La flèche du désir : Fritz Lang et Joan Bennett
Chasse à l’homme (Man Hunt, Fritz Lang, 1941)
p. 143-154
Texte intégral
1Faut-il se justifier de parler encore de Fritz Lang ? Tout n’a-t-il pas été dit et répété sur ce cinéaste ? À quoi on peut répondre : 1°, que les classiques sont inépuisables (c’est une de leurs définitions possibles) ; 2°, qu’il faut toujours revenir aux classiques (ce n’est pas exactement la même chose) ; 3°, que Lang étant par excellence un cinéaste de l’obsession, il suscite ce même sentiment chez ses admirateurs, qui ne se lassent pas de voir et de revoir ses films (revoir les films : acte que trop peu de théoriciens du cinéma prennent en compte) et y découvrent toujours des beautés et des étrangetés qu’ils n’avaient pas (ou pas suffisamment) remarquées. Jean-Claude Biette : « il est peu d’œuvres dans l’histoire du cinéma qui soient aussi pleines de sens que celle de Fritz Lang1 »
2À quoi s’ajoute un triple sentiment que l’image reçue de Lang a sensiblement évolué depuis quelques années, sur plusieurs points. Cette image donnait à voir Lang comme architecte, efficace, fonctionnel, sans fioritures, une sorte d’Adolf Loos du cinéma (« l’ornement, c’est le crime ») ; c’est l’image que le cinéaste s’appliquait à donner de lui-même dans le célèbre Dinosaure et le bébé, entretien avec Godard filmé par André S. Labarthe. Lang apparaissait comme essentiellement préoccupé par « le meurtre et la loi », pour citer le sous-titre de l’ouvrage que lui a consacré Michel Ciment2, un cinéaste anti-romantique par excellence, par opposition par exemple à Hitchcock et à ses blondes interprètes, un peu comme si les deux cinéastes rivaux, frères ennemis, s’étaient partagé la peinture du subconscient : à toi Éros, à moi Thanatos. Enfin Lang était l’antinazi exemplaire, celui à qui Goebbels offre de diriger l’industrie cinématographique du Troisième Reich et qui « le soir même » abandonne tout et prend le train pour Paris.
3Sur chacun de ces points, les recherches biographiques menées par Patrick McGilligan3 et les documents publiés ont conduit à réviser un portrait « autorisé » qui, pour une bonne part, était le produit soigneux des déclarations (et des omissions) du cinéaste, et permis de (re)découvrir un Lang plus complexe et plus humain que celui de la légende. Lang moins architecte que feuilletonesque, admirateur de Feuillade, épris d’intrigues tarabiscotées, de coups de théâtre et de tout un matériau parascientifique (astrologie, voyance, psychologie paranormale). Lang homme à femmes, lié à de nombreuses femmes, pas seulement Thea von Harbou toujours rituellement évoquée avec ses sympathies nazies comme bouc émissaire, responsable du scénario naïf et réconciliateur de Metropolis (ce qui désigne au passage le lien entre la question des femmes, le romantic interest, et celle de la politique) : McGilligan insiste, avec raison me semble-t-il, sur l’importance dans la vie et l’œuvre de Lang non seulement de Thea von Harbou, mais aussi de Gerda Maurus, de Marlene Dietrich, de Joan Bennett, de Silvia Richards, de Lily Latté… Enfin Lang, comme l’attestent les tampons sur son passeport, a fait plusieurs allers et retours entre Berlin et Paris en 1933, il a lui-même été membre d’une organisation nazie, tandis que selon Georges Sturm, Thea von Harbou a rejoint le parti « seulement » en avril 1940 (je ne dis évidemment pas que cette adhésion tardive serait préférable à la brève compromission, au moins apparente, de Lang).
4Je voudrais me pencher ici sur la rencontre amoureuse et artistique entre un cinéaste et son interprète, entre Fritz Lang et Joan Bennett. Cette rencontre sera évoquée avant tout, sinon exclusivement, à travers les films plutôt qu’à partir d’éléments biographiques qu’il n’est guère possible d’établir beyond a reasonable doubt. Disons d’emblée qu’un certain nombre de contemporains pensent que Lang et Joan Bennett ont eu une liaison dans les années quarante ; à ma connaissance, Lang n’a jamais fait allusion à cette relation et elle a été implicitement niée par Joan Bennett, qui a assuré avoir été fidèle à son mari d’alors (Walter Wanger).
5Un peu de chronologie pour commencer. Lang est né à Vienne en 1890. Après une brillante carrière allemande, principalement muette (mais aussi M le Maudit), il quitte l’Allemagne en 1933, réalise en France Liliom dont j’aurai l’occasion de dire un mot, se rend aux États-Unis en 1934 et signe son premier film hollywoodien, Furie, en 1936. Joan Bennett est née dans le New Jersey en 1910 ; elle a donc vingt ans de moins que Lang. C’est une enfant de la balle : son père et sa mère sont acteurs, tout comme ses sœurs Barbara et Constance (née en 1905), qui sera une star hollywoodienne. Joan Bennett joue dans de nombreux films, notamment dans Little Women (Les Quatre Filles du docteur March), version Cukor (1933). De blonde insipide, elle devient brune piquante dans Trade Winds (La Femme aux cigarettes blondes, 1938) de Tay Garnett et restera brune jusqu’à la fin de sa carrière. Depuis 1937 c’est Walter Wanger, producteur indépendant (né en 1894), qui dirige sa carrière (Walter Wanger’s Vogues of 1938). Wanger et Bennett se marient en 1940. De deux précédents mariages (elle avait seize ans lors de son premier mariage, avec un homme de vingt-six ans), elle a deux filles, Adrienne qui deviendra « Diana » et Melinda. Elle aura deux autres filles avec Wanger, Stephanie (née en 1943) et Shelley (née en 1948). Elle tourne une première fois sous la direction de Lang dans Man Hunt (Chasse à l’homme, 1941, prod. 20th Century Fox). La même année, Lang doit la diriger à nouveau dans Confirm or Deny, mais il tombe malade après six jours de tournage (problèmes de vésicule biliaire) ; c’est Archie Mayo qui prend la relève et on ne sait pas si le film (que pour ma part je n’ai pas vu) contient ou non des plans tournés par Lang. Après la naissance de Stephanie, Joan Bennett tourne une deuxième fois sous la direction de Lang dans The Woman in the Window (La Femme au portrait, 1944, prod. RKO). Wanger, Bennett et Lang s’associent dans l’entreprise de production indépendante Diana Productions (du nom de Diana, fille aînée de Bennett), entreprise qui sera source de conflit car le contrat donne à Wanger et à Lang le même droit de regard sur de nombreux aspects du travail de production (voir l’excellente biographie de Wanger par Matthew Bernstein4). Le troisième film dans lequel Lang dirige Bennett, Scarlet Street (La Rue rouge), est la première production Diana (distr. Universal, 1945). L’année suivante, Bennett joue dans The Woman on the Beach (La Femme sur la plage) de Renoir (RKO) ; après la naissance de Shelley en 1948, Bennett tourne sous la direction de Lang un quatrième et dernier film, Secret Beyond the Door… (Le Secret derrière la porte), qui est la deuxième et dernière production Diana (distr. Universal, 1948). Je passe rapidement sur la suite de la carrière de Bennett, me bornant à mentionner The Reckless Moment (Les Désemparés) de Max Ophuls (1949, prod. Wanger / Columbia), transition entre les « films noirs » qui précèdent et les films familiaux dans lesquels l’actrice jouera désormais. Le ménage Bennett / Wanger bat de l’aile, Bennett a une liaison (avérée) avec son agent Jennings Lang (homonymie tout accidentelle), un vendredi 13 (décembre 1951) Wanger tire sur J. Lang, le blesse, est emprisonné et condamné à quatre mois de prison. Wanger meurt en 1968, Fritz Lang en 1976, Joan Bennett en 1990.
6Je souhaiterais maintenant dessiner la typologie des rencontres « amoureuses » entre Bennett et son partenaire masculin, dans chacun des quatre films dirigés par Lang. Dans Chasse à l’homme, le partenaire de Bennett est Walter Pidgeon (né en 1897, il a treize ans de plus qu’elle). La rencontre a lieu dans un hall d’immeuble, une nuit de brume, dans l’East End de Londres. Elle est justifiée par le suspense et le scénario (l’homme essaie d’échapper à des tueurs qui sont à ses trousses), mais il s’agit par ailleurs d’une rencontre incongrue et improbable entre un aristocrate anglais (déguisé en marin) et une fille du peuple de mœurs légères ; sensible à la possible connotation de prostitution, le Hays Office s’en mêla et imposa la présence dans la chambre de « Jerry » d’une machine à coudre Singer pour faire de la jeune femme une « couturière ». (Je note au passage que « Jerry » peut être le diminutif du second prénom de l’interprète, Joan Geraldine Bennett.) Tout oppose, socialement, les deux partenaires, ce dont le film joue doublement, tant dans l’amour que Jerry voue immédiatement à Thorndike parce qu’il se conduit avec elle « en gentleman » que dans les scènes comiques où la jeune femme fait connaissance avec la famille de Thorndike.
7Dans La Femme au portrait, le partenaire de Bennett est Edward G. Robinson (né en 1893, il a dix-sept ans de plus qu’elle, trois ans de moins que Lang). La rencontre a lieu dans la rue new-yorkaise, la nuit ; rencontre fortuite mais beaucoup moins improbable (scénaristiquement et socialement) entre un professeur de psychologie et une femme entretenue, séduisante et provocante, qui a quelque chose d’une putain de la République (américaine) puisque son protecteur est un financier influent à Washington. Elle bénéficie manifestement d’une certaine aisance et d’un accès à la culture, dont témoignent le portrait pour lequel elle a posé et les objets qui décorent son appartement (une statue, un tableau de Marie Laurencin…). L’opposition entre les deux personnages est ici plutôt de nature « morale » que sociale. Le personnage de Bennett s’appelle Alice, nom « aristocratique » qui était celui de la belle-sœur du héros dans Chasse à l’homme. Bennett campe un personnage de femme fatale caractéristique du film noir qu’est, entre autres, La Femme au portrait.
8La Rue rouge s’inscrit clairement dans le prolongement de La Femme au portrait puisqu’on y retrouve Bennett et Robinson, ainsi d’ailleurs que Dan Duryea, dont la carrière fut lancée par ces deux films (Duryea, né en 1907, donc à peu près contemporain de Bennett, est ici le souteneur de Bennett, alors que dans La Femme au portrait il n’y avait rien entre eux de « romantique », à ceci près que Duryea, garde du corps et maître chanteur, voulait emmener Bennett en Amérique du Sud). En même temps, le personnage de Bennett (« Kitty », comme dans Kitty [La Duchesse des bas-fonds, 1946], film londonien en costumes de Mitchell Leisen) est clairement celui d’une prostituée, il est donc plus proche socialement de la « Jerry » de Chasse à l’homme (les scénarios de La Rue rouge et de Chasse à l’homme sont de Dudley Nichols). Comme dans La Femme au portrait, il s’agit d’une rencontre fortuite dans la rue new-yorkaise, la nuit ; comme dans La Femme encore, Robinson, personnage respectable et timide (mais non intellectuel : il est caissier) a un peu bu. Vénale et cynique, Kitty diffère de la « romantique » Jerry ; c’est derechef une femme fatale, introduite, de façon inoubliable, comme une marchandise emballée dans son imperméable transparent (autre mode de réification, son souteneur l’appelle « Lazy Legs »). À noter que le décor de La Rue rouge n’est pas exactement contemporain, mais presque « historique » : l’action est située en 1934 et divers détails renvoient à la typologie du film de gangsters. (Je rappelle pour mémoire que le film est un remake de La Chienne de Renoir [1931], d’après La Fouchardière, dont Lubitsch avait acheté les droits.)
9Dans Le Secret derrière la porte, le partenaire masculin bénéficie d’un rajeunissement spectaculaire en la personne de Michael Redgrave, acteur anglais né en 1908, donc contemporain, à deux ans près, de Bennett. Les personnages appartiennent l’un et l’autre à un milieu huppé et intellectuel (lui est architecte et critique d’architecture). Foncièrement différente des précédentes, la rencontre a lieu au Mexique, en plein jour sinon en plein soleil, et devant de nombreux spectateurs, au moins potentiels. Si le personnage de Bennett est caractérisé comme celui d’une enfant gâtée, qui a eu de nombreux amants sans jamais s’attacher à aucun d’eux, il est en définitive loin d’être celui d’une femme fatale : c’est bien plutôt Michael Redgrave, avec la profonde ambivalence qui s’attachait à la personnalité de cet acteur (et dont on sait aujourd’hui qu’elle émanait pour une bonne part de sa bisexualité, ou la traduisait), qui tend à incarner un « homme fatal ».
10J’ai insisté un peu lourdement sur le leitmotiv de la différence d’âge parce qu’il me semble être au cœur de la thématique de la « rencontre » amoureuse (ou érotique), et placer en même temps celle-ci, sans contestation possible, sous le signe d’une tentation incestueuse, soit que la femme cherche une figure de père, soit que l’homme soit attiré par une femme-enfant, une femme qui pourrait être sa fille. Il n’y a sans doute là rien que de très banal, mais la récurrence même du schéma est frappante. Dans Chasse à l’homme, le rapport amoureux est presque constamment placé sous le signe du refoulement et de la dénégation, le personnage de Pidgeon traitant en effet Bennett de façon purement « paternelle » et non amoureuse, tandis que Jerry exprime ouvertement un amour qui ne se distingue pas de son désir. Tout concourt à effacer le désir de l’homme : la distance sociale, mais aussi la personnalité « anti-érotique » de Pidgeon, qu’on voit aussi à l’œuvre dans Qu’elle était verte ma vallée de Ford, où l’impuissance velléitaire de l’acteur contraste avec la passion de Maureen O’Hara (les deux films sont presque exactement contemporains, Roddy McDowall que Zanuck a fait venir pour jouer dans Qu’elle était verte ma vallée fait ses débuts hollywoodiens dans Chasse à l’homme, l’autre projet, qui devait être dirigé par Wyler, étant retardé). À deux reprises, dans Chasse à l’homme, on voit Pidgeon barbu, ce qui le vieillit et le rend plus rébarbatif encore. La source du film est un roman-feuilleton intitulé Rogue Male, c’est-à-dire quelque chose comme « Le Mâle solitaire » (en parlant d’un éléphant) ; dans ce roman, la femme qu’a aimée le héros est morte et ne figure que dans un retour en arrière. Bernard Eisenschitz, qui a consacré à Chasse à l’homme un petit livre d’autant plus précieux qu’il reproduit le magnifique story-board de Ward Ihnen5, note qu’un premier script, de Jules Furthman, effaçait l’intrigue amoureuse, tandis que Dudley Nichols a vu la nécessité de développer celle-ci. Il y a donc dans le film une tentative hollywoodienne (et langienne en même temps, comme c’est le cas pour la préparation minutieuse à l’aide du story-board) de développer l’élément « romantique » peu présent dans le livre, à travers le personnage de Bennett comme à travers le symbole de la flèche, sur lequel je reviendrai. On peut donner partiellement raison à Otis Ferguson, qui écrivit dans The New Republic que Man Hunt, « plus que bien d’autres films, [est] celui d’un écrivain et d’un metteur en scène plutôt que d’acteurs, d’où sa force et sa faiblesse » : le personnage de Pidgeon n’est pas à la hauteur de celui de Bennett.
11En revanche, Robinson est parfaitement « crédible » en intellectuel chez qui le désir n’est pas éteint et chez qui la dénégation prend justement la forme d’un « Je suis trop vieux », avant que la rêverie de son subconscient matérialise l’objet de son désir. L’un des paradoxes de ce Traumfilm qu’est aussi La Femme au portrait est en effet que la partie « rêvée » du film (« Rien qu’un rêve », reprise du procédé de Caligari et précédent à l’adaptation de Schnitzler par Kubrick dans Eyes Wide Shut) soit en somme plus « profondément réelle » que la partie censément réelle, ordinaire, quotidienne, du « cadre » qui enchâsse le rêve6. L’onirisme du film met au jour une réalité psychologique plus profonde, plus vraie que celle du réalisme banal, en même temps que, par un procédé qui rappelle en l’occurrence celui de Liliom, il désigne dans le cinéma en général une double et contradictoire nature, réaliste/vériste et rêvée/fantasmatique, mais qui fonctionne à la manière d’un ruban de Möbius, non pas avec « deux faces », mais avec une seule face, pourtant réversible… En tout cas, Lang dans ses entretiens ne fait pas mystère de son identification avec Wanley, le personnage interprété par Robinson.
12La « double nature » du cinéma est matérialisée par le procédé du reflet et du dédoublement dans le miroir ou la vitrine, qui constitue en même temps une allusion benjaminienne à la société de consommation et de « monstration » ou d’étalage caractéristique du capitalisme triomphant (voir les vitrines de M, de Furie, de Chasse à l’homme et de La Femme au portrait, l’allusion du titre original in the Window étant malheureusement perdue dans le titre français).
13Je passe plus rapidement sur La Rue rouge où le romantisme fait l’objet d’un traitement satirique ou parodique très explicite. Robinson / « Chris Cross » (jeu de mots sur crisscross = entrecroiser et mise en abyme parodique de l’entrelacs langien), cheveux gris, incarne un improbable « Prince charmant » qui croit arracher la Belle Kitty au dragon interprété par Duryea / « Johnny Prince » – et qui tuera l’objet de son désir, crime dont Johnny sera accusé et pour lequel il sera condamné à mort. Ce vocabulaire reparaîtra lors de la rencontre du Secret, avec Redgrave en Prince charmant, Bennett en Belle au bois dormant, son amie en Dragon, mais avec une nouvelle et perverse variation : l’« éveil » de la Belle sera d’abord un long cauchemar, car Le Secret constitue à son tour une variante du film-rêve (ou du film-cauchemar, désignation qui pourrait s’appliquer aussi à La Femme au portrait), non pas en l’occurrence un film dans lequel le rêve est enchâssé, mais un film dont non seulement le thème, mais aussi la matière onirique, sont introduits par une séquence explicitement onirique (j’emploie à dessein cette expression de « matière onirique », qui me semble rendre un compte assez juste de la nature « projective » du film et de la réalité « matérielle » ou « matérialisante » de son pouvoir onirique).
14Pour revenir une dernière fois à la différence d’âge, un symptôme très révélateur du basculement auquel procède Le Secret est la présence, au début du film, du personnage interprété par Paul Cavanagh (né en 1895, il avait donc quinze ans de plus que Joan Bennett), personnage que le spectateur serait sans doute tenté de prendre pour le père de l’héroïne si on ne nous disait qu’il est en fait son frère, et si lui-même n’exprimait sa lassitude d’être pour elle à la fois « son père, sa mère et son banquier ». Cette « figure de père » meurt aussitôt après, si bien que l’héroïne, qu’on a vue porter un voile blanc de mariée, porte ensuite (dans le flash-back qu’introduit la séquence du mariage) un voile noir de deuil qui peut faire penser, de manière subliminale, qu’elle est veuve, comme c’est le cas dans la nouvelle d’où est tiré le scénario, et comme l’écrit Philippe Garnier dans le livret qui accompagne le DVD du film (Wild Side). Lapsus révélateur : il faut éliminer la figure triplement incestueuse du frère à fonction biparentale pour que l’héroïne puisse être séduite par son Prince charmant, qui est aussi un homme fatal.
15[Projection d’un extrait de La Femme au portrait : au Gotham Club, Wanley lit le Cantique des Cantiques, s’endort, il est réveillé par un domestique, sort dans la rue, contemple le portrait de l’inconnue, dont le reflet apparaît soudain sur la vitrine, il échange quelques mots avec la jeune femme, accepte de boire un verre avec elle, puis l’accompagne chez elle.]
16Je me bornerai à signaler rapidement quelques points. D’abord, la nature essentiellement masculine et célibataire du Gotham Club où commence l’action ; les détails (comme le carillon Westminster) qui assimilent ce lieu new-yorkais (« Gotham » est un vieux synonyme littéraire et humoristique de « New York ») à un décor londonien, si bien que le film résonne des échos assourdis de Chasse à l’homme et de Ministry of Fear (Espions sur la Tamise, tourné avant La Femme au portrait, sorti après). Ensuite, le rôle d’embrayeur (du « réel » au « rêve », ou de la « rêverie » au « rêve matérialisé ») joué par les reflets dans un miroir (Robinson au début et à la fin de l’extrait) ou dans une vitrine (l’apparition de la femme) ; l’association de cette apparition/matérialisation de la femme avec des objets orientaux, plat et potiche. Les allusions bibliques chères à Lang (il a expliqué lui-même que le titre de Scarlet Street, banalisé dans La Rue rouge, renvoie à l’Apocalypse, et par là-même à la prostitution ; cf. aussi la Tour de Babel dans Metropolis) : le Cantique des Cantiques qui sert lui aussi d’embrayeur de rêve tout en appartenant au réseau orientaliste/érotique (ce que souligne la musique) ; et encore l’image d’Adam et Ève derrière Robinson et Bennett, dans le bar où ils boivent ensemble un premier verre, image qui rappelle, discrètement, celle beaucoup plus explicite du manège de Liliom (où c’est l’homme – Charles Boyer – qui taquine et tente la femme – Madeleine Ozeray). Enfin, la présence obsédante des pendules, qui rythment notre vie sociale tout en constituant un rappel implicite de notre mortalité ; le décor urbain et nocturne et l’atmosphère de film noir qui rappellent aussi bien le Kammerspiel expressionniste que les gravures d’Edward Hopper, procédant ainsi à une hybridation parfaite d’éléments européens et américains. C’est la version « noire » du « film de vacances » que Wilder réalisera avec The Seven Year Itch (Sept Ans de réflexion).
17[Projection d’un extrait du Secret derrière la porte : au Mexique, Celia assiste fascinée à la lutte à mort de deux hommes qui se disputent une femme, fière d’être l’enjeu d’un tel conflit, puis elle sent un regard posé sur elle et se laisse aborder et séduire par Mark, un inconnu qu’elle accepte presque aussitôt d’épouser. Fin du flash-back et retour à l’église baroque où se déroule le mariage.]
18Pour l’anecdote, je rappelle que le scénario du Secret est de Silvia Richards, avec qui Lang avait une liaison (la jeune femme épousa ensuite le scénariste
19A. I. Bezzerides). À la différence de La Rue rouge, le film perdit beaucoup d’argent et fut la deuxième et dernière production de Diana. J’ai proposé de définir Le Secret « mathématiquement » comme Hitchcock + Mexique (on peut décomposer Hitchcock en Rebecca, source reconnue par Lang + la combinaison du thème psychanalytique et de l’esthétique surréaliste qu’on trouve dans Spellbound [La Maison du docteur Edwardes], la filiation de Spellbound au Secret étant attestée en outre par la musique, signée dans les deux cas par Miklos Rozsa). On pourrait dire aussi que Le Secret s’inscrit dans une lignée qui va de Rebecca à Vertigo en passant encore par El de Buñuel.
20Ce que Le Secret partage avec Rebecca, outre le matériau « gothique » abondant et évident (culpabilité du mari liée à un précédent mariage, architecture détentrice d’un secret enfoui, personnage de la gouvernante, incendie final « purificateur »…), est aussi la narration à la première personne, l’emploi de la voix off et le point de vue subjectif de l’héroïne associés à un flash-back. Lang voulait que cette voix off ne soit pas celle de Bennett, pour distinguer cette voix intérieure de la voix de l’actrice. Ç’aurait été dommage : la voix légèrement rauque de Bennett qui accompagne, dès l’ouverture du film, les images de son rêve et de son mariage, participe évidemment à l’aura érotique du personnage.
21Le décor mexicain ensoleillé et touristique fait justement l’originalité de cette rencontre amoureuse d’autant plus inquiétante qu’elle se présente comme telle, comme une sorte de coup de foudre, et non comme une scène de racolage ou de drague dans un milieu nocturne associé à la prostitution, à l’amour vénal (si l’on devait envisager la rencontre sous un jour vénal, ce serait certes possible, à cause de ce que nous savons sur Celia, riche et désœuvrée, mais nous serions alors amenés à formuler l’hypothèse – infondée, en l’occurrence – que Mark est un gigolo, ce qui confirmerait l’inversion des rôles sexuels par rapport aux précédentes rencontres amoureuses). Cette ouverture mexicaine me paraît constituer la partie la plus originale et la plus intriguante du film (je n’oublie certes pas la scène du « procès » où Mark est à la fois l’accusé et l’accusateur, scène souvent coupée des copies d’exploitation). En termes décoratifs et plastiques, cette ouverture participe au basculement, dans les années quarante, de l’étrangeté « germanique » traditionnelle (qu’on retrouvera dans la seconde partie du film) à la nouvelle étrangeté « latine » introduite par le surréalisme hollywoodien de Dalí (Spellbound) et de ses épigones. Tout ce prologue, absent de la nouvelle d’origine, est une invention de Lang et de Silvia Richards.
22Je souhaiterais, pour conclure, revenir brièvement à Chasse à l’homme. La poésie de la rencontre londonienne, y compris avec une fille des rues, s’y exprime de façon particulièrement poignante dans la scène des adieux entre Jerry et Thorndike, sur un pont londonien. La scène renvoie à toute une tradition cinématographique (citons la version immédiatement antérieure de Waterloo Bridge [La Valse dans l’ombre, 1940] de Mervyn LeRoy), mais aussi littéraire : la Chanson du Mal-Aimé d’Apollinaire, le personnage d’Ann dans Les Confessions d’un opiomane anglais de Thomas De Quincey. Dans cette confession, la scène des adieux est une scène nocturne, située près de Piccadilly et d’Oxford Street ; la situation est évidemment très différente puisqu’il s’agit, chez De Quincey, de deux enfants. Ann n’a pas seize ans, le narrateur est un peu plus âgé. Il perd la trace d’Ann parce qu’il ne connaît pas son nom de famille (elle n’a qu’un prénom, ce qu’on rapprochera des personnages de « Jerry » et de « Kitty », même si Jerry a bien, elle, un nom de famille [Stokes]). Dans le film, « fidèle » jusqu’au bout à son rôle paternel et asexué, Pidgeon ne sait que s’exclamer : « My dear, dear child », tandis que Bennett le supplie de l’embrasser, juste une fois. Pour ce qui est de l’ancrage de Chasse à l’homme dans le décor londonien, il faut signaler encore, dans le fonds Lang de la Cinémathèque française (consultable à la BiFi), les magnifiques cahiers de photos de repérages ou plus exactement d’« atmosphères londoniennes » (« Autre scène fluviale » avec les colossales cheminées fumantes de la centrale de Battersea dominant un paysage de grues et de péniches, « Effet de lumière » sur des pavés mouillés…) qui ont servi à stimuler l’imagination des décorateurs du film.
23Dans cette scène des adieux, Bennett ne se contente plus d’incarner le type londonien d’une fille facile, elle exagère son accent cockney et joue en quelque sorte une fille qui « surjoue » la prostituée pour protéger l’homme qu’elle aime, le faisant passer pour un client potentiel et attirant ainsi l’attention de l’agent de police sur elle plutôt que sur lui. Ce « surjeu », qui nous renseigne au passage sur la véritable « profession » de Jerry, sans oublier le glissement possible de la comédienne à la prostituée, évoque celui d’Ingrid Bergman dans la version Fleming de Dr Jekyll et Mr. Hyde (1941 aussi), et sera repris par Marlene Dietrich dans Witness for the Prosecution (Témoin à charge) de Billy Wilder.
24La flèche du désir est elle aussi associée, de plusieurs façons, au décor londonien. Elle est d’abord la flèche du bijou qui, telle la flèche d’Éros, ira, en des sens certes différents, « droit au cœur du gentleman », que celui-ci soit Thorndike (Pidgeon) ou son double nazi Quive-Smith (George Sanders). Cette flèche est indissociablement signe amoureux et signe ou insigne militaire et guerrier. Flèche d’Éros, elle évoque un des lieux les plus familiers de Londres, Piccadilly Circus et la statue d’Éros par Gilbert. Le thème des flèches et du martyre ou du sacrifice (de Thorndike, mais aussi de Jerry) avait été annoncé par le décor raffiné et décadent du bureau de Quive-Smith, à Berchtesgaden, avec entre autres une statue de Saint Sébastien. Le motif visuel de la flèche figure, plus discrètement, dans un contexte spécifiquement londonien avec les flèches du métro DOWN TO TRAINS ⇒ ; il reparaît tout à la fin du film, associé à la RAF et à l’avion qui ramène Thorndike en Allemagne.
25Si Joan Bennett, dans La Femme au portrait et dans La Rue rouge, est plutôt l’objet du désir, elle-même en somme flèche que le destin décoche à Edward
26G. Robinson, elle est avant tout, dans Chasse à l’homme et dans Le Secret derrière la porte, une femme amoureuse et désirante, percée par la flèche ou par le poignard du désir.
Notes de bas de page
1 Jean-Claude Biette, « Les Mains de Fritz Lang », Trafic, n° 47, automne 2003.
2 Michel Ciment, Fritz Lang : Le meurtre et la loi, Gallimard, 2003.
3 Patrick McGilligan, Fritz Lang : The Nature of the Beast, New York, St Martin’s Press, 1997.
4 Matthew Bernstein, Walter Wanger : Hollywood Independent, University of California Press, Berkeley, 1994.
5 Bernard Eisenschitz, Man Hunt de Fritz Lang, Éditions Yellow Now, Crisnée (Belgique), 1992.
6 Jean-Pierre Naugrette, « De Kubrick à Fritz Lang : Ronde, valse et variations sur le ‘‘Traumfilm’’ », Positif, n° 499, septembre 2002.
Auteur
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