« Des peintures fortes et naïves de la vie humaine »
Shakespeare et l’esthétique du tableau dans la France des Lumières
p. 127-136
Résumé
Cet article aborde un aspect moins connu, mais non moins crucial, de la réception de Shakespeare en France. Il examine dans quelle mesure la diffusion du dramaturge anglais a permis de renforcer l’esthétique du tableau scénique ; et comment, par ce biais, elle a contribué à relativiser, en théorie comme en pratique, les règles héritées d’Aristote qui continuent à régir la tragédie classique dans la première moitié du XVIIIe siècle. De fait, l’interprétation française de Shakespeare a accéléré le passage d’une conception métaphorique du tableau théâtral, fondée sur le pouvoir que les mots exercent sur l’imagination, à un théâtre orienté vers la représentation et inspiré concrètement par la peinture. Ce faisant, elle a fait évoluer la conception traditionnelle de l’ut pictura poesis : attisant l’intérêt pour le spectacle de la réalité et pour l’effet produit sur les sens, elle a concouru à dynamiter le modèle classique de l’intérieur et poussé les tragédiens français à se défaire d’une conception d’Aristote perçue comme sclérosée.
Texte intégral
1Au milieu du XVIIIe siècle, par suite de l’intérêt croissant porté au spectacle, théoriciens et praticiens français prennent leurs distances avec la déclamation statique et s’intéressent à l’image en mouvement offerte par la représentation. Pour rapprocher le théâtre d’un tableau grandeur nature et en mouvement, ils s’attachent à différencier plus nettement l’espace dédié aux acteurs de celui réservé aux spectateurs. En 1759, la Comédie-Française supprime les banquettes qui accueillent les spectateurs aisés désireux de suivre la représentation sur le théâtre, au plus près des acteurs ; l’éclairage porté sur les décors et sur l’action est perfectionné, et la salle obscurcie pendant le spectacle. Le parallèle entre le théâtre et la peinture, qui était métaphorique dans un théâtre classique fondé sur la déclamation du texte1, tend à devenir concret2.
2Ce n’est pas un hasard si les théoriciens français s’intéressent à Shakespeare précisément à ce moment-là. Alors que, pendant plus d’un siècle et demi, le dramaturge élisabéthain n’avait suscité que quelques brefs comptes rendus de voyageurs, il commence, dans le premier tiers du XVIIIe siècle, à être traduit par extraits et à attirer l’attention des théoriciens et des dramaturges. Aux yeux de plusieurs auteurs et commentateurs, il apparaît comme un matériau où puiser pour renouveler une tragédie française qui s’essouffle. Plus généralement, le théâtre anglais (et notamment les tragédies de l’époque jacobéenne et de la Restauration) a joué un rôle crucial dans le processus : moins tributaire de l’interprétation française d’Aristote, il privilégie l’action montrée sur le récit, la représentation sur la lecture, et le vrai sur le vraisemblable. Mais c’est avant tout Shakespeare, dont la singularité est soulignée par les théoriciens, qui a accéléré la mutation. Il s’agira ici d’examiner un aspect moins connu, mais non moins crucial, de la réception du dramaturge en France3 : nous verrons dans quelle mesure sa diffusion a pu aider à constituer une esthétique du tableau scénique ; et comment, par ce biais, elle a contribué à relativiser, en théorie comme en pratique, les règles héritées d’Aristote qui continuent à régir la tragédie classique dans la première moitié du XVIIIe siècle.
3L’Angleterre transmet de Shakespeare une version édulcorée qui facilite son acclimatation sur la scène française. En effet, elle est aussi influencée par les normes du goût héritées du XVIIe siècle, quoique dans une moindre mesure par rapport à la France. Ainsi, jusque très avant dans le XVIIIe siècle, les Britanniques lisent, voient et jouent Shakespeare sous forme d’adaptations, souvent sans le savoir4. William D’Avenant, John Dryden, Thomas Shadwell, pour ne citer qu’eux, réécrivent les pièces, ajoutent des scènes et éliminent les passages qu’ils jugent grossiers ou inintelligibles5. Ce sont ces adaptations que voient jouer les Français émigrés à Londres dans les années 1720-1730, tels Destouches, Prévost, Montesquieu, Voltaire ou l’abbé Leblanc. Ceux-ci traduisent des extraits (parfois à partir de l’original, parfois d’une réécriture), avant qu’à partir de 1745, La Place ne publie en français ce qu’il présente comme les œuvres complètes de Shakespeare – en réalité une alternance de traductions très libres et de résumés qui occultent les scènes les plus choquantes6.
4Le comédien et dramaturge anglais David Garrick joue un rôle important dans la diffusion de ce Shakespeare hybride, qui mêle un spectaculaire nouveau pour les Français et le respect des bienséances auxquelles ceux-ci sont attachés. Adaptateur du dramaturge, vite célèbre en Angleterre et sur le continent pour son jeu plus « naturel » que la déclamation statique commune chez les Français, il se rend à Paris en 1751, 1763 et 1765. Dans les salons, devant un parterre choisi d’acteurs, de peintres, sculpteurs et philosophes tels Diderot, Rousseau et Marmontel7, il représente des fragments de Shakespeare en anglais, soutenant son discours par une gestuelle muette (jamais il ne montera sur un théâtre pour jouer une pièce entière). Il fascine l’assistance par la puissance visuelle de ces saynètes inconnues du théâtre sérieux de l’époque, centré sur le discours plus que sur l’action visuelle8. Selon les spectateurs, son expression pantomime, parfaitement maîtrisée, n’enfreint jamais les limites de la décence, transmettant ainsi une conception modérée de Shakespeare9. En outre, tout en affirmant vouloir rendre le vrai Shakespeare, non adapté, au peuple anglais10, Garrick modifie en réalité à son tour le texte, notamment pour le plier aux convenances : entre autres, il supprime le fou du Roi Lear, l’ivrogne de La Mégère apprivoisée et la scène des fossoyeurs dans Hamlet. Un critique anglais déplorera en 1773 la « francisation » polie qu’il a fait subir à ce dernier11. Cette vision plus sage a indéniablement contribué à rendre Shakespeare moins monstrueux, plus familier aux yeux des Français, qui ont pu y voir un terreau où puiser pour revivifier leur théâtre.
5Quels traits les Français mettent-ils en avant lorsqu’ils évoquent Shakespeare ? Reprenant à leur compte les propos de commentateurs anglais tels Alexander Pope, Nicholas Rowe ou Elisabeth Montagu, ils soulignent, pour la louer ou la déplorer, l’alliance entre génie et mauvais goût propre à Shakespeare. Mais surtout, ils insistent sur quatre éléments caractéristiques de la dramaturgie shakespearienne qui ouvrent des pistes pour renouveler la tragédie française. Aucun autre écrivain ne se voit décrit en ces termes.
6En premier lieu, l’auteur, parce qu’il était aussi acteur et directeur de troupe, aurait privilégié l’effet produit sur le public par rapport au respect des règles. Un voyageur rappelle que « Shakespeare était comédien ; il travaillait pour le peuple, et il avait intérêt de le prendre par tous les endroits qui pouvaient flatter ses préjugés12 ». Voilà qui vaut au dramaturge des critiques acerbes, incriminant son désir de plaire aux « spectateurs ignorants et barbares13 » de son temps. Toutefois, explique Voltaire, si Shakespeare continue à plaire au public anglais du XVIIIe siècle, c’est parce que sa dramaturgie est efficace. Elle mérite donc qu’on s’y arrête : « Il est impossible que toute une nation se trompe en fait de sentiment, et ait tort d’avoir du plaisir14 », écrit-il dès 1733. L’effet puissant que produit Shakespeare à la représentation relativise la prééminence absolue des règles aristotéliciennes. Dans sa préface de 1745 à la traduction de Shakespeare, La Place rappelle l’objectif originel des règles (« augmenter le plaisir ») et préconise de les ignorer si elles ne remplissent plus leur office15. Le chevalier Rutlidge, Anglais installé en France, renchérit en 1777 : « Si la violation des trois unités, dont Shakespeare s’est rendu coupable, n’a pas détruit cette illusion de la vraisemblance ; c’est une preuve que les lois tracées par Aristote et ses adhérents, ne sont ni les grandes, ni les indispensables lois du bon sens16. » En ce sens, la diffusion de Shakespeare a participé au passage d’une poétique du beau, soucieuse des règles, à une esthétique du plaisir, qui recherche un effet maximal.
7Shakespeare userait de trois moyens complémentaires au service de cet objectif. Tout d’abord, il imiterait la nature directement, sans prendre le détour des modèles. D’après La Place en 1745, si ses pièces donnent une telle impression de la réalité, c’est parce qu’elles puisent à la source de l’imitation, produisant une « image » originale qui relègue au rang de mauvaise copie les « tableau[x] » monotones créés par les poètes travaillant de seconde main17. Considéré (à tort) comme un génie inculte, ignorant les Anciens18, Shakespeare présenterait sur scène une nature non transformée par l’art, et préférerait le vrai au vraisemblable. Il serait donc paradoxalement plus proche des maîtres de l’Antiquité que les classiques qui se réclament d’eux, mais qui se seraient progressivement éloignés de la nature en suivant la lettre des règles plutôt que leur esprit.
8Cette perspective conduit à délaisser les récits d’action au profit de l’action elle-même. L’argument utilisé par les détracteurs du visuel, qui vilipendaient son pouvoir supérieur aux mots et sa dangereuse capacité à agir sur la sensation19, est retourné en faveur d’un théâtre qui fait effet sur les yeux. Dans sa préface de 1745, La Place rapporte les propos présumés d’un Anglais qui regrette « de n’avoir vu, qu’en conversation, ou en récit, ce qu’[il] aurai[t] vu en action sur le Théâtre de Londres20 ». C’est parce que Shakespeare privilégie l’action spectaculaire par rapport au récit qu’il intéresse Dubos, La Motte et Voltaire. S’inspirant de la comparaison entre théâtres français et anglais dressée par Addison21, les théoriciens incitent les dramaturges français à ne plus rapporter par un récit les actions qu’ils pourraient donner à voir sans heurter les bienséances22. Se pose alors la question de savoir comment représenter de manière « réaliste » ce qui est montré directement au regard du public. La vraisemblance, jusqu’alors envisagée selon une acception discursive, se comprend désormais aussi en termes de ressemblance visuelle à l’égard des choses du monde présentées sur scène.
9Dans ce cadre, Shakespeare saurait toucher plus fortement le spectateur parce que, contrairement aux préconisations de la Poétique23, il ne soumet pas les caractères à l’histoire racontée, mais leur donne une vie à part entière. Selon un critique britannique, l’« âme » de la tragédie n’est pas, n’en déplaise à Aristote, la « fable » mais, comme l’a compris Shakespeare, le « caractère », qui seul sait « frapper le public par le sentiment et par la passion24 ». Ce type de dramaturgie est considéré comme spécifiquement britannique : alors que les Français aristotéliciens excelleraient dans l’unité d’intrigue, les Anglais l’emporteraient quant à l’unité du caractère25. Prônant davantage d’actions sur scène (« Pourquoi donc craindre de faire rimer aux yeux ce qui rime si bien aux oreilles ? »), Voltaire affirme dès 1739 que « l’art de construire l’histoire dramatique devrait toujours être subordonné au spectacle du caractère26 ». Et de fait, les personnages de Shakespeare sont les seuls à être définis par tous, détracteurs compris, comme des êtres vivants irréductiblement singuliers. L’auteur, familier des ressorts les plus cachés de l’âme humaine, parviendrait, par sa connaissance intime des passions, à inventer des personnages d’une réalité confondante. En 1725, Alexander Pope souligne que ses personnages « sont tellement semblables à la Nature elle-même que c’est presque une insulte de les désigner par un terme aussi éloigné que celui de Copies de la nature27 ». Après lui, Louis-Sébastien Mercier affirme que « tous ses héros sont des hommes28 », et Pierre Le Tourneur qu’ils sont « autant d’originaux qui ont une existence à part, comme les individus réels de la société » ; à ses yeux, Shakespeare a « pris ses personnages dans la société, dans l’espèce humaine, et les a transportés vivants sur le Théâtre29 ». Ses drames historiques sont des « tableaux animés » qui montrent l’histoire comme sous les yeux : avec lui, « on ne lit point l’Histoire, on la voit30 ».
10Privilégier l’effet produit en imitant directement la nature et en montrant les actions menées par des personnages conçus comme des êtres vivants : tels sont les éléments qui séduisent dramaturges et théoriciens soucieux de renouveler le théâtre tragique français. Fréron soutient ainsi que « la lecture de Shakespeare est capable d’échauffer, de développer les semences du genre tragique », tout en formulant cette mise en garde : il faut lire ses pièces « avec précaution » car il « ne donnera jamais la moindre idée de la vraisemblance, de ces règles, qui ont formé les Sophocle, les Euripide, les Racine31 ».
11En créant un genre nouveau, le drame, Diderot met en pratique à sa manière les éléments caractéristiques de Shakespeare pour les Français. En 1751, il décrit les « gestes sublimes » de Lady Macbeth somnambule pour souligner, de manière novatrice, la force visuelle d’une action silencieuse qui excède la sphère de la parole32. Mais c’est surtout en 1757, dans le diptyque constitué par Le Fils naturel et les Entretiens sur le Fils naturel (1757) que Diderot mobilise la dramaturgie shakespearienne, deux ans avant la réforme des banquettes et à une période où il conçoit des canevas dramatiques inspirés de Shakespeare, tel Le Shérif33. Dans les Entretiens, il élève les grands effets spectaculaires produits par les tragédies grecques et shakespeariennes (et, plus largement, anglaises) au rang de modèle pour la tragédie domestique et bourgeoise qu’il appelle de ses vœux en France34.
12À travers Le Fils naturel, il cherche à transporter la nature telle quelle sur la scène, en concevant ses personnages comme des êtres vivants : ignorant qu’un spectateur les regarde, les acteurs de la pièce jouent leur propre rôle, dans ce qui n’est « pas une fiction, mais un fait » réellement vécu35. De manière significative, dans les Entretiens, l’espace de jeu n’est pas défini suivant le dispositif frontal du théâtre illusionniste à l’italienne, mais comme un espace « rond ou carré, sans devant, ni côté, ni fond, autour duquel vos juges seraient placés en amphithéâtr36 », comme le théâtre shakespearien du Globe. Par ce protocole expérimental qui vise à minimiser l’écart entre le théâtre et la réalité, il s’agit de montrer le vrai plutôt que le vraisemblable. Le modèle poétique, fondé sur l’imitation d’une action, est concurrencé par un modèle romanesque, proche de l’esthétique prêtée à Shakespeare, où les portraits de caractères l’emportent sur la fable racontée37.
13Selon cette approche, Diderot privilégie les « tableaux », qu’il définit comme une « disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile38 ». Or, en 1757, des banquettes, installées sur la scène de la Comédie-Française pour permettre aux spectateurs privilégiés de voir le spectacle au plus près des acteurs, rendent impossible de présenter ce type d’image. Réduisant l’espace de jeu à la portion congrue, elles nuisent à l’illusion, comme le souligne le premier théoricien du jeu, Rémond de Sainte-Albine39. C’est d’abord à Londres, dès 1740, que sont lancées les premières tentatives pour débarrasser le théâtre des importuns : Garrick lance le projet en tant que directeur du grand théâtre de Drury Lane, mais sans grand succès avant 176240. La suppression des banquettes est menée à bien en premier lieu à la Comédie-Française. Et ce n’est pas un hasard si elle a lieu grâce à deux admirateurs de Shakespeare et du théâtre anglais : Voltaire, qui a vécu à Londres entre 1726 et 1729, et le comte de Lauraguais, spectateur assidu des théâtres parisiens et londoniens. Au même moment, une autre innovation conforte la possibilité de multiplier les tableaux sur scène : l’éclairage porté sur les décors et sur l’action est perfectionné, et la salle obscurcie pendant le spectacle41.
14Voltaire, l’un des premiers, dès les années 1730-1740, à avoir diffusé Shakespeare en France et à s’en être explicitement inspiré dans l’écriture et la mise en scène de ses pièces, expérimente les bienfaits du changement lors de la reprise de Sémiramis. Cette tragédie, marquée par l’influence de Hamlet, avait échoué lors de sa création en 1748 à cause de la confusion créée par la présence des spectateurs sur scène. Un critique décrit en termes éloquents la reprise en 1759, sur un théâtre dégagé des banquettes :
« Jamais tout l’avantage des changements qu’on a faits à la Scène, n’avaient paru avec plus d’éclat ; jamais aussi les grands tableaux de cette Tragédie si théâtrale et si pathétique, n’ont si vivement frappé les Spectateurs. Quoique les premiers plans de la représentation ne soient pas assez d’accord avec le fond, le coup d’œil général ne laisse pas que d’en être imposant ; et le moment où Sémiramis environnée d’une cour nombreuse, descend du Trône au bruit du Tonnerre, et voit sortir du Tombeau l’ombre de Ninus son époux, forme le Spectacle le plus majestueux et le plus terrible qu’on ait vu sur la Scène Française42. »
15L’abolition des banquettes ouvre la voie à un nouveau type d’écriture dramatique, fondée davantage sur l’action montrée et sur les grands tableaux dramatiques. Très vite, toutefois, réagissant à un intérêt pour Shakespeare qui dépasse ses prévisions, Voltaire exprime ses réserves à l’égard d’un théâtre qui attache plus d’importance à l’effet visuel qu’au texte. Après avoir souligné que le « grand mérite » de Shakespeare est d’offrir des « peintures fortes et naïves de la vie humaine43 », il s’élève contre les excès auxquels conduit la valorisation des tableaux spectaculaires : s’il loue les « attitudes » de l’acteur Lekain, qu’il juge supérieures à celles des sculpteurs et des peintres44, il n’en considère pas moins que « quatre beaux vers de sentiments valent mieux que quarante belles attitudes45 ». Pour lui, le tableau doit rester subordonné au texte et il ne vaut qu’en tant qu’il révèle et soutient ses virtualités.
16Jean-François Ducis, premier adaptateur des tragédies shakespeariennes pour la scène française46, est à ce titre une cible de choix pour Voltaire. Bien qu’il réécrive de fond en comble les tragédies shakespeariennes pour les faire entrer dans le moule classique des bienséances et des trois unités, il n’en développe pas moins à la Comédie-Française un spectaculaire dont elle n’est pas coutumière. À plusieurs reprises, il affirme considérer sa scène comme un tableau. En 1769, alors qu’il travaille à son Hamlet, il confie à Garrick avoir « trait[é] ce caractère comme un peintre religieux qui travaille à un tableau d’autel47 ». À travers la représentation de peintures scéniques frappantes, celui que ses contemporains prénomment le « Sophocle français48 » souhaite, comme Diderot, remettre à l’honneur les grands effets de la tragédie grecque. Il adresse cette exhortation à l’acteur Talma :
« Allons aux grands effets : songeons aux Grecs, à l’effet de leurs furies, aux cris, aux gémissements véritables dont les Lekain et les Talma d’Athènes faisaient retentir les immenses théâtres et transir leurs spectateurs. Songeons aux grandes impressions de la terreur et de la pitié49. »
17La catharsis est envisagée avec la même démesure régénératrice que dans les Entretiens sur le Fils naturel. Les deux pionniers français de la pantomime, Lekain et Talma, sont décrits comme les dignes héritiers des acteurs de l’Antiquité grecque. La mention des « cris » et des « gémissements véritables » signale la tentation, héritée de Diderot, d’abolir la distance mimétique pour provoquer une commotion chez le spectateur.
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18La diffusion de Shakespeare sur le continent a ainsi pris en France une forme particulière, l’esthétique du tableau, spécificité que Humboldt, en 1799, assignera à la scène française50. Au contraire, en Allemagne, par exemple, les adaptations du dramaturge sont plus proches du texte original, moins tributaires des règles classiques et moins marquées par la quête d’effets visuels51.
19En accélérant le passage d’une conception métaphorique du tableau théâtral, fondée sur le pouvoir que les mots exercent sur l’imagination, à un théâtre orienté vers la représentation et inspiré concrètement par la peinture, l’interprétation française de Shakespeare a fait évoluer la conception traditionnelle de l’ut pictura poesis. Aiguillonnant l’intérêt pour le spectacle de la réalité et pour l’effet produit sur les sens, elle a contribué à dynamiter le modèle classique de l’intérieur et a aidé la tragédie française à se défaire d’une conception sclérosée d’Aristote.
20L’attention nouvelle portée à la représentation de la « nature » sur scène est à l’origine des premiers ouvrages portant exclusivement sur le jeu théâtral comme, au milieu du XVIIIe siècle, ceux de Sainte-Albine, François Riccoboni, Sticotti, D’Hannetaire, Diderot ou, à la charnière des XVIIe et XVIIIe siècles, ceux des comédiens Clairon, Dumesnil ou Talma. Significativement, et de manière inédite, le comédien naturel que les théoriciens appellent de leurs vœux est décrit en des termes qui rappellent Shakespeare tel que le voient les Français du XVIIIe siècle : l’acteur est incité à représenter un personnage conçu comme un être vivant, animé de passions véritables, qu’il exprime par son corps autant que par sa voix52.
Notes de bas de page
1 Sébastien-Roch-Nicolas Chamfort et Joseph de La Porte, Dictionnaire dramatique, Paris, Lacombe, 1776, t. III, p. 203 : « Les tableaux sont surtout nécessaires dans les récits : comme l’action qu’on y décrit ne peut se passer sous les yeux mêmes du spectateur, il faut au moins la peindre à son esprit avec des images si frappantes qu’elles lui fassent la même impression que s’il la voyait des yeux du corps. »
2 Voir Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1998 et Emmanuelle Hénin, Ut pictura theatrum, Théâtre et peinture de la Renaissance italienne au classicisme français, Paris, Droz, 2003.
3 Sur la réception de Shakespeare en France, voir notamment Paul Van Tieghem, Le Préromantisme. Études d’histoire littéraire européenne, t. III : La découverte de Shakespeare sur le continent, Paris, SFELT, 1947 et Michèle Willems, La Genèse du mythe shakespearien, 1660-1780, Paris, PUF, 1979.
4 Stanley Wells, « Shakespeare on the English stage », dans John F. Andrews (dir.), William Shakespeare: His World, His Work, His Influence, New York, Charles Scribner’s Sons, 1985, t. III, p. 613.
5 Michèle Willems, La Genèse du mythe shakespearien, op. cit., p. 106.
6 Histoire des traductions en langue française, vol. XVIIe-XVIIIe siècle, chapitre « Théâtre », Paris, Verdier, 2014. La Place traduit le Timon d’Athènes de Shadwell en l’attribuant à Shakespeare.
7 Madeleine Horn-Monval, Les Traductions françaises de Shakespeare. 1564-1964, Paris, CNRS, 1963, « Introduction », p. 8.
8 Jean-Jacques Rousseau, cité dans The Public Advertiser, 26 janvier 1766, dans « Theatrical Press Cuttings, 1765-1809 », British Museum, collection Burney, 938 d 20, p. 18.
9 Journal et Mémoires de Charles Collé (1748-1772), éd. Honoré Bonhomme, 1868, Genève, Slatkine Reprints, 1967, t. I, juillet 1751, p. 2 ; Lettre de M. Marmontel à M. Garrick (s. d.), dans The Private Correspondence of David Garrick, Londres, Henry Colburn/Richard Bentley, 1831, t. II, p. 427 ; Noverre à Voltaire, 18 mars 1765, dans [A. Murphy], Vie de David Garrick, Paris, Riche et Michel, an IX, p. 132-133.
10 Stanley Wells, art. cité, p. 613 sq.
11 William Shakespeare, Hamlet, Londres, Bell, t. III, 1777, p. 71 (notes de Francis Gentleman): « frenchified ».
12 Pierre-Jean Grosley, Londres, Lausanne, s. n., 1770, t. I, p. 171-172.
13 L’Année littéraire, 1780, t. III, p. 292.
14 Voltaire, Essai sur la poésie épique, éd. Louis Moland, Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier, 1877, t. VIII, p. 348.
15 Pierre-Antoine de La Place, Le Théâtre anglois, Londres/Paris, Veuve Pissot, t. I, 1745, « Discours sur le théâtre anglois », p. xix.
16 Chevalier Rutlidge, Observations à Messieurs de l’Académie française, le 25 août 1776, s. n., p. 34.
17 Pierre-Antoine de La Place, Le Théâtre anglois, op. cit., p. xxix-xxx.
18 Commentant la traduction de Pierre Le Tourneur, Fréron démonte le cliché (L’Année littéraire, t. VIII, p. 73-74).
19 Nicolas Boileau, Art poétique, Paris, Garnier, 1952, p. 172-173 ; Jean-Baptiste Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie, Paris, Anisson, 1694, p. 37 et p. 44.
20 Pierre-Antoine de La Place, Le Théâtre anglois, op. cit., p. xix.
21 Joseph Addison, The Spectator, no 44, vendredi 20 avril 1711. L’article est traduit en français en 1716.
22 Jean-Baptiste Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Paris, Mariette, t. I, 1719, section 42, p. 423-425 ; Antoine Houdar de la Motte, Premier discours sur la tragédie. Discours à l’occasion de la tragédie des Macchabées [1730], dans Œuvres, t. IV, Paris, Prault, 1754, p. 43 ; Voltaire, « Discours sur la tragédie à Mylord Bolingbroke », préface de Brutus [1730], éd. Charles Lahure, Œuvres complètes de Voltaire, t. I, Paris, Hachette, 1859, p. 212.
23 Aristote, La Poétique, éd. Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, 2011 [1980], chap. vi, 15-23, p. 55.
24 Gray’s Inn Journal, no 94, 3 août 1754 : « soul » ; « character » ; « striking an audience with sentiment and passion ».
25 Robert Dodsley, The Museum, avril 1746, cité par George Winchester Stone Jr., « David Garrick Significance in the History of Shakespearean Criticism », PMLA, 65, mars 1950, p. 190. Voir aussi Pierre Le Tourneur, Shakespeare traduit de l’anglois, op. cit., t. VII, « Drames historiques », p. 6.
26 Voltaire, Lettre à La Noue [3 avril 1739], dans Correspondance, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, p. 171.
27 Alexander Pope, « Preface », dans The Works of Shakespear, Londres, 1725, t. I, repris dans The Plays of William Shakespeare, éd. Samuel Johnson, Londres, 1768, p. lxxviii : « His Characters are so much Nature herself that it is a sort of injury to call them by so distant a name as Copies of her. »
28 Louis-Sébastien Mercier, Du théâtre, 1773, éd. Jean-Claude Bonnet, Mon bonnet de nuit, suivi de Du théâtre, Paris, Mercure de France, 1999, p. 1328. Voir aussi Jean-François Marmontel, « Discours sur la tragédie », Chefs-d’œuvre dramatiques, ou Recueil des meilleures pièces du théâtre françois, Paris, Grangé, 1773, p. xxvi.
29 Pierre Le Tourneur, Shakespeare traduit de l’anglois, Paris, Vve Duchesne, 1776-1783, t. I, « Préface », p. 86.
30 Ibid., t. VII, « Drames historiques », p. 6.
31 L’Année littéraire, 1782, t. I, p. 106.
32 Denis Diderot, Lettre sur les sourds et muets [1751], dans Œuvres, t. IV : « Esthétique. Théâtre », Paris, Laffont, 1999, p. 17. En 1766, Joseph Dorat, premier Français à user d’un exemple shakespearien dans un ouvrage consacré au jeu théâtral, s’appuie sur cette scène pour souligner l’expressivité corporelle de l’acteur : « le sentiment se tait, et sait bien s’exprimer : / L’actrice doit le peindre et non le déclamer » (La Déclamation théâtrale. Poème didactique en trois chants, Paris, Jorry, 1766, p. 55-56).
33 Denis Diderot, Le Shérif, tragédie, dans Œuvres complètes, Paris, Club français du livre, 1973, t. IV, p. 291.
34 Denis Diderot, Entretiens sur le Fils naturel [1757], dans Œuvres, éd. Laffont citée, p. 1138, 1152 et 1155. En 1769, dès la première version du Paradoxe sur le comédien, Diderot opposera aux « harmonieuses, tendres et touchantes élégies de Racine » les « boucheries de Shakespeare », avec leurs « secousses violentes » et leurs « images […] fortes » (Paradoxe sur le comédien, éd. Laffont citée, p. 1403).
35 Ibid., p. 1138.
36 Denis Diderot, Lettre à Mme Riccoboni, 27 novembre 1758, dans Correspondance, Paris, Laffont, 1997, p. 79. Voir Pierre Frantz, « Du spectateur au comédien : Le Paradoxe comme nouveau point de vue », Revue d’histoire littéraire de la France, 93, septembre-octobre 1993, p. 691.
37 Véronique Lochert, L’Écriture du spectacle. Formes et fonctions des didascalies dans le théâtre européen des XVIe et XVIIe siècles, Paris, Droz, 2009.
38 Denis Diderot, Entretiens, éd. cit., p. 1136.
39 Pierre Rémond de Sainte-Albine, Le Comédien, Paris, Desaint et Saillant, 1747, p. 190-191 et note a p. 193.
40 Thomas Davies, Memoirs of the Life of David Garrick, 1781 [1780], p. 349; Kalman A. Burnim, David Garrick Director, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1961, p. 63; Allardyce Nicoll, The Garrick Stage, Manchester, Manchester University Press, 1980, p. 15.
41 Pierre Peyronnet, La Mise en scène au XVIIIe siècle, Paris, Nizet, 1974, p. 100 et Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 45 sq.
42 Mercure de France, septembre 1759, p. 200.
43 « Son grand mérite, à mon avis, consiste dans des peintures fortes et naïves de la vie humaine » (Voltaire, Lettre à George Keate, 1762, cité par Paul Van Tieghem, op. cit., p. 267).
44 Lettre de Voltaire à Lekain, 22 juillet 1770, dans Mémoires de Henri Louis Lekain, Paris, Colnet/Debray/Mongie, 1801, p. 449.
45 Voltaire, Les Scythes, préface, Œuvres complètes. Théâtre, éd. Adrien Beuchot, Paris, Garnier Frères, 1877, t. V, p. 269. Voir aussi, du même, Épître dédicatoire à Mme la marquise de Pompadour, Tancrède, dans Œuvres complètes, théâtre, éd. cit., t. I, p. 320 ; Voltaire à Lekain, 16 décembre 1760, Mémoires de Henri Louis Lekain, éd. cit., p. 198. Voir Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, op. cit., p. 74, 116 et « Spectacle et tragédie au XVIIIe siècle » dans Pierre Frantz et François Jacob (dir.), Tragédies tardives, Paris, Champion, 2002, p. 74-75.
46 De Shakespeare, Ducis adapte pour la Comédie-Française Hamlet (1769), Roméo et Juliette (1772), Le Roi Lear (1783), Macbeth (1784), Jean sans Terre (1791) et Othello (1793).
47 Jean-François Ducis à David Garrick, 14 avril 1769, Lettres de Jean-François Ducis, éd. Paul Albert, Paris, Jousset, 1879, p. 7-8. Ducis écrira au peintre Jacques-Louis David : « Nous avons senti d’abord qu’il y avait une langue commune entre nous » (Jean-François Ducis à Jacques-Louis David, 13 juillet 1799, Bibliothèque municipale, Besançon, MS 1441, p. 317).
48 Journal encyclopédique, 1793, t. I, p. 113.
49 Jean-François Ducis à François-Joseph Talma, I Brumaire XII [24 octobre 1803], Archives Comédie-Française, dossier Ducis.
50 Wilhelm von Humboldt, « Über die gegenwärtige französische tragische Bühne » [1799], Gesammelte Werke, t. III, Berlin, Reimer, 1843, rééd. Berlin/New York, De Gruyter, 1988, p. 142-172.
51 Simon Williams, Shakespeare on the German Stage, t. I : 1586-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
52 Voir notamment le premier traité de jeu français, publié par Pierre Rémond de Sainte-Albine (Le Comédien, op. cit.). Sur le sujet, voir Laurence Marie-Sacks, L’Art de l’acteur. Inventions du spectacle dans l’Europe des Lumières, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2015.
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