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Rencontre au corps

Après la répétition (Ingmar Bergman, 1984)

p. 123-141


Texte intégral

1Après la répétition est un film que j’avais vu à sa sortie, il m’avait frappé par sa cruauté et sa justesse. La cruauté du regard du metteur en scène sur ses acteurs est un regard prédateur ; en même temps, comme il se met dans le champ par le truchement de son double, c’est cruel aussi pour le metteur en scène. Ce film dit très justement qu’un tournage, c’est cru, c’est un acte amoureux. Un film se fait avec la chair, le corps des acteurs et les acteurs et leur corps veulent faire le film avec le metteur en scène. Après la répétition est un film sur le théâtre, mais dans ce film il y a quelque chose du même ordre qu’au cinéma : l’œuvre est la vision du metteur en scène qui travaille avec les acteurs et évidemment les acteurs sont des instruments. Or les acteurs sont des personnes, d’où cette contradiction : ils veulent de l’extérieur prendre part à l’élaboration de leur personnage, alors qu’ils ne peuvent y prendre part que de l’intérieur, parfaitement vidés de leur conscience et remplis de leur inconscient, c’est-à-dire dans leur abandon. C’est ce passage-là qui est difficilement compréhensible, et que finalement les acteurs vivent très bien, contrairement à ce que l’on peut croire ; l’abandon est la chose la plus agréable du monde. Je dis toujours à mes acteurs que je ne leur explique jamais rien, je les mets dans ce que j’appelle « le bain de chaux ». « Le bain de chaux » c’est la même chose pour le metteur en scène. Il y a des mots tellement impropres dans le cinéma que les gens ne les comprennent pas. On dit que l’on dirige un film alors qu’il se dirige tout seul, qu’il a ses propres impératifs. Lorsqu’on arrive sur un plateau, on ne veut pas « faire une scène » que l’on a dans la tête, on veut que la scène se produise, c’est très différent. On ne veut pas que les acteurs vous jouent la scène, on veut qu’ils l’incarnent, qu’ils vous apportent ce que l’on attend d’eux, cela s’appelle de la direction d’acteurs et dans le fond, tout ce que l’on peut leur dire, c’est ce que l’on ne veut pas. En général, les acteurs vous font des propositions d’illustration du texte relativement conventionnelles.

2Je refuse le terme de réalisateur, qui « objective » le fait que faire un film ce serait de réaliser le scénario. Or ce n’est pas du tout ça faire un film, c’est un acte complètement magique où tout d’un coup le film, effectivement sur la trame du scénario, va jaillir du plateau et de la chair des acteurs. Il ne jaillit pas d’autre chose. C’est ce corps abandonné, ce corps où ne pèse plus la personne de l’acteur qui est possédé. Est-ce qu’il est possédé par le metteur en scène ? Certainement ! C’est en ce sens que je ne dirige pas mes films, que je ne dirige pas mes acteurs, mais je pense que c’est un acte de possession, cela a quelque chose du vaudou de diriger un film.

3On ne peut pas dire que les acteurs agissent, on peut dire qu’ils sont agis, c’est-à-dire qu’ils font des choses qu’ils s’étonnent eux-mêmes d’avoir faites, qu’ils sont dans un état de grâce qui leur apporte un plaisir fou, à la hauteur de ce qu’ils projettent sur le plateau, lorsqu’ils se rendent compte que tout d’un coup ils ont mis ce plateau et moi-même dans un état de sidération. C’est forcément pour eux quelque chose d’extrêmement bénéfique, et en même temps cela les rend très fragiles car ils sont comme dans une écorce vide. Finalement ils vivent des personnages, des émotions brutes mais ils ne vivent pas leur propre destinée, c’est de cela que nous les avons coupés : nous les avons coupés de l’extérieur, de tout ce qui est « eux ». Moi, au moment où arrive le cœur du volcan des scènes d’un film, je coupe sciemment mes acteurs de l’extérieur parce que je ne veux pas qu’ils rentrent chez eux, je veux qu’ils « rentrent dans le film ». Les acteurs n’ont pas à rentrer chez eux à ce moment-là, parce qu’alors ils vont redevenir des êtres ordinaires et qu’avec culpabilité, ils vont essayer de réintégrer leur propre personne. Un metteur en scène est à peu près rassuré – si tant est que l’on puisse l’être – au moment où il a réussi à faire entrer les acteurs dans les personnages, au moment où ils cessent d’être vraiment eux-mêmes, où ils sont les personnages au delà du mot « coupez ! »

4Quand j’ai tourné Trente-six fillette (1988) par exemple, je n’aimais pas du tout l’acteur masculin, que je n’avais pas choisi, mais qui était le seul à avoir accepté de faire le film. C’était un très bon acteur, mais il n’était pas dans mon désir. Je le voyais la veille et il me posait plein de questions sur la mise en scène du lendemain, à quoi je ne savais répondre, parce que l’on n’était pas sur le plateau et que je ne vois pas ce que l’on peut répondre avant d’y être. Je me souviens très bien, j’étais allée le chercher à l’aéroport de Bayonne, je le voyais de loin et objectivement dans la vie, il ne me plaisait pas du tout. Je trouvais qu’il avait un physique horrible, mais je me suis dit que je ne le verrais pas comme il est dans la vie, qu’il serait beau parce que mon film devait l’être, donc je ne pouvais pas le filmer et le voir comme je le voyais dans la vie. C’est bizarre, mais en réalité on peut très bien filmer son regard, comme quoi la réalité objective n’existe pas. Je pense que « l’image n’existe pas », même l’image des gens, il y a uniquement ce qu’ils projettent et dans le cas d’un film, c’est ce que l’on projette sur eux.

5Un regard, c’est despotique, tyrannique et en même temps très amoureux puisque après tout j’y rends une illusion qui est évidemment la mienne mais qui finalement est une illusion amoureuse, de l’ordre du désir, et qui les rend comme ça, une fraction de temps… (Il faut quand même huit heures pour faire trois minutes par jour !) Cela explique aussi que les acteurs « n’existent pas ». Ce sont des « êtres de lumière », des êtres qui parfois participent plus ou moins à cette illusion.

6Dans le cas de Trente-six fillette, l’acteur, Étienne Chicot, en quelque sorte n’y participait pas du tout. Et je me souviens très bien, c’est là que j’ai découvert que finalement le cinéma, on ne le faisait pas avec les acteurs. Il me disait : « C’est moi qui fais ton film », je lui répondais : « Non, tu ne fais pas mon film, tu es fait dedans, c’est moi qui fais mon film. » Il faut faire les films comme des livres, et comme il réagissait : « Mais je suis une personne », je répondais : « Non, tu es l’encre dont on fait les films. » Et je crois que c’est vrai.

7Je sais que j’ai une fausse réputation : je m’entends très bien avec mes acteurs sauf quand je m’entends très mal, et encore quand je m’entends très mal avec eux, je dirais qu’ils s’entendent très bien avec eux-mêmes quand on obtient la prise que j’appelle « la prise magique ». Est-ce que cela s’appelle s’entendre mal avec ses acteurs, si finalement cette guerre leur convient ? De toute façon ils sont très bien avec eux-mêmes, donc je ne trouve pas que je m’entends mal avec eux, puisqu’ils ne vont pas mal s’entendre avec l’image.

8Je pense qu’avec un acteur, on s’entend mal s’il ne peut pas regarder l’image de lui-même qui est produite : même si cette image ce n’est pas lui c’est quand même lui. S’il ne peut pas la regarder en face, c’est que l’on s’est mal entendu avec lui. S’il peut la regarder et si à terme il en est fier, je pense que l’on s’est bien entendu avec lui. Et alors, c’est une vraie entente, parce que dans la vie, les petites discordes s’effacent et ce qui reste c’est ce qu’on fait. La plupart du temps, je m’entends plutôt bien avec mes acteurs et mes actrices. Je n’ai pas compris pourquoi on me reprochait de les manipuler étant donné que faire de la mise en scène, c’est manipuler ses acteurs : si je ne les manipule pas ce n’est pas la peine que je vienne sur le plateau. J’ai connu Andy Warhol quand il tournait L’Amour (1973) à Paris. Il n’était pas sur le plateau parce qu’il tournait avec des acteurs qu’il manipulait depuis le matin, avec qui il vivait quasiment, c’était « des acteurs d’Andy Warhol ». Je lui avais quand même demandé pourquoi il n’était pas sur le plateau, il m’avait dit : « Quand je vois les rushes le lendemain, cela m’ennuie, si j’étais sur le plateau, de les avoir vu faire. » Il était beaucoup plus méchant que moi : au moins les acteurs ne m’ennuient pas. Je trouve incroyable de voir comment ils passent d’une maladresse absolue – où l’on voit leur corps social quand ils amènent leurs peurs, leurs inhibitions – au fait de vouloir vous plaire, qui fait qu’ils ont un comportement appliqué, qu’ils font des choses totalement attendues. Puis quand on les pousse à l’abandon, tout d’un coup, ils vont quelque part où finalement on ne peut pas leur dire de faire ça. Je leur dis toujours que ce que je veux c’est qu’ils me surprennent. Diriger pour obtenir de l’inconnu, c’est ne pas être un démiurge, c’est ne pas savoir ce que l’on va avoir. Ce que je veux, c’est de l’étonnement. Je suis toujours extrêmement inquiète les matins des premiers jours de tournage parce que les acteurs cessent d’être ceux qui vous ont plu quand on les a engagés. Un bref instant, parce qu’ils redeviennent eux-mêmes, ils ont peur et puis ils sont surtout des acteurs, ils ne sont pas du tout Le Film, ils sont des êtres sociaux qui trimballent tout ça. C’est extrêmement étriqué. On ne les reconnaît pas, on ne reconnaît pas quelqu’un qui avait le désir d’un film, on reconnaît quelqu’un qui a la place sociale d’« acteur du film », donc qui ne fait pas rêver parce que les hiérarchies sociales ne font jamais rêver… Quand on les entend parler avec la maquilleuse, les autres personnes de l’équipe, dans des attitudes qui sont toujours pour se dire à eux-mêmes qu’ils sont capables d’investir la place de l’« acteur du film », en fait ils ne l’occupent pas, cette place, ils ne l’occuperont que quand ils auront oublié qu’ils sont acteurs. J’ai fait un film entier sur un tournage de film, Sex Is Comedy (2002). J’avais envie d’expliquer ça et visiblement cela ne passe toujours pas vraiment ; je pense que c’est plus difficile de projeter la figure de l’auteur dans un personnage féminin, et que l’on ne pense pas immédiatement autobiographie, alors que quand j’ai fait Sex Is Comedy pour moi c’était comme pour tous les metteurs en scène. C’est ce qui se produit sur tous les plateaux du monde où un metteur en scène fait une œuvre avec le corps des acteurs, donc a ce désir de cinéma – finalement, celui de passer dans l’abstraction. Le corps de l’acteur est utilisé comme matériau de film et engendre de la vie qui n’est pas la sienne, qui est la nôtre.

9J’ai eu envie de vous montrer un extrait du film d’Abel Ferrara, Snake Eyes, un film dans lequel je me reconnais. À sa sortie en 1993, beaucoup d’actrices du cinéma français, interviewées par des journalistes de Canal +, étaient plutôt choquées. Elles disaient : « Ah non ! Si pour faire un film il faut faire ça ! » (En plus, elles confondaient la fiction du film avec la difficulté du tournage lui-même, ce que je trouve très étonnant pour des gens du métier.) Cela leur semblait impossible d’accepter de faire un tel film, alors qu’elles parlaient du film dans le film et pas du film lui-même. Le tournage d’un film et le tournage d’un film dans le film, ce n’est pas la même chose. Je vais vous montrer, de ce film d’une justesse foudroyante, un premier bref extrait où l’on voit Madonna, en « actrice du film », c’est-à-dire en corps du désir et puis juste après, en actrice qui pense à son rôle, et qui parle au metteur en scène comme les metteurs en scène ne peuvent supporter d’entendre parler les acteurs.

10[Projection d’un extrait du film Snake Eyes d’Abel Ferrara.]

11L’acteur veut toujours construire intellectuellement, et cela le rend incapable de le faire à ce moment-là ; et même, il construit sans le savoir des barrières, qui font que l’on a beaucoup de mal ensuite à aller vers la vérité des choses qui viennent d’un abandon – je ne dirai pas anéantissement car les acteurs ne sont pas anéantis quand ils tournent, mais abandonnés, désinvestis du contrôle de leur propre personnage. Ils sont abandonnés à des émotions brutes, sachant que le regard qui les saisit, celui du metteur en scène derrière la caméra, n’est pas un jugement, mais un amour dévorant. C’est un amour qui vampirise l’acteur, exprimant avec sa chair quelque chose qui est de l’ordre des mots, que le metteur en scène pourtant ne peut pas traduire en mots, mais traduit en chair des acteurs. Pour cette raison, je pense que le « cinéma intellectuel », qui est un autre mythe journalistique, n’existe pas ; filmer n’est pas un acte intellectuel, c’est un acte extrêmement physique. Le corps des acteurs, si on l’investit, on a besoin de le toucher, de le manipuler par des actions psychiques, mentales, physiques. Je compare souvent cela à la glaise du potier qui prend forme, c’est artisanal et physique de manipuler ses acteurs et cela n’a rien du machiavélisme, parce que rien n’est joué d’avance : une forme que l’on donne à de la terre. Comment peut-on être machiavélique avec de la terre ? En réalité ce qui peut être machiavélique dans le fait de faire des œuvres avec de la chair d’acteurs, c’est de les considérer soit comme des Stradivarius soit comme de la terre, donc comme du « matériau à exprimer ce que l’on veut exprimer ». Le discours que tient Madonna dans ce film, les acteurs ne s’y risquent pas sur le plateau (ils n’ont pas tellement le temps) ; c’est plutôt le discours qu’ils font avant de tourner, quand ils ont encore peur et qu’ils ne sont pas encore entrés dans le film. Après, c’est le discours qu’ils vont tenir aux journalistes et à la presse, c’est le discours que l’on attend d’eux. Comme c’est eux que l’on voit, ils ne peuvent pas dire : « Je me suis abandonné et j’ai été manipulé », ils doivent dire : « J’ai construit mon rôle », et cela me semble la chose la plus fausse du monde.

12J’ai toujours été fascinée par les films de metteurs en scène sur le cinéma, je trouve qu’ils disent absolument tous la même chose, et qu’ils disent exactement ce que je dis. Je revenais du tournage de Sex Is Comedy et le premier film que j’ai vu fut Mulholland Drive (2001), je voudrais vous en projeter un très court extrait.

13[Projection d’un extrait du film Mulholland Drive de David Lynch, scène de tournage, le metteur en scène et son actrice, le baiser dans la voiture.]

14On m’oppose toujours que j’ai des relations extraordinaires avec mes acteurs et mes actrices, mais je les trouve ordinaires, d’autant que j’ai une relation de femme. Je considère que l’on ne couche pas avec ses acteurs, parce qu’alors on couche avec le film et que cela ne va pas avec ; si ça doit se faire, cela se fait après. Et contrairement aux relations de metteurs en scène hommes avec leurs actrices, je trouve que le désir n’est qu’un désir de film et que cela ne se concrétise pas dans les coulisses, il n’y en a pas besoin ; un metteur en scène femme ne va pas aller dans le lit de ses acteurs. Dans cet extrait, on voit bien que David Lynch se projette dans le rôle de ce metteur en scène « qui prend la place de son acteur parce que l’acteur n’arrive pas à faire le rôle ». Dans la voiture, il est raide et comme il sait quel mouvement doit être fait, ce mouvement est téléphoné, on le voit venir, il est écrit dans le scénario et le metteur en scène explique qu’il faut « être simplement dans la voiture », « se pencher simplement vers l’actrice », très naturellement, avec un mouvement coulé et que, du coup, les lèvres se rencontrent et qu’ils s’embrassent. Il y a une confusion de l’instant qui dit la vérité des corps, et cette vérité des corps arrive à une vérité qui n’est pas seulement cinématographique. On voit que le metteur en scène et l’actrice s’embrassent, « comme dans la fiction, l’actrice et l’acteur devront s’embrasser », mais cela on ne le voit pas, on voit seulement que le metteur en scène en devient amoureux et l’actrice aussi. C’est-à-dire que le geste, s’il est juste, fait jaillir les émotions, l’effet à paraître ; inéluctablement, dans le geste va se trouver l’émotion que l’on va vivre… Comment le metteur en scène prend-il la place de tous ses acteurs ? Là il prend la place de l’acteur, mais il aurait pu prendre la place de l’actrice, ce sont des choses que je fais sans arrêt parce que les choses passent par l’état du corps. On ne peut pas décider sur le papier comment va se passer le film, sauf si on a besoin d’effets spéciaux. Eisenstein, c’était normal qu’il dessine ses plans parce qu’il fallait dessiner des perspectives, des décors très particuliers. Quand on est plutôt dans les émotions des relations très intimes entre les gens, il faut savoir comment on va se déplacer dans l’espace avec son propre corps, ses propres inhibitions. Ces inhibitions ne vont pas être celles d’un acteur qui joue un rôle, mais de quelqu’un qui est tout ce que l’on joue en société. C’est aussi un rôle parce qu’il y a toujours le regard de celui à qui l’on veut plaire et ce regard est inhibé ; donc il faut arriver à trouver les bons déplacements dans l’espace, et cela amène à la vérité du rôle. C’est toujours une chorégraphie des corps qui amène la justesse des émotions. Cette chorégraphie révèle tellement d’intimité que les acteurs ont tendance à vous donner d’abord un masque qui est « ce qu’il est convenu de voir ». Et moi je veux voir quelque chose qu’il ne faut pas voir, qui vous plonge dans une émotion telle qu’elle vous laisse désarmé et muet…

15J’ai une théorie, sur ce terme de « réalisateur » absolument terrible, qui recouvre maintenant tout le cinéma alors qu’il était réservé à la télévision à l’époque où on la méprisait beaucoup. Il y avait les réalisateurs de télévision et les metteurs en scène de cinéma. On peut se dire effectivement que « mise en scène » est un terme impropre parce qu’il n’y a pas de scène au cinéma. Je crois que la scène est une scène virtuelle, qui fait que le cinéma produit de la fiction, et que le spectateur s’y reconnaît par un « gentleman’s agreement ». C’est une « histoire » qu’il regarde, c’est une histoire romanesque et plus c’est romanesque plus le gentleman’s agreement est confortable pour le spectateur parce qu’il va pouvoir se reconnaître (sinon rien ne l’intéresserait), et à travers quelque chose qui crée une distance où il peut nier qu’il se reconnaît. Quand l’homme est vraiment dans le « Je pense donc je suis », donc s’invente, s’inventant il a besoin de se reconnaître dans de la fiction pour tout simplement se connaître. Il y a un espace privé chez l’homme, espace inavouable qui est l’espace émotionnel, donc l’espace du cinéma. D’autant plus que le cinéma utilise le gros plan. C’est pour cela qu’on parlait de « metteurs en scène » de cinéma, pour indiquer qu’il fallait garder cette distance convenable, sinon on fait ce que l’on peut appeler un cinéma de voyeur, ce que l’on m’a beaucoup reproché. Je trouve qu’un cinéaste ne peut être qu’un voyeur, un « voyeur » et un « voyant », que s’il n’est pas voyeur ce n’est pas la peine qu’il soit cinéaste. Le problème d’un cinéaste ultra voyeur – qui néglige la distance de la scène, cette distance du romanesque, donc du jeu de rôle et du jeu de masque – est que s’il commence à filmer des émotions à l’état pur, comme dans le film d’Abel Ferrara, il n’y a plus la distance romanesque donc tout d’un coup cela paraît de la vérité, qui s’impose au spectateur comme étant la sienne propre, et qui s’impose aux acteurs comme puisant dans leurs émotions propres ; quand on est acteur et que l’on a une émotion véritable, il est très difficile de dire que l’on ne la vit pas. On la vit « dans le cadre du personnage », mais on l’éprouve jusqu’au bout. Finalement il n’y a pas de mensonge, donc il n’y a pas de jeu, d’ailleurs le jeu des acteurs, ça n’existe pas ; il n’y a que les mauvais acteurs qui jouent, les autres ne jouent pas…

16Je vais vous montrer un court extrait de Hollywood Ending (2002) de Woody Allen. J’avais beaucoup aimé ce film parce que, par le biais de la comédie, je trouvais que ce metteur en scène aveugle n’était pas aveugle (Woody Allen le joue comme un vrai aveugle parce que c’est une métaphore). Le metteur en scène n’est pas du tout quelqu’un qui manipule ses acteurs, un film se dirige tout seul, donc évidemment le metteur en scène va à l’aveugle quand il fait un film, à la recherche de choses que parfois on n’espère même plus de ses acteurs, et qu’ils vous donnent quand même parce que cela finit toujours par se produire. J’ai donc choisi l’extrait de l’actrice qui convoque le metteur en scène dans sa loge. Le metteur en scène est parfois obligé de se rendre aux convocations des acteurs, même s’il les fuit le plus possible. On le verra bien dans l’extrait, il n’a rien à dire à l’actrice, c’est un dialogue de sourds. En même temps, il a pris soin de choisir un chef opérateur chinois qui est un grand chef opérateur, avec qui il ne peut pas communiquer non plus, il ne communique donc que par le film et ce n’est vraiment pas faux…

17Je travaille beaucoup avec Yourgos Arvanitis ; on a fait trois films, avec un accord absolument parfait, sur la lumière, le sujet, et le reste, sans communiquer autrement que par l’image. On ne communiquait pas du tout, non pas parce qu’il est grec, mais parce que dans le fond ce n’est pas intéressant ce que l’on est dans la vie, ce qui est intéressant c’est ce que l’on produit, et qui nous fait dire d’ailleurs non pas que l’on est soi-même mais que l’on est metteur en scène, ou directeur de la photo. Finalement, le français dit bien les choses : « on est ce que l’on fait », et dans la vie je ne fais rien du tout alors je n’ai strictement aucun intérêt.

18[Projection d’un extrait du film Hollywood Ending de Woody Allen, scène de l’actrice et du metteur en scène dans la loge.]

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19Voilà, c’est la convocation dans la loge de l’acteur ou de l’actrice : généralement c’est plus pour parler du film que pour aller sur le divan, mais je trouve que c’est très juste. Les acteurs veulent vous parler du regard qu’on porte sur eux, or on ne les regarde pas du tout, on les regarde à travers le film, c’est un regard d’aveugle. On ne connaît pas un acteur parce que l’on fait un film avec lui, on s’empare de lui. Et je suis d’accord avec cette idée que le film est une maîtresse jalouse, j’ai toujours emprunté la formule à la corrida. J’ai lu un livre de Luis Miguel Dominguin qui dit que, pendant la saison des corridas, il faut coucher avec le taureau ; que si un torero a une maîtresse ou une aventure, cela disperse son énergie, et il a toujours un accident avec le taureau. Un tournage, c’est comme une corrida : le metteur en scène est comme le torero, c’est le plus faible. Contrairement à ce que l’on croit, les acteurs sont très forts, d’autant qu’en France, il n’y a aucun respect des contrats. Quand un acteur a accepté de faire quelque chose dans un rôle et dans un scénario, s’il vous le refuse sur le plateau, tout le monde lui donnera toujours raison. Le metteur en scène perd et il ne peut pas faire son film de toute façon ; pour cela, les acteurs sont beaucoup plus forts. Mais en quoi sont-ils faibles, qu’est-ce qui fait que le torero est quand même plus fort ? C’est qu’il sait quel est le spectacle qu’il veut produire.

20Je pense que le metteur en scène ne peut que ruser avec du vent, il n’a finalement que ce chiffon rouge qu’il agite parfois en vain. Je suis le metteur en scène et je dis : « Je veux ça ». Mais dans le fond on n’obtient jamais ce que l’on veut des acteurs, même avec la meilleure volonté du monde, ils ne sont pas dans la possibilité de vous le donner. Si on leur demande quelque chose de très précis, ils sont incapables de le jouer. D’abord les mots ne sont pas si précis, donc ils ne comprennent pas, et s’ils comprennent, ils s’appliquent à le « faire » au lieu de s’abandonner à le produire. Donc, ils sont désespérément comme on n’a pas envie qu’ils soient. Le problème est qu’effectivement ils sont plus forts, si on les traite mal, ils appellent leurs agents. Il faut à un moment qu’ils soient aveuglés par la passion que l’on peut avoir du cinéma. Que cela se transforme en passion, et qu’ils acceptent tout. Qu’ils acceptent les règles d’un jeu dont je ne suis pas le maître. On peut s’emparer du corps des acteurs psychiquement, on constate avec un certain délice à la fin du film que l’on a réussi, mais c’est impossible à programmer, on ne sait pas comment le faire donc on se trouve quand même au début sur un plateau avec des gens qui sont matériellement investis du fait d’interpréter le film. Ce sont eux que l’on va voir, ce sont eux que l’on va filmer et les gens qui vont les filmer, ce n’est pas moi. Matériellement, ce n’est pas moi qui vais tenir la caméra, ce n’est pas moi qui fais le cadre. Ce sont le chef opérateur et le cadreur à qui il faut laisser la grâce de faire les choses parfaitement parce que la perfection, c’est quelque chose que l’on ne peut pas donner avec des ordres au centimètre près. C’est pareil pour les focales, l’inclinaison de la caméra, il y a des choses très subtiles qui font que tout d’un coup, c’est juste et qu’à quelque chose d’infime près, cela n’a plus cette beauté-là. Il faut laisser cela se faire sans moi. Quand je dis que je veux un travelling, comme j’ai très peu de sens de la géométrie dans l’espace, je le regarde toujours en me demandant comment il va fonctionner, ce travelling : je le sais à peu près, mais je ne le sais pas en fait, donc je ne fais rien, et ne faisant rien c’est quand même moi qui fais le film. Ce qui veut dire que le film c’est du rien, c’est finalement de la pensée, ce n’est pas le film matériel. C’est bien pour cela que les films pornos ne sont pas forcément des films, parce qu’ils ne montrent souvent que des choses matérielles et que dans le fond le cinéma réside dans de l’immatériel total. C’est ce qui est fascinant : que l’on filme du regard et de la pensée au lieu de filmer des images, c’est quand même tout à fait différent. C’est pour cela que la place des acteurs dans le cinéma est curieuse, ce sont des personnes parfois très intéressantes, mais dans le fond ce n’est pas cela qui nous intéresse. Ce qui nous intéresse c’est qu’ils soient de la pensée à laquelle ils donnent corps, qui s’incarne en eux. Eux, finalement ils sont congédiés, c’est pour cela que quand ils vous convoquent dans une loge, quand ils veulent parler du rôle, c’est toujours pour vous faire des objections. Je les fuis toujours les soirs de tournage parce que c’est toujours pour parler de l’inquiétude. Je comprends qu’ils aient cette inquiétude-là, moi aussi j’ai des inquiétudes – mais les peurs ne doivent pas se rencontrer et se tricoter. Les peurs, on doit vivre sa nuit avec elles. Sur le plateau, c’est toujours très simple. C’est cela qui est étonnant d’ailleurs, c’est que tout est toujours très compliqué quand on ne le fait pas. Je sais que cela m’angoisse donc, 1° : je ne veux pas en parler, 2° : je n’ai à l’avance aucune idée de la manière dont je vais faire les choses. En plus, comment expliquer à des acteurs que l’on compte les manipuler, que l’on compte filmer quelque chose par leur intermédiaire, mais qui n’est absolument pas eux, parce qu’ils ne vous intéressent pas ? Quand ils vous appellent, c’est toujours pour vous demander comment on va faire la scène et, ensuite, ce qu’ils ont décidé de faire et ce qu’ils sont résolus à ne pas faire. Ce qui veut dire qu’ils ont anticipé une mise en scène qui n’est pas la mienne, et dans laquelle ils notent déjà tout ce qu’ils refusent de faire parce qu’il leur semble qu’ensuite, quand ils reviendront à Paris, ils ne pourront pas porter sur leurs épaules d’avoir accepté de faire ça. En général, ma mise en scène ne correspond jamais à la leur. Car je pense que c’est donner beaucoup trop de rigidité à l’idée de ce qu’est un scénario, c’est faire une mise en scène de réalisateur, comme si le film était une mise en image, une illustration du scénario, fort ennuyeuse et qui évidemment ne m’apprendrait rien. Je ne veux pas du tout m’ennuyer dans la vie et encore moins en tournant mes films. Je pense qu’un scénario, c’est quelque chose de très sophistiqué, c’est un outil de travail parfaitement performant et quand on l’écrit, on est extrêmement sincère. Quand j’écris un scénario, je suis sûre que « c’est le Film », mais quand je filme le scénario, de toute façon, je ne comprends plus rien à ce que j’ai écrit, je me contente de regarder les dialogues et je me dis que s’ils les jouent tels qu’ils sont écrits, c’est franchement très ennuyeux parce que le cerveau humain est beaucoup plus sophistiqué que la simple adéquation de ce que l’on dit à ce qu’on exprime. Quand on dit des choses, on en cache toujours d’autres, des milliers de paroles que l’on ne dit pas. Les pauvres paroles que l’on a écrites cachent toutes celles que l’on ne dit pas et ce sont celles-ci qui doivent se dire sur le film par le corps des acteurs. Ce qui fait que c’est prodigieusement émouvant et à vrai dire excitant de tourner le film parce que tout d’un coup, c’est de l’inconscient qui apparaît, alors que les paroles sont du domaine du conscient. Parfois des choses extrêmement pertinentes alors qu’on les conçoit, mais on ne les conçoit pas avant de les dire, ce n’est pas quelque chose que l’on sait avant de l’énoncer. C’est une des joies de la parole et de l’écriture (j’aime l’écriture, je déteste la rédaction), et le cinéma ne doit pas être la rédaction de l’écriture. Quand on fait de l’écriture, elle jaillit comme ça, donc le cinéma doit aussi jaillir comme ça, même s’il doit y avoir une écriture auparavant, pour l’argent, le plan de travail, les décors, pour convaincre les acteurs, les séduire ou simplement les trouver. J’aime beaucoup « inventer » mes acteurs. C’est une chose formidable d’inventer des acteurs, c’est regarder les gens autrement qu’ils ne sont. Mais comment vont-ils accepter d’être happés dans une image ?

21Je vais maintenant vous montrer un extrait du film Romance (1999), parce que c’est comme cela que j’ai trouvé Caroline Ducey. Au début, j’ai cherché des actrices qui correspondaient à la sociologie du rôle. Comme c’était une institutrice, elle était censée avoir une trentaine d’années. J’ai commencé à voir des actrices très bien, en plus comme je pensais que j’allais avoir une inconnue, tant qu’à faire autant chercher une actrice très belle, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait que les moches qui jouent bien. Dans le cinéma français, il y avait une espèce d’absolu désir, pas des laides, mais disons des quelconques (un peu moins maintenant, il y a le grand retour des belles). C’est vrai que c’est très agréable de voir un visage quelconque que tout d’un coup, on scrute et qui devient le visage unique, c’est formidable. Mais quand c’est une mode, presque un diktat, c’est assez amusant de se dire, je vais faire l’inverse, d’autant plus qu’elles m’ont toutes refusé de faire le rôle, et de tous mes films. Donc autant que, si j’en invente, j’en invente des belles pour faire aux autres une concurrence déloyale. Quand je suis passée à l’avance sur recettes, Christine Pascal, à la question : « Mais où va-t-elle trouver une actrice pour faire ce rôle ? », avait répondu par une boutade : « sur le trottoir ! » – ce qui veut dire une inconnue. Des inconnues, il y en a des millions et parmi elles, des actrices extraordinaires. Au lieu d’aller dans une agence, on va sur le trottoir, la ville est pleine de gens qui ont des corps de cinéma et des visages de cinéma, il suffit de les regarder puis de temps en temps on en arrête une. J’ai fait un casting avec deux cents personnes. J’ai commencé par voir des filles qui avaient trente ans, j’ai trouvé qu’elles étaient trop vieilles. Je voulais un visage comme une espèce de Jeanne d’Arc, que l’on ait l’impression d’une vierge assassinée, d’une vierge traînée dans la boue. Finalement, ce sont les seules qui soient intéressantes cinématographiquement, celles qui sont à traîner dans la boue, les autres c’est convenu : des pléonasmes, et je déteste les pléonasmes. Du coup, je décide de rajeunir totalement le casting, donc je vois deux cents jeunes filles, à la fin il en restait dix qui étaient des beautés sublimes. Un casting sauvage, cela coûte très cher. C’est beaucoup de travail, beaucoup de temps avec des assistants qui font des recherches, c’est donc déjà un investissement assez considérable. Je fais toujours des essais sur des improvisations, puis après je donne le texte, et sur le texte malheureusement la vérité apparaît : improviser, déjà s’abandonner à l’image, c’est une chose magnifique, mais dire un texte comme si on ne disait pas un texte (et dans mes textes, je suis capable de faire trois pages sans désemparer et il ne faut pas que cela ait l’air d’avoir été écrit, il ne faut pas que l’on sente une virgule, un point, il faut que cela sorte de la cervelle humaine comme ça), il n’y en a pas beaucoup qui y arrivent. Beaucoup arrivent à pleurer par exemple, mais pleurer ce n’est pas du tout ça qui montre que l’on est un acteur, ce n’est pas suffisant. J’avais quand même très peur, je me disais et je me dis toujours, qu’il n’y en a qu’une, et la dernière qui arrive avant les épreuves du lendemain, c’est Caroline ! C’est toujours comme ça, ou la première ou la dernière, c’est bizarre. Elle était assez vilaine parce qu’elle était trop mal coiffée, horriblement maquillée, d’affreuses boucles d’oreilles, mais j’ai trouvé qu’elle avait une arcade sourcilière absolument magnifique, avec une paupière qui tombe. Je l’ai montrée à mon producteur et je lui ai dit : « Et celle-là, elle vient de partir, je lui ai envoyé un fax de trois pages à apprendre pour demain parce que j’ai très envie qu’elle fasse les essais, aussi je l’ai rajoutée ». Alors il me dit : « Mais non, elle est très vilaine ! », je lui réponds : « Oui, mais celle-là, je sais que je peux la rendre belle, elle a exactement tout ce que j’aime, et je sais très bien que c’est un visage avec lequel je m’entends parce que c’est un visage dans lequel je me projette. » La scène du film que je veux vous montrer, nous l’avons faite, je crois, le deuxième jour de tournage avec l’acteur François Berléand. La veille du tournage, il ne voulait plus le faire, il avait eu une scène de ménage avec sa femme qui avait lu le scénario ; moi je l’ai évité, parce que s’il me parlait, il allait me convaincre qu’il ne pouvait plus faire le film. Je n’ai surtout pas voulu l’entendre. Du coup il était sur le plateau très récalcitrant, jusqu’à ce que l’on fasse cette scène où il l’attache et où Caroline est tellement bien qu’en fait, il se prend complètement au jeu, c’est-à-dire qu’il est désemparé devant elle comme un petit enfant. Vous allez voir le début, quand il l’attache, et puis qu’ensuite il la soulève, ça on ne l’a pas fait plusieurs fois, et c’est quelque chose que je trouve magnifique parce que je ne fais jamais de répétition. Beaucoup de metteurs en scène font des répétitions, je trouve qu’il faut faire très attention, si par hasard c’était génial au premier coup, cela ne le sera jamais plus. Après, cela va être la répétition de quelque chose de génial, quelque chose de convenu. L’attachement, je ne savais pas du tout comment faire. J’avais vaguement attaché mon assistant pour créer des lignes, il ne fallait pas qu’elle soit attachée comme un saucisson. Je me disais, il faut qu’il l’attache comme un Mondrian, qu’il fasse des lignes comme dans un tableau, très droites, très belles et donc j’avais dit à Berléand qui est très maladroit de s’appliquer. Il allait chercher une chaise, il devait soulever le corps, elle était juste attachée à la fenêtre par des liens qui font très mal, sincèrement. On ne l’avait jamais fait, donc je me suis dit qu’il n’y aurait pas de répétition du tout et qu’après tout la pellicule ne coûte pas si cher que les producteurs le disent, cela coûte beaucoup plus cher de ne pas avoir ce qui est magnifique, de ne pas l’avoir filmé et après de le chercher pendant deux heures, pour accepter quelque chose de moins bien et de toute façon avec toujours un regret. Donc, j’ai demandé que l’on filme la répétition. Après, il devait y avoir un travelling qui évidemment ne pouvait pas être répété ; au montage, je n’ai gardé que le début, très heureusement, parce que vous verrez que, puisque l’on parle du corps des acteurs, elle était entièrement abandonnée au rôle. Sur le tournage, il y avait une grâce absolue et tout à coup, Berléand soulève le corps de Caroline et son corps n’a pas de poids. J’ai quand même fait trois ou quatre autres prises que j’ai tirées et vues au montage, inlassablement. Dans les autres prises, le corps a du poids ; quand il la soulève, elle prend un peu ses marques, alors que là il y a eu une espèce de grâce, de légèreté, c’était incroyable. Quand on a tourné ça, sur le plateau, il y avait comme un souffle d’émotion glacée, presque comme une messe noire, c’était quelque chose d’extrêmement émouvant, et cela faisait peur en même temps. Puis, ce plan est enchaîné sur cet autre plan où elle va pleurer et où elle veut absolument qu’il la détache. Cela a donné lieu à des commentaires contre moi dans les journaux, comme si j’avais fait craquer mon actrice. On dirait que ce sont des gens qui n’ont jamais su comment se fait un plan de cinéma, car soit effectivement on fait craquer son acteur et on le filme alors avec une caméra à l’épaule, sans lumière, soit on met un travelling, tout est répété et les points sont extrêmement précis, c’est alors un vrai travail entre l’acteur et le metteur en scène, c’est une espèce d’harmonie. Donc j’avais dit à Caroline de se concentrer, quand elle était au bord des larmes, elle levait la main pour ne pas sortir de sa concentration, nous, on ne faisait pas de clap, rien, on restait dans le silence, et cela commençait ; puis elle devait aller sur le lit, pleurer, puis dire tout le dialogue. On fait la scène, elle pleure, elle lève la main, elle fait tout le dialogue, on va jusqu’au bout, j’enregistre en espérant toujours qu’un miracle allait se produire, parce qu’elle était très bonne, mais il n’y avait pas là quelque chose que je n’avais pas encore vu au cinéma. Elle pleurait comme une actrice, alors je lui dis : « Caroline, il y a d’autres actrices qui font ça, ce que je voudrais de toi, c’est quelque chose d’unique dans les larmes, que tu sois comme les enfants qui rient et qui pleurent en même temps ; ce qu’elle dit cela la fait rire, tandis que toi tu pleures et après tu ris. C’est quelque chose qui n’est pas intellectuel, qui est plus physique, une espèce de chagrin qui vient de partout, et en même temps, on est déjà consolé du chagrin quand le chagrin vous submerge encore, c’est ça que je voudrais. Tu sais, on a déjà les six prises, elles sont toutes mieux les unes que les autres mais elles sont convenues, celles-là je les connaissais, je n’avais pas besoin de les filmer, ça je ne le connais pas. » Elle me répond : « Ah oui. Oui, je vais toujours à la facilité ! », à l’étonnement de tout le plateau, elle poursuit : « Ah oui, je peux faire mieux ! » et elle fait cette chose-là, magnifique, et à ce moment-là c’est vrai que l’on ne fait plus la différence entre la réalité et la scène, quelque chose se produit où même l’acteur qui joue – et qui sait qu’il joue un rôle – a tellement d’émotion qu’il ne joue plus. À partir de là je me suis extrêmement bien entendue avec Berléand, parce que lorsqu’il m’a opposé des choses, je lui ai dit : « Et l’actrice, tu la trouves comment ? Si tu ne veux pas faire avec elle ce qu’elle, elle fait, c’est que tu as du mépris pour elle, or je sais très bien que tu n’as pas de mépris, donc on fait le film, il faut le faire. »

22Les films se font avec un certain état de pureté et dans la pureté il y a ce que l’on peut appeler la passion. La passion n’est pas décryptable, parce qu’il y a un langage du film, compliqué. Les gens qui font le film comprennent très bien le langage du film, sinon je serais fâchée avec mes techniciens, or je ne le suis à peu près jamais ; les gens qui ne sont pas au cœur du film, qui sont à la périphérie et qui viennent en visiteurs ne comprennent pas ce langage-là. Ils le prennent pour un langage de brutalité, c’est assez curieux, alors qu’à ce moment-là, l’entente avec l’acteur est parfaite. Peut-être qu’il y a effectivement désintégration de la personnalité de l’acteur, peut-être qu’il y a manipulation mentale. Mais c’est le contrat : quand on va faire un film, l’acteur accepte d’être manipulé, il accepte de faire des choses où il est hors de lui-même, des choses qu’il ne ferait pas tout seul. C’est bien pour cela qu’il y a un metteur en scène, que c’est le metteur en scène qui signe le film et pas l’acteur. L’acteur est agi dans le film. C’est ce que je voulais vous montrer. Les gens n’ont jamais compris que cette scène, qui paraît comme un déchirement absolu de l’actrice, est pourtant faite avec une limpidité de rapport absolument extraordinaire ; c’est une injure faite à Caroline de penser que je l’ai traumatisée pour qu’elle joue comme ça ; elle joue comme ça parce qu’elle n’est pas traumatisée et qu’au contraire, il y a état de grâce ; que cet état de grâce est même une entente parfaite où moi je ne suis plus moi, je ne suis plus que le metteur en scène qui fait le film. Et Caroline incarne mon rêve, c’est un cadeau formidable qu’elle me fait, mais en même temps elle se le fait à elle-même, elle fait quelque chose qu’elle n’avait jamais fait et il a suffi que je le lui demande pour qu’elle arrive à le faire, ce que je trouve une prouesse d’actrice « absolue » : c’est une immense actrice !

23[Projection d’un extrait du film Romance, scène de l’attachement, puis celle sur le lit.]

24C’est une chose très frappante dans le cinéma, les acteurs qui produisent des prototypes émotionnels. Ce que vous venez de voir, c’est un prototype. Je n’ai pas vu d’acteurs faire ça, mais j’ai vu des gens le faire dans la vie, avec des sanglots récurrents qui reviennent alors que l’on ne pleure même plus. Ce qui est peut-être intellectuel dans le cinéma, c’est produire en cinéma des prototypes d’émotions, des émotions que l’on n’avait pas encore filmées mais qui, par contre, sont très clairement répertoriées dans l’existence. L’émotion est certainement quelque chose d’où provient la pensée ; c’est un télescopage de pensée, parce que sinon il n’y aurait pas d’émotions. C’est peut-être en ce sens que l’on dit que dans le fond cela ne peut être qu’intellectuel de produire des émotions. Pour qu’il y ait des émotions il faut qu’il y ait des références qui se télescopent, et que l’on n’analyse pas, mais qu’obscurément l’on analyse quand même pour les « ressentir » émotionnellement. C’est certain que les acteurs qui se jettent comme ça, à corps perdu, finissent par nous donner une émotion à l’état brut. C’est de l’intimité, c’est un geste excessivement indécent, extrêmement intime et c’est pour cela qu’il y a un geste amoureux dans le fait de filmer parce que le regard que l’on porte sur ses acteurs est un regard qui dévoile de l’intimité, et c’est toujours difficile, le passage du corps social au corps amoureux – c’est toujours excessivement libérateur et agréable. Quand on fait une scène comme ça pour un acteur, on est à la fois épuisé et plein d’énergie. Épuisé parce que c’est une scène très physique, et très émotionnelle, mais en même temps, d’y être arrivé vous donne une espèce de conviction que l’on peut tout faire et qu’on a beaucoup de force.

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25Je voulais vous montrer pour finir une scène de Sex Is Comedy pour voir comment on obtient ces scènes qui ont l’air d’être vraies, qui ont l’air d’être le viol des acteurs, et qui en même temps ne sont en réalité que la production du film ; et comment tout d’un coup cela arrive, et que c’est brutal dans sa vérité. Je vous montre à la place, une deuxième scène de Snakes Eyes d’Abel Ferrara, que j’aime tout autant que la première ; c’est la scène où Madonna joue dans le film qui est dans le film et où en fait l’acteur la viole. On ne sait pas très bien si c’est quelque chose qui est fait à la demande du metteur en scène, si c’est un vrai viol ou pas, mais on voit le metteur en scène sur le plateau, et tout le plateau derrière, regardant la scène. Quand l’acteur joue vraiment, on est là, spectateur de son propre film, très anxieux, à la fois médusé et enchanté, sidéré et ayant toujours peur que cela s’arrête, parce que faire du cinéma c’est produire quelque chose qu’en fait, on est normalement incapable de produire.

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26[Projection du deuxième extrait de Snakes Eyes d’Abel Ferrara.]

27Les acteurs qui ont des scènes d’amour à faire ensemble, ou ils s’aiment trop ou ils se détestent, c’est une réalité que j’ai toujours vue. Quand ils se détestent cela donne aussi des scènes magnifiques, et cela donne aussi ces après-scènes. Ils s’insultent après, ils s’insultent avant, c’est très étonnant. Et sur le moment on est complètement bouleversé, on ne sait jamais ce qu’ils font ; il est d’ailleurs indécent de se demander jusqu’où ils vont, parce qu’il y a beaucoup de promiscuité dans une scène d’amour au cinéma, et ce que font les acteurs cela leur appartient dans la mesure où ils nous font croire qu’ils le font. De toute façon une scène d’amour, c’est très intime. La scène que vous avez vue avec Caroline, sa robe est un peu relevée mais une fois que le travelling se rapproche elle est habillée, et rien que le fait de voir un visage nu c’est déjà à la limite de l’obscénité. Un visage nu, c’est très difficile à donner. Alors, une scène d’amour avec cette nudité dans les émotions et les sentiments… Finalement il est très difficile de dire que, puisque les acteurs vivent ce qu’ils simulent, il n’y a en réalité pas de simulation. Nous, d’ailleurs, on ne l’éprouve pas comme quelque chose de simulé : c’est ça le principe du jeu, c’est qu’à un moment il n’y a pas de simulation possible des émotions ; après, savoir ce qui se fait matériellement ou pas, est très compliqué, et relève de l’inquisition. Dans le fond, je me fous de ce que font les acteurs. Ils peuvent tout à fait ne rien faire. Eux pourront après le dire aux gens, du moment que nous on l’éprouve émotionnellement, donc symboliquement, et qu’ils ont éprouvé les choses, eux aussi, parce que sinon nous on ne l’éprouverait pas. C’est ça le paradoxe de l’acteur. C’est qu’à un moment, ce qu’il appelle simuler est un domaine sans intérêt, puisque les émotions vont être justes, et vont même le porter à des paroxysmes.

28Il y a deux pôles dans le cinéma. Ou se dire, on montre absolument tout ; ce qu’on appelle d’une manière hideuse du cinéma avec des « actes explicites ». Que l’on ne se censure en rien mais que, si l’on fait entrer des gens dans un rituel que l’on appelle cinéma, ils ne vont pas voir des choses vraies mais quelque chose qui est sacralisé. À ce moment-là, on n’est plus dans la trivialité, donc on peut dire que les acteurs n’ont rien fait et qu’on n’a rien vu, puisqu’on a vu du cinéma, on a vu du rituel. Ou bien, comme pour Sale comme un ange (1991), la posture exactement inverse : c’est aux artistes de décider, ce n’est pas à la censure, c’est-à-dire qu’en réalité, les acteurs ne vont rien faire de ce qu’ils sont censés faire mais on va jurer qu’on l’a vu. C’est très agréable. Dans la scène du canapé de Sale comme un ange, il y avait Brasseur qui mettait Lio sur le canapé, il y avait son collant au bas de ses pieds, les acteurs étaient assez vaillamment prêts à se déshabiller et à mimer la scène, en général ils y sont toujours prêts. Je leur ai dit que je voulais que l’on voie la situation, que l’on voie bien qu’il l’avait mise sur le canapé, qu’elle avait ce collant entortillé au bas des pieds, et après, ce qui m’intéresse, c’est le visage de ce corps-là, car une fois qu’on a vu le corps, ce qui est intéressant, c’est ce qui se passe sur ce visage-là, et là c’est évidemment le gros plan. Mais si on reste dans le même plan, le spectateur sait bien que ce visage-là a ce corps-là, il imagine tout ce qu’il ne voit pas et à ce moment-là plus on est en gros plan, plus les acteurs doivent donner à voir une intimité d’eux-mêmes. Alors que si on n’est pas en gros plan, finalement, ils peuvent mimer quelque chose vaguement. Si on est en gros plan, il faut qu’ils l’éprouvent totalement. J’ai dit à Lio : « Tu vois, je veux que tes yeux partent comme ça… » Les yeux qui partent, ils ne partent pas sur commande, ils partent dans un abandon quand tout d’un coup, on se renverse, la conscience se renverse à l’intérieur de soi-même et à ce moment-là les yeux partent. Mais ils ne peuvent pas partir parce que l’acteur décide de les faire partir comme ça. Après il y avait toute la scène, elle pleurait, et à la fin, je faisais pareil d’ailleurs parce que tout le monde était médusé, puis je trouvais qu’elle se cachait trop. Les acteurs qui jouent très bien les émotions ont la fâcheuse idée de se cacher énormément, le metteur en scène est obligé de hurler : « Redresse la tête ! ». Quand même, ce serait dommage qu’une scène ne se voie pas dans le cadre et l’on est toujours obligé de diriger un peu. Quand les acteurs entrent trop dans les émotions, ils en oublient le timing, on leur balance le texte qu’ils oublient de dire, on est obligé de leur dire de relever la tête mais ils l’entendent comme dans une espèce d’état second, en général ils arrivent à le faire avec un peu de retard, il faut parfois le leur hurler une deuxième fois. Avec Lio, on n’avait fait que deux prises, parce qu’ils avaient très peur de cette scène, et quand on a peur d’une scène, on ne peut la jouer que très bien ou très mal. Elle l’avait joué une première fois et c’était comme avec Caroline, mais là je le lui avais dit plus vite : « Oui, mais tu vois, il faut que tu ailles encore plus loin. Si tu vas plus loin, là où tu crois que c’est pornographique et obscène, tu vas prendre le visage du ravissement. » Le ravissement, ce n’est pas obscène, c’est le visage extatique, le visage de l’extase, et donc cela relève du visuel sacré et non du visuel obscène. Et à la deuxième prise, elle fait celle qui est dans le film, et à la fin sur le plateau il n’y avait aucune violence ; d’habitude, quand on dit : « Coupez ! », tout le monde parle – là, tout le monde se taisait. Les gens ont été complètement sous le choc ; je l’ai refait dans Sex Is Comedy, le chef-opérateur sortant avec l’œilleton de la caméra imprimé sur l’œil, comme si l’œil avait été aspiré par la caméra, les cheveux dressés sur la tête ; c’était Laurent Dailland, chef-opérateur de Sale comme un ange, tout rouge, congestionné, dans une émotion complètement physique. D’ailleurs, ces images ne se produisent que si le chef-opérateur est lui-même complètement envoûté par ce qu’il voit. Parce que l’envoûtement produit est repris par les acteurs comme une énergie, qui fait qu’ils continuent et qu’ils vont même plus loin dans l’abandon. Eux sont dans un état de sidération parce qu’ils produisent de la sidération sur les autres, et c’est pour ça qu’ils peuvent faire ces scènes d’une telle intimité, parce que tout le monde est dans le même état, dans le fond, et donc ils peuvent continuer. Lio, à la fin, était quand même très triste, alors j’ai demandé que Brasseur lui relève le visage qui était caché dans les cheveux, qu’on le voie ce visage triste. Je lui ai demandé qu’elle éclate de rire parce que ce n’était pas triste. En même temps il y a toujours une mélancolie amoureuse, mais cela n’empêche pas – alors elle éclate de rire, je dis : « Coupez ! », il y a cet immense silence, et elle part en larmes. Elle était habillée avec une petite robe sans manches très droite des années cinquante. Elle part, et il y avait de la neige dehors, il faisait très froid, elle attrape juste la doudoune du deuxième assistant qui était à la porte et elle va pleurer, mais pleurer : je ne suis pas allée la consoler parce que je pense que je lui aurais enlevé son plaisir d’actrice. Elle pleurait mais c’était des pleurs magnifiques, j’en suis sûre parce qu’après j’en ai parlé avec elle. Elle avait besoin de cette ivresse avec elle-même, de cette solitude et de cette tristesse-là qui n’était pas triste du tout, elle avait besoin de pleurer seule et de sangloter énormément et ça, je n’appelle pas ça du tout maltraiter ses acteurs. Je sais qu’à ces moments-là ils sont heureux et fiers d’eux-mêmes… Et il y a de quoi.

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