« ... son aile indubitable en moi »
Où l’on suit quelques variations sur la Rencontre au cinéma*
p. 301-336
Texte intégral
1à Piero
L’impossible solipsisme
2Soit un film à deux « personnages » : l’un est dans le champ (O), l’autre est un regard (Œ), vision inconnue et longtemps sans visage. Ces deux perceptions se distinguent par leur place, mais aussi par le voile qui affecte le champ de la première, la taie de son regard. C’est Film, de Samuel Beckett et Alan Schneider (1965) commencé et terminé en gros plan sur la paupière plissée qui s’ouvre ou se ferme, éléphantisée par la proximité, gésine fatiguée de chair, sur un œil démesuré qui, trop proche, n’a presque plus de regard, est plutôt un astre. Le « esse est percipi » cité par Beckett, fonde Film. Tout fuit, d’abord suivant la pente du mur, où O de dos, en noir, une casquette sur la tête et un linge masquant son visage, bouscule un couple et court, dans une sorte de panique du percipi, puis dans l’escalier de son immeuble, où descend la voisine avec des fleurs, l’obligeant à se dissimuler de manière grotesque, avant qu’il puisse se réfugier dans sa chambre. Fausse quiétude pourtant, puisque poisson, chat, perroquet, miroir constituent une menace voyante, comme aussi les deux évidements du dossier de la chaise à bascule sont des yeux putatifs, ou le dessin qui, bien que déchiré, reste cet œil à terre ; et même les surfaces inégales et creusées du mur sont dotées, de manière latente, d’une sorte d’intention, c’est-à-dire de perception possible. O s’épuise dans un monde sans repos, où tout est voyant. Le regard est ici tangible comme un embryon de rencontre, le premier acte qui, par métonymie, engage déjà O dans une spirale intersubjective. Si Film est extrême, c’est par cette radicalisation d’une impasse, l’impossibilité de créer un pur solipsisme : quelque chose menace, à travers une réciprocité même furtive, même d’objet, d’un dehors perçu comme annulatoire du sujet percevant. O est maintenant dans la chaise, après que la caméra a fait le tour de la pièce, c’est lui qu’elle regarde. Puis le contrechamp découvre son propre double, un bandeau noir à l’œil gauche, qui le contemple. Ce gris tantôt résillé de la vision floue, tantôt opalescent de la lumière filtrant comme un équivalent de regard, constitue la matière d’un monde impraticable et qui voudrait se dérober à toute extériorité, même celle de soi.
3Une rencontre de personnages, dans un film de fiction, est ce qu’il y a de plus commun : figure inévitable, pratique, fabriquée à mesure des commodités du scénario. Extension obligée du récit, elle paraît se dissoudre dans cette utilité, pouvoir complaisant de convoquer tel ou tel, au point qu’elle ne figure pas dans les manuels de scénario. Certes, comme dans l’apologue hitchcockien du scénariste qui, dans son demi-sommeil, note sur un calepin une idée qui lui paraît géniale, pour découvrir au réveil un universel « boy meets girl » et sa décevante généralité, il ne suffit pas de la nommer pour en faire un objet1.
4Un détour implique cependant le spectateur primitif qui subsiste en nous, l’enfant ou l’adolescent pour qui les films signifiaient moins comme objets esthétiques, c’est-à-dire comme valeur, que comme rapts instantanés et locaux de soi, prélèvements d’effigies hypostasiées, incompréhensibles et médusantes, détachées par la mémoire de leur objet lui-même oublié et dont ne subsistent que ces vestiges, dont plus tard un savoir nous restituera peut-être la référence, mais non la raison d’une commotion qui fut une désignation, le chuchotement intime d’un « c’est pour toi » fondateur. Cette tuchè spectatorielle tient aussi, par privilège issu de cette antiquité de nous-mêmes, à l’offrande aléatoire de corps aimés dont la contemplation inaccessible est comme la scène infranchissable d’un mythe, d’un mirage palpable exaspéré par cette conscience confuse d’une incompatibilité pratique des lieux, l’écran et la salle, et dont l’inaction est la maladie motrice du spectateur. La filature hypnoptique et silencieuse de Madeleine par Scottie, dans la première partie de Vertigo (Sueurs froides, Alfred Hitchcock, 1958) est la version ambulatoire de cet état.
Conjonctions d’astres
5Il n’y a pas de rencontre au théâtre : elle est toujours « manquée par le spectateur, ou elle a lieu devant lui en rêve2 ». Le cinéma, lui, « ne peut s’arrêter de souligner et d’articuler les liaisons d’un monde3 ». Dès qu’il est récit, il est à la conjonction d’un agencement de causes et d’effets, quand ce n’est pas l’inverse, et de la présentation la plus incarnée de tous les systèmes de figuration ou de représentation. C’est cette spécificité qui donne à la rencontre, au cinéma, un pouvoir unique. En elle tourne aussi une panique des causes, qui n’a pas de paix. Dans un scénario qu’il déclarait idéal, Buñuel imagine qu’un mendiant, qui se baisse pour ramasser un cigare allumé tombé d’une voiture de luxe, est renversé et tué par un autre véhicule. De là naît une série infinie de questions, engendrée par ces coprésences qui, par remontée dans le temps, mène « vertigineusement jusqu’aux protozoaires originaux4 ». C’est un tissu réversible, l’aporie où causes et hasards, pour désigner le même événement, ne cessent d’échanger leur nom. Pour Buñuel, dans ce cas, la fascination s’exerce sur un au-delà du déterminisme, dans une sorte d’excès des causes – le hasard est l’oxygène de cette asphyxie. À l’inverse, Caillois – que cite d’ailleurs Buñuel dans le même texte pour son Ponce Pilate, livre qui à partir d’un geste modifié, la libération du Christ, change l’histoire du monde – peut écrire en réponse à une enquête du Minotaure : « Il n’est de rencontre qu’à la manière mécanique et significatrice des conjonctions d’astres5 », portant l’accent sur une pure rationalité, même inaccessible. Cette intersection est l’ombilic d’une proposition d’existence, qui donne à la rencontre sa pointe chavirante.
6Les rencontres sont multiples et souvent, dans la vie comme au cinéma, insignifiantes, protégées par des rituels sociaux précisément destinés à éteindre la possibilité, même miniature, d’un événement. C’est, dans un film, le petit naturalisme, l’imitation de ce qu’il y a de plus mort dans le vivant. Sans doute est-il possible de rencontrer beaucoup de choses, des objets, des œuvres... Un enfant – c’est Amarcord (Federico Fellini, 1973) – dans un sous-bois matinal et embrumé, d’abord aux limites du visible, s’immobilise devant une vache blanche. Ils se regardent : rien d’autre n’a lieu, mais cela dure. Comme c’est un film de Fellini, il est possible que cette contemplation un peu irruptive et stupéfaite soit, plus qu’une peur, une variation sur l’étonnement enfantin devant les inventions morphologiques de la nature, ce vaste bestiaire. La vache ne regarde pas moins, c’est donc une rencontre. Mais quel est « l’hommiaire » d’une vache ? Telle est l’énigme, dans ce bref observatoire de hasard.
La distraction du monde
7Qui est, au cinéma, parfois ambigu : comment savoir toujours ce qui est délibéré ? La voiture qui freine brusquement, derrière la vitre du magasin où Jeremy Irons trompe la caissière, dans Moonlighting (Travail au noir, Jerzy Skolimowski, 1982) est-elle une contingence de tournage, ou un acte volontaire ? Entre des systèmes à forte contrainte méditée, très mentaux, comme ceux de Lang ou Hitchcock, et d’autres qui laissent plus de place au sentiment du tournage, comme Rossellini ou Rouch, la marge est importante. Pourtant, le hasard qui fonde un récit, la rencontre du GI et de l’enfant napolitain dans Paisà (Roberto Rossellini, 19_6), celle de l’homme et de la femme dans Gare du Nord (in Paris vu par..., Jean Rouch, 1965), sont autant des reconstitutions, c’est-à-dire des figurations. Il faut alors reprendre l’ancienne distinction aristotélicienne entre la tuchè et l’automaton : « La chute d’une pierre n’a pas lieu en vue de frapper quelqu’un6 » – mais, dans la tuchè, quelque chose peut avoir lieu par hasard, qui répond cependant à ce que l’on pouvait espérer, ou craindre – pour renouer avec les enjeux d’un récit. Son pseudonyme pourrait être la distraction du monde, et comme un détournement apparent des causes. Dans Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur canapé, Blake Edwards, 1961), pendant la fête, le fume-cigarette démesurément long d’Audrey Hepburn incendie accidentellement la voilette d’un chapeau qui fume, puis s’enflamme. Un verre, renversé par inadvertance, éteint ce foyer resté inaperçu, sauf d’un personnage. Comme si, brièvement, ce ballet presque sans témoin, en légère altitude, annulé par un improbable équilibre de feu et de liquide au-dessus de cette oscillation serrée de la party, radiographiait cet événement d’abord sans intention du hasard.
8Appelons rencontre le moment où les limites du moi se trouvent ébranlées ou abolies : la tuchè amoureuse en est bien sûr le plus net exemple, elle ne les résume pas toutes, si elle en est la parousie. Un tel « motif » répète peut-être la rencontre dont nous sommes biologiquement issus : c’est sous son ciel que l’enfance trouve une terre (que serait l’existence, moins cette rencontre-là ; c’est d’ailleurs l’hypothèse de Its a Wonderful Life, La vie est belle, Frank Capra, 1946). Il contient la figure contradictoire d’un hasard, qui prend le visage d’une nécessité. Cette exception est bénie – non son illusion narcissique, qui est un comique spécifique.
Le rayonnement de la contingence
9C’est donc d’abord un certain tychisme7 qui est visé en elle, un rayonnement de la contingence. Dans Pickpocket (Robert Bresson, 1959), Michel, descendant chez lui l’escalier, regarde hors champ. Après un léger différé apparaît la porte de l’immeuble où un inconnu observe, regarde probablement le numéro de la maison, disparaît, puis réapparaît. Michel remonte dans sa chambre, où viennent le retrouver Jacques et Jeanne. Quand ils sont partis, il redescend : dans la rue, de nuit, il regarde à côté de lui ; à nouveau, le contrechamp tarde : c’est cet inconnu qui marche, à qui Michel demande : « Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? » Il ne répond pas, et se contente étrangement de hocher la tête, avec une apparence de certitude, un peu comme s’il signifiait « Nous le savons très bien vous et moi ». La question est aussi celle du spectateur : est-ce un policier qui l’aurait suivi, ou un dragueur ? La durée instable de cette identification suspendue laisse filtrer, avec un halo de menace, une pure émission de hasard provenant de cette cause temporairement retirée. Comme il faut à Michel comprendre, il suit l’inconnu. C’est le plan cristallin du bus, enluminé de l’intérieur, où il monte sur la plate-forme, et il lui faudra attendre le café de Rochechouart pour savoir que cet homme, qui va être son initiateur, est un autre pickpocket. Il est alors mentalement possible de remonter aux conditions probables de la rencontre. L’inconnu l’a sans doute aperçu dans son activité amateur du métro, et suivi jusque chez lui, épisode volontairement omis par le film. La construction inversée, l’effet avant la découverte de la cause, sur un fond d’inquiétude, dégage ce sentiment propre à la contingence, de coordonnées pacifiées du monde soudain suspendues.
10Sans doute aussi y a-t-il des mauvaises rencontres, ou des composés, comme pour les Affections chez Spinoza. On les prend ici sur leur face positive, peut-être en tant que nous sommes des êtres de rencontre. Ce motif est majoré dans les cas de vision à la fois solipsiste et magistrale : une certaine asphyxie de prétention à la souveraineté, comme l’obsession de la maîtrise dans le gouvernement de soi, exhausse l’acte de rencontrer jusqu’au paroxysme. Son hypostase naît de sa rareté, et d’une certaine propension au déni de l’autre quelconque. On reconnaîtra en cela tous les films de Bresson, chez qui les rencontres sont d’autant plus intensifiées, qu’elles ont lieu sur ce fond altéré d’autrui.
Le sujet excédé
11Les rencontres peuvent aussi être des fulgurations, dans les versions incandescentes : ce feu est la suspension de nos limites, et la force du dehors. Ensayo de un crimen (La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, Luis Buñuel, 1955) commence par une scène d’enfance : une torsion lui est imprimée, qui en fait l’architecture d’un désir rendu littéralement visible. Au moment d’une émeute révolutionnaire, Archibald enfant est avec sa gouvernante. Celle-ci lui raconte comment la boîte à musique qu’on vient de lui offrir détient des pouvoirs magiques. Il suffit qu’une conjonction, certes extraordinaire, ait lieu entre le désir criminel de l’enfant et la présence de la gouvernante devant la fenêtre, qui reçoit une balle perdue, pour que se cristallise un scénario intime dont le personnage ne se défera plus. Tout le reste du film est précisément cette répétition échouant d’une rencontre très chanceuse : le cou offert d’où coule le sang, les jambes repliées et découvertes par la jupe remontée sont aussi l’offrande sexualisée de cette mort désirée, et même son supplément. Car cette posture n’était pas attendue, et plus encore, les raccords eux-mêmes indiquent la force de cette percussion cardinale. Sous la robe du visible, passe la couture d’un montage pulsionnel. Bien sûr, deux personnes y sont en cause, mais rarement le cinéma aura autant donné le sentiment de ce qui excède un sujet.
12Ce n’est pas seulement cette dilatation du visage de l’enfant sous la joie, cette espèce même de suffocation devant la coïncidence de ce qui a été espéré et la réalité : ces instants sont certes comme un alléluia, danse immobile d’une toute-puissance chimérique qui croit vérifier ses propres pouvoirs. Littéralement, il n’en revient pas, contemplant ce trophée de sa pensée ; avec l’interrogation accessoire, pour le spectateur, de connaître ce qui a été montré à cet enfant pour obtenir ces expressions. Mais aussi, c’est un peu comme si on voyait, à travers ce visage légèrement indien, trop bien peigné et tumescent de jouissance, l’expulsion disproportionnée de sa propre enfance, dans une grandeur d’affect qu’une vision trop naïvement innocente de son état lui dénierait, au démenti de cette sagesse peluchée de la robe de chambre. C’est donc une construction partiellement abstraite ou mentale qui se donne avec le visible, passage de la figurine d’albâtre tournoyante à l’institutrice devant la vitre fracassée par la balle perdue, et qui tombe. La série imaginaire des attributs prêtés à la boîte à musique rencontre l’intention mortelle de l’enfant, c’est la première association ; la deuxième conjoint une série réelle qui s’accomplit derrière la vitre, dans la rue, ces combattants qui tirent de nuit vus en plongée, qui ne peuvent être une perception d’Archibald mais de l’institutrice, et vont causer sa mort ; la troisième est cet excédent du crime, nouvelle bouffée de stupéfaction pour l’enfant, où il peut voir dans ces jambes gainées de noir, coudées et mortes, l’excitation révélée de son désir. Telle est, peut-être, la plus grande percussion inaugurale avec le désir que le cinéma ait jamais montrée.
Un trouble du temps
13La rencontre est ensuite un état intermédiaire, qui peut défaire les registres ordinaires de la perception. À l’ambition englobante que décrète le premier carton de Sunrise (L’Aurore, Friedrich Wilhelm Murnau, 1927) « This song of the Man and his Wife is from no place and every place : you might hear it anywhere at anytime8 », le rendez-vous entre la city girl (Margaret Livingstone) et Ansass (George O’Brien), l’homme de la campagne, donne une déclinaison plus précise. Elle se fait après l’appel sifflant lancé à l’extérieur de la ferme, lui-même suivi d’un rappel filmique de la félicité conjugale antérieure, idylle bucolique avec bœuf, enfant et femme, au pied d’un arbre, dans une atmosphère de santons vivants. Un plan partiellement noyé de brume accompagne George O’Brien de dos, botté, massif, traversant un bref pont de bois parmi les ajoncs, s’enfonçant dans cette matière de coton, où règne une lune translucide, comme dans un oubli de sa vie antérieure. Le parcours coudé du personnage est suivi par la caméra, jusqu’au moment où elle l’abandonne, s’autonomise, devient voyante et franchit un obstacle de feuillage pour découvrir avant lui la city girl de profil, chapeautée, surplombée par la lune, jetant la fleur qu’elle manipule quand elle « entend » George O’Brien qui rentre ensuite dans le champ par la droite. C’est à la fois un moment labyrinthique, créé par le plan zébrant, et le dégagement d’une clarté ambiguë par cet astre qui n’éclaire pas, mais réfléchit une autre lumière. C’est aussi l’endroit sans doute habituel de leurs rencontres, mais hybride entre un lieu réel et un pur décor, c’est-à-dire une nature composée comme une mythologie. Ils s’embrassent, moment auquel succède une nouvelle vision de la femme et de l’enfant, avant qu’on ne revienne au baiser des amants, lui à terre et elle au-dessus, dans une inversion frappante des postures conventionnelles, qu’accentuent encore, mais comme un excédent, la blancheur de la peau de la city girl contre celle, brune, de l’homme, et cette disproportion morphologique des visages, une ténuité de poupée apprêtée contre l’ampleur charnelle masculine. George O’Brien est une passivité offerte, abandonnée à un toxique amoureux que conduit la détermination de Margaret Livingstone, proposition de vendre sa ferme, puis de noyer sa femme, dont la conviction de carton s’accroît d’un plan encore plus directement probant, Janet Gaynor tombant à l’eau (mais plus probablement son mannequin), adressé il est vrai au spectateur. C’est donc une influenza, malgré le bref moment de révolte à l’évocation du meurtre, éther laiteux né de la clarté lunaire, qui enveloppe la rencontre. Elle dégage une espèce de suspension, si peu métaphorique que c’est le plan à l’effet littéral de tapis volant, où les amants allongés dans l’herbe, à l’évocation de venir en ville, voient se substituer à ce fond de nature qui leur sert de literie l’animation urbaine lumineuse, tournoyante, comme une danse du visible, qui passe d’une figuration peinte de gratte-ciel sous des projecteurs aux trépidements peuplés d’un orchestre. Cette transe se communique à la city girl, dressée médiumniquement dans les marais, qu’O’Brien étreint en lui prenant les jambes avant qu’elle ne vienne l’embrasser.
14La rencontre affecte le film comme perception, et c’est pourquoi elle peut s’accomplir dans un trouble du temps. « When I start out to make a fool of myself... » dit Michael O’Hara (Orson Welles), au début de The Lady from Shanghai (La Dame de Shanghai, Orson Welles, 1948) et il ajoute : « But once I’d seen her, I was not in my right mind, for quite sometime9. » La calèche traversant Central Park, dans laquelle Rita Hayworth (Elsa Bannister) illuminée apparaît, croise Orson Welles marchant, cadré à la poitrine, accompagné par un travelling latéral. Du don de la cigarette qu’elle enveloppe dans un mouchoir, à l’irruption accélérée des agresseurs, c’est une clarté factice qui les englobe. Le dialogue entre eux, dans le fiacre, émet une fréquence de conte de fées. La lumière frontale du visage féminin aimante, et l’Idiot, the fool, frère lointain de Mychkine, entre dans son champ d’attraction. Welles traversera le film avec un regard de stupeur, comme si cette proposition de monde qui se manifeste était l’égarement, et non lui l’égaré. Bien sûr, c’est un univers gauchi, par une inflexion de crime : la rencontre d’où tout procède n’est pas placée sous le signe de la contingence, car la voix off emporte le présent du filmage dans un courant rétrospectif, mais a lieu dans un tremblement du temps, comme si deux siècles instables, à travers cette végétation nocturne et ce fiacre à la datation trompeuse, glissaient l’un sur l’autre.
15Dans un autre sens, ce temps flottant peut s’étendre à tout un film, et devenir une capsule de la rencontre. Dans Letter from an Unknown Woman (Lettre d’une inconnue, Max Ophuls, 1948), tout se passe comme si, sobrement, le vrai rendez-vous appelé par les diverses rencontres dans le temps n’avait lieu que trop tard, une fois la lettre lue, et Louis Jourdan (Stefan) monté dans le fiacre qui l’emmène vers le duel. C’est le dernier plan du film, après celui fantôme de la surimpression où Joan Fontaine (Liza) revient apparaître sur la porte du hall, lieu de leur première rencontre. À la scission des psychologies incompatibles, répond cette spirale du temps où ne passent plus que les paliers lointains de leurs retrouvailles. À titre non pas exactement littéral, mais d’une image condensant l’effet tournant du film, c’est comme s’il y avait un escalier à double hélice où quelques stations brèves sont possibles pour eux ensemble. L’espèce de caisson à l’air raréfié, dont le wagon fixe du train à panoramas mobiles peut donner une illustration, est une atmosphère à la fois trop dense et comprimée. Le plan sur Liza derrière la fenêtre, le visage partiellement ombré, la première fois qu’elle voit Stefan, avec cet écartement des lèvres qui est un souffle retenu, alors qu’elle le regarde hors champ, qui va bientôt apparaître pour nous, est un début d’asphyxie étendu à la durée de l’histoire, une matière densifiée du temps, métamorphosé par la diffusion sourde du désir. La rencontre se répète, un peu comme si Liza ne cessait de refaire une première fois, tandis que Stefan cherche d’où ce visage pourrait tirer sa familiarité sur le fond de ses aventures. Ce désastre dont le film est la remémoration, ne bute que sur une incompatibilité des personnes, et la distance insurmontable allant de son attente adoratrice à la conquête supplémentaire qui est la logique de Stefan.
Limon et désert
16Appelons occasion la direction nouvelle qu’une rencontre peut susciter, frayant un chemin dans une infinité de possibles. L’exemple le plus magnifique est dans Francesco, giullare di Dio (Onze Fioretti de François d’Assise, Roberto Rossellini, 1950), film lui-même magnifique. Dans la dernière des fioretti, les frères avec François quittent Sainte-Marie des Anges pour aller prêcher la paix dans le monde. Chacun ira seul. Mais comment connaître la destination ? François leur demande de tourner sur eux-mêmes comme le font les enfants, jusqu’à l’ivresse : là sera la direction. Ils se mettent en giration, bras écartés, brefs oiseaux de tissus jusqu’à tomber, les plis de leur bure confondus avec la terre, dans ce même gris de limon séché et radieux, saturé de soleil. Chacun a alors sa destination, Spolète, Pise ou Arezzo, sauf Jean le Simple qui est dans l’axe du pinson, justement l’oiseau sera sa boussole.
17Tout finit filmiquement dans le ciel, puisque c’est aussi bien le vrai terme du voyage, qui achève ce tutoiement de tous les règnes, oiseaux, plantes, ou humains, cette commensurabilité qui est le pôle chrétien utopique de Rossellini. Dans la huitième des fioretti, Ginepro, après avoir obtenu de François la permission de prêcher, descend une pente : au loin, une cascade. Des enfants jouent, des gens travaillent : il essaye de parler, mais sa voix est couverte par la chute d’eau. Il s’approche d’un garçon, qui porte un casque de soldat, l’armée du tyran Nicolaio est proche. Ginepro en déduit l’occasion, et se rend au camp. D’abord arrêté, traîné derrière un cheval, il est présenté au tyran, cadenassé dans sa quincaillerie d’armure comme dans une impotence burlesque, qu’il finira par convertir grâce à une sorte de contagion, effet de sa seule présence. L’occasion est donc aussi une chance, d’où peut naître une nouvelle réalité. C’est le pouvoir, qu’on dira engendreur, de la rencontre ; opérateur de possibles qui dégage une direction.
18Elle-même désigne un horizon, limite inatteignable derrière laquelle réside la promesse. De quoi ? C’est précisément la fin de Morocco (Cœurs brûlés, Joseph von Sternberg, 1930), film qui commence entre l’éclat solaire d’une rue de casbah, où apparaît le légionnaire (Gary Cooper), et la brume nocturne du bateau où Adolphe Menjou (La Bessière) et Marlene Dietrich (Amy Jolly) se rencontrent la première fois, pour se diriger toujours plus vers le Sud et le désert, attraction solaire égale à celle des amants. À rebours d’une phrase que Marlene prononce dans le film, « À chaque fois qu’un homme m’a aidée, il y a eu un prix », cette fin est un don traduit par un abandon, voiture de Menjou, chaussures laissées dans le sable, sorte de franchissement sans retour matérialisé par la porte mauresque au-delà de laquelle commence le désert. Ici les calculs antérieurs sont comme consumés dans cette exposition blanchie de lumière, où la matière de la robe, des jambes nues, finit par avoir une consistance égale aux aspérités du désert sous le soleil. Le dernier plan, absolument fixe, voit la colonne des soldats disparaître derrière la ligne d’horizon, suivie par une petite caravane trébuchante de femmes avec des sacs, des ânes, des chèvres. Marlene est en dernier, bientôt absorbée par une dune, pour ne plus laisser que cette fixité de désert balayé par le vent, sans que l’autre côté du champ puisse être rejoint, mehr Licht goethéen adapté à cette perdition positive10. Morocco est saturé d’archétypes, suicide passenger d’un voyage sans retour qui vient chanter dans les cabarets (Amy Jolly), aristocrate sacrificiel révoquant les tourments négatifs de la rivalité (La Bessière), légionnaire exposé aux avatars romanesques de sa séduction (Tom Brown), issue suspendue sur le choix amoureux magnifié par l’excès solaire, incessants triangles du désir, Menjou et Cooper au cabaret, femme de César préparant sa vengeance dans la ruelle, hypothèse minée du mariage. Le protocole filmique sternbergien, maîtrise d’un monde-caméra et chute déclinée jusque dans ses plus infimes variations d’une lumière parfois résillée, donne à ces archétypes un éclat nucléaire. Toute la fin, et son suspens indicateur de lâcher tout, y ajoute le motif d’une région utopique liée à la rencontre.
19Dans le dédale de ces trinités emboîtées, attractions elles-mêmes tenues au lien social, César est militaire, et Menjou, peintre oisif, un nomade prospère, la fuite dans le désert est non seulement l’affranchissement de tous les calculs qui leur sont liés, mais aussi le mirage d’un tout est possible à nouveau, dont cet horizon infranchissable est la figuration. L’au-delà, ce hors champ, reste l’adresse frontale au spectateur, au fond de l’axe immobile du plan, dans une ultime ambiguïté. Car cette conclusion narrative est moins la résolution définitive par élimination des possibles, qu’une sorte d’hypostase de l’instant, comme l’est, dans Pickpocket, le baiser de Michel à Jeanne malgré les grilles du parloir. C’est cet instant prélevé, peut-être unique et sans histoire possible puisqu’il est une échappée du temps, qui constitue la rencontre comme un horizon, frontière discernable, sans cesse repoussée, sahara des amants.
La rencontre sublime
20C’est la ligne suggérée de l’amour fou. El (Tourments, Luis Buñuel, 1952) en est une version. Qui commence pendant la cérémonie du mandatum (la mission qu’on attribue : « Je vous donne un commandement nouveau, celui de vous aimer les uns les autres »), débutée dans le film sur la Sainte Trinité. Le jeudi saint, jour de la Cène, un prêtre répète le lavement que Jésus fit à ses disciples. Francisco (Arturo de Cordoba) tient le broc d’eau avec lequel l’ecclésiastique rince les pieds des adolescents, qu’il embrasse ensuite, jusqu’au plan boudeur, dédaigneux et vaguement réprobateur du garçon qui regarde, comme sur un bref trône, ce rite – chants, écharpes, lenteur cérémonielle. La rencontre se fait par une saisie du regard, celui de Francisco hautain voyant le prêtre baisant un autre pied, puis détournant les yeux sur sa gauche pour suivre un alignement de chaussures. Un travelling en plongée effectue un bref retour avant de s’immobiliser sur des escarpins de velours et monter le long de jambes, jusqu’au visage d’une jeune femme qui regarde, avec une allure de proie interrogative, Francisco scellé sur son inquisition observatrice. Elle baisse les yeux, avec un imperceptible sourire de contentement, pour le regarder à nouveau, et Francisco en ressent même un trouble, relâchement de l’observation après cette tension. La cérémonie se termine, les plans s’élargissent : devant le bénitier, Francisco se plante en face d’elle stupéfaite, que sa mère emmène. Tout commence donc dans un enveloppement religieux, et le désir est comme une cérémonie au carré. Le soupçon de pompe, peut-être nécessaire au personnage, s’accorde à un découpage fétichisant, où le visage de la femme n’est que second dans la perception – c’est lui qui est l’appendice terminal du premier regard. Les raccords instituent une stèle filmique prédatrice, d’où tombe l’élection initiale violemment dissymétrique, possession par le regard à sens unique. Le coup de foudre est détaillé qui ira, selon le mot prêté à Lacan, jusqu’au « fou de coudre ». Francisco rentre ensuite chez lui : maison étrange, ceinte d’un mur à contrefort, où la porte est enchâssée dans une gueule de moellons : l’absence de pont-levis étonne presque.
21De retour à l’église, la chance l’aide : elle est là, seule. Il lui parle sans qu’elle réponde et dehors, elle lui demande de ne pas chercher à la revoir. Il la suit : elle est dans un café avec un homme, qu’il retrouve ensuite dans son bureau d’ingénieur, pour l’inviter avec sa fiancée. Le calcul provient de cette désignation : la voici avec sa mère dans la grande entrée, chez Francisco. Quand elle comprend qui est l’ami de son fiancé, l’étonnement passe sur son visage, et s’offre comme celui d’une victime. Pendant le repas, Francisco expose sa conception de l’amour, « qui surgit à l’improviste », « et comme l’éclair, surgit d’une accumulation de nuages, type d’amour qui s’est formé dans l’enfance. Un homme passe à côté de mille femmes, et rapidement en rencontre une dont son instinct lui dit que c’est l’unique. En réalité cette femme cristallise ses rêves, ses illusions, les désirs de sa vie antérieure ».
22Ce discours est bien sûr le commentaire de la scène dans l’église, dont il est le manifeste. Il en est la face prestigieuse, et sans doute séduisante, non toute la vérité. Car à l’objection que la femme pourrait ne pas répondre à cet amour, Francisco oppose qu’on l’y obligerait. À la théorie cristallisatrice et instantanée, dont l’ingénieur dit qu’elle est romantique, il faut rétablir son sous-sol et, comme dans Vertigo, entendre, derrière cette version sublime de la rencontre, l’élément panique de terreur qui la constitue. Dans l’idolâtrie à travers laquelle cette femme (Gloria) est perçue, perce sa négation. Avec la prédestination implicite de cette foudre initiale, il faut détecter une intersubjectivité instable, où elle est prise entre une sanctification, bonté et douceur qui l’auréolent, et une prostitution, caresses supposées des hommes qui l’ont précédé, comme le voyage pendant la nuit de noces le montrera. La mythologie grandiose de l’amour fou trouve sa sombre doublure de despotisme affectif. La prédation initiale du regard constitue une antiquité perceptive ranimée, maintenue dans un délire rationalisé, survivance d’une époque où toute autre présence est reçue comme une extension enchantée de soi.
23Le récit peut admettre plusieurs points de vue, non le personnage. La rencontre est en effet cristallisatrice, mais ce cristal a sa face opaque. C’est une triangulation affolée, où Raoul, l’ingénieur rival, est magnifié dans sa puissance d’attraction sexuelle supposée, tandis que Gloria est abaissée pour être censée y avoir cédé. Les figures de rivaux se succèdent, Riccardo pendant le voyage au village familial, tout à la fois sèchement écarté et comiquement surévalué dans le donjuanisme que Francisco lui prête. D’où ces photos où il se fait prendre seul, surélevé, par Gloria, remettant à plus tard d’en faire les mêmes avec elle, remèdes à cette menace trop terrestre de ces intolérables égaux potentiels – c’est l’idée même d’égal qui lui est insupportable. Dans l’excitation qu’il éprouve à imaginer, derrière la serrure de la chambre, le regard de Riccardo, on devine le besoin qu’il en a : et, comme lors du renvoi de la bonne, la femme est déclarée coupable du désir qu’elle inspire. Ainsi il la jette dans les bras de l’avocat au cours du bal domestique, pour ensuite l’ignorer avant de l’accabler de reproches après avoir vu ses pieds sous la table, tout en demandant au valet de rester pour écouter, intrusion d’un tiers humiliant, mécanisme projectif retourné. La scène du clocher condense tous ces motifs, altitude (d’où les semblables sont vus comme des vers rampants), pureté (loin des méchancetés humaines), identification mégalomane et législatrice (si j’étais Dieu, pas de pardon pour eux), intention criminelle (comme issue à une impasse subjective). Tel est le prix exorbitant de cette rencontre sublime, loin d’une vision idéalisante à la Peter Ibbetson (Henry Hathaway, 1935) où fondus enchaînés et effusions lumineuses inscrivent une communion spirituelle excédant la prison qui sépare Peter et Mary, accordée à cette dénégation de la réalité où, dans l’amour fou, quoique mourant, les amants rajeunis surmontent l’incarcération pour se retrouver.
L’ultime pari
24La rencontre favorise donc un paroxysme. Gare du Nord (Jean Rouch, 1965), épisode de Paris vu par..., est une situation radicalisée. « Il y a des moments exceptionnels où la moindre rencontre peut être interprétée comme un signe du destin » dit, sans doute trop explicitement, l’homme qui en voiture, dans la rue, a failli écraser Odile. Celle-ci est d’abord prise dans son milieu quotidien, réveil et déjeuner avec son mari, affrontement conjugual sur les espérances de chacun – elle : « Maintenant je peux prévoir toutes tes réactions », lui : « Moi, c’est le contraire, plus je te connais, plus je t’aime. » Suivie par la caméra dans son monde ordinaire étroit, où même les rêves conscients de vie meilleure ont les courtes délimitations d’ambitions purement sociales, la voici seule, marchant à l’extérieur, avec cet homme qui a failli la renverser, et abandonné sa voiture pour lui parler. La conversation est comme la caméra dans le couloir de l’immeuble, elle traque, cherche le point où le fond fossile d’existence antérieure pourrait craquer. C’est le quasi-accident, l’inconnu qui la suit et paraît profiter de l’occasion tandis qu’il joue lui-même à pile ou face, fait cette proposition qui paraît suspendue à un chantage qu’il évoque lui-même, de partir avec elle en abandonnant tout. Tout l’enjeu vite patent est pris au pied de la lettre, objet d’un pari ultime, cependant indécidable au moment même de sa formulation. La table presque tangible d’un jeu où sont jetés les dés du tout ou rien, de la vie ou de la mort, est l’horizon de cet homme. Et tout à coup, tout devient réel, non seulement à cause des mouvements heurtés, tournants, et instables de la caméra portée, à cause de la lumière parfois excédentaire, des grilles qui surplombent la voie ferrée ou même de la voiture arrêtée et abandonnée en pleine rue, indices d’une instantanéité d’action, mais aussi à cause de cette case « chance » apparaissant dans la mise de l’inconnu. La parole embraye sur le saut en contrebas, corps gisant entre les rails. Cet acte est la vérification postérieure de l’alternative ouverte par la rencontre, refermée par la chute. Avec cette radicalisation des enjeux apparaît un temps pur de l’agir, la pointe de l’instant11.
La reconnaissance
25Il entre dans la rencontre un élément de reconnaissance, qui tantôt prend un sens platonicien, réminiscence qui revient à la conscience par le désir, schéma dont Vertigo est un des avatars à travers les migrations mnésiques de Madeleine12, tantôt renvoie à une reconnaissance plus littérale et dans un seul monde, trajet d’une identification. City Lights (Les Lumières de la ville, Charlie Chaplin, 1930) emprunte son récit à cette deuxième version, pour se terminer précisément au moment où la reconnaissance est accomplie. Chaplin y traverse deux mondes, celui de l’aveugle et celui du millionnaire, qui ne seront jamais en contact. La première rencontre avec la fleuriste est l’objet d’un malentendu, porte de la voiture dont il descend, qu’elle prend pour la sienne. Nuits avec le millionnaire, achat de fleurs, retour en voiture et don d’argent contribuent à alimenter cette fiction d’identité qu’il ne dément pas auprès d’elle. La scène grandiose du match de boxe est un peu comme une traversée narcotique, avant la nécessité de retrouver la jeune aveugle maintenant opérée, et qui pourra le voir sous son véritable aspect. Cette torpeur de coups encaissés qui jettent Charlot et son adversaire dans une danse sautillante, amortie, opiacée d’hommes-miroirs somnambules, tenus l’un à l’autre par un mimétisme gestuel, s’hypnotisant réciproquement dans un excès commun de fatigue, produit un état nouveau, sous la conscience, aux gestes ralentis, et la matière titubante d’une sorte de commotion temporaire. Comme le millionnaire passe par des états diurnes, sobres, avares et brutaux, sans communication ni transition avec ceux nocturnes, alcooliques, généreux et amicaux, Charlot passe de cette perception déformante de la cécité qui le métamorphose en homme riche, à l’humiliation où le met la pauvreté – le mouchoir qui dépasse et fait rire les enfants. C’est un jeu de caches, où le champ visible de la voiture traversée et le contrechamp sonore de la porte qui claque sont disjoints. Tout le trajet du film conduit donc au moment où ils vont pouvoir se retrouver suivant une règle de réciprocité perceptive, en faisant sauter l’identité factice créée par la disjonction. Il y faut très exactement onze plans, jusqu’au carton indiquant qu’elle lui dit :« Vous ! », et qui permettent de passer de la reconnaissance par lui, derrière la vitre, de l’ancienne aveugle qui ne peut pas, avec l’usage de ce sens recouvré, l’identifier, à celle de lui par elle, qui sera tactile, main qui touche la sienne quand il prend la fleur, puis remonte vers son épaule, pour la faire coïncider avec son mode de connaissance antérieur. Cette scène ultime répète l’intensité d’une première rencontre, et même la multiplie. Les sens réassociés épuisent une aventure du visible, mettent fin à la méprise de l’identité sous laquelle il a d’abord été aimé13. C’est alors qu’apparaît cette possibilité nouvelle de la reconnaissance réciproque, magnifiée par sa coïncidence avec la fin du film.
26L’instant même de la première vision est parfois pétrifiant : dans The Long Gray Line (Ce n’est qu’un au revoir, John Ford, 1955), la rencontre initiale entre Marty Maher (Tyrone Power) et Mary O’Donnell (Maureen O’Hara) a lieu dans un couloir de West Point, où tous deux s’immobilisent un long moment, bagages à la main, avant que Marty, obligé d’aller instruire les recrues, n’entre dans le gymnase où il enfle comiquement sa fonction, jette des coups d’œil vers la porte pour voir si elle le regarde, avant de recevoir le puissant coup de poing qui le projette hors du ring, tandis qu’elle, raide et muette, ne s’autorise à le voir que sous la condition d’échapper à son regard. L’instantanéité foudre de la rencontre provoque cette pétrification initiale, signe de sa réciprocité immédiate. Ce peut aussi être un éblouissement littéral, comme pour le narrateur de La Boulangère de Monceau qui, aveuglé par le soleil, bute sur Sylvie à qui, pour la première fois, il va adresser la parole.
27« L’idée de rencontre devait obséder Vidal (Antoine Vitez) non moins que moi, car la conversation dévia sur elle, presque sans transition » dit, dans le texte publié du film, le narrateur de Ma nuit chez Maud (Éric Rohmer, 1969). Le récit commence presque par cette situation, qui est muette. Trintignant, ingénieur nouvellement installé à Clermont-Ferrand, va à la messe. Après un long plan fixe frontal sur lui priant, un raccord à 90° amène au profil d’une jeune femme blonde (Marie-Christine Barrault, Françoise), qui ne peut donc le voir, sur un fond lointain et flou de bougies brûlant. Plan étrange, puisqu’il ne peut être le regard du narrateur, précession du filmage sur le personnage. C’est seulement ensuite que, pris à nouveau frontalement, un mouvement des yeux sur son visage permet de revenir sur le profil de Marie-Christine Barrault, qui se retourne dans sa direction. Cette première vision répétée, continuée par un travelling latéral, s’insère dans la protection de l’office qui favorise l’observation, s’il n’est pas son but ; elle est elle-même magnifiée par cet enveloppement. L’angle dur et revenant du premier raccord a la force abrupte d’une désignation, et d’une observation d’abord sans réciprocité. Plus tard, le héros-narrateur (Trintignant) déclarera que Françoise sera sa femme, ce qui, en effet, arrivera. Deux autres croisements surviendront, jusqu’à ce qu’il la retrouve, en Solex, dans la neige, sortant lui-même de chez Maud (Françoise Fabian), pour la ramener chez elle, où il sera bloqué par le verglas. Un mixte savant de calculs et de hasards, favorisés par l’étendue limitée de la ville, conduit à cette issue conjugale. Entre-temps, la nuit du titre aura bien sûr été la tentation, lointainement théologique. La fin du film, la nouvelle rencontre avec Maud, cinq ans après, alors que Trintignant est à la plage avec sa femme et son enfant, accomplit cette oscillation contingente, que reprennent bien sûr les dialogues avec Vidal-Vitez, probabilités et pari, espérance mathématique et traitement de l’information. Là où apparaît la pointe d’un autre possible, c’est moins dans la compréhension, par le héros, du lien de sa femme avec le mari de Françoise, ou même dans son propre mensonge sur cette nuit chez Maud. C’est dans la rencontre avec celle-ci, hasard possible d’un monde par ailleurs fortement ritualisé, jusque dans le désir de son protagoniste principal. Elle figure alors une virtualité de sa propre existence, qui se métamorphose en banalité balnéaire : quelque chose d’ordinairement conjugal et platement vacancier, bonheur un peu fade. Au comique des monades, succède l’ordinaire de l’accompli. Pourtant, l’inverse n’en est pas mécaniquement déductible : le passage accidentel de Maud n’implique pas une vraie vie qu’il aurait laissé passer. C’est plutôt qu’elle ranime une vie parallèle, dont l’issue eût peut-être été moins chanceuse ; mais dans cette très brève déchirure de sa paix familiale, qui n’est même pas pour lui un remords, mais l’angle furtif d’un autre scénario pour le spectateur, apparaît cette sorte de chute de potentiel que sont ces vacances. Rencontrer, avoir foi dans la rencontre, c’est souvent un motif rohmérien : et la jeune fille du Rayon vert finit par trouver dans une gare celui qu’elle cherchait, quand le spectateur avait décrété pour lui-même qu’elle n’y arriverait pas, à cause de son exigence hystérique. Pourtant, ces rencontres aboutissent à une ambiguïté statutaire, où le prestige de l’événement connaît sa déflation.
Les mondes incompossibles
28Quand la contingence fait apparaître des possibles, le strict réalisme les laisse ainsi à l’état de virtualités – que le spectateur peut toujours actualiser mentalement – ne donnant que la part effectuée de l’événement. Quand un film donne une autre version possible du monde à partir de ses éléments à l’identique, moins un, c’est It’s a Wonderful Life (La vie est belle, Frank Capra, 19_6) au postulat leibnizien, qui paraît tiré des Essais de Théodicée, deux appartements qui seraient construits dans le palais des destinées que la déesse Pallas fait visiter à Théodore, ce grand conservatoire d’« unborn sequence », comme était qualifiée par la production la deuxième partie du film. Une rencontre amoureuse se noue dans la version originale de Bedford Falls, petite ville où se circonscrit l’histoire, pendant le bal de l’école, dans le gymnase pourvu d’une piste de danse qui peut s’ouvrir sur une piscine. George Bailey (James Stewart) est saisi, vigie soudain muette, tombant en arrêt et surélevée dans la foule, en voyant Mary (Dona Reed) qui le regarde énamourée. Le rapport est instantané, réciproque, dansant et tombe au moment d’un concours avec une légère dissymétrie : en Mary, George ne reconnaît pas tout de suite la petite fille qu’il a pourtant connue. Le parquet s’ouvre derrière eux sur l’eau, où ils tombent, avant d’y être rejoints par d’autres couples. Cette schize matérielle est la ponctuation de leur attraction, ciel liquide ouvert sous leurs pieds par un tellurisme mécanique. De même Harry, le jeune frère, était tombé dans un trou du lac gelé, avant que George ne le sauve. C’est donc une entaille dans la consistance apparente de la réalité qui fend les événements, les inquiète comme la part résiduelle d’une autre possibilité. L’arrivée de l’ange Clarence, qui doit gagner ses ailes, est l’autre coupure narrative à partir de laquelle les versions incompossibles de l’existence de George peuvent cependant advenir. Cette intercession perceptive change le village en Potterville, version sombre issue de la soustraction de James Stewart, dominée par la figure égoïste du vieillard avaricieux. Le frère est alors mort dans l’accident, et Mary devenue vieille fille bibliothécaire. L’effet minuscule, impondérable et littéralement aveuglant dans la présence de soi à soi, de George dans son clinamen d’existence s’évanouit pour faire place à la propagation aux effets incalculables et désastreux de sa disparition de la ville. Regard récapitulatif jeté sur un monde conditionnel depuis un lieu impossible, pouvoir ubiquitaire, cette deuxième partie expose, avec les prestiges véristes du cinéma, l’exactitude imparable d’une démonstration. Elle a sa part mécanique de bénéfiction où la contagion du bien opère par la parole, scène de la banque, dans un manichéisme positif. Mais le trébuchement infime qu’est la boule descellée, au pied de la rampe d’escalier, figure le signe fendu et faillible que l’application de la plus petite force sur la plus infime situation peut combattre le cauchemar monopoliste de Potter. Cette Atlantide découverte des virtualités, figure aussi le meilleur des mondes possibles. Lost Horizon (Horizons perdus, Frank Capra, 1937) déclinait déjà la même idée, dans un Shangri-La tibétain et inaccessible, où plonge le héros actif sauvé par le dernier avion d’une émeute chinoise, tétanisé par la narcose d’un monde sans conflits, jusqu’à l’obligation de rejoindre le règne vivant de la contingence active, de la décision.
29Puis voici la rencontre qui n’a lieu que mentalement et par anticipation pour le spectateur. À la fin de A Woman in Paris (L’Opinion publique, Charlie Chaplin, 1923), Marie Saint-Clair (Edna Purviance) s’est retirée avec la mère de Jean, qui s’est suicidé pour elle. Elle s’occupe d’orphelins, ayant abandonné sa vie parisienne. Pierre Revel (Adolphe Menjou), son ancien amant, apparaît dans une voiture qui se dirige vers la campagne, alors que Marie monte dans une charrette. Sur la route, comme le découpage nous le fait attendre, les deux véhicules se croisent, la voiture en pleine vitesse. Un dernier plan sur elle, assise à l’arrière de la charrette, la montre qui regarde dans la direction de cette voiture qui s’éloigne. Ni elle, ni lui, n’ont rien vu. Le croisement est aveugle, donne à la caméra un point de vue non-humain, quoique strictement égal à cette position fixe des autres plans du film, toujours à la hauteur des personnages et sans élévation particulière, comme s’il lui était possible de rendre tangible l’implexe14 d’un événement.
La cérémonie de l’apparaître
30Il arrive que rencontrer soit seulement comme un apparaître, et n’ait pas de destinée. C’est un récit bloqué, dans lequel se fiche une scène revenante, avec d’infimes variations. Tel est Mort à Venise (Morte a Venezia, Luchino Visconti, 1970), filmé comme un cérémonial, parfois un embaumement, avec des plans longs, des recadrages sans à-coup et quelque chose de processionnel, et des zooms si lents qu’ils peuvent parfois passer pour des travellings, dans un monde initial de lagunes noyées de lumière. La première vision de Tadzio (Bjorn Andresen) se fait à l’issue d’un long balayage de l’entourage familial à la table où il est assis, pour le découvrir en ange pensif, encadré de cheveux blonds, pris dans des allers et retours filmiques qui sont des tournoiements retenus dans la pièce, vertiges contrôlés sur un fond de chuchotements mitteleuropéens. C’est en partant vers la salle à manger, après être passé devant Aschenbach (Dirk Bogarde) sans se détourner, filmé de dos, s’enfonçant dans la profondeur du lieu et du plan, qu’il se retourne vers lui, indiquant ainsi qu’il a enregistré son observation. Cette attirance impossible, qui n’existe peut-être qu’à cause de son impossibilité, a pourtant une forme de réciprocité : au petit déjeuner, Tadzio sourit lointainement, énigmatiquement, un peu perversement comme si, ayant compris la nature de la fascination exercée sur Aschenbach, il n’en recevait que la gratification narcissique. En sortant de l’ascenseur, Tadzio se retourne pour sourire, dans la direction du musicien perdu dans le groupe de ses amis. La seule gradation que subissent ces déclinaisons millimétrées de l’attitude est vestimentaire, quand il apparaît à la plage en maillot de bain rayé, les épaules tombantes, contrasté entre une androgynie du visage et des cheveux longs, appartenant à une sorte d’enfance iconique que vient démentir le sexe moulé sous le tissu, figure bifide d’une angélisation troublée par cette maturité morphologique, par ce torse nu d’enfant trop vite grandi, aux aréoles étroites, sortant de l’eau. C’est une conjonction entre un motif paralysant pour Aschenbach, obsession d’une figure inaccessible, avec sa dimension sacrificielle tangible dans le mouvement de démolition qui, sur la plage, trouve sa marque presque chromatique avec le trait de teinture qui coule sur son visage, et sa détection ambiguë par Tadzio, presque dansant en maillot entre les piliers de l’auvent qui mène à la plage, manière de s’offrir sans se donner. L’intersubjectivité est muette – c’est seulement à la mère qu’Aschenbach parlera –, partiellement déductible, fondée sur un échange qui restera assujetti à un interdit insurmontable. En ce sens, Mort à Venise n’est pas l’exploration d’un lien inaccompli pour des raisons internes aux personnages, n’acceptant plus les données premières du contrat social le plus simple, crise de l’intersubjectivité propre au cinéma moderne, mais appartient plutôt à l’intériorisation d’un impossible. Certes, cette rencontre est l’agent d’une révélation sur l’art d’Aschenbach, dimension sensuelle dont il est privé. Mais c’est pour décréter en lui-même que cette situation n’excédera pas la contemplation fascinée qu’Aschenbach fait de Tadzio une figure de névrose, la cantonnant dans l’inaccessible plutôt que d’en chercher les possibles15.
31La rencontre est aussi une séquence : elle ne se résout pas dans sa seule proposition de première fois, au moment d’une mise en contact de deux personnes. C’est un déroulant narratif : il y a l’effet initial (surprise, indifférence, etc.), l’échange qui lui est synchrone ou le suit (muet ou verbal), le franchissement de la séparation initiale qui en est une conséquence possible16. Ce modèle constitue implicitement un contrat, qui tourne autour d’une réciprocité, ou de son altération. Ce contrat a peut-être des étapes, et la rencontre des âges.
***
L’âge d’or de la contingence
32De manière privilégiée, c’est le cinéma burlesque qui incarne un âge de la contingence enchantée, et de la rencontre prestigieuse. Ainsi l’arrivée de la jeune fille enceinte, qui vient s’échouer dans l’impasse où Harry Langdon habite, pour être découverte inanimée par lui le lendemain dans la neige, est-elle merveilleuse ou miraculiste qui répond à son désir de paternité, dans l’ignorance positive des voies sexuelles qui la régissent ordinairement – et même la neige est ce motif enluminant d’un Noël privé (Three’s a Crowd, Papa d’un jour, Harry Langdon, 1927). Une face improbable mais possible de la contingence apparaît : dans cette rencontre, les dés invisibles du hasard roulent jusqu’à s’arrêter sur les chiffres mêmes qui constituent le désir de Langdon. C’est l’improbabilité qui en fait la force, c’est trop vrai pour ne pas être beau. Plus encore, cette causalité sublime, provoquée par l’intempérance alcoolique du mari, annule l’« inadaptation » de Langdon, et la métamorphose en événement du monde corrigé par le monde lui-même. Certes, l’abolition sexuelle coïncide avec la dimension merveilleuse de ce hasard, c’est la cause manquante qui induit l’effet magique, mais il fait ressortir la face purement chanceuse de cette rencontre. Le burlesque n’a cessé de mettre en scène ces « hasards objectifs17 ». Et, dans The Cameraman (Le Cameraman, Edward Sedgwick, 1928), Keaton, venu au bureau des actualités cinématographiques avec le ferrotype de la jeune fille qu’il recherche, s’adresse à un opérateur qu’il ne connaît pas, lui montre le document tandis que ce dernier se moque de lui et jette un coup d’œil sur la standardiste que Keaton n’a pas vue. Il la découvre en sortant, s’arrêtant stupéfait au moment d’ouvrir la porte : elle est ce portrait. Connue puis trouvée par hasard, c’est le premier circuit. Le deuxième est vocal, quand elle l’appelle au téléphone, et qu’il monte et descend l’escalier de l’immeuble, suivi en travellings ascendant ou descendant qui franchissent les étages dans la coupe intérieure des paliers. Il part en arrachant les fils du téléphone, traverse la ville en courant alors qu’elle continue à parler, arrive derrière elle au moment où elle raccroche et le découvre. Le deuxième circuit, celui de la pulsion invocante, reprend inversée l’apparition du premier, personnage surgissant pour l’autre. Le troisième et final, dans la salle de projection, montre d’abord les images de la fête chinoise, puis de l’accident nautique, où l’enregistrement rétablit la vérité du sauvetage. Tout avait commencé par le ferrotype, tout finit par la projection, et tandis que la première image cherchait sa propriétaire dans le monde, les actualités restaurent la partie manquante de l’événement qu’elle n’a pu voir, évanouie, et qui détruit la fable du rival. Dans cette géométrie bénéfique de la contingence, la rencontre trouve sa place de théorème logique, au point que le hasard en devient une figure d’envoyé qui n’aurait pas encore de nom. L’échelle dans Cops (Frigo déménageur, Buster Keaton et Eddie Kline, 1922), en équilibre sur une palissade en bois, où Keaton tente d’échapper aux flics qui le poursuivent, et qui tentent de le ramener à terre en équilibrant à l’aveugle leurs propres forces, la transformant en balance oscillante, sensible au plus petit poids, puis en catapulte libératrice pour Keaton, cette échelle figure une physique du hasard, comme si elle en matérialisait le mécanisme invisible, dans une extrémité comique de son action vérifiable. C’est une force captée, et comme dans Steamboat Bill Jr. (Cadet d’eau douce, Charles Reisner, 1928), où la voiture est emportée par le vent, l’hôpital soulevé, Keaton dans son lit s’arrête devant les stalles des chevaux et repart, marche immobile ou incliné contre le vent, c’est une métamorphose cyclone de la contingence, puissance météorologique. Rencontres et contingences deviennent des défis aux lois, non seulement sociales mais aussi à celles moroses du prévisible, et physiques de la pesanteur : le cyclone la suspend, et tout devient volant et dangereusement aérien. C’est une figuration cosmique, qui représente les conséquences de causalités inaccessibles, l’horlogerie exacte du hasard, qui descend jusque dans ses manifestations les plus infimes.
33Harry Langdon, soldat sur le front dans All Night Long (Mack Sennett, Harry Langdon, 1928) est assis à côté d’une monstrueuse montagne de patates qu’il doit peler. Il en prend une, qui provoque un éboulement partiel du tas ; advient alors la « réaction tardive18 », lent cheminement sur le visage d’une découverte, celle probable de la gravitation, qui fend l’expression comme un trait d’univers. Dans Steamboat Bill Jr., Canfield fils, c’est Keaton, est emmené par le chauffeur de son père chez un coiffeur pour se faire enlever une moustache indésirable. Assis, enveloppé dans une vaste serviette blanche, masque que manutentionne un figaro à la veste étroite sanglée de boutons qui le fait brusquement pivoter, après lui avoir arraché sans précaution un poil, Keaton dans un plan large, légèrement penché, regarde le sol. Le plan est oblique, à 45° par rapport au lieu, peuplé d’acier, de miroirs, de fioles. Devant lui, un autre coiffeur à lunettes fait pivoter un deuxième fauteuil, où une jeune femme est assise, qui vient, inclinée elle aussi, s’immobiliser symétriquement face à Keaton. Dans une absolue simultanéité, les deux visages se relèvent lentement, jusqu’à ce que les personnages se reconnaissent, se lèvent, et viennent se saluer.
La traversée des images
34La rencontre est placée sous le signe d’un chavirement, télescopage d’ordres qui ne peuvent se joindre qu’à la limite. Dans The Scarecrow (L’Épouvantail, Buster Keaton et Eddie Cline, 1920), Buster Keaton et son compagnon, poursuivis, roulent à toute vitesse sur une moto empruntée. Apercevant tout à coup un prêtre à côté de lui, Buster lève les yeux vers le ciel comme pour demander d’où il a pu arriver. Pour sauver la cordonnerie de son père, le Harry Langdon de Tramp, Tramp, Tramp (Plein les bottes, Harry Edward et Frank Capra, 1926) se trouve engagé dans une course à pied dotée d’un prix de vingt-cinq mille dollars, accordé au gagnant de cette traversée des États-Unis, tous les participants étant chaussés de Burton shoes. Devant l’immense affiche publicitaire de cette marque, où Joan Crawford, la fille du propriétaire, figure chapeautée comme une icône engageante, « Walk with me », à gauche de slogans massifs, « Burton Shoes, for men, women and children », ou « The sole of the nation19 », Langdon s’arrête, regardant la jeune femme qui paraît même, en gros plan sur son visage d’imprimerie, lui retourner son attention. Debout, les mains dans le dos, blanchi et pensif, il l’observe pendant que derrière lui entre dans le champ le modèle vivant de cette reproduction, qui vient s’arrêter juste en retrait de son observation. Toujours sans l’avoir remarquée, il envoie à la photo des baisers. L’axe change, le prend en oblique de dos avec à sa gauche en amorce l’affiche, il s’asseoit sur un banc, s’y allonge. Il remarque alors la jeune femme réelle au chapeau, et sur son visage en plan rapproché, avec un léger différé, il réalise stupéfait, dans une sorte de panique liquide des traits, qui est devant lui. Il se relève, chancelle, éprouve la fixité de ses jambes avec les mains, se retourne vers l’affiche puis vers elle, fait le va-et-vient entre les deux, à la fois désemparé et écrasé par la coïncidence, par ce don hasardeux où l’imaginaire et le réel sont devenus égaux, sur fond manifeste d’incrédulité. Il revient s’asseoir près d’elle, alors qu’elle l’incite à s’inscrire dans cette course, avant de disparaître en sortant du champ, laissant Langdon en proie au doute d’une apparition. Le motif se poursuit, puisque dans la chambre d’hôtel qu’il se retrouve partager avec le champion, et où il a accroché aux murs plusieurs exemplaires de la même effigie, la brute musculeuse, à la densité obtuse, arrache phobiquement ces trophées amoureux. Mais sous le couvre-lit, après cette rage iconoclaste, Langdon découvre, installé sur l’édredon, la découpe minutieuse de ce visage avec son chapeau cloche. En pleine nuit, voulant redresser une autre image identique qui pend au-dessus du lit où dort le champion, il déclenche, par ventilateur interposé, une catastrophe de duvet voletant comme une neige de studio. Les avatars de cette obsession, deux faces d’une même incarnation, se poursuivent. Au départ de la course où il arrive en retard, chimiquement anesthésié par les pilules somnifères du champion adepte de solutions expéditives, Joan Crawford lui donne rendez-vous en Californie, à l’arrivée. Il la rencontre à nouveau dans une des haltes de cette pérégrination, un film d’actualités le montre, que son père voit au cinéma. Ces générations figuratives, affiche et film dans le film, sont le feuilleté matériel d’une sorte de marche dans l’image, qui s’associe à l’ambulation géographique accidentée, passant du boulet encombrant d’après l’arrestation aux chiffons protecteurs sur les pieds. À la sortie du désert où Harry a rejoint la course, ce n’est pas lui, qu’elle attend pourtant, qui arrive en tête. Mais un cyclone déserte la ville, et Langdon seul, en haillons soulevés par le vent, puis agrippé à un réverbère, se réfugie dans un salon de coiffure abandonné, où il prend une douche. Ses vêtements s’envolent, la maison s’incline, oscille, parallélogramme obliquangle où vient le rejoindre le champion terrorisé par la puissance du phénomène naturel. Il sauve une femme, l’embrasse, la maison s’écroule. Il jette des briques contre le vortex du cyclone, qu’il déroute ainsi. L’arrivée de la course, vue à nouveau au cinéma, le voit gagner in extremis, et une coda le montre marié, regardant avec Crawford dans un berceau leur enfant, portant un bonnet de dentelle, qu’un raccord dans l’axe permet d’identifier avec certitude comme Langdon lui-même, éternuant, jouant et oscillant dans cette nacelle giratoire. L’achèvement positif de cette rencontre placée sous le signe d’une scission initiale, dont la résolution est manifestement située dans un monde de chimères, s’accomplit dans une traversée proprement cosmique, avant de trouver la forme déroutante d’un déni sexuel, où la reproduction s’effectue à l’identique, dans un clonage ou une scissiparité triomphante, conservatoire d’un mythe enfantin où l’engendrement se ferait par images.
35Le serial est un genre susceptible d’observations comparables. Au début de Dr Mabuse, der Spieler (Le Docteur Mabuse, Fritz Lang, 1922), après que Mabuse (Rudolf Klein-Rogge) a tiré aux cartes sa future identité, et pendant que son valet cocaïné lui prépare sa nouvelle apparence, l’action, par le truchement d’un oignon en gros plan qui indique l’heure, passe dans un train, dans un compartiment où feint de dormir un homme à casquette, qui « voit », à travers la serviette de son voisin posée sur la banquette, le contrat commercial qu’elle contient. Il regarde une montre, qui indique bientôt huit heures vingt. Dans une forêt un chauffeur, près de sa voiture, la met en marche, après avoir lui aussi consulté l’heure. Le maquillage de Mabuse progresse, il a maintenant les cheveux blanchis. Dans le wagon, l’homme à casquette se lève, attaque subitement son voisin, jette par la fenêtre la serviette, qui tombe sur le siège de la voiture. En haut d’un poteau télégraphique, une silhouette, sombre vigie qui salue cette action, prévient Mabuse du succès de l’opération. C’est un comprimé d’événements que le montage rapide propose avec une tension qui les métamorphose en signes purs, comme cet angle de poteau et d’humain dans une consistance de matière grise, qui sémaphorise l’annonce de la réussite. La pulsation récurrente des montres bat comme le cardiogramme d’une délibération exécutée imparablernent, sous la conduite maléfique de Mabuse. La rencontre minutée de ces brèves scènes les élève à un plan d’exposition sur lequel tombe le charme épileptique de gestes foudre, au fond enfantin, et accordé à cette attente primitive de la conscience que quelque chose ait lieu. Envoûtements, hypnoses, métamorphoses identitaires, lieux truqués, ces situations archétypiques du genre conduisent à une idée extensive de la rencontre, engendrée par des télescopages surprenants, avec laquelle peut se comprendre la pratique surréaliste d’entrer au hasard dans une salle de cinéma, c’est-à-dire, comme spectateur, de majorer perceptivement cette destination des films.
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L’âge classique de la rencontre
36Postulons que la rencontre, à l’âge classique, suppose un opérateur efficace des transmissions, même négatives, entre les personnages. Un règne commun les enveloppe, instance symbolique intacte.
L’ange et la bête
37Dans Angel (Ange, Ernst Lubitsch, 1937) Marlene Dietrich (Lady Barker) est venue à Paris pour se rendre au « Club de la Russie ». Au même moment, Anthony Halton (Melvyn Douglas) y arrive, qu’elle ne connaît pas. Conversant avec la grande duchesse, émigrée tenancière de ce bordel de luxe (« la raison, la logique, ne peuvent rien pour moi »), Marlene sort de la pièce pour laisser son interlocutrice répondre au téléphone, et pénètre dans un salon adjacent – porte à moulures, tableau, fauteuil Louis XV – et descend une marche, le visage penché, avant de s’immobiliser, interdite, alors que débute un panoramique filé qui décrit avec vélocité un angle de 45° pour s’arrêter devant Halton très droit, encadré de rideaux et qui s’incline pour la saluer. Dans un bref brouillage du visible, ce plan balistique figure un déplacement lumineux, presque instantané, une frappe du regard, et comme un smash affectif. (Plus tard, un autre plan accomplit la même fonction inversée, quand Barker [Herbert Marshall], rentré de son voyage diplomatique, abandonne Marlene pour aller lire un télégramme : ce plan, alors, délie les époux.) Après un contrechamp sur Marlene, puis sur Halton, qui sort du cadre pour se rapprocher d’elle, ils sont maintenant dans le même plan. Alternent alors une série de champs-contrechamps, suivis d’un plan d’ensemble, jusqu’au canapé où ils vont s’asseoir. Marlene est tressée d’une vaste liane de soie qui fait la boutonnière de son corsage noir, osseuse et perlière, avec l’éclat d’un produit ostréicole qu’un Matahi aurait ramené d’un inaccessible fond sous-marin. Halton la prend pour la grande duchesse, tandis qu’à son attente d’un rendez-vous sexuel, elle répond par des propositions culturelles (Notre-Dame, le Louvre...). Finalement, elle lui dit de le retrouver le soir, et lève le quiproquo : elle n’est pas la grande duchesse. Son identité réelle ne sera pas révélée, pas plus au cours du dîner. Nimbée par le luxe prostitutionnel de l’hôtel particulier, son opalescence est le raffinement lumineux de cette première rencontre. Elle se noue autour d’un excitant initial, ce flottement identitaire dissymétrique : la demande de Halton, même en sous-entendu, est crue, directe et ne lui laisse qu’une position dans l’échange, aux yeux de Marlene comme à ceux du spectateur. Celle de Marlene a la multiplicité d’un déguisement perceptif : nous connaissons le quiproquo, non son identité réelle. Définition possible du charme, que reprend ce plan où elle est devant un bouquet de glaïeuls, dépendance florale, et un buste féminin scellé au mur. La particularité de cette rencontre accentue un trait commun à toutes : elles supposent un début d’identification, prélevé sur un cerne d’inconnu : le visage, qui est une nudité admise, y devient le délégué d’une mention déchiffrable sur une promesse de découverte. À cette multiplication identitaire, un raccord ajoute un signe : juste après avoir annoncé qu’elle n’est pas la grande duchesse, Marlene, la main sur la poignée de la porte, est suivie par Halton étonné. Le découpage revient sur elle, qui a changé de place maintenant dans l’encadrement de la porte ouverte, prête à disparaître, symétriquement à sa position antérieure mais inversée, comme si dans cette collure à distance entre les deux plans, elle prenait non deux visages indistincts, mais deux postures différentes. Trois traits particuliers enveloppent la rencontre : flottement identitaire, marquage topographique d’une attente réciproque (chacun est là pour une raison accélérante du désir), suspension majorée, dans ce bordel, des registres ordinaires d’existence. Au rendez-vous ensuite fixé, le « Danube », cabaret à violonistes, avant même tout dialogue ce sont les gros plans qui indiquent une proximité accentuée, et les raccords de regards, quand apparaît le motif musical qui sera le leitmotiv acoustique du film (et la détection par Herbert Marshall, le mari, de l’identité d’Angel : c’est le plan, d’une sobriété radicale, sur le combiné téléphonique). Marlene y conserve le mystère de son identité, et ne cherche pas à savoir celle de Halton : surévaluation délibérée de l’instant, contre la pesanteur d’une histoire antérieure que cette rencontre doit précisément pour elle, sinon annuler, du moins suspendre. Le « Who are you, I must know20 » qu’il prononce dans la salle à manger privée, devient une question qui excède le protocole social, et rôde autour d’une investigation plus déroutée, à laquelle elle se dérobe encore, ne laissant plus entendre qu’une fausse évidence prostitutionnelle de son état. C’est pourtant là qu’elle reçoit, de lui, son surnom d’Angel. Le romanesque est ici féminin, s’il peut se définir par cette suspension de l’identification, sans équivalent pour l’homme. La soirée se termine dans un parc où elle disparaît, c’est la scène du bouquet de violettes que la vendeuse retrouve sur le banc, abandonné. Nuit qui aurait dû être unique. À Londres, pourtant, ils se retrouvent. Halton a découvert qu’avec son mari, ils voyaient pendant la Première Guerre mondiale, à Paris, la même jeune fille, Paulette Fouchardière. La deuxième rencontre a lieu au domicile du couple, infléchie par une double annonce : elle sait qui elle va revoir, par le récit innocent de son mari, il a vu sa photographie dans la pièce avant qu’elle n’entre. Chacun feint l’impassibilité, mélange de décence sociale et de possibilité intensifiante d’un continuel sous-entendu. Restés seuls, elle nie être Angel, puis lui demande de ne plus jamais revenir. Cette deuxième rencontre l’identifie, elle est donc rattrapée par sa réalité conjugale ; mais elle n’épuise ni le désir de Halton ni, malgré ou à cause de sa demande, l’attirance de Marlene. À cette triangulation, il faudra donc un troisième temps narratif pour se résoudre. Comme Halton a trouvé chez elle l’autre face de sa vie, Barker rencontrera, au cours d’un nouveau voyage à Paris, la chambre littérale qui fait défaut à leur couple, la réponse à son « What kind of a woman are you21 ? » C’est, dans le bordel de la grande duchesse, le moment où, malgré la menace de Marlene, s’il pousse la porte, de le quitter, Barker entre dans la pièce où est supposée se trouver Angel, censée être une autre que sa femme. Un premier plan le montre de dos, qui ouvre le salon. Après une vision de Marlene défaite, un autre plan large cadre Barker à l’intérieur de la pièce, puis, dans un plan plus rapproché, l’accompagne dans sa traversée de la pièce qui ne sera pas montrée dans sa totalité, pour venir à la rencontre de ce que nous savons n’être personne, mais le maintien d’un fantôme de présence dans ce reste de champ invisible22. C’est sans doute l’une des rencontres les plus troublantes que cet instant où la femme clivée entre angélisation et sexualisation retrouve, au regard de son mari, l’image entière qui la constitue une fois la porte franchie. La rencontre initiale s’est faite autour de cette schize, mais la dernière l’abolit.
38Rencontrer n’implique pas forcément un tiers, qui serait automatiquement la figure du rival. Ce peut être le crime, comme dans La Bête humaine (Jean Renoir, 1938). Le film est ponctué par cinq moments qui marquent les noces entre le désir et le meurtre. Le premier a lieu au pied du ballast où Lantier (Jean Gabin) embrasse Flore (Blanchette Brunoy) à terre, métamorphose d’un geste d’abord sensuel, assez brutalement physique, main puissante montant sur le haut de la poitrine, qui se convertit soudainement en tentative de strangulation interrompue par le fracas du train. Puis c’est la maladie qu’il lui explique sur fond de nuages, majoré par un changement d’échelle, bref englobement de nature qui contraste avec les plans très rapprochés antérieurs, un peu comme s’il s’agissait alors de rendre matérielle une grandeur incommensurable d’affects, qui envahit la personne et la dépasse, la déforme même, rictus arraché à lui-même sur le visage de Gabin. C’est le moment du symptôme, et la vie déchirée du personnage, hubris dont Renoir disait qu’elle était semblable à celle d’une tragédie grecque, évoquant l’atmosphère des Atrides. Le deuxième moment est celui du train, après que l’assassinat de Grandmorin (Jacques Berlioz) a été décidé par Roubaud (Fernand Ledoux), au visage d’opiomane boxé par la découverte de la liaison entre sa femme et le parrain de celle-ci. La décision de tuer est détectable par un mouvement d’oreilles chez Fernand Ledoux, manifestation de l’idée à l’instant où elle passe, signe de sa restitution en direct. Le « Je te jure que maintenant il y aura quelque chose de solide entre nous » est une autre déclinaison des alliances entre crime et désir : la volonté meurtrière délibérée et menée jusqu’à son terme s’oppose à celle, impulsive, de Lantier. Elle voudrait se substituer chimériquement au désir, comme un lien neuf et plus sûr.
39C’est le train, l’arrêt de Bréauté-Beuzeville, où montent Lantier et Cabuche. Roubaud, dans le wagon où il est installé avec Séverine, tripote le couteau qu’elle lui a offert. Un plan du couloir vide, où scintille au fond un éclat de lumière, où passe, sur les fenêtres, une réverbération de lampadaire emportée par la vitesse. Un pano aller et retour sur les Roubaud, et Séverine, avec une conviction angoissée : « N’y va pas ». L’axe du couloir, où avance le couple. Puis, frontalement, Roubaud ouvre la porte du compartiment de Grandmorin qui se lève, fait entrer Séverine, puis ferme la porte et tire les rideaux du compartiment. Le plan dure, toujours frontal et fixe, à la musique de Kosma succède le fracas du train. Le plan dure environ vingt secondes – peut-être est-ce la durée même du crime. C’est surtout le temps nécessaire pour que le spectateur en produise une image indirecte et mentale, excédentaire à la seule compréhension narrative, linceul vide d’une supposition projetée de ce meurtre. Les rideaux mornement tatoués, où passent fumée puis éclat de lumière, d’une espèce de vie condensée avec l’imprimé oblique « Réservé », didascalie cruellement ironique de la scène, sont la fixité du crime invisible mais préparé, dont nous ne verrons que le rebut, quand le corps est enjambé pour sortir du compartiment – mais invisible – puis à l’arrêt du train, découvert gisant entre les deux banquettes, du sang sur le plastron, la main posée sur le tissu.
40C’est alors qu’a lieu la rencontre entre Séverine et Lantier, d’abord en revenant du compartiment de Grandmorin, quand elle va lui parler en prétextant qu’il les a vus, ce que le film ne permet pas de vérifier, et qu’il s’essuie les yeux pour enlever une escarbille tout en masquant une partie du panneau : « Fumeurs », pour ne laisser visible que la dernière syllabe, dans une anticipation impérative de son propre destin. Sur le quai de la gare, quand commence l’enquête après la découverte du cadavre, Lantier questionné nie avoir rien vu, après un plan suppliant de Séverine, qui le conjure silencieusement de ne rien dire. Ce travelling avant sur Simone Simon (Séverine) est peut-être le moment où, pour Lantier, l’attirance proprement physique est inséparable d’une perception, même rampante, qu’elle a un savoir sur son propre désir et que, de cette jouissance liée au crime qu’il ne connaît pas, elle a une expérience directe. Percussion qui deviendra explicite plus tard, pendant leur liaison, quand il la questionnera sur ce qu’elle a éprouvé au moment du meurtre, et qu’avec une science intuitive de ce qui les lie, elle répond d’abord en fuyant, puis par cette phrase à la fois générale et très exactement accordée au symptôme de Lantier : « J’ai plus vécu dans cette minute-là que dans toute ma vie passée ». Énoncé suivi d’un raccord sur Gabin qui se jette alors le visage sur le lit, comme s’il était dépossédé, abattement terrifiant qui contient la sensation d’une jouissance spoliée, et reconvoque mentalement le crime invisible derrière le rideau baissé du compartiment, comme le fantôme inaccessible de cette grandeur assassine imaginaire. Telle est la complexité de cette rencontre, indissociable d’un double foyer sexuel et criminel. Ils finiront par se rencontrer catastrophiquement, après la tentative de meurtre sur Roubaud dans la gare, où Lantier ne peut tuer délibérément, barre de fer qui tombe à terre. C’est le bal, et Jacques qui rejoint ensuite Séverine chez elle pour une dernière tentative de la ramener à lui. Cette fois-ci, la conversion criminelle se produit, éclat du couteau sur le buffet. Un plan saisissant et indécidable montre ensuite Lantier qui se regarde dans le miroir, baissant presque immédiatement les yeux, à lui-même insoutenable, dans une sorte de terrifiante métamorphose clastique. Voici l’ambiguïté : ce geste correspond-il au constat désenchanté que la jouissance escomptée n’a pas été au rendez-vous ou, au contraire, dans son excès même, ne signifie-t-il pas une horreur plus grande que le crime, dans la nécessité de le répéter ? Le dernier moment sera le meurtre de la pulsion, suicide de Lantier qui se jette de la locomotive. Malgré l’enchaînement tragique du film, Séverine occupe une place dont les effets, même négatifs, assurent une conduction qui va jusqu’à son terme.
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La rencontre problématique
41Rencontrer, les données mêmes de la rencontre, cela paraît être le sujet de tous les épisodes de Paisà (Roberto Rossellini, 1946). Le deuxième, à Naples, est peut-être le plus frappant dans son souci de déplier toutes les phases qui font se croiser le policier noir américain et le petit garçon napolitain, jusqu’à suivre la fracture ou l’altération qui affecte leur rencontre. C’est cette situation même qui devient problématique, en déplace les enjeux vers l’examen d’un contrat implicite dont la nouveauté probable est précisément qu’il est ici, en quelque sorte, mis à la question, et pris non plus comme l’opérateur symboliquement positif avec lequel se nouent automatiquement les liens entre personnages, mais la donnée même de cette alliance qui est maintenant l’objet. Rencontrer supposait une destination postérieure : aimer, cambrioler, attaquer des Indiens, tuer... c’est maintenant au lieu du support transitif, passage de l’action du sujet à son complément, une situation intransitive et qui s’applique de manière privilégiée au sujet. Quatre moments scandent l’épisode, qui n’ignore pas la dramaturgie, mais la plie à ce nouvel usage. Le premier est purement instrumental, après les plans documentaires sur le port, sur la place aux mouvements browniens de populations, militaires, cracheurs de feu, acrobates, piscine sonore à ciel ouvert d’où se détache Joe, le militaire noir ivre (Dotts M. Johnson), d’abord saisi comme une simple valeur sur ce nouveau marché aux esclaves, et finalement emporté par Pasquale (Alfonsino, le petit garçon) grâce à une ruse, l’alerte à la police dont rien, dans les plans, ne permet de vérifier la présence malgré le début de panique. Quelque chose, avec une pure objectivité – c’est-à-dire qu’il n’y a aucun maintien d’un intérêt subjectif quelconque, c’est simplement le hasard, comme un vibrion quasi sonore de la contingence qui a jeté ce Noir en Italie, mouvement tectonique de la guerre dont voici l’échelle individuelle –, quelque chose est donné comme un contraste d’être radical, enfant et adulte, civil et militaire, noir et blanc, américain et italien, qui finit par donner la sensation matérielle d’une fêlure nette d’espèces distinctes au sein de la même espèce. C’est un premier rapt, pour fuir vers le théâtre de marionnettes où se réfugier, la caméra croisant le regard frontal d’une femme anonyme, stigmate trouant d’une réalité qui n’est pas filmiquement totalement domestiquée. À l’intérieur de la salle, pendant la représentation du spectacle, ce premier lien, donné comme pur intérêt, se modifie. L’enfant rit, se retourne soudain dans un plan rapproché pour regarder Joe, qui lui aussi s’amuse. Une sorte de communauté enfantine paraît les réunir, dans une suspension temporaire des enjeux antérieurs. Et par une inversion frappante, c’est Joe qui monte sur le proscenium pour se battre avec les grandes marionnettes, plus enfant que Pasquale sommé par la situation de se comporter en adulte pour le délivrer. Titubant dehors, presque échoué sur un fond de ruines, dans un éboulement de gris, Joe, dans un intermédiaire perceptif éthylique, chante, imagine un retour triomphal aux États-Unis, maire, caviar et acclamations, « I’m a hero, I’m a hero », avant d’« atterrir » pour se souvenir qu’il n’habite que dans une cabane. Le découpage alterne alors les plans sur l’un ou l’autre, leur visage parfois de face, ne se regardant pas toujours, un peu comme s’il inscrivait filmiquement un parallélisme non euclidien, avec le sentiment qu’une asymptote insaisissable pourrait être leur point de jonction. Joe chante, « Nobody knows the troubles I’ve seen », et l’enfant ne peut comprendre les paroles ; pourtant, la fréquence existentielle qu’émet la voix est parfaitement perçue par lui, « Tu as bien chanté, mais je n’aime pas du tout », révoquant la mélancolie. Au contraire, il est parfaitement intelligible, quand l’enfant lui montre la clé de sa maison, que Joe ne comprend pas qu’elle est maintenant inutilisable. Toute cette oscillation d’une transmission lacunaire, par éclairs trouant l’incompatibilité des langues, à l’amusement intéressé de Pasquale, trouve son assomption dans la phrase sublime, au moment où Joe s’affaisse sur les gravats pour s’assoupir, sur le fond fenêtré de façade, vestige d’immeuble : « Dors pas, ou je vole tes chaussures ». C’est l’intersection de l’instrumentalisation initiale, valeur marchande de Joe, et d’un avertissement qui ne peut être entendu, un peu comme si l’enfant était divisé entre l’impératif pratique de sa survie, et la conscience d’être le gardien pourtant écliptique de cet autre, n’assurant cette protection qu’autant que Joe reste à l’état de veille. L’extrême précision de ce clivage, déni et persistance de Joe dans la perception de l’enfant, est le trait qui divise, tout au long de l’épisode, leur contact. Une ellipse tranchante nous transporte ensuite dans les rues de Naples, où Joe dessaoulé voit l’enfant voler des caisses sur un camion roulant de l’armée américaine. C’est le moment de la reconnaissance, dans un sens simple : s’il l’arrête, c’est en application de sa fonction policière exercée sur un fond de préjugés, réputation voleuse des Italiens. S’il l’identifie, c’est à retardement, à cause de l’harmonica conservé par Pasquale. La danse en haillons de l’enfant à qui Joe a repris les défroques militaires, figure une incommensurable différence morphologiquement patente. Mais Joe passe à une autre perception instrumentale de l’enfant, filtrée par son aveuglement américain, pour s’acheminer vers une forme de reconnaissance plus profonde. C’est l’arrivée dans le quartier de Pasquale, joie des habitants et écrasement solaire, avant la traversée du boyau sombre d’habitat quasi troglodyte, qui opère comme le contrechamp imaginaire du soldat, voyant dans cette grotte de misère l’équivalent du ghetto probable où il loge. Comme il comprend que les parents de l’enfant sont morts, la recherche des chaussures devient dérisoire. Il les lâche, à l’étonnement de Pasquale, et un dernier plan brutal raccorde sur la jeep partant à une vitesse balistique. Même cette fin ne donne pas le repos d’une réciprocité : c’est soudain le soldat noir qui a compris, de l’existence de l’enfant, plus que celui-ci ne pourra interpréter de sa propre fuite. La collure du visage fixe, étonné, aux yeux agrandis par l’observation interrogatrice, avec le véhicule comme expulsé, soulevant son nuage de poussière, fait passer ce rebut de leur rencontre qui ne sera jamais surmonté, ou encore, à travers ce point commun découvert au sein d’une incommensurabilité initiale, la scarification d’une non-coïncidence qui fuit toute compassion.
La fuite contingente
42Avec Antonioni, on dirait que la rencontre, quand elle échoue – c’est le cas d’Il grido (Le Cri, 1957), où Aldo (Steve Cochran) passe ainsi de femmes en femmes pour revenir vers la première qui l’a quitté – dégage une sorte de plan purement contingent qui dissout les affections, ce que Barthes appelait une « fuite du sens », qui n’est pas son abolition. Aldo, ce perfusé du hasard, s’y livre dans une espèce d’abandon où ne figure même pas la faculté qu’il fasse signe. C’est donc dans un enchaînement d’accidents miniatures – le camion qui l’a pris avec sa fille en auto-stop, puis le dépose sur la route à cause des motards qui guettent – qu’il se retrouve dans cette station-service isolée, tenue par Virginia (Dorian Gray). Et même le moment où il décide de rester est en quelque sorte évanoui dans une dilatation d’actes très secondaires, sa fille qui parle au grand-père, ou le voyageur qui pose sa carte routière sur le coffre. Diffraction d’une réalité à la fois possible mais insignifiante, suspendue autour d’une attente qui ne connaîtrait pas tout à fait sa résolution, et dans l’aide spontanée qu’il apporte à Virginia pour servir un automobiliste, d’où paraît s’enchaîner la proposition qu’elle lui fait de rester, montrant la cabane où il peut dormir, reprise à distance de la question posée au vieil homme sur la possibilité d’une installation. Rien ne ressemble à une décision, et qu’il reste n’est compris qu’avec le bref fondu qui fait passer de l’examen rapide du réduit à Aldo allongé, de nuit. Tout glisse sur une sorte de vacance, qui majore l’élément occasionnel, tout en lui refusant les indices même ténus d’un quelconque éclat. Ce n’est même pas la fatigue qui décide à sa place, c’est littéralement une subtilisation délibérée du moment et des raisons de cette halte qui commande la manière dont elle se fait. Sa précarité est soumise à une nouvelle oscillation le lendemain, c’est le garçon à Vespa parti sans payer, obligeant Virginia à le poursuivre et Aldo à la remplacer à la pompe, qui contribue à le faire rester. Encore plus surprenante, mais par défaut, est la manière dont la liaison s’installe entre lui et Virginia. Certes, il y a la discussion la première nuit, quand elle l’a réveillé dans la cabane pour prendre de l’huile, où passe ironiquement la mention qu’il dorme dans sa chambre, et plus tard, dans la cuisine, ce moment de regards qui s’échangent, se fuient, de frôlements, avec l’instant échoué où il tente en vain de parler. Mais c’est un matin, après avoir servi un client, que Virginia rejoint ensuite Aldo allongé dans son lit. Pourtant, ce qui semble être la veille au soir, on l’a vu distinctement sortir de la maison pour aller se coucher. L’ellipse de temps est peut-être plus grande qu’une seule nuit. Comment savoir ? Il importe plus qu’aient disparu sciemment les transitions sentimentales, qui mènent à cette situation. Ce n’est pas tant un refus de l’éventuel pathétique de ces moments, que le glissement positif vers une pure donnée, un fait découvert dans le plan. L’accéléré narratif est évanoui dans une collure, qui dégage au détriment d’un possible prestige amoureux, cet accent mat, privé de tout écho, d’un instant suspendu et livré à un temps au futur indécidable, aussi fragile que son commencement. Dans cette boucle qu’est le film, Aldo passe par un excès contingent de rencontres, sans instance qui les magnifie. Particularité qui n’est pas seulement due à une infirmité psychologique d’Aldo ; elle a aussi sa pesanteur de monde modifié, égale à une lente dérive de continent23.
Le miracle des mains vides
43Godard, à Cannes en 1990, résumait ainsi Nouvelle Vague :
« C’est élémentaire ce qu’il y a dans ce film : il y a une femme qui renverse un homme en voiture. Ils se tendent la main. Ensuite on voit deux ou trois choses. Et puis on voit l’homme qui tend la main et la femme ne la prend pas. Cinq minutes après on dit l’hiver est passé, l’été était revenu. On dit ça d’une manière que certains amis appellent poétique. Et puis c’est l’inverse, c’est la femme qui se noie, ou qui veut se noyer. Elle tend la main, l’homme hésite un moment et finalement la lui prend. Et puis après la femme lui dit : “Ah bon, alors c’était toi.” Et voilà. Il n’y a rien d’autre. »
44C’est donc une quintessence, nouée autour d’un geste qui se répète. Le film n’est pas que ce noyau, mais quelque chose s’y manifeste comme une reprise radicale de cette situation simple, une rencontre. Elle a lieu après le somptueux travelling latéral dans le parc, où passe, comme dans d’autres plans du film, une splendeur proche de la grâce, qui paraît maintenant chez Godard d’autant mieux accordée à ces morceaux de nature, ciel ou arbre, qu’elle a plus déserté les personnes. Personnes plutôt que personnages, non seulement parce qu’ils sont par lui décrétés inexistants au cinéma, mais surtout ce composé de corps et de sentences, de citations, constitue un écart avec la possibilité même de les percevoir comme des personnages, les scindant entre une proposition physique d’existence et un comprimé d’expérience qu’est leur verbe, à la différence des plans de nature, blocs insécables de présence. La rencontre a donc lieu sur une route, où Delon (Roger, puis Richard Lennox) à pied est d’abord marchant, puis masqué par un arbre, au cours d’un lent travelling latéral, puis fuyant des véhicules klaxonnant. L’accident probable n’est pas vu, qui disparaît dans les raccords. Tout le moment est filmé comme éclaté, non par une accélération fragmentante qui serait par exemple celle d’une subjectivité percevante, mais par un découpage très lacunaire, qui s’arrête sur des moments arbitraires de ce qui se présente à peine comme une coordination d’actions. C’est elle (Domiziana Giordano, la comtesse Elena Torlato-Favrini), attendant dans la voiture arrêtée, ou le soleil entre les branches de l’arbre, la valise ouverte sur les livres dont elle regarde la couverture, etc. L’enjeu est ailleurs, à la fois dans cet éclatement même, et dans les stases qui en ressortent, le raccord qui passe de la main de Delon s’élevant alors qu’il est couché à terre, à cette main seule et dressée que vient rejoindre dans le plan celle de Domiziana Giordano, et qui s’étreignent en même temps qu’elle dit, off : « Quelle merveille que de pouvoir donner ce qu’on n’a pas », et lui : « Miracle de nos mains vides », phrase de Bernanos tirée du Journal d’un curé de campagne. C’est au fond une décomposition, non comme celle d’un mouvement dont on suivrait les successions, mais pour permettre une recomposition figurative. Le moment d’échange, lui-même donné comme excédant ceux qui en sont le siège, devient l’acmé du découpage sur quoi la rencontre initiale s’interrompt, et qui sera ensuite l’objet de reprises littérales, main cherchant l’autre main. C’est à la fois un motif, et la présentation d’une dimension invisible de la rencontre, ce qui passe à travers et à l’insu des personnes, comme si elles étaient simplement des suppôts.
« La rencontre désigne une relation nouvelle. Au point de jonction – point unique – ce qui vient en rapport demeure sans rapport (...) Là où la jonction a lieu, c’est la disjonction qui régit et fait voler en éclat la structure unitaire24. »
45Cette phrase de Blanchot, écrite dans un long commentaire de Nadja, pourrait valoir comme une proposition accompagnant le cinéma qu’on a appelé moderne25.
46(à suivre)
Notes de bas de page
* Ce texte a été publié pour la première fois en 1996 à l’occasion de la programmation consacrée à la Rencontre au cinéma (par Jacques Déniel et Alain Philippon) dans le cadre des 10èmes Rencontres cinématographiques de Dunkerque. © Philippe Arnaud, Éditions Yellow Now et Rencontres cinématographiques de Dunkerque (collection « De parti pris » dirigée par Patrick Leboutte et Guy Jungblut).
1 François Truffaut, Le Cinéma selon Hitchcock, Seghers Cinéma 2000, p. 291 : « Il fonce dans sa chambre à coucher, ramasse le papier et lit : “Garçon tombe amoureux d’une fille”. » Ou, dans Hollywood, ville mirage, de Joseph Kessel, Gallimard, 1937, p. 38 : « Et toujours ils se heurtaient à l’inévitable sujet, à l’obsession, à la malédiction de chaque scénariste : il faut que le garçon rencontre la jeune fille. Boy meets girl. Il le faut. Où ? Quand ? Comment ? La tête du malheureux éclate. »
2 Francois Regnault, Le Spectateur, Beba, Nanterre/Amandiers, Théâtre national de Chaillot, 1986, p. 101.
3 Albert Laffay, La Revue du cinéma, avril 1948.
4 Luis Buñuel, Mon dernier soupir, Laffont, 1982, pp. 211-212.
5 N° 3-4, décembre 1933, p. 105, in réédition Skira, réponse à une enquête sur la rencontre.
6 Aristote, Physique, II, 197 b, Les Belles Lettres, 1983, traduction Henri Carteron.
7 Le mot a été inventé par Peirce, dans The Law of Mind, juillet 1892. Le tychisme ne se réduit pas au constat négatif d’une ignorance des causes, mais correspond positivement à une lacune dans le système des nécessités cosmiques.
8 « Ce chant de l’Homme et de sa Femme est de nulle part et de partout : vous pourriez l’entendre n’importe où, à n’importe quel moment. »
9 « Quand je commence à me couvrir de ridicule... » « Mais une fois que je l’avais vue, je n’ai plus été dans mon état normal pour longtemps. »
10 Un texte de Sternberg, publié dans les Cahiers du cinéma, n° 63, s’intitule précisément : « Plus de lumière. »
11 Voir le texte de Claude Ollier sur Gare du Nord, repris dans Souvenirs écran, Cahiers du cinéma – Gallimard, 1981, p. 219-227. « Sur cette zone plane offerte en permanence à l’éclair et à la convulsion, l’instant consume son produit, l’apparition flambe et ne survit » (p. 222). Ollier y fait explicitement référence à Breton, et à L’Amour fou.
12 « Si l’âme a “vu” désincarnée, et a “oublié” en s’incarnant, il faut qu’elle ait ici-bas la faculté de se resouvenir. L’amour en est un des moyens. » Geneviève Droz, Les Mythes platoniciens, Seuil, 1992, p. 82.
13 Sur ce point, et les tourniquets multiples des situations vu-voyant, visible-invisible, voir le commentaire de Sylvie Pierre dans le n° 297 des Cahiers du cinéma.
14 Le terme est utilisé par Paul Valéry dans L’Idée fixe, Gallimard, 1934. Il désigne la « quantité probable d’éléments d’idées et d’éléments d’actes qui sont “en nous” (à l’état latent, c’est-à-dire inconcevable) – et dont les combinaisons successives, le passage incessant à l’actuel, – nous constituent » (p. 98-99). Ces « variations du possible » ou implexe, je les applique non plus à la pensée, mais aux événements.
15 Possible, qu’avec une ironie allégée de tout pathos, Klossowski a dessiné en 1967 : La Réalisation invraisemblable de l’entente de Tadzio et Aschenbach, où Tadzio souriant est assis sur Aschenbach, qui le tient par l’épaule.
16 Cf. Leurs yeux se rencontrèrent, la scène de première vue dans le roman, Jean Rousset, José Corti, 1989.
17 Cf. le commentaire qu’en fait Petr Král dans Le Burlesque ou Morale de la tarte à la crème, Stock cinéma, 1984, chapitre : « L’ordre du hasard », p. 78-84, ainsi que le chapitre suivant : « Beau comme la rencontre d’un piano et d’un gorille sur une passerelle de montagne », p. 85-88.
18 Frank Capra, in Hollywood Story, Ramsay, 1985, p. 99, chapitre : « Baby Face ».
19 « Marchez avec moi ». « Chaussures Burton, pour hommes, femmes et enfants ». Sole of the nation peut se traduire par : « La semelle de la nation », mais sole veut aussi dire l’unique.
20 « Qui êtes-vous, je dois savoir. »
21 « Quel genre de femme êtes-vous ? »
22 Comme l’écrit Jean Narboni : ce moment « lui donne et nous donne à éprouver, avec une force digne de Murnau, non pas l’absence de quelqu’un qui serait Ange, mais de façon presque tangible, la présence de personne », in Ernst Lubitsch, Cahiers du cinéma-Cinémathèque française, 1985, p. 70.
23 Le plus court des textes du livre d’Antonioni, Rien que des mensonges, Lattès, 1985, s’intitule « L’Antarctique » : « Les glaciers de l’Antarctique se déplacent de trois millimètres par an vers nous. Calculer quand ils arriveront. Prévoir, dans un film, ce qui se passera. » Et, dans un autre texte, « Vers la frontière » : « Et tout l’absurde vient de ce que personne ne pense a conserver les sentiments, nous nous débarrassons de tout et ainsi peu à peu nous devenons le produit de toutes les rencontres que nous avons faites. Mais c’est un produit dont nous avons perdu les composants. »
24 L’Entretien infini, Maurice Blanchot, Gallimard, 1969, p. 609.
25 De ce même texte, j’ai extrait une confrontation avec Vertigo : la rencontre redoublée, comme interruption de la continuité du monde, espace du plus grand danger, et non coïncidence y deviennent un troublant commentaire du film. À cause de son rapport avec le présent texte, je me permets d’y renvoyer : Cf. « Maîtrise de la mise en scène, perte du personnage », in Conférences du collège d’histoire de l’art cinématographique, Professionnels et amateurs : la maîtrise, Cinémathèque française, 1994.
Auteur
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