Le peuple et la scène naturaliste d’André Antoine
p. 61-72
Texte intégral
1Après être apparu pour les Romantiques comme une entité collective, dotée de la puissance d’une lame de fond pour Victor Hugo, mais aussi de la clairvoyance du guide, le peuple devient, d’actant, objet d’étude sociologique pour les naturalistes de la fin du siècle, comme il est plus largement objet dramaturgique dans le « théâtre social » de cette période. Mais les contours de ce « peuple » ne sont jamais bien nets : ils se dessinent en un geste tremblé par les uns et les autres, en fonction des progrès de son éducation, des luttes politiques dans lesquelles il peut être pris ou encore des progrès économiques qu’il connaît. Étudier quelle image le théâtre naturaliste d’André Antoine renvoie du peuple en particulier dans son Théâtre-Libre de la fin du XIXe siècle par l’alchimie de la re-présentation, tel est ici mon objectif. Pour ce faire, mon attention se portera d’abord sur l’importance du peuple comme destinataire du théâtre d’André Antoine, puis sur sa présence dramaturgique dans un théâtre aux enjeux sociaux spécifiques, pour finir sur sa mise en scène.
Le peuple comme destinataire d’un projet artistique et social
2Dans la période envisagée, le peuple constitue un nouveau public, toujours plus important : déjà présent sur le « Boulevard du Crime » sous la Restauration, puis dans les salles de vaudevilles, d’opérette, ou les cafés-concerts et les music-halls, sous le second Empire et la Troisième République, toujours plus friand de spectaculaire, le peuple devient l’objet de l’attention de certains théâtres.
3C’est ainsi qu’André Antoine, un homme issu lui-même de cette entité sociale, un employé du gaz plein d’ambitions qui vient de créer une structure encore modeste1, mais qui aspire à devenir une scène régulière, tient compte de ce nouveau public, populaire : il souhaite lui ouvrir les portes de son Théâtre-Libre dès ses débuts en mars 1887, sans toutefois perdre la dimension expérimentale de l’entreprise. Il garde cette résolution en ligne de mire jusqu’à la fermeture du Théâtre-Libre en mai 1894 mais instaure une ouverture encore plus large au Théâtre-Antoine qu’il fonde en 18972. Son théâtre se doit assurément d’être un contre-point de la Comédie-Française et de l’Odéon, par son répertoire, comme par le large spectre social que présente son public – ce qui finit paradoxalement par avoir une répercussion tout au moins sur les choix de programmation de ces théâtres nationaux, puisqu’il est à noter que la Comédie-Française met dès 1895 de plus en plus de pièces sociales à l’affiche3.
4André Antoine s’interroge ainsi concrètement sur la nécessité de baisser le prix des places – comme le fait Jean Vilar pour son Théâtre national populaire quelques décennies plus tard :
Par une marche progressive dont l’illogisme a lieu de surprendre […] alors que le « meilleur marché » est, depuis cinquante ans devenu la loi universelle, que le prix des journaux a constamment diminué, que les moyens de transports sont de plus en plus faciles et de moins en moins coûteux, que l’industrie, que le commerce s’ingénient à vendre leurs produits meilleur marché […] pourquoi les théâtres […] ont-ils sans cesse augmenté leurs tarifs, au point qu’un fauteuil coûte trois fois plus cher qu’il y a quarante ans […] ? […] Le théâtre qui était autrefois un plaisir possible, à la portée de toutes les bourses, est devenu un véritable « luxe », restreignant ainsi peu à peu sa clientèle, diminuant les recettes à mesure qu’il augmentait ses prix, et chassant lentement le grand public vers les cafés-concerts et les spectacles acrobatiques4.
5Selon André Antoine, pour « la grosse moyenne du public », une place au théâtre représente deux à trois journées de travail : « Les bourgeois, les petits commerçants, les ouvriers sont tout à fait exclus du théâtre5. » Dans le futur Théâtre-Libre, il promet des places 50 % meilleur marché que dans la moyenne des scènes existantes – et qui offrent une bonne visibilité. Sept ans plus tard, le 10 juillet 1897, le programme diffusé dans la nouvelle structure qu’il dirige, le Théâtre-Antoine (ancien Théâtre des Menus-Plaisirs) porte un titre qui sonne comme un slogan emblématique de l’état d’esprit du directeur des lieux : « Le Théâtre-Antoine, théâtre à bon marché6. » André Antoine annonce une nouvelle fois qu’il souhaite mettre en place un « théâtre public », c’est-à-dire dans ce contexte, un théâtre dont les représentations sont ouvertes à tous – même s’il a conscience, en même temps, de faire un travail d’avant-garde destiné à un nombre restreint de spectateurs : ce théâtre en partie naturaliste et avant tout social, se veut une utopie où le peuple au double sens de populus et plebs est central à plus d’un titre, en tant que spectateur, mais aussi comme protagoniste des fictions représentées.
Présence dramaturgique du peuple dans un théâtre naturaliste à plusieurs visages
6Traditionnellement (ou plutôt classiquement) le peuple est représenté sur scène dans les comédies. Molière, Marivaux, Beaumarchais lui donnent une place forte en confrontant des valets et des servantes à des bourgeois ou des aristocrates. Au XIXe siècle, Feydeau et Labiche poursuivent dans ce sens et font accompagner des figures de petits bourgeois par des gens du peuple aux fonctions de domestiques. Ces derniers ne sont alors que des « représentants », voire des types ou des « paradigmes » : leurs éléments de définition sont sommaires – menteurs, voleurs, paresseux, bien souvent libidineux, ou portés sur la bouteille, mais toujours forts d’une gouaille qui rend leur parler savoureux. Cette réduction du peuple aux seuls valets et servantes tend cependant à disparaître au XIXe siècle : les romantiques placent le peuple au rang d’un acteur de l’histoire (le chapitre v de Cromwell s’intitule ainsi « Les ouvriers »), ou font simplement de leur héros un homme du peuple avide de liberté (comme Ruy Blas), mais aussi parfois revendiquant une insertion sociale (comme Antony ou Richard Darlington d’Alexandre Dumas).
7Quant au courant naturaliste qui s’est aussi très tôt saisi de cette entité collective dans le roman, il a lui aussi tâché de s’imposer sur scène, et d’en donner une représentation – bien avant la naissance du Théâtre-Libre. Émile Zola écrit ainsi une adaptation de son roman Thérèse Raquin pour le Théâtre de la Renaissance dès 1873, puis crée Les Héritiers Rabourdin en 1874 au Théâtre Cluny, Le Bouton de rose en 1878 au Palais Royal, mais la critique reste tiède ou négative. De guerre lasse, Zola ne veut plus écrire pour le théâtre. Certes, il s’y remet pour Renée qu’il compose à partir de La Curée sur la demande de Sarah Bernhardt et présente en 1887 au Théâtre du Vaudeville, sans plus de retentissement, mais il délègue dès 1878 le travail d’adaptation de ses nouvelles ou romans pour la scène (L’Assommoir, Germinal, La Terre…) à William Busnach comme à Hennique ou Charles Hugot et Raoul de Saint-Arroman7, – tandis qu’Edmond de Goncourt reprend lui-même et adapte ses propres textes (La Fille Elisa et Germinie Lacerteux).
8Le 30 mars 1887, lorsqu’André Antoine met en scène Jacques Damour, une de ces adaptations d’un texte narratif d’Émile Zola (pièce d’actualité s’il en est, racontant l’histoire d’un communard revenant de Nouméa), il ne signe donc pas l’avènement du naturalisme sur scène d’un point de vue dramaturgique, mais rompt (nous y reviendrons) avec les mises en scène aux décors de toiles peintes et de convention pour un théâtre vécu, semble-t-il, comme un documentaire – et méduse ainsi littéralement le public. En fait André Antoine est loin de se vouloir le Zola de la scène : avec le Théâtre-Libre, et plus tard le Théâtre-Antoine, il s’agit pour lui d’accueillir des auteurs de tous horizons – Classiques du XVIIe siècle, Romantiques, Parnassiens, Naturalistes (Molière, Corneille et Racine, Catulles Mendès, Émile Bergerat et Théodore de Banville, comme Edmond et Jules Goncourt, Henry Céard, Léon Hennique, Paul Alexis ou Oscar Méténier). Et dans son éclectisme et son désir de respecter le texte de l’auteur, André Antoine ne semble pas avoir voulu faire autre chose que s’adapter à son répertoire : les ouvrages des Parnassiens dont il se saisit n’étaient pas traités dans un style naturaliste, de même que les classiques ne l’étaient pas non plus. André-Paul Antoine, son frère, a voulu témoigner de cela, avec assez de véhémence, en 1958 dans un article intitulé « Le naturalisme d’Antoine : une légende8 ».
9Et bien, après la lecture passionnante et fastidieuse de la thèse de Francis Pruner qui reprend année après année l’odyssée théâtrale d’Antoine sur plus de mille cinq cents pages9, c’est également à cette conclusion que je dois me rendre. Si l’on examine la production du Théâtre-Libre – avec à l’appui Les Luttes d’Antoine, cet exceptionnel travail d’archivage –, l’on constate que parmi les soixante-quatre auteurs mis en scène en sept ans dans ce lieu qui se veut un lieu d’avant-garde, les auteurs naturalistes ont la part congrue, car même Georges de Porto-Riche, François de Curel, Courteline, Romain Coolus ou Henri Lavedan refuseraient cette étiquette. De surcroît, dès 1895, Antoine déclare en public que le mouvement naturaliste au théâtre est mort. Quant aux descendants spirituels d’André Antoine à l’étranger, notamment le Free Theater de Tree en Angleterre ou la Freie Bühne de Possart à Munich, aucun d’entre eux ne se fit le chantre et défenseur du naturalisme. Leur ambition était ailleurs, du côté de l’expérimentation.
10Il existe cependant en cette même fin de XIXe siècle, tout un répertoire de drames « picturaux », pour reprendre une expression d’Armand Kahn, c’est-à-dire un ensemble de pièces qui « s’efforcent de peindre, de nous décrire la société contemporaine10 » – et celles-ci ne figurent pas seulement dans le corpus des textes mis en scène par André Antoine, mais sont aussi présentées sur d’autres scènes parisiennes11.
11Ce théâtre – ethnographique à sa manière – est, semble-t-il, polymorphe, car la question sociale sous-tend un large ensemble, comme l’a montré le même Armand Kahn, ayant des objets très divers. Peuvent être ainsi distinguées plusieurs thématiques dominantes : celle de la famille (de la question de l’adultère, du mariage et du divorce ou plus largement du Code Napoléon), celle des prolétaires (des grèves – comme dans L’Automne de Paul Adam, de la classe bourgeoise en lutte avec la classe ouvrière – avec de Curel et Le Repas du Lion –, de l’action directe de Jean Roule, ouvrier révolté des Mauvais Bergers d’Octave Mirbeau), des pauvres et des alcooliques (avec notamment La Cage de Lucien Descaves qui met en scène une famille qui se donne la mort, par désespoir, ne pouvant subvenir à ses besoins) ; le monde des jeunes filles du peuple devant devenir institutrices et connaissant toutes sortes de déboires, celui des paysans – mais aussi le monde politique, celui de la magistrature et des ecclésiastiques. On peut encore citer quelques titres de pièces qui s’attachent à comprendre la pauvreté, et l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi les vices liés bien souvent au désespoir – comme l’alcoolisme : Le Repas du lion de François de Curel, La Clairière de Lucien Descaves et Maurice Donnay, La Sage de Georges Leneveu, Mais quelqu’un troubla la fête de Lucien Marsolleau, Les Mauvais Bergers d’Octave Mirbeau, La Pâques socialiste d’Émile Veyrin…
12Le Théâtre-Libre explore assez bien certains textes de cette veine, comme Blanchette d’Eugène Brieux, même s’il reste minoritairement représenté dans les lieux qui mettent en scène pour la première fois ce répertoire. Dans cette pièce qui parvient parfaitement à rendre compte du monde des paysans, la protagoniste, Élise Rousset, vient d’avoir son brevet d’institutrice. Fière de ce nouvel état, elle refuse de se marier à un jeune ouvrier, méprise ses parents et leur cabaret de village. Mais l’État ne lui affectant aucun poste, elle finit par devoir se placer comme gouvernante et connaît le harcèlement sexuel de ses patrons.
13Plus tard, en août 1903, lors de sa conférence de Buenos Aires, c’est cependant La Clairière, une pièce de Maurice Donnay et Lucien Descaves, qui est mise en avant par André Antoine comme exemplaire du théâtre social de son temps et dont il s’est saisi – un théâtre incluant « les questions multiples qui agitent les sociétés modernes »12, et de l’idéal naturaliste, cherchant à rendre compte de la vie. Parmi ces pièces sociales qui ont fortement intéressé André Antoine et qu’il a mises en scène, citons encore Michel Pauper (1870) de Henry Becque – qui présente pour la première fois sur un plateau le milieu ouvrier ou encore Les Corbeaux (1882) – du même auteur – qui saisit comme sur le vif des gens du peuple au parler vigoureux pris dans les rets des hommes de loi ou d’affaires qui agissent comme des charognards. Sont aussi dénoncés dans ces textes paupérisme et alcoolisme comme c’est le cas avec Les Bienfaiteurs d’Eugène Brieux et L’Assommoir de William Bussnach.
14Tout ce théâtre naturaliste de création qui trouve une tribune dans le Théâtre-Libre d’André Antoine met particulièrement l’accent sur la figure protéiforme que constitue ce « peuple ». Je pense notamment à En famille ou La Casserole d’Oscar Méténier, deux pièces créées respectivement en 1887 et 1889 au Théâtre-Libre. Là l’image du peuple s’élargit aux marginaux. Au petit monde exsangue du vaudeville bourgeois, s’oppose brutalement l’univers naturaliste du foyer ouvrier, des chaumières paysannes, des maisons de rapport, des lupanars et des couvents. Le peuple se définit dans sa diversité. Les adaptations d’Émile Zola, comme Jacques Damour ou Madeleine, ou de Léon Hennique, qui fut le premier à montrer une Parisienne besogneuse du peuple dans Germinie Lacerteux d’Edmond de Goncourt, une lesbienne dans La Fin de Lucie Pellegrin de Paul Alexis, une prostituée dans La Fille Elisa de Goncourt montrent sans complaisance des composantes de ce peuple au point d’attirer l’attention de la censure. La Fille Elisa figura à l’ordre du jour de la Chambre : Léon Bourgeois, ministre de l’Instruction publique et des Beaux arts, défendait l’interdiction de la pièce quand Alexandre Millerand, avocat et député de la Seine, dénonçait l’hypocrisie de l’ordre moral13.
La présence du peuple sur le plateau du théâtre naturaliste
15Sur la scène naturaliste, le peuple, loin d’être transfiguré et de se faire symbole, devient objet d’observation pour l’auteur dramatique qui adopte une démarche de type scientifique. Il s’agit d’en faire état, comme du reste du monde, en en captant l’essence ou plutôt la vie. Émile Zola, ce chantre du naturalisme à travers les romans, mais aussi le théâtre, donnait comme objectif à la scène naturaliste d’être reflet de la vie réelle : adaptant Thérèse Raquin, il s’efforce de suivre le roman et tente « de ramener continuellement la mise en scène aux occupations ordinaires de (s)es personnages, de façon à ce qu’ils ne jouent pas mais à ce qu’ils vivent devant le public14 ».
16L’homme du peuple se définit comme un homme déterminé par son milieu comme le précise André Antoine, cette fois-ci, dans sa « Causerie sur la mise en scène » en 1903 : « C’est le milieu qui détermine les mouvements des personnages et non les mouvements des personnages qui déterminent le milieu15. » Après Hippolyte Taine et le grand manifeste d’Émile Zola pour établir le naturalisme au théâtre, cette phrase n’est sans doute pas neuve, mais l’application du principe de la détermination des personnages par leur milieu dans la dramaturgie d’abord et sur le plateau ensuite a révolutionné le théâtre en France. Le peuple se décline chez André Antoine : ce peut être un regroupement important d’individus de basse condition (une foule) ou quelques figures appartenant à un milieu ouvrier, paysan… et pour le jouer, Antoine se tourne volontiers vers des acteurs également des milieux populaires comme Henry Vilbert et Dranem (du Chat Noir).
17Mais la légende liée à l’artiste16 burinée sans doute par les critiques, les uns reprenant les autres, veut aussi qu’André Antoine aurait avant tout souhaité transposer des tranches de réalité sur le plateau. À cette légende, il nous faut apporter quelque démenti : si Antoine est bien un homme du peuple, celui-ci était loin de vouloir systématiquement travailler le plateau dans le sens du vérisme. Il y a eu certes des quartiers de bœufs pour les Bouchers (1888) de Ferdinand Icres, ou encore de véritables fontaines pour Chevalerie rustique (1888) de Giovanni Verga, mais ce qu’il ne faut pas non plus oublier c’est, comme le souligne si justement Jean-Pierre Sarrazac, « la dimension sémiologique de son théâtre ». André Antoine reproduit moins le réel sur le plateau qu’il ne cherche à créer des « effets de réel » en recomposant le réel par une sélection d’éléments : l’accumulation de détails fait de ces derniers des « imperceptibles choses qui font le sens ». Il faut relire les écrits d’André Antoine en pensant qu’il y a chez lui finalement un désir de créer de nouvelles conventions « conscientes », comme dirait Meyerhold, inséparables de l’art théâtral. En somme, si son plateau présente des « tranches de vie », il est donc avant tout métonymie et sélection. Sa théorie du quatrième mur présentée dans « Causerie sur la mise en scène » (1903) en atteste : « Pour qu’un décor fût original, ingénieux et caractéristique, il faudrait l’établir d’abord, d’après une chose vue, paysage ou intérieur ; il faudrait l’établir, si c’est un intérieur, avec ses quatre faces, ses quatre murs, sans se soucier de celui qui disparaîtra plus tard pour laisser pénétrer le regard du spectateur » : il ne s’agit pas de mettre le public en position de voyeur sans préparer minutieusement ce qu’il pourra voir, un angle de vision, un point de vue.
18Sur le plateau, André Antoine distingue deux parties dans la mise en scène où le peuple a son importance, l’une matérielle, c’est-à-dire la constitution du décor servant de milieu à l’action, le dessin et le groupement des personnages ; l’autre, immatérielle, c’est-à-dire l’interprétation et le mouvement du dialogue. Dans le premier cas, les quatre ou cinq plantations classiques plus ou moins ornées sont remplacées par un décor établi avec ses quatre faces, tout en s’obligeant à faire mine d’oublier le public. La partie matérielle de la mise en scène se complète par la distribution avec des meubles et des objets pour une reconstruction du réel, mais toujours avec cette conscience sémiologique du théâtre. André Antoine insiste sur la nécessaire profusion des menus accessoires, et sur l’importance de la lumière :
Rien ne donne à un intérieur un aspect plus habité. Ce sont ces imperceptibles choses qui font le sens intime, le caractère profond du milieu qu’on a voulu reconstituer. […] La lumière, c’est la vie du théâtre17.
19Toutefois, il nuance son propos et défend l’importance des plafonds18 sur la scène naturaliste19. Cette partie matérielle de la mise en scène nonobstant comprend également le placement et le groupement des personnages : à l’individu André Antoine substitue le groupe ou le collectif. L’acteur cesse alors de se poster à la rampe, en gros plan pour ainsi dire. Sur ce point encore (comme sur celui de la rupture avec la frontalité) ce sont les Meininger20 qui suggèrent à Antoine des réflexions sur les groupements et les mouvements de foule, leurs cris, ou plus largement leurs moyens d’expression – dont l’essentiel est donné dans la lettre à Sarcey de juillet 1888.
20La figuration permet de rendre présent le peuple sur le plateau comme un corps social unifié aussi a-elle son importance pour Antoine qui ne la néglige nullement de même que les « petits rôles », et pense la scène comme un « ensemble », de même qu’il pense le peuple comme une unité. Dans cette même lettre à Sarcey, dès 1888, Antoine dit combien il a admiré la figuration des Meininger, une troupe dont les scènes de foule sont extrêmement organisées21.
21Plus tard, pour sa « Causerie sur la mise en scène », il met aussi en avant la nécessité pour le metteur en scène de « fondre ensemble les petits acteurs et les grands »22 – afin d’éviter toute hiérarchie et ce faisant, de rethéâtraliser leur jeu. Ainsi par exemple pour la mise en scène de La Mort du Duc d’Enghien de Léon Hennique et de La Patrie en danger de Goncourt, il choisit
l’éclairage par le haut, avec des lampes éclairant la foule grouillante, vraiment, à un moment, cela a été tout à fait beau. Dans un décor assez petit, j’ai fait couler par une seule porte, près de 500 figurants23, qui filtraient lentement, comme une marée sournoise, finissant par tout submerger, depuis les meubles jusqu’aux personnages, et dans cette pénombre, avec les lueurs tombant de place en place sur une foule grouillante, l’effet était extraordinaire24.
22Ce désir de représenter le peuple par un ensemble assez imposant (et comme le précise Simona Montini, sans doute exagéré) de comédiens et comédiennes répond certes à une volonté de montrer un groupe d’acteurs formant une collectivité théâtrale, et par là même traduit aussi une farouche opposition au vedettariat : à l’assemblage de talents individuels, Antoine oppose « le modèle d’une troupe d’ensemble », soit « un regroupement d’une trentaine d’acteurs de qualités inégales, de talents moyens, de personnalités simples, qui se plieraient toujours et quand même à cette loi fondamentale de l’ensemble25 ». On lit ainsi à travers ses écrits toute une recherche des modalités de représentation d’une foule.
La mécanique des figurations est superbement perfectionnée dans les foules des Meininger […].
La seule et sincère objection que je trouve à leur faire est celle-ci : c’est que dans Guillaume Tell, par exemple, Schiller ayant écrit un rôle pour la foule, tous les figurants criaient la même phrase et en mesure. C’est lourd et faux. Mais ne pourrait-on résoudre les répliques de cette foule en une rumeur savamment combinée ?
Si nous lui faisions crier : « Vive Gambetta », par exemple, savez-vous ce que je ferais ?
Je diviserais mes deux cents comparses en une dizaine de groupes, si vous voulez : des femmes, des enfants, des bourgeois, etc. Je ferais partir ces bourgeois Vi…, les femmes accélérant le rythme, commenceraient lorsque les autres attaquent gam, et je ferais traîner les gamins cinq secondes après tout le monde. C’est, en somme, un chœur à régler. Je suis bien sûr que la salle entendrait, dans une grande rumeur, Vive Gambetta ! et si, comme le font les Meininger, les attitudes, les gestes, les groupements étaient diversifiés et variés avec le même soin, nul doute que l’effet général et vrai ne se produisît […]26.
23Dans la deuxième partie de la mise en scène, la partie immatérielle, André Antoine accomplit aussi un remarquable travail – ceci contrairement à l’idée reçue qui fait d’Antoine surtout et avant tout un transformateur de décor. Antoine a en effet inauguré le jeu moderne de l’acteur, ce qui confère à tous ces personnages issus du peuple une épaisseur. Avant lui sévissaient les acteurs à qui l’on avait enseigné qu’il fallait accentuer correctement, faire toutes les liaisons sous peine de paraître commun et familier, chercher des effets de détails sans signification. Antoine reprochait aux acteurs de son temps de n’avoir à leur service, pour traduire l’individu qu’ils représentaient, que deux instruments, la voix et le visage, le reste du corps ne participant pas à l’action. Antoine établit ainsi une « Charte de l’acteur nouveau » qui saurait
que le mouvement est le moyen d’expression le plus intense d’un acteur ; Que toute sa personne physique fait partie du personnage qu’il représente, et qu’à certains moments de l’action ses mains, son dos, ses pieds, peuvent être plus éloquents qu’une tirade27.
24Porter la vie sur le plateau, c’est créer sur scène un flux de mouvements émanant avant tout du jeu des acteurs (on pense ici à Denis Diderot et aux tableaux complets qu’il s’agissait de réaliser notamment par une gestuelle proche de la pantomime). Ce faisant, la scène naturaliste se rapproche non tant de l’esthétique de Jean-Baptiste Greuze (comme c’était le cas avec Denis Diderot), mais de l’impressionnisme (ou encore du divisionnisme ou pointillisme), voire de la photographie et la chronophotographie qui décompose le mouvement en tableaux successifs. Le spectateur du théâtre naturaliste n’est donc pas simplement placé devant des tranches de vie à appréhender dans leur ensemble, mais se doit de reconstruire le cheminement du metteur en scène pour décomposer cette réalité et la rendre appréhendable scéniquement et osciller entre une perception de l’ensemble et des temps de focalisation sur les détails choisis de cette réalité, car André Antoine le précise lui-même, sa scène est entièrement reconstruction ou réélaboration du réel par des signes disposés ensemble : « un crayon retourné, une tasse renversée » sont « significatifs » (brochure de 1890) ; « ce sont ces imperceptibles choses qui font le sens intime, le caractère profond du milieu qu’on a voulu reconstituer28 ». Ainsi lorsqu’il met en scène Le Canard Sauvage d’Henrik Ibsen à l’Odéon, le décor où s’affrontent les protagonistes (la famille Ekdal et Gregers Werle) est celui d’une maison en pin de Norvège assez encombrée : Gina Ekdal et sa fille Hedwig ne cessent de s’y activer, comme nous l’indiquent des indications en marge du manuscrit du souffleur. Elles rangent des objets, en manipulent d’autres, alimentent le feu du poêle. Tous ces gestes posent le cadre de vie d’une famille très modeste. Hjalmar et Gregers en revanche n’ont globalement aucune gestuelle particulière d’indiquée dans les didascalies. Ils semblent plus monolithiques et statiques. Aussi lorsque Hjalmar à la fin de l’acte V annonce sa décision de quitter la maison, son activité devient frénétique et incohérente : il se met notamment à prendre des objets pour les remettre peu après à leur place. Quant à Gregers, le seul moment où il est dit qu’il joue avec des objets, c’est à l’acte III, avant le repas, lorsqu’il décroche et manipule un fusil – une menace qui annonce le drame familial qui va suivre (la mort de Hedwig et la destruction du foyer). Ainsi, paradoxalement, la surabondance d’éléments réalistes ou d’effets de réel a une valeur symbolique forte : elle dit quelque chose du milieu en question. La métonymie du réel devient métaphore ou symbole. Ici, le milieu génère une certaine fatalité. L’image finale de la mise en scène est celle de Gregers, massif et écrasant, dos au public, comme une allégorie du destin. En saisissant le peuple par des détails, André Antoine fait état de ce qu’il est et propose une confrontation critique entre la scène et la vie, non une confusion des deux, mais qui n’est pas toujours de dimension symbolique !
25Pour conclure à partir de ces quelques réflexions, quels enjeux peut-on dégager dans le fait de représenter le peuple sur la scène ? À cette question, l’on peut sans doute répondre que la présence du peuple sur scène induit une certaine conception du théâtre dès lors que ce même peuple est dans la salle comme spectateur en même temps que sur le plateau, dans les figures littéraires où il se fond. Le début du XIXe siècle n’hésitait pas à voir dans le théâtre un levier pour agir directement et efficacement sur la vie publique. Du fait de cette même croyance en la capacité du théâtre à avoir une influence déterminante, certains dramaturges sont allés jusqu’à donner à la scène une vocation didactique. Un célèbre adage définissait déjà la comédie par sa finalité : imago veritatis castigat ridendo mores (« l’image de la vérité corrige les mœurs par le rire ») ; le mélodrame se veut à son tour une école de morale pour un public populaire et illettré. Les romantiques revendiquent cette mission du théâtre en lui donnant une couleur plus civilisatrice que moralisante ; les naturalistes revendiquent à leur tour un théâtre du peuple, mais dont la vérité servirait de moralité. En somme, la présence du peuple à travers certaines de ses composantes ou dans sa globalité sur la scène naturaliste s’inscrit dans une esthétique et une réflexion particulière du plateau, à la fois reflet kaléidoscopique du réel et tribune ou lieu pour un théâtre documentaire29. Assurément André Antoine se montre très intéressé par ce théâtre utile – sans pour autant en faire son unique matière, car si l’on considère de plus près le répertoire qu’il a monté, on se rend compte d’un assez grand éclectisme. « On n’a pas joué que des naturalistes », rappelait-il lui-même en juin 1888 dans une lettre adressée à Francisque Sarcey : « Souvenez-vous de l’Evasion30, de la Femme de Tabarin31, du Baiser32, du Pain du péché33, de Matapan34, de la Nuit bergamasque35. Ça ne venait pas de Médan36 ! »
Notes de bas de page
1 Juridiquement cette structure n’est alors ni plus ni moins qu’un « club » où ne sont données que deux ou trois représentations de la même œuvre d’un auteur contemporain devant un publicrestreint d’abonnés et quelques critiques ou hommes de lettres. La structure du cercle d’amateurs permet d’éviter la censure et de s’assurer des cotisations nécessaires pour monter des pièces.
2 André Antoine est ensuite brièvement co-directeur avec Paul Ginisty de l’Odéon (été-automne 1894), puis directeur-fondateur du Théâtre-Antoine (mai-juin 1897) et directeur de l Odéon (de 1906 à 1914).
3 Citons quelques exemples de pièces sociales ainsi créées à la Comédie-Française dans cette période : La Douloureuse et Le Torrent de Maurice Donnay (respectivement en 1897 et 1899) ; Le Pardon de Jules Lemaître (en 1895) ou encore L’Énigme de Paul Hervieu (1901).
4 André Antoine, Le Théâtre-Libre, Genève, Slatkine, 1979, p. 24-26.
5 André Antoine, « Le Théâtre-Libre » [1890], IV, in Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, Antoine, L’invention de la mise en scène, anthologie des textes d’Antoine, Arles, Actes Sud – Papiers, 1999, p. 63.
6 André Antoine, « Circulaire-programme diffusée à l’ouverture du Théâtre-Antoine » (10 juillet 1897), in Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, ibid., p. 104.
7 Citons Jacques Damour, texte adapté par Hennique à partir d’une nouvelle de Zola et présenté au Théâtre-Libre en 1887, La Terre (1902), reprise du roman du même nom par Hugot et Saint-Arroman et surtout William Busnach et ses adaptations de L’Assommoir et de Nana créées à l’Ambigu-Comique respectivement en 1879 et 1881.
8 André-Paul Antoine, « Le naturalisme d’Antoine : une légende », in Jean Jacquot (dir.), Réalisme et poésie au théâtre, Paris, Éditions du CNRS, 1958, p. 233-240.
9 Francis Pruner, Les Luttes d’Antoine : au Théâtre-Libre, thèse soutenue à l’université de la Sorbonne en 1958, éditée en partie (Les Luttes d’Antoine : au Théâtre-Libre, Lettres modernes, Paris, 1964) et consultable à la bibliothèque Gaston Baty (Paris III), cote D 4 (2).
10 Armand Kahn, Le Théâtre social en France de 1870 à nos jours, Lausanne, édition Ami Fatio, 1907, p. 9.
11 Ibid., p. 9-10.
12 André Antoine, « Conférence de Buenos Aires » (août 1903), in Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 135.
13 Voir Mattei Roussou, André Antoine, Paris, L’Arche, 1954, p. 169.
14 Émile Zola, préface de Thérèse Raquin (théâtre), in Œuvres complètes, tome XV, Paris, Cercle du livre précieux, 1968 (c’est l’auteur qui souligne les syntagmes par l’italique).
15 André Antoine, « Causerie sur la mise en scène » [avril 1903], in Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 113.
16 Cette orientation n’est cependant pas conservée ad vitam aeternam par André Antoine puisque à partir de 1903 (après la conférence de Buenos Aires d’août 1903), Antoine abandonne le drame naturaliste et la comédie de mœurs au profit des fresques sociales ou historiques (comme Les Remplaçantes d’Eugène Brieux, une pièce qui fait de la scène un tremplin à la vulgarisation de l’allaitement), mais aussi aux classiques français comme Molière et à Shakespeare.
17 André Antoine, Causerie sur la mise en scène, op. cit., p. 117.
18 Citons ce mot de Maurice Pottecher qui avait fini par penser que le Théâtre-Libre était condamné à « périr pour s’être étouffé lui-même à force d’abaisser le plafond de son décor » (La République, septembre 1895) !
19 Voir André Antoine, « Causerie sur la mise en scène » [avril 1903], in Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 115.
20 Georges II de Saxe-Meiningen-Hildburghausen (dit le « Duc de Saxe-Meiningen ») avait à sa Cour une troupe (communément appelée les Meininger) qui fut célèbre à la fin du XIXe siècle pour la justesse historique de son travail en matière de costumes et de décors, mais aussi pour le naturalisme de son jeu.
21 André Antoine, « Lettre à Francisque Sarcey » [6 juillet 1888], in Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 57.
22 Ibid., p. 107.
23 Edmond de Goncourt, dans son Journal, parle de 200 figurants. Précision de Simona Montini, auteur d’une thèse en cours intitulée Le Théâtre-Libre d’André Antoine : l’idée de mise en scène moderne et sa mise en pratique (sous la direction de Maria-Ines Aliverti de l’université de Pise, en co-tutelle avec Jean-Pierre Sarrazac de l’université Paris 3) [Note et remerciements de l’éditeur].
24 André Antoine, Mes Souvenirs sur Le Théâtre-Libre, op. cit., p. 108.
25 André Antoine, Le Théâtre-Libre, op. cit., p. 26-27.
26 André Antoine, « Lettre à Francisque Sarcey » (6 juillet 1888), in Jean-Pierre Sarrazac et Philippe Marcerou, op. cit., p. 58.
27 André Antoine, « Causerie sur la mise en scène », ibid., p. 119.
28 Ibid., p. 117.
29 Nous pourrions retrouver certains grands traits de cette caractéristique du théâtre naturaliste dans certains théâtres de recherche influencés par l’expérience du Théâtre-Libre, de la Freie Bühne d’Otto Brahm au Théâtre-Libre japonais d’Osanaï en passant par la Société Thalia.
30 Drame en un acte de Villiers de l’Isle-Adam, création le 12 octobre 1887.
31 Tragi-parade en un acte de Catulle Mendès, création le 12 novembre 1887.
32 Comédie en un acte de Théodore de Banville, création le 23 décembre 1887.
33 Drame en quatre actes (d’après Aubanel) de Paul Arène, création le 27 avril 1888.
34 Comédie en trois acte d’Émile Moreau, création le 27 avril 1888.
35 Comédie en trois actes d’Émile Bergerat, création le 30 mai 1887.
36 André Antoine, lettre reproduite par Francisque Sarcey, Quarante ans de théâtre, Bibliothèque des Annales, Paris, 1902, vol. 8, p. 254-255.
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