant Woody Allen se revoyant enfant chez le psychiatre dans Annie Hall (1977), traité sur le mode comique.
11 Magali Falco, La Poétique néo-gothique de Patrick McGrath, Thèse de doctorat, université d’Aix-en-Provence, 2005, p. 356.
12 Grünberg, op. cit., p. 179.
13 Suzie McKenzie, « In pursuit of sublime darkness », The Guardian Review, 3 septembre 2005, p. 6. Nous traduisons.
14 « C’est David qui a pris la décision de transformer le journal en griffonnages. Pour lui il s’agissait d’une sorte d’expression graphique abstraite. » (Patrick McGrath, courriel à l’auteur.)
15 À titre d’exemple, voir: « Language and Communication Problems with Schizophrenic Patients » dans Phenomenology and Treatment of Schizophrenia, William E. Fann (éd.), Spectrum, New York, 1978, p. 163-187. Sur le plan graphique, on y mentionne des manifestations de micrographie, mais pas de système symbolique propre à un seul sujet. Les psychiatres interrogés sur cette question ont affirmé que soit la crise serait trop forte pour permettre au sujet d’écrire, soit les traitements bloqueraient la production délirante.
16 Falco, op. cit., p. 354.
17 Voir l’article de Serge Grünberg du même titre dans Les Cahiers du Cinéma, mai 2002, p. 16-22.
18 Racamier, op. cit., p. 192.
19 C’est en effet Ralph Fiennes qui, étant tombé sous le charme du scénario, l’a recommandé à Cronenberg.
20 Racamier, op. cit., p. 47.
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