Commentaire sur Réminiscences d’un voyage en Lituanie
p. 195-199
Texte intégral
1À la suite de la conférence de Fabrice Revault puis de la projection de Réminiscences d’un voyage en Lituanie, Jonas Mekas a proposé au public quelques éléments de commentaire et quelques informations inédites.
2Je suis surpris de voir autant de spectateurs assister à ce film ancien. J’ai tout dit dans le film, mais j’ajouterai quelques remarques. Je l’ai tourné en 1971 pendant l’occupation de la Lituanie et donc de mon village natal par les Soviétiques. (Alors, tout le monde adorait l’Union Soviétique, je pensais que je ne pourrais jamais retourner chez moi.)
3Quand j’ai eu la chance (l’occasion) de revoir ma famille, ma mère, mon village, je l’ai prise et j’ai filmé autant que j’ai pu dans les lieux de mon enfance… Ce film, c’était d’abord pour moi-même… Mes amis à New York me demandaient toujours d’où je venais, comment était mon pays. J’ai fait ce film aussi pour leur montrer.
4En 1971, l’Union Soviétique était très fermée, mais je savais qu’elle allait s’ouvrir parce que lorsque je marchais dans les rues de Vilnius, par les fenêtres ouvertes j’entendais les chansons de Bob Dylan, et je savais que la fin était proche. Pendant vingt-cinq ans, je n’ai pas été autorisé à rendre visite à ma mère. Au bout de vingt-cinq ans, les Soviétiques m’ont invité au Festival de cinéma de Moscou, ils croyaient que j’avais réalisé un film anti-américain, The Brig.
5Le rédacteur en chef du journal la Pravda, était auparavant venu à New York pour interviewer les artistes américains de l’époque, les poètes comme Ginsberg… À New York, il est venu vers moi parce que j’étais considéré comme (un très bon) anti-américain et il m’a demandé de le présenter à ces poètes et à ces artistes, ce que j’ai fait. Ensuite, j’ai été invité à Moscou…
6À Moscou, je me suis dit que je pourrais rendre visite à ce rédacteur. J’ai demandé aux organisateurs du festival de m’appeler un taxi pour aller le voir. Ils ont paniqué. Ils ne savaient pas qui j’étais, j’étais peut-être un espion… J’ai réussi à y aller, et ce fut parfait. Le rédacteur en chef et moi, on a bu du thé ensemble et il m’a demandé ce qu’il pouvait faire pour moi. Je lui dis que j’aimerais rendre visite à ma mère. Il prit le téléphone et arrangea tout très vite, enfin, je pus aller à Vilnius... À Vilnius, le représentant lituanien de l’Union Soviétique me proposa d’aller chercher ma mère et de l’amener à Vilnius pour que l’on se voie. J’ai refusé car je voulais retourner chez moi dans mon village. Ils me dirent que c’était impossible d’aller au village, que cela ne se faisait pas, que cela ne s’était jamais fait. Je leur dis que j’allais revoir mon ami rédacteur à la Pravda, à ce moment-là ils ont accepté… Puis ils m’ont demandé : « Mais vous voulez filmer votre mère ? » J’ai répondu oui, que j’avais avec moi ma caméra Bolex… Ils m’ont dit que ce n’était pas professionnel une Bolex, qu’ils allaient m’envoyer un camion avec plein d’éclairages, des cameramen, tout ce qu’il faut pour faire des belles images. J’ai répondu que ce n’était pas nécessaire, que cela ne marchait pas comme ça, que je n’en voulais pas mais ils ont insisté et du coup il y eut toujours le camion à un kilomètre de moi qui attendait le moment où j’allais avoir besoin de leur aide… Ma famille était habituée à être suivie, écoutée, il y avait des surveillants partout, un camion en plus, cela ne changeait rien… Il y avait des hélicoptères et des micros partout, il fallait trouver des endroits secrets pour pouvoir parler avec mes frères… Je ne savais pas ce que l’on me permettrait de filmer. J’ignorais dans quel buisson, dans quel pot de fleur, il y aurait un micro caché… Ce n’est pas une fantaisie de ma part, c’est vrai… C’était ça le paradis de l’Union Soviétique que beaucoup de monde aimait, surtout quelques artistes français !
7J’ai apporté le film à New York, je l’ai montré à mes amis et j’ai pensé que ce serait tout… Ken Jacobs l’a vu et m’a dit : « Non, il faut montrer ce film à tout le monde. » J’ai accepté.
8Quand le représentant du cinéma soviétique est venu à New York et qu’il a vu le film, il m’a demandé de le détruire. Il a dit que le film ne montrait pas les progrès et la direction que prenait l’Union Soviétique vers le paradis… Moi, je savais que l’Union Soviétique se développait, et progressait vers l’enfer…
9Est-ce que la machine à écrire était la seule raison pour laquelle je suis parti de Lituanie à l’origine ? C’était ça et aussi pour me protéger, sauver ma vie, comme un animal... À l’époque de l’invasion allemande, j’ai fui les Allemands puis après ce sont les Soviétiques qui sont venus, là je n’aurais eu aucune chance de fuir… parce que j’étais activiste contre Staline, j’ai écrit des poèmes contre les soviets, contre les nazis, j’étais dans l’underground, si j’étais resté mes jours étaient comptés, pas les années ni les mois, les jours… Ma mère m’a dit quand je suis rentré en 1971 que pendant un an, après que je fus parti, il y avait des agents de la police secrète qui ont attendu tous les jours mon retour. (Des résistants qui sont restés, très peu ont survécu.)
Le montage
10Pour le montage, ce fut un petit peu compliqué. Juste avant de partir de New York pour Moscou, j’ai eu un problème avec ma caméra. Hans Brecht, de Hambourg, était à New York. Il m’a proposé de m’acheter une nouvelle Bolex et autant de pellicule qu’il me faudrait, en échange de quoi je devais accepter de montrer mon film en Allemagne… Ce que je fis. J’ai filmé les images en août 71, puis je suis rentré à New York. J’ai développé le film et je l’ai posé sur une étagère. J’ai complètement oublié Hans Brecht… En décembre, j’ai reçu un coup de fil de lui qui m’a dit : « Envoie tout de suite le film parce qu’il est annoncé à la télévision allemande pour le 2 janvier (1972) ». J’ai fait le compte à rebours pour savoir combien de jours il me restait pour le montage, il ne m’en restait que deux. Je l’ai donc monté très vite, sans réfléchir, et j’ai pu avoir le film prêt à temps. Ce montage, ce fut deux jours sans dormir… Je ne suis pas quelqu’un qui pense, je fais tout par intuition, la plupart du temps je ne sais pas ce que je fais, j’ai travaillé dans une sorte de noir et de sombre…
11(Il y avait toujours beaucoup de réfugiés en Allemagne et ils se sont identifiés avec le film qui fut très souvent montré à la télévision… Je suis toujours très reconnaissant à Hans Brecht.)
Le style
12Les carrés et les chiffres dans mon film sont des dispositifs formels pour le découper en chapitres, pour que ce soit plus facile pour le public et pour moi de le comprendre. En montant le film en deux jours, les images étant tellement personnelles, j’ai senti la nécessité d’attirer l’attention par quelque chose d’abstrait (comme les chiffres) pour mettre de la distance, pour voir les images…
13Avant le tournage, je m’étais servi d’une bobine test avec la caméra et j’avais découvert un défaut : il y avait un problème électrique qui faisait qu’au début de chaque plan il y avait des « coups » de lumière… Je me suis dit que la seule manière de filmer avec cette caméra, c’était de prendre en compte ce problème, de démarrer chaque plan en surexposition et d’ajuster en cours de tournage… On voit bien que cela est devenu un élément stylistique, un style de tournage que l’on reconnaît dans le film. La technologie et les défauts parfois, cela définit le style… Par exemple Jack Smith, parce qu’il n’avait pas d’argent, a toujours filmé avec une pellicule périmée de plusieurs années, en noir et blanc, et il n’y avait plus de noir plus de blanc, tout était gris ; les gens acceptent ça quand c’est une décision consciente, quand c’est un élément stylistique important, et pourtant c’était juste le défaut de la pellicule…
14Beaucoup de cinéastes dans les années 1958-1960 aux États-Unis se sont servis de la pellicule de l’armée, achetée beaucoup moins cher, cinquante cents la bobine. C’est grâce à l’armée américaine qu’il y a eu une explosion de cinéma undergroundaux États-Unis à cette époque. L’armée avait décidé de liquider son Département de cinéma et de vendre son stock de caméra et toutes les pellicules qu’il restait. Elle a ouvert des petites boutiques et elle a tout bradé à cinq dollars la caméra (c’étaient des caméras très robustes), et cinquante cents la bobine de pellicule …
Mes rapports avec la caméra
15Il y a des millions de caméras, partout, cela ne change rien, beaucoup de chose vous affectent dans la vie, c’est comme n’importe quel objet, comme un journal… Je ne pense pas que cela change les rapports entre les gens, de toute façon personne ne me prend au sérieux, j’ai toujours une caméra avec moi ; d’ailleurs je ne filme pas les gens que je ne connais pas, ce sont toujours des amis…
16Je n’ai jamais eu de projet et je n’en aurai jamais, simplement je filme, j’enregistre en permanence…
17Tout ce que j’ai est vieux et pas cher.
18Cela fait quelques mois que j’ai redéménagé à Brooklyn, j’en avais assez de Manhattan… C’était le sujet du film que vous avez peut-être vu dimanche : Le retour à Brooklyn filmé…
19… Aujourd’hui il y a toujours de bons cinéastes et tant qu’il y a de la technologie pour faire des images en mouvement, il y aura des gens qui feront des choses intéressantes en images ; mais aujourd’hui c’est une période d’inflation…
Voici pour finir une petite anecdote sur moi et le langage
20J’ai grandi dans un petit village où l’on apprenait un dialecte lituanien qui était très différent de la langue lituanienne officielle. À l’école, il a fallu que j’apprenne cette langue officielle acceptée. Au lycée, il a fallu apprendre le latin et le français et les Soviétiques sont arrivés en nous disant que le latin n’était pas bien, le français n’était pas bien, que le russe c’était bien, il fallait l’apprendre… donc deux ans de latin, deux ans de français, deux ans de russe… et après les Allemands sont arrivés en disant que le russe ce n’était pas bien, que l’allemand c’était bien, qu’il fallait l’apprendre.
21Plus tard, les circonstances de ma vie m’ont fait arriver dans un camp de travaux forcés du côté de Hambourg, et je me suis dit que j’avais au moins une chose de bien à faire : approfondir mon allemand… Après j’ai compris qu’à Hambourg et aux alentours on parlait un dialecte allemand qui s’appelait Plattdeutsch et que c’était un dialecte que même les Allemands ne comprenaient pas… Prisonnier de guerre avec d’autres prisonniers français et italiens, je me suis dit que je pouvais approfondir le français et apprendre l’italien… J’ai appris l’italien, mais j’ai découvert après coup que mes amis italiens prisonniers étaient des Gitans siciliens et qu’ils parlaient un italien que même les Italiens ne comprenaient pas. Alors les Anglais et les Américains sont arrivés et je me suis dit que je pourrais bien apprendre l’anglais.
22Mon frère et moi en avons eu marre d’apprendre les langues, on en connaissait maintenant une dizaine et on les parlait toutes très mal… On a eu l’idée de génie de ne pas apprendre l’anglais mais d’apprendre le langage du cinéma, la langue universelle que tout le monde peut comprendre.
23Arrivés à New York on a pris des caméras, des Bolex, on a commencé à faire plein de films, à filmer partout, on a rencontré d’autres amis qui filmaient partout aussi, on s’est échangé des films, tout excités… On a montré nos films finalement à nos amis plus âgés qui ne couraient pas partout avec des Bolex mais qui faisaient des films plus stables et qui nous ont dit : « Mais qu’est-ce que c’est ? On ne comprend rien à vos films, pourquoi vous faites ça ? » Du coup on s’est rendu compte que l’on avait encore appris le mauvais langage : l’avant-garde, au lieu d’apprendre le langage dominant. Donc nous avons arrêté de parler de langage et nous avons juste filmé pour nous et nos amis…
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La rencontre
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