Le territoire des géographes
Quelques points de repère sur ses usages contemporains
p. 271-291
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Index géographique : France
Texte intégral
1Comme tous les autres mots, les notions ou concepts scientifiques ont une histoire. Ceux de la géographie ne font pas exception. Mais s’ils ont une histoire, ce n’est pas qu’ils apparaissent, changent ou tombent en désuétude spontanément, sous l’effet d’une dynamique interne au langage ou propre au seul monde des idées. C’est surtout que les concepts ne vivent que lorsqu’ils font l’objet d’usages sociaux, lorsqu’ils servent à quelque chose et à quelqu’un. En l’occurrence, les concepts scientifiques servent autant à exprimer une idée, neuve ou ancienne, qu’à s’inscrire dans une discipline, un courant, une « école », ou au contraire à s’en démarquer. Sans prétendre évidemment faire œuvre d’historien, c’est cette histoire pratique des usages des concepts de la géographie, et plus particulièrement du champ lexical du territoire, que nous allons esquisser ici.
2Depuis la fin de « l’École française de géographie », autrement dit de l’école vidalienne qui a tant inspiré les historiens des Annales (de Lucien Febvre à Fernand Braudel), il est difficile de parler de la géographie au singulier. Aujourd’hui plus que jamais, la géographie est plurielle, pour ne pas dire « en miettes1 ». Cet éclatement de la discipline est le fruit des filiations ou « traditions » nationales, de la spécialisation qui touche toutes les sciences, mais aussi de la fameuse division en deux branches, géographie physique et géographie humaine, qui lui est plus spécifique, même si elle tend à être aujourd’hui dépassée. Il s’explique aussi par la multiplication des « révolutions scientifiques » annoncées dans les années 1970, sans qu’aucun des nouveaux « paradigmes » proposés ne chasse tout à fait ses prédécesseurs et concurrents. Et pourtant, malgré cet éclatement de la discipline, on a pu observer une montée en puissance de la notion de territoire (et de ses dérivés, territorialité, territorialisation…) dans la plupart des grands courants, comme chez les grands auteurs de la géographie. Que dans leur diversité, les géographes se retrouvent derrière le « maître mot » territoire, constitue un paradoxe qu’il est important d’interroger.
3Retracer la montée en puissance de cette notion de territoire au sein de la géographie française sera l’occasion de décrire les mutations récentes au sein de la discipline, en référence croissante avec les autres sciences sociales. Après avoir rappelé quels étaient les termes-clefs de la discipline avant leur renouvellement récent, nous allons retracer cette diffusion de territoire d’un point de vue quantitatif et proposer ensuite quelques éléments d’interprétation d’un tel succès. Nous nous attacherons en dernière partie à passer en revue les problèmes soulevés par une telle domination conceptuelle et les limites d’une notion qui ne peut suffire selon nous à penser la dimension spatiale des sociétés.
De la région à l’espace : l’affirmation d’une géographie scientifique
Une géographie aux ambitions théoriques et épistémologiques limitées : l’héritage vidalien de l’école régionale française
4Le père fondateur de la géographie moderne, Vidal de la Blache, a durablement marqué la discipline de son empreinte. Confrontée à la sociologie naissante, incarnée par Durkheim et ses collaborateurs, la géographie a pendant longtemps refusé de se doter d’un objet social et s’est tournée délibérément du côté des sciences naturelles2. S’est mise en place une approche axée sur la notion de milieu (naturel), clef de lecture de la répartition des hommes sur la terre et des mises en valeur agricoles. Soutenue et légitimée par Lucien Febvre et « l’école des Annales », cette géographie s’est surtout intéressée aux permanences dans les paysages et genres de vie, induites par les conditions physiques et plus particulièrement géomorphologiques.
5Dans un tel contexte, les ambitions épistémologiques ont été pendant longtemps fort limitées, se bornant aux principes de la description morphologique et de la taxonomie. Les grandes thèses produites jusque dans les années 1960 ont consacré le modèle de la région, homogène par ses paysages naturels et agraires et par son habitat rural. Cette notion de région (naturelle) peut d’ailleurs être considérée comme fondatrice de « l’École française de géographie », dans ses choix scientifiques comme dans son positionnement politique. Tournant le dos aux mutations sociales pendant plus d’un demi-siècle, les vidaliens ont revendiqué une certaine neutralité politique… tout en promouvant le nationalisme et en se mettant au service du pouvoir dans un certain nombre d’occasions3. Alors que l’État nazi cherche dans la Geopolitik une justification à sa politique de puissance, « l’État français a surtout besoin de stabiliser son pré carré4 », ce que fait opportunément la démarche vidalienne en naturalisant « scientifiquement » l’espace social.
6À partir des années 1960, la géographie connaît de nombreux bouleversements. Emmenées par Pierre George, de nouvelles générations de géographes importent le marxisme dans la discipline, développent de nouveaux thèmes (démographie, urbanisation, industrialisation) et de nouvelles échelles d’analyse, plus « macro ». Mais si les modes de production remplacent les genres de vie, on ne peut guère parler de révolution scientifique pour autant5. Un certain nombre de géographes ont cru trouver le renouvellement de la discipline du côté de la demande de l’État aménageur, mais cette « géographie appliquée », largement teintée d’illusions quant aux rapports au pouvoir, a contribué à maintenir la discipline dans une certaine carence de réflexion fondamentale et théorique. On commence à parler de l’organisation de l’espace alors que la notion de territoire reste étroitement associée à cette approche aménagiste durant les années 1960 et 1970.
Le renouvellement de la géographie : la mise en exergue de l’espace
7Alors même que la France rurale connaissait une profonde mutation, la géographie française s’est engagée durant les années 1960 dans un processus de réflexion et de (re)construction scientifique qui s’est véritablement concrétisé dans les années 1970. Cette ambition s’est retrouvée associée à l’idée de « nouvelle géographie », empruntée aux Anglo-Saxons. Au-delà de la diversité des approches qu’elle recouvrait, cette « nouvelle géographie » a désigné une ambition de revenir sur les fondements épistémologiques de la discipline.
8La géographie quantitativiste, soucieuse d’introduire en géographie les méthodes éprouvées dans les sciences « dures », a marqué l’affirmation d’une approche néopositiviste, qui se donne pour objectif de mettre à jour les « lois » fondamentales de l’espace : c’est l’idée de modélisation qui s’est affirmée et a donné naissance par la suite, autour de R. Brunet, à la chorématique6 et plus largement à ce que l’on qualifie aujourd’hui d’analyse spatiale. Dans le même temps, une géographie engagée, militante, radicale diraient les Anglo-Saxons, s’est affirmée dans le sillage de mai 1968, autour des questions de domination à différentes échelles (rapports nord-sud, ségrégations intra-urbaines…) : une certaine géographie politique et plus largement la géographie sociale sont héritières de cette approche. Dans le même temps s’est affirmé un courant que l’on peut qualifier de béhavioriste, qui affirme l’importance de l’individu, de la subjectivité, des représentations, dans l’analyse des comportements géographiques. Plus largement se fait jour l’idée que l’espace n’est pas (seulement) un donné matériel, modélisable, avec ses propres lois, mais qu’il est construit par les pratiques et les représentations des individus, et inscrit dans les groupes sociaux. Sont héritières de cette affirmation à la fois la géographie culturelle et la géographie sociale, qui ont toutes deux emprunté à « l’espace vécu » initié par A. Frémont à la fin des années 1970. Cette distinction entre les trois courants de pensée, qui se sont imposés dans les années 1970 (Scheibling, 1994) vaut pour la commodité de l’analyse mais reste un peu artificielle, étant donné que ces différentes approches ont pu être pratiquées simultanément ou successivement par les mêmes auteurs.
9Cette quête de scientificité et de renouvellement s’est cristallisée autour d’un mot, qui s’est imposé aux côtés de la notion fondatrice de région : celui d’espace. Que ce soit chez les tenants d’une géographie quantitativiste, chez les adeptes d’une géographie engagée ou chez les promoteurs de la géographie des représentations, le terme d’espace est apparu répondre aux besoins de théorisation. Témoignent de ce succès du mot espace trois nouvelles revues des années 1970 qui font aujourd’hui référence : L’Espace géographique, fondée par R. Brunet en 1972, qui se veut la revue de la « nouvelle géographie », EspacesTemps fondée en 1975, par J. Lévy et C. Grataloup notamment7, et Espaces et Sociétés, fondée par H. Lefebvre en 1975.
10Malgré ce formidable renouvellement épistémologique, la géographie semble encore mal assurée scientifiquement et apparaît divisée à la fin des années 1970. Si le terme d’espace a répondu aux ambitions théoriques des nouvelles générations de géographes, c’est celui de territoire qui va répondre aux besoins d’identité et de légitimité de la discipline, à partir du début des années 1980.
Irruption et affirmation du territoire dans la géographie française (1980/2000)
Quelques points de repère d’une montée en puissance du territoire
11Les auteurs qui se sont penchés sur l’usage de territoire en géographie (Elissalde, 2002, Lévy, 2003, Ferrier, 2003) conviennent d’une apparition à la fin des années 1970 ou au début des années 1980. Nous avons souhaité vérifier cette affirmation et préciser autant que possible cette diffusion du terme depuis une vingtaine d’années. Dans ce dessein, nous avons procédé à la fois à quelques analyses quantitatives, sur différents corpus8, et à un repérage des principaux textes qui ont initié et accompagné cette diffusion de la notion.
L’apparition du territoire dans les années 1980
12Selon B. Elissalde (2002) il faut attendre la période 1983-85 pour voir entrer en scène la notion de territoire, dont il relève l’apparition dans les tables analytiques de L’Espace géographique. En fait, la notion apparaît quelques années avant mais, dans un premier temps, peine à se diffuser. Dans le catalogue de l’UFR de géographie de l’Université de Caen, les trois premiers ouvrages dont le titre comporte territoire (en dehors de l’expression aménagement du territoire) sont parus en 1980, 1981 et 1982, mais pour un total de 10 ouvrages seulement classés en géographie sur l’ensemble de la décennie. De même, dans les intitulés de DEA, espace l’emporte encore très largement sur territoire en 1989. Seuls les intitulés de colloque, logiquement le premier canal de diffusion large des modes et paradigmes, enregistrent plus nettement ce succès naissant… et le favorisent : alors que le territoire est totalement absent des intitulés de la période 1980-1981, 10 ans plus tard, il est aussi prisé que l’espace et devance déjà la région.
13La décennie 1980 semble donc encore caractérisée par des usages pionniers du terme territoire, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir. Il faut attendre la fin de la décennie et surtout les années 1990 pour le voir s’imposer.
Une très forte augmentation des usages de territoire dans les années 1990
14Dans le corpus d’ouvrages classés en bibliothèque de géographie de Caen, le nombre d’occurrences d’espace tend à augmenter légèrement sur l’ensemble de la décennie, tandis celui de région est en diminution sur la même période. Mais l’évolution la plus spectaculaire concerne le nombre d’occurrences de territoire qui est en nette progression sur toute la période. Ce nombre se rapproche de celui d’espace et rattrape celui de région.
Territoire et dérivés dans les ouvrages de la bibliothèque de géographie de Caen (1990/99)
Si territoire et ses dérivés sont dans l’ensemble de plus en plus utilisés, le détail montre que les variations diffèrent selon que l’on a affaire au singulier ou au pluriel, au substantif ou aux adjectifs.
Alors que les usages de territoire augmentent de 50 % entre 19901994 et 1995-99, ceux des adjectifs (territorial/aux) doublent. Comme si de plus en plus d’objets, d’entités ou de processus étaient qualifiés de « territoriaux », prenant la place des adjectifs dérivés d’espace et de région.
Les usages de territoires au pluriel augmentent sur toute la période et notamment durant le dernier tiers de la décennie, ce qui peut traduire la diversification des échelles, alors que pendant longtemps, le territoire était associé à l’échelle nationale.
15Source : base de données de la bibliothèque de géographie de Caen (1990/99)
16Il faut noter que territoire tend à concurrencer région plus qu’espace. Il semble même que l’affirmation du territoire stimule l’usage renouvelé d’espace et suscite des débats théoriques.
Territoire dans le Répertoire des géographes
Edité tous les quatre ans depuis 1994, le Répertoire des géographes est réalisé par l’UMR PRODIG, qui demande régulièrement aux géographes (universitaires et praticiens) de décrire leurs activités. Les collègues sont invités à choisir parmi une liste de mots-clefs, qui cherche à suivre les évolutions de la discipline. Entre 1994 et 1998, le nombre de citations de territoire a plus que doublé. Alors qu’un tiers seulement des géographes répertoriés ont moins de 40 ans, cette proportion s’élève à la moitié parmi les usagers du terme, ce qui révèle un effet de génération.
17Cette impression d’une plus forte sensibilité des géographes aux concepts et à la théorie semble confirmée par les intitulés de colloques : entre 1999 et 2001, près d’un intitulé de colloque sur trois comporte les mots espace ou territoire, alors que la proportion n’était que d’un sur huit 10 ans auparavant. Mais alors qu’à la fin des années 1980, espace et territoire étaient à égalité dans les intitulés de colloques, territoire et ses dérivés l’emportent très largement au début des années 2000 (cf. tableau n° 1). Le même renversement s’est opéré durant les années 1990 en ce qui concerne les intitulés de DEA : présent en 2003 dans plus de la moitié des intitulés, territoire s’est imposé comme le terme à la mode, celui qui est censé attirer les étudiants. Cette évolution est entérinée en 2001 dans le cadre hautement symbolique de l’agrégation de géographie : l’épreuve de géographie des territoires remplace alors l’épreuve de géographie régionale.
18Les différentes sources que nous avons utilisées convergent : l’usage de territoire apparaît au début des années 1980 et augmente fortement au cours de la décennie 1990, pendant que le terme de région connaît l’évolution inverse. À travers le succès de territoire et l’usage confirmé d’espace, la discipline s’affiche aujourd’hui beaucoup plus « conceptuelle ».
Pionniers et diffuseurs : quelques textes-clefs
Mais d’où vient le territoire ?
19Comme nous l’avons signalé, le mot territoire n’est pas nouveau dans la discipline, comme en témoigne d’ailleurs le sous-titre d’un article d’Y. Le Berre : Concept ancien, utilisation nouvelle (Le Berre, 1982). Mais dans les années 1960 et 1970, son usage se limitait souvent à l’expression aménagement du territoire et renvoyait donc au pouvoir politique (principalement étatique) et à son espace d’intervention. Il s’agit de l’une des deux acceptions classiques du terme dont ont hérité les sciences sociales, l’autre ayant été forgée dans le cadre de l’éthologie. Divers travaux (Tizon, 1996 ; Le Berre, 1995) font état de sauts épistémologiques successifs : de la sphère du politique et du droit à celle de l’éthologie, pour revenir à l’homme et à la société.
Les « pionniers » d’un territoire renouvelé
20Nous pouvons citer trois pionniers, qui ont fortement contribué à introduire, de manière concomitante, un usage renouvelé du mot territoir en géographie, en essayant de le démarquer de celui d’espace. Ces pionniers ne sont bien entendu pas isolés : ils rendent compte en partie des questionnements de leur milieu scientifique et s’inscrivent dans des réflexions croisées.
21C. Raffestin est couramment cité comme un des premiers à avoir conceptualisé le territoire (Di Méo, 1998a, Chivalon, 1999) Pour cet auteur, le territoire renvoie d’abord au pouvoir. Mais par rapport à une approche classique, il précise que le territoire résulte d’une appropriation à la fois concrète et abstraite : le territoire est selon C. Raffestin « un espace dans lequel on a projeté du travail, soit de l’énergie et de l’information (Raffestin, 1980, p. 129). La nouveauté conceptuelle réside dans cette idée du territoire comme espace investi par les signes culturels d’une société, d’un « espace informé par la sémiosphère » selon une formule qui a fait date (Raffestin, 1986). Pour C. Chivallon, cette idée du territoire comme espace investi par un système de signes, représente une véritable ruptur épistémologique, par rapport à ce qu’elle appelle « le projet classique de la géographie » de description d’une matérialité neutre, indépendante des cadres conceptuels et des représentations.
22Selon d’autres auteurs (Elissalde, 2002, Lévy, 2003), c’est plutôt du côté du groupe Dupont, avec l’édition 1982 de Géopoint (« Les territoires de la vie quotidienne ») qu’il faut rechercher « l’entrée officielle du territoire » en géographie (Lévy, 2003, p. 907). Au sein de ce collectif, J.-P. Ferrier semble avoir joué un rôle particulier, en produisant un certain nombre textes à partir de sa thèse d’Etat (Ferrier, 1982, 1984), qui font la promotion de la notion9. Pour J.-P. Ferrier et d’autres membres du groupe, recourir au territoire permet de mettre l’accent sur « l’habiter », sur la manière dont les hommes vivent leur rapport à l’espace. Le territoire est conçu comme « l’interface » entre la nature et la culture.
« Territoire : espace mental signifiant, intériorisé par les habitants » (Ferrier, Bailly, 1984, p. 262).
23Comme chez C. Raffestin, qui est d’ailleurs un habitué des Géopoints et qui a alimenté la réflexion de J.-P. Ferrier, on retrouve cette idée que le territoire est un espace investi de sens, avec lequel les hommes entretiennent un rapport sensible.
24Parmi ces pionniers du territoire, il faut également mettre en avant J. Bonnemaison qui dès 1981 a publié Voyage autour du territoire dans l’Espace géographique. Familier des archipels du Pacifique et de l’approche ethnologique, J. Bonnemaison affirme une primauté du culturel dans la lecture des sociétés et de leur espace.
« La territorialité découle de l’ethnie en ce qu’elle est d’abord la relation culturelle vécue entre un groupe humain et une trame de lieux hiérarchisés et interdépendants, dont la figure au sol constitue un système spatial, autrement dit un territoire » (Bonnemaison, 1981, p. 253).
25Le territoire représente à ses yeux la dimension spatiale de la culture et le concept-clef de la géographie culturelle qu’il appelle de ses vœux. Cette notion est donc porteuse, comme chez les auteurs précédents, d’un intérêt nouveau chez les géographes pour les représentations de l’espace et pour la prise en compte du rôle du symbolique dans la production de l’espace.
Quelques passeurs et diffuseurs du territoire en géographie
26Dans la première édition du Dictionnaire de géographie de chez Hatier, la définition de territoire est illustrée non par un extrait de ces textes fondateurs que nous avons évoqués, mais par un passage d’un article co-écrit par Guy Di Méo, dont le nom est aujourd’hui étroitement associé à la notion de territoire (Di Méo et alii, 1993). Par l’ampleur de sa réflexion théorique, qui a marqué la géographie des années 1990, G. Di Méo est sans doute celui qui a le plus approfondi la réflexion conceptuelle autour du territoire et a le plus contribué à la diffusion du terme parmi les géographes (et au-delà). Par rapport à la notion d’espace, il considère que le territoire permet d’aborder quatre registres supplémentaires (Di Méo, 1998a) : celui de l’appartenance individuelle et des identités collectives, celui du découpage et du contrôle de l’espace, celui des représentations et du symbolique et enfin, celui du temps long de l’histoire.
27Il faut noter que son premier grand ouvrage théorique (Di Méo, 1991, L’homme, la société, l’espace) reposait encore sur le concept de « formation socio-spatiale », conçu comme une grille de lecture de la production sociale de l’espace. À partir de 1993, il met en avant le terme de territoire, déjà présent dans le premier ouvrage, beaucoup plus proche du langage courant, pour exprimer sa pensée, ce qui renvoie à la question du choix stratégique du vocabulaire scientifique10.
28Cet argument de l’accessibilité a été mis en avant par J. Scheibling dans son manuel Qu’est-ce que la géographie ? qui cherchait à répondre à la crise identitaire de la géographie (Scheibling, 1994). À cette question liminaire, l’auteur répond qu’elle est « l’étude du territoire ». Il voit dans territoire la notion à la fois concrète11 et abstraite, utilisable à toutes les échelles (contrairement à celle de région), capable de fédérer et d’identifier la discipline.
29Bien d’autres auteurs mériteraient de figurer parmi les diffuseurs de la notion. Nous pouvons citer rapidement Xavier Piolle qui a défendu une approche du territoire qui donne la priorité à l’analyse des rapports sociaux (Piolle, 1990). Ou encore Bernard Debarbieux qui a mis l’accent sur la relation symbolique à l’espace, en articulant territoire et lieu (Debarbieux, 1995) et qui a proposé une histoire de la notion (Debarbieux, 1999).
30Pour résumer l’évolution de la géographie, Christian Grataloup a proposé de manière pédagogique (mais simplificatrice) de distinguer trois grands moments de la discipline en les assimilant à leur concept central : le temps du milieu, imprégné de naturalisme, le temps de l’espace qui rompait avec l’exceptionnalisme pour promouvoir des lois générales de l’espace (nomothétique versus idiographique) et le temps du territoire, marqué par la prise en compte de l’impact géographique de l’identité des individus et des sociétés. Nous allons maintenant revenir sur ce qui peut expliquer cette lame de fond du territoire dans la géographie française depuis une vingtaine d’années.
Le succès du territoire : l’expression d’un certain nombre de ruptures épistémologiques en géographie
31Si le territoire s’est imposé aussi rapidement et aussi fortement chez les géographes, c’est qu’il a « incarné12 » un certain nombre de ruptures épistémologiques au sein de la discipline. Mais il faut préciser que le territoire se voit conférer des statuts théoriques et méthodologiques très différents d’un chercheur à l’autre. Pour certains, il n’est que la nouvelle étiquette du cadre spatial de la recherche, non interrogé en tant que tel. Il ne fait en cela, le plus souvent, que remplacer région et/ou espace sans réel changement de contenu. Pour d’autres, c’est un véritable outil conceptuel. Ces différentes clefs de lecture de la diffusion du mot dans la discipline s’appuient sur les positions des auteurs qui ont pris le territoire au sérieux, autour de l’idée d’un espace approprié par les individus et les groupes sociaux ; chacune d’entre-elles ne peut bien entendu s’appliquer à l’ensemble des usages et des auteurs répertoriés.
32Même si nous pouvons lire ce succès du territoire sous l’angle épistémologique, il faut bien garder à l’esprit que le choix d’un concept n’est pas uniquement d’ordre scientifique, qu’il n’est pas neutre, a fortiori lorsque qu’une majorité de scientifiques font le même dans la même période : nous aurons l’occasion d’y revenir dans la dernière partie.
Une géographie qui s’inscrit dans les sciences sociales et y recherche une nouvelle légitimité
33Pour ses promoteurs, territoire présente l’avantage de renvoyer directement aux relations espace/société (Jean, 2002) et de réaffirmer la primauté du social dans les préoccupations des géographes : territoire est en effet défini d’abord comme une construction sociale. Dans ce contexte de réaffirmation de l’objet social de la géographie, l’une des raisons du succès de territoire en géographie, c’est qu’il permet de revendiquer l’intérêt, si ce n’est la singularité de la discipline et son importance dans le champ des sciences sociales. Le recours au territoire permet en effet de rappeler à tous qu’il n’existe pas de société « hors-sol13 », que toute société a une dimension géographique/spatiale et qu’il revient en toute logique à la géographie de l’étudier.
34Territoire s’affirme donc à partir du moment où la géographie s’inscrit pleinement dans les sciences sociales et qu’elle cherche à y donner des gages de scientificité par la mise en avant d’un concept fédérateur. Dans le même temps, territoire s’impose également dans l’ensemble des sciences sociales14, ce qui crée a priori les conditions d’une concurrence mais aussi d’un dialogue transversal, même si derrière le même mot, il est illusoire de retrouver le même contenu (Guedez, 2002).
Une géographie qui dépasse l’opposition entre le matériel et l’idéel
35Le succès de territoire marque l’affirmation d’une approche à caractère phénoménologique, en terme de représentations, et plus largement, l’affirmation de la composante idéelle, longtemps négligée en géographie : « l’intérêt pour les espaces idéels s’est incarné dans l’accent mis sur les mots “territoire” ou “lieu” » (Lévy, 2003, p. 908).
36Pour B. Debarbieux, l’idée de territoire renvoie à l’appropriation d’un espace par des individus ou des collectifs sociaux, appropriation qui s’effectue le plus souvent « dans des registres essentiellement cognitifs ou symboliques », plutôt que par des moyens matériels de contrôle et d’usage exclusif. L’approche en terme de territoire met effectivement l’accent sur l’impact des idées, des représentations, dans la transformation des espaces, sur la logique de « sémiotisation de l’espace » mise en avant par C. Raffestin. Pour autant, B. Debarbieux déplore que le concept de territoire soit bien souvent subordonné à celui de représentation et réaffirme sa nature « bifaciale » : selon lui, territoire a pour intérêt principal de permettre l’articulation entre l’idéel et le matériel, trop souvent présentés comme antagonistes en géographie. Dans cet esprit, il parle « d’agencement de ressources matérielles et symboliques » (Debarbieux, 2003, p. 910).
37L’usage de territoire marquerait donc l’irruption de l’idéel dans une géographie longtemps cantonnée au matériel (le terrain, la région). Pour certains auteurs, territoire permet précisément d’articuler l’appréhension matérielle et idéelle de l’espace et de dépasser une opposition stérile15.
Une géographie qui intègre la dimension temporelle
38Intégrer la question de l’historicité fait partie des ambitions d’une géographie en plein renouvellement : selon J. Lévy, il s’agit même de l’un des trois acquis principaux de la discipline durant la période récente. Plusieurs auteurs insistent sur la sensibilité accrue à la dimension temporelle qu’induit l’usage de territoire : l’espace serait ainsi appréhendé avec toute son épaisseur temporelle, dans toute son historicité16. Selon Christine Chivallon, la durée, le temps long, sont constitutifs du fait territorial. (Chivallon, 1999).
« L’espace a besoin de l’épaisseur du temps, de répétitions silencieuses, de maturations lentes pour devenir territoire » (Marié, Géopoint, 1982, p. 229).
39Vu sous cet angle, le succès de territoire est étroitement lié à la sensibilité accrue des géographes à la dimension spatiale de la mémoire, c’est-à-dire à la manière dont les espaces socialisés se chargent d’histoire et constituent un support privilégié de construction identitaire. Dans le même ordre d’idée, il faut également souligner la « parenté conceptuelle » (Di Méo, 1995) entre territoire et patrimoine dans le discours des géographes. Par sa fonction identitaire et son rôle fédérateur, le patrimoine est présenté comme nécessaire à l’existence même du territoire. Réciproquement, le territoire est crédité d’une valeur patrimoniale, comme support privilégié de la transmission de références culturelles.
Une géographie qui réintroduit l’acteur
40L’attention portée à la manière dont les individus et les groupes sociaux construisent dans la durée des représentations spatiales et s’approprient des espaces, ainsi qualifiés de territoires, est étroitement liée à une autre évolution de fond : ce que l’on a appelé « le retour de l’acteur ».
41Ce « retour de l’acteur », qui marque les sciences sociales depuis les années 1980, s’est traduit en géographie par l’essoufflement des approches néopositivistes, axées sur une quête des lois qui régiraient le fonctionnement de l’espace, approches qui avaient tendance à occulter le politique et les acteurs sociaux. Inversement, un nombre croissant de géographes ont préféré mettre l’accent, en parlant bien souvent de territoire, sur la façon dont les hommes vivent les lieux qu’ils habitent, sur la compréhension des usages sociaux et des processus de fabrication des significations symboliques de l’espace (Guedez, 2002, p. 298).
42La territorialité, définie succinctement comme relation au territoire, renvoie chez plusieurs auteurs de manière encore plus évidente à l’individuacteur : « la territorialité correspond à la dimension spatiale constituante de la construction de l’individu » (Jean, 2002, p. 19). Le territoire s’est imposé comme le support idéal pour tous ceux qui envisagent le monde comme institué d’abord par des individus et qui privilégient une lecture de l’espace en terme d’intentionnalité des acteurs (Elissalde, 2002).
Une géographie qui s’inscrit dans les mutations économiques et sociales : le retour du local
43A travers l’usage de territoire, la tendance est très forte à s’intéresser au micro, au local, à une approche plus anthropologique du rapport à l’espace. Alors que les géographes ont longtemps privilégié les échelles étatiques et infraétatiques (la région), le territoire a été nettement déconnecté de sa référence à l’Etat et désigne aujourd’hui de manière préférentielle (mais non exclusive) l’espace local de la vie quotidienne : le quartier, la commune, l’aire urbaine…
44Au-delà d’une plus forte adhésion de la géographie aux évolutions des sciences sociales dans leur ensemble, ceci peut être interprété comme le reflet des profondes mutations économiques et sociales amorcées au début des années 1980. La référence croissante au territoire dans les discours savants se fait l’écho d’une demande diffuse dans l’ensemble de la société (Espaces Temps, 1993), qui associe à ce mot une demande d’identité, le besoin d’être de quelque part, dans un contexte économique et idéologique marqué par la mondialisation néolibérale et ses corollaires : délocalisations du système productif, remise en cause du niveau étatique et constructions d’entités supranationales non démocratiques (Jean, 2002).
45Ce recours au territoire reflète également les mutations institutionnelles qui accompagnent cette affirmation de l’idéologie néolibérale17. À savoir la tendance à la réforme et à l’affaiblissement de l’État dans le cadre de la décentralisation d’une partie croissante de ses attributions. Sont apparues de nouvelles collectivités territoriales qui, dans une logique de mise en concurrence, sont demandeuses de diagnostiques territoriaux et plus largement de discours scientifiques de légitimation. Comme l’écrit Marc Dumont, « au cours de cette période qui est marquée en France par la décentralisation, le territoire vient à point nommé rejoindre une nouvelle manière très en vogue de penser l’organisation de l’espace, celle du “développement local” » (Dumont, 2004, p. 3).
46Les différents courants de la géographie semblent se retrouver autour de la notion de territoire : géographie sociale et géographie culturelle18 qui sont les plus immédiatement concernées, mais aussi la géopolitique qui pense l’espace du pouvoir, l’analyse spatiale qui décrit des portions d’espace aménagé, voire une géographie physique renouvelée, qui s’intéresse aux rapports sociaux à la nature. Mais ne serions-nous pas dans un consensus apparent, avec le risque de provoquer des malentendus et de neutraliser le nécessaire débat théorique ? Nous proposons de réintroduire ce débat en reprenant un certain nombre de critiques de l’usage de territoire, afin de remettre en cause une omniprésence qui nous paraît insatisfaisante du point de vue scientifique.
Pour une critique des usages de territoire
47Désormais, territoire joue « un rôle essentiel, quasi emblématique, dans le discours de la géographie contemporaine » (Debarbieux, 2003, p. 910). Nombreux sont ceux qui semblent désormais ne plus pouvoir, ni vouloir s’en passer et qui ont le sentiment de tenir enfin le concept qui fédère et légitime les géographes. Pour certains, territoire constitue même « l’enjeu ultime », la « dernière sagesse », une sorte « d’horizon indépassable » pour la discipline (Bonnemaison, Cambrézy, 1997, p. 17). Cette hégémonie du territoire (Ripoll, Veschambre, 2002), qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler ce que l’on a connu avec région, doit être interrogée quant à ses effets scientifiques mais aussi sociaux. Elle porte en elle un certain nombre de risques majeurs, à commencer par celui de vouloir tout dire, tout expliquer, voire tout régler avec un seul « maître-mot19 ». Si les conséquences intellectuelles doivent être envisagées, il faut également appréhender les conséquences sociales : en se présentant comme spécialistes des territoires (Lacour, Puissant, 1995), non seulement dans la recherche et l’enseignement, mais aussi au sein des instances politico-administratives, voire médiatiques, les géographes interviennent activement dans les débats et actions politiques d’aujourd’hui et de demain. Dans une tel contexte, il apparaît nécessaire de déconstruire la notion de territoire, d’en cerner les limites, voire les dangers.
Effet de mode et polysémie
48La plupart des auteurs qui se sont penchés sur le territoire commencent par souligner à la fois l’effet de mode et la dilatation sémantique qui le caractérisent aujourd’hui (Di Méo, 1998).
49De 2 définitions dans le Lexique de géographie humaine et économique de 1984, on passe à 5 chez R. Brunet en 1993 et à 8 chez J. Lévy (Les Mots de la géographie, 1993 ; Dictionnaire de la géographie, 2003). Une telle polysémie, un tel « flou sémantique » (Tizon, 1996), ne sont pas sans poser question quant au statut de concept que certains voudraient voir appliquer à territoire.
50Parmi ces définitions, J. Lévy en distingue trois qui correspondent à de simples synonymes, d’espace, de lieu ou de local : il s’agit là d’une modernisation des termes, d’un effet de mode. Selon J. Lévy : « le « territoire » demeure un mot magique, qui prouve qu’on s’intéresse aux identités et aux langages » (Lévy, 2003, p. 909).
51On peut aussi se demander si un tel consensus n’est pas le signe que territoire est devenu le nouveau « concept polysémique qui permet d’éluder les conflits20 » et de se faire entendre dans le champ des sciences sociales, comme en dehors de l’université.
Territoire et territorialité : des dérives psychologisantes
52En insistant sur le lien existentiel qui unit l’homme à la Terre, à travers l’usage de territoire et plus particulièrement, de territorialité, certains auteurs alimentent une dérive vers le « psychologisme » (Elissalde, 2002). Le risque existe sous l’intitulé territoire de ne se focaliser que sur le rapport individuel aux lieux21 et de perdre de vue les relations collectives à l’espace, avec leurs logiques de solidarités mais aussi de conflits.
53Conscients de ce risque de dérive, certains géographes ont veillé à inscrire à la fois l’individuel et le sociétal dans leur approche du territoire et de la territorialité : ainsi pour C. Raffestin, la territorialité ne se confond pas avec le lien individuel à l’espace, mais recouvre toujours le rapport de chacun avec les autres acteurs sociaux et avec le système institutionnel (Raffestin, 1980). Dans sa conception du territoire, G. Di Méo prolonge également le souci d’articuler les logiques du pouvoir et celles des individus (Di Méo, 2002).
Territoire : au risque du spatialisme et du holisme
La réification du territoire
54Une des tendances qui est à l’œuvre est de réifier le territoire, d’en faire une substance, un objet. Les géographes qui désormais définissent leur discipline comme une science sociale devraient a priori être immunisés contre ce glissement « spatialiste ». Ce n’est pourtant pas toujours le cas. Le territoire est certes rapporté au monde social, mais c’est souvent en tant que produit matériel, portion d’espace terrestre, que l’on a tendance à autonomiser. Que dans territoire il y ait terre, ne pousse pas à le définir comme rapport, comme une relation de nature sociale.
Une lecture globalisante ou holiste de la société
« (Le territoire) participe toujours d’une vision du monde et d’une représentation auto-référencée et identitaire d’un groupe […]. Le groupe s’affiche par le territoire qu’il revendique, par les représentations qu’il en construit et communique. » (B. Debarbieux, 2003, p. 912)
55Lorsque la notion de territoire renvoie explicitement à des catégories sociales, c’est bien souvent en référence à une collectivité humaine qui tend à être considérée comme un « corps social » agissant « comme un seul homme » : communauté, société mais aussi nation, peuple, ethnie, nationalité, minorité… toutes « unes et indivisibles ». Cette conception tire donc vers une lecture globalisante, ou holiste, des rapports entre le social et le spatial, et du social lui-même. Le territoire tend alors à être défini comme le rapport entre une société et une portion d’espace géographique.
56Au moins autant que le spatialisme, la consubstantialité postulée du social et du spatial peut sans doute expliquer l’usage, certes souvent métaphorique, mais toujours abusif, de territoire ou d’autres catégories spatiales comme acteurs ou sujets de l’action. Ce couplage du holisme et du spatialisme a déjà connu, y compris parmi les géographes, de grands succès avec des catégories comme centre et périphérie, ville et campagne, région, pays… Une telle approche a pour effet de masquer les enjeux, les conflits qui traversent une société.
Territoire et instrumentalisations socio-politiques
57Si l’usage de territoire pose problème du point de vue scientifique, par la tendance à masquer la complexité de l’objet social, il présente à travers ce même mécanisme du holisme, certains risques sociaux et politiques. La question mérite d’être posée de ce que l’on fait au nom d’une certaine définition du territoire. On peut parler d’une véritable idéologie territoriale, qui associe un espace à un groupe, dans une logique à la fois de cohésion et d’exclusion de l’autre, dans l’ignorance des clivages sociaux (Badie, 1997).
Territoire et légitimation du pouvoir
58La logique holiste qui est à l’œuvre à travers le territoire peut constituer un mode de légitimation des pouvoirs en place. Le succès de territoire accompagne la création de nouveaux échelons décentralisés et la promotion du local. Il est alors tentant de proposer une lecture du territoire qui insiste sur la régulation, la stabilité, l’intégration et la cohésion sociale, et donc de légitimer ces nouveaux pouvoirs qui émergent ou qui s’affirment. Dans sa quête du territoire, un auteur comme G. Di Méo met ainsi en avant la solidarité et le consensus, la mémoire et l’identité collective, le patrimoine et les valeurs communes. N’est-ce pas là à nouveau une façon de masquer les divergences d’intérêt dans la construction de l’espace et d’occulter les enjeux socio-politiques ?
Territoire : au risque de l’exclusion et des conflits identitaires
59Poussée à son comble, cette logique d’adéquation d’une population à un espace et à un pouvoir, peut s’avérer explosive. G. Di Méo est conscient de ces « aspects négatifs de la territorialité », qu’il met sur le compte de l’héritage éthologique (Di Méo, 1998b). Ces dérives ont été vigoureusement dénoncées par R. Brunet, qui nous met en garde face à l’usage intempestif et non réfléchi du couple territoire/identité.
60Même si le territoire peut être invoqué pour légitimer des formes de contestation de l’ordre établi et promouvoir la citoyenneté (Lacour, Puissant, 1992), il ne faut pas sous-estimer les formes d’instrumentalisation destructrices dont il peut faire l’objet.
Conclusion
61L’affirmation du territoire dans la géographie française est significative d’un certain nombre d’avancées épistémologiques, voire de certaines ruptures fondamentales. À travers ce terme, la géographie affiche désormais son appartenance aux sciences sociales, cherche à articuler l’idéel et le matériel, intègre fortement la dimension temporelle et s’inscrit dans le retour de l’acteur et du local. Devenu emblématique de la discipline, le mot territoire traverse l’ensemble de ses courants, de la géographie sociale à la géographie de l’environnement, en passant par la géographie culturelle et l’analyse spatiale. Un tel consensus ne signifie pas que territoire est utilisé pour les mêmes raisons par tout le monde : la notion n’a cessé de s’élargir au fur et à mesure de sa montée en puissance et elle apparaît aujourd’hui extrêmement floue et source de malentendus.
62Par ailleurs, si l’affirmation du territoire s’accompagne d’une plus grande ambition théorique et épistémologique, cela ne doit pas nous empêcher de porter un regard critique sur son succès, qui s’apparente à une véritable hégémonie. Si l’on veut éviter en tant que scientifique, d’occulter des enjeux socio-politiques ou d’alimenter un certain nombre de dérives identitaires, il s’agit de pointer les tendances spatialistes et holistes qui sont à l’œuvre dans un certain nombre d’usages de territoire. En d’autres termes, il s’agit de travailler à sa nécessaire « démystification » (Di Méo, 2002).
63Les géographes sont loin d’être les seuls concernés par ce succès du territoire, comme en témoigne cet ouvrage. Pour un certain nombre d’auteurs, il représente d’ores et déjà un « concept transdisciplinaire » (Guedez, 2002), un « métaconcept », « l’un des champs majeurs au sein des sciences sociales » (Piolle, 1998). Plutôt que de nous en remettre à un « mot magique », qui favoriserait à lui seul l’intensification des échanges au sein des sciences sociales, nous préférons nous appuyer sur ce qu’un tel succès transdisciplinaire révèle : à savoir une sensibilité partagée à la dimension spatiale des faits sociaux, sans monopole d’aucune discipline (pas même de la géographie), qui crée les conditions d’un véritable dialogue. À partir d’un tel constat, il semble plus constructif de garder une pluralité d’outils conceptuels et de tendre vers des notions ou des concepts qui renvoient à des rapports sociaux plutôt qu’à des objets (spatiaux), à des dynamiques plutôt qu’à des états. C’est le sens des propositions qui sont faites par exemple autour de capital spatial (Levy, 1994), de spatialité (Chivallon, 1999) et de notre invitation à penser plutôt en terme d’appropriation de l’espace que de territoire (Ripoll, Veschambre, 2005).
BIBLIOGRAPHIE
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Notes de bas de page
1 Pour paraphraser le titre de l’ouvrage de F. Dosse, L’histoire en miettes (Dosse, 1997).
2 Même si ses ambitions littéraires l’ont inscrite institutionnellement du côté des facultés de Lettres.
3 Sur l’implication des géographes, cf. Broc, 1974 ; Claval, 1998 ; Riquet, 1996 ; Robic, 1996, Sanguin, 1988.
4 Lévy, 1997, p. 341. Moreau Desfarges indique quant à lui que, contrairement à la France et à la Grande-Bretagne, « la France n’est pas en quête de son espace » (1994, p. 200).
5 De manière révélatrice, le terme d’épistémologie est absent du dictionnaire qui fait référence au début des années 1970, celui de P. George (Dictionnaire de géographie, 1973).
6 Il s’agit à travers la déclinaison d’un nombre fini de formes géométriques, d’élaborer une véritable grammaire de l’espace.
7 On peut rappeler également la naissance d’Hérodote, revue de géopolitique fondée en 1976 par Y. Lacoste.
8 Nous avons choisi trois types de corpus pour décrire l’évolution des usages de territoire, mais aussi de région et d’espace, sans omettre les dérivés de ces trois principales notions : les bulletins d’Intergéo pour les intitulés de colloques (1979/80, 1989/90, 2000/2001) et de formations de troisième cycle (DEA) (1981-1989-2003) ; la base de données informatique de la bibliothèque de géographie de l’Université de Caen pour les intitulés d’ouvrages, mémoires, thèses et rapports divers (1990-1999) ; le Répertoire des géographes (1994 et 1998) pour les mots-clefs choisis par les enseignants chercheurs afin de décrire leurs recherches.
9 Par exemple, l’ouvrage intitulé La géographie, ça sert d’abord à parler du territoire ou le métier de géographe (Ferrier, 1984).
10 À ce propos, J. Lévy souligne qu’ « entre la production échevelée de néologismes (qui gêne la communication scientifique interne et externe) et l’acceptation de termes trop vastes et trop vagues […], le chemin n’est pas facile à trouver et il faut admettre une part d’arbitraire ». (Lévy, 2003, p. 909.)
11 « Le territoire offre l’immense avantage d’être accessible à tous immédiatement » (Scheibling, 1994, p. 142).
12 Pour reprendre une expression de J. Lévy (2003).
13 Projet scientifique du CRESO (http ://www.unicaen.fr/mrsh/CRESO/).
14 L’action concertée incitative « espaces et territoires » (lancée en 2003) témoigne à la fois de l’intérêt croissant des sciences sociales dans leur ensemble pour la dimension spatiale et du besoin qui est ressenti de dialoguer sur ce plan, de manière interdisciplinaire. Dans une telle démarche, territoire fait figure de concept rassembleur.
15 Cf. Géopoint 2002. L’idéel et le matériel en géographie, Avignon, 30-31 mai 2002.
16 Cité par Y. Jean, F. Damette parle « d’historicité du territoire » (JEAN, 2002, p. 12).
17 La multiplication des titres parus aux éditions de l’Aube-La Datar dans la collection « Bibliothèque des territoires » témoigne de cet intérêt renouvelé pour les territoires de l’action politique, mais dans un contexte très différent de l’aménagement du territoire des années 1960. Le passage du singulier au pluriel est de ce point de vue très révélateur.
18 Qu’un auteur comme G. Di Méo travaille à rapprocher, autour des identités et représentations, à la fois individuelles et collectives.
19 Expression que P. Tizon emprunte à Edgar Morin (Tizon, 1996).
20 Besse, Robic, 1986, p. 63. Les deux auteurs parlaient alors de la catégorie « organisation de l’espace » mais nous pensons que la transposition est légitime.
21 On retrouve là l’idée de « géographicité », mise en avant par Éric Dardel (Dardel, 1952).
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