Nous sommes éternels : élaboration d’un opéra1. Entretien avec Pierrette Fleutiaux et Pierre Bartholomée2
p. 321-328
Texte intégral
Cécile Auzolle. Pierrette Fleutiaux, vous avez écrit en 1990 un ouvrage magnifique, un roman intitulé Nous sommes éternels3 et qui est actuellement sur la table de travail d’un compositeur, Pierre Bartholomée. Qu’est-ce qui vous a poussé à le transformer en opéra ?
Pierrette Fleutiaux. L’opéra fait partie intime du roman, mais d’une façon très particulière. C’est l’histoire d’une famille, trois personnages d’abord, des êtres anonymes, ordinaires, confrontés au mal absolu, celui qui est né en Europe au milieu du XXe siècle et qui a dévasté des milliers de vies. Andrew Helleur, est un jeune avocat, engagé dans la RAF. Sa fiancée, Tirésia, une pianiste à la réputation naissante est déportée en même temps que Nicole, une de ses élèves qui prenait une leçon avec elle lorsqu’elle est arrêtée. Ces trois personnes ont traversé les ténèbres. Nous les retrouvons après la guerre dans une petite ville de province. Andrew a pris en charge les deux femmes. Pour des raisons qui sont au cœur du secret de cette famille, il n’a pas épousé sa fiancée mais la toute jeune Nicole. Deux enfants sont également là, Estelle, âgée de 5 ans de plus que son petit frère Dan. C’est avec cette génération d’après l’horreur que commence le roman. Ils sont cinq, donc, unis par des liens mystérieux que l’on ne comprend pas au début du livre. Le père toujours plongé dans ses dossiers, la mère trop jeune, danseuse ratée, un peu folle, et l’autre femme, étrange mais tutélaire, et puis les deux enfants, l’aînée, Estelle, trop mûre et raisonnable pour son âge, et le petit garçon qui possède un talent exceptionnel de danseur. Pour contrer le mal d’un passé insupportable et pour protéger les enfants, les adultes ont conclu un pacte d’amour et de silence. La question qui se pose à eux est : « Que dire aux enfants lorsque l’on a vécu l’horreur absolue de l’humanité ? Doit-on leur dire ce qui s’est passé quitte à enténébrer leur avenir ou bien doit-on se taire ? » Au retour des camps, les survivants se sont tus. Ce qu’ils avaient connu était incommunicable, le pays n’était pas prêt à l’entendre. Il s’agissait de se reconstruire, de se porter vers l’avenir. Il a fallu l’arrestation et le procès de Klaus Barbie pour que la parole des survivants commence à se faire entendre. Après la parution de mon livre, j’ai reçu de nombreux témoignages allant dans le sens de ce constat. Comme tous les parents, les trois adultes de cette famille veulent protéger leurs enfants. Ils veulent pour eux un monde d’innocence et de normalité et mentent sur leur passé, sur l’origine des enfants. Ce mensonge d’amour est naturellement désapprouvé par le médecin de la famille, et il cause finalement leur malheur. Car Dan et Estelle s’aiment d’un amour fou qu’ils pensent interdit en raison du mensonge des parents. La balle noire de l’histoire que les parents pensaient pouvoir écarter rebondit sur eux et les détruit.
Des années plus tard, Estelle, seule rescapée de la famille, s’efforce de survivre. Nous sommes dans les années 1980, elle a reconstruit sa vie avec Phil, un ingénieur, et la petite fille de ce dernier. Mais, elle ne peut oublier son passé, et décide d’écrire l’histoire de sa famille. Or, c’est là que nous en arrivons à l’opéra. Elle n’est pas écrivaine. Tout le roman est alors une sorte de longue lettre, nourrie de réminiscences, écrite à une personne inconnue. Estelle voudrait que cette personne mette en forme son récit, qu’elle en fasse un livret d’opéra. Elle s’adresse ainsi à une librettiste d’opéra, parfois même à une compositrice d’opéra. Certains ont même cru lire dans cette « Madame » une psychanalyste. Le projet que poursuit le personnage est la création d’un opéra qui soit une sorte de célébration pour ses morts, et cela détermine toute la structure narrative du roman.
Pierre Bartholomée : Je voudrais vous parler de l’histoire de ma relation à ce roman. Je l’ai lu, ainsi que ma femme, à l’instigation de notre fille, à sa sortie en 1990. Je n’avais jamais entendu parler de Pierrette Fleutiaux. Je me demandais qui elle était. Ce livre m’a fait une impression tout à fait particulière. Il est entré en moi et ne m’a plus quitté. Pas seulement les personnages et l’intrigue, mais aussi l’écriture, d’une richesse et d’une indépendance particulière par rapport aux courants littéraires que l’on pouvait connaître à l’époque. En tant que musicien, j’avais une relation double à l’opéra. D’abord comme chef d’orchestre, j’ai dirigé quelques opéras, en concert ou au théâtre. J’ai été mêlé, avec ma femme, à la création d’un opéra qui a fait grand bruit, Votre Faust de Henri Pousseur et Michel Butor4. Plus tard dans ma vie, ayant mis entre parenthèses mon activité de chef d’orchestre, j’ai eu envie de travailler comme compositeur à l’opéra. Mon premier opéra a été adapté d’un roman, Œdipe sur la route d’Henri Bauchau5, livre qui m’avait beaucoup frappé, et pour lequel j’ai été amené a me persuader que je pouvais le faire, puis persuader l’écrivain d’écrire lui-même son livret. La transformation du roman en poème lyrique pour l’opéra est une expérience particulière. Henri Bauchau ne voulait pas le faire, mais a fini par accepter. J’ai alors été confronté au problème du traitement de la densité du roman dans un livret plus court. La solution est alors de tracer une trajectoire linéaire dans cette histoire, ou bien encore d’inventer une histoire nouvelle à partir d’un passage de roman. Et puis, il y a deux ans, j’ai reçu, très surpris, l’appel de Jérôme Fronty, souhaitant faire, avec Pierrette Fleutiaux, un opéra à partir de Nous sommes éternels. Comment tirer un opéra d’un roman de neuf cents pages ? Mais notre détermination était inébranlable. La matière appelait l’opéra, mais comment procéder ? Nous nous sommes alors adjoint un dramaturge, Philipe Sireuil, pour qu’il nous aide à trouver des solutions.
P. F. : Il est vrai que je connais très peu l’opéra. Le roman, c’est la phrase, plus que le scénario ou l’intrigue. Pour qu’un roman commence, il faut une première phrase, résultant d’une maturation inconsciente. Cette phrase est comme une barque avec laquelle on part dans l’inconnu. Tout se précise au fur et à mesure. On est très loin de l’opéra. Dans mon fantasme, à l’instar de celui du personnage, il y avait le désir de faire de cette histoire un opéra, alors que je ne connais pas l’opéra. J’ai l’impression que c’est un art qui englobe toutes les formes d’expression. Or on trouve dans mon livre deux musiciens, une danseuse ratée, un très grand danseur, un chorégraphe, tous ces éléments dont je sentais qu’ils pouvaient faire partie de l’histoire.
Jérôme Fronty et moi, nous avons au début fait quelque chose de tout à fait chronologique. Philippe Sireuil a trouvé cela ennuyeux. Après y avoir réfléchi, il a eu l’idée remarquable de tout centrer dans une maison. Vingt ans après, Estelle revient dans sa maison d’enfance, avec son compagnon et leur petite fille. Ils ouvrent portes et volets : les fantômes et les souvenirs apparaissent. Ce lieu a transformé notre rapport à l’écriture de ce livret.
P. B. : On voit déjà que nous sommes dans une étape très avancée puisque l’écrivain a revu son œuvre, qui a subi une transmutation. La matière que reçoit le musicien va changer : par exemple, le prologue imaginé par les librettistes devient un refrain plus qu’un prologue. Ces phrases de Dan qui interpellent Estelle sont un moyen d’articuler la dynamique dramatique de la musique. Ici, je n’ai donné aucune indication de structure musicale. Sans rien déflorer, l’opéra commence d’une manière inhabituelle. La musique n’est pas le premier mot de l’opéra.
P. F. : N’ayant pas l’habitude des livrets d’opéra, j’avais tendance à vouloir tout expliquer de l’histoire, jusqu’au jour où Pierre m’a fait remarquer que c’est la musique qui devait expliquer les non-dits du livret, de l’écriture. De plus, ayant un imaginaire visuel, je voyais des scènes, et j’ai souvent insisté pour en garder. J’avais par exemple envie d’entrer dans l’opéra avec juste une voix lointaine chuchotant dans le silence, une voix qui pénètrerait le corps des spectateurs : « Ils dérivent nos êtres pâles, je veux une célébration pour nos morts, ne nous oublie pas, Estelle. » Mais, cela ne se passera finalement pas comme cela !
J’avais aussi une vision très précise de l’intérieur, celui d’une grande maison abandonnée, on voit un piano, des fauteuils couverts de housses, des tapis roulés, des fleurs séchées, un escalier. La fillette, qui entre la première, découvre trois robes, abandonnées dans un landau : une robe jaune de jeune femme, une robe à plumetis d’adolescente et une robe pourpre de soirée, ainsi qu’un costume blanc d’homme. Ces vêtements représentent les quatre personnages du passé. Le landau rappelle la présence, autrefois dans cette maison, d’un très jeune enfant, Dan. Donc la fillette des années 1980, qui ne connaît rien de ce qui s’est passé dans cette maison, entre sur la pointe des pieds. Elle sautille, on entend en même temps les volets qui s’ouvrent en grinçant. On voit au loin un cimetière. On découvre que deux enfants, un petit garçon et une fille un peu plus âgée sont accroupis l’un contre l’autre, pâles et silencieux dans un coin. Ce sont les fantômes de Dan et Estelle. La fillette s’arrête, tend la main vers eux, intriguée, puis repart en sautillant, en furetant. A-t-elle vu, senti, quelque chose ? On ne sait pas. Elle s’écrie : « Il n’y a pas de jouet dans cette maison », puis : « J’ai trouvé des robes ! » Les deux adultes entrent : Phil s’occupe de sa petite fille, lui enlève son sac à dos, son anorak… Les fantômes disparaissent. Helleur, le père d’Estelle, mort depuis longtemps, apparaît, dans l’ombre de l’escalier. On a ensuite une scène semblable à une hallucination, où on entend des pas et des rires d’enfants, des éléments chantés.
P. B. : Il est difficile de parler de musique. Cependant, on voit avec ce que Pierrette vient de dire que la temporalité est tout à fait complexe. On est dans plusieurs temps différents, et dans plusieurs lieux différents. Tout se passe dans cette maison d’une petite ville provinciale française, mais à différentes époques, elle abritera même des scènes new-yorkaises. En général, quand on se lance dans un projet comme celui-ci, on a un commanditaire. Ici, nous avons sauté ce stade, possédés par l’œuvre. Je me souviens avoir raconté à Bernard Foccroulle, qui avait commandé mes deux premiers opéras, que j’étais en train de me lancer dans quelque chose. Il m’a bien précisé de ne pas faire cela sans producteur, mais la sagesse n’était pas au rendez-vous, et nous avons tous les quatre décidé d’aller de l’avant. Je suis maintenant dans la composition du troisième acte, et il faut dès lors commencer à en informer les gens, les y intéresser. C’est difficile dans la mesure où les directeurs de théâtres aiment être à la source de ce qu’ils créent. Cela m’amène alors à répondre à la demande de Pierrette, celle de lire la note d’intention du compositeur que j’ai faite :
« Très librement adapté du roman éponyme par Pierrette Fleutiaux elle-même et Jérôme Fronty, le livret de l’opéra Nous sommes éternels offre au compositeur qui veut s’en emparer l’occasion d’ouvrir, en trois actes éperdument oniriques centrés sur le travail de remémoration effectué par une héroïne profondément blessée, une série d’espaces de sons et de temps où les mondes perdus de l’enfance, le bonheur insensé d’un amour interdit, déchiré par la mort, et l’évocation de personnages en grand désarroi, liés par un pacte secret, appellent la musique de toutes leurs forces.
Les incessants va-et-vient d’un temps égaré, les visions douloureuses et enchantées d’un passé en fuite, les hantises de la nuit, le jeu des voix circulant de l’enfance à la mort, de la danse à la guerre, de l’innocence aux révélations les plus terribles constituent un terrain où la musique, en charge du non-dit, se trouve interpellée par ce qu’il y a en elle de plus immédiat : l’expression fantasmatique de perceptions entrecroisées, l’exploration des replis cachés de la mémoire, la danse, les mouvements de la joie, du désespoir et d’un destin tragique.
Une série de rôles dont les deux premiers, soprano lyrique et ténor, se détachent nettement des autres, les jeux évoquant les voix de l’enfance, les plongées brutales dans des registres expressifs opposés, offrent l’occasion d’un travail où visions poétiques et évocations du quotidien appellent la composition de polyphonies et de trames sonores extrêmement diverses et mouvantes.
Deux personnages, un homme et une fillette, à la fois omniprésents et aux interventions vocales peu nombreuses, seront uniquement parlés.
L’orchestre (idéalement un symphonique de dimension moyenne – 73 musiciens) comportera un piano dont le rôle sera particulièrement important. Une autre option que celle de l’orchestre symphonique peut être envisagée, celle d’un grand ensemble de 33 solistes. »
P. B. : Un premier travail a été de limiter nombre de personnages et de leur attribuer une voix. Les enfants sont aussi une difficulté, puisque les personnages apparaissent sous plusieurs aspects de leur vie. Faire chanter des enfants en premier rôle est quelque chose d’assez compliqué. Troisième difficulté : chant ou voix parlée ? Nous avons choisi la voix parlée pour des personnages secondaires comme Phil et sa petite fille, car ils sont, au fond, étrangers à l’histoire. Leur éloignement du cœur de cette histoire, l’ignorance qu’ils en ont, est en quelque sorte traduit par le fait qu’ils ne chantent pas. Parfois, la petite fille pose une question en parlant à Estelle qui lui répond en chantant. Je pense que la musique dans cet opéra a vraiment un rôle de clarification, c’est par le choix des voix que l’on comprend qui est qui, qui est en relation avec qui. Il y aura donc dix-sept chanteurs, certains petits rôles, certains plusieurs rôles, parfois en chœur mais pas de chœur extérieur, des voix d’enfants et bien sûr un orchestre symphonique. C’est par la texture orchestrale, tout le mouvement des tempi, la dynamique, le timbre, l’orchestration, que l’on va savoir où on est, où on en est. J’étais tenté aussi par le fait qu’il y a de la danse. Non pas en tant que ballet, mais on a la présence de la danse. On entend Nicole danser.
P. F. : Une partie de ce livre a d’ailleurs donné lieu à un ballet, qui a été joué il y a deux ans6.
Quelque chose m’agaçait dans l’opéra. J’avais l’impression que tout était tourné vers le passé, vers des figures du passé. Je voulais un opéra avec un personnage d’aujourd’hui, une personne ordinaire. Et je suis heureuse que Pierre ait pu lire ce livre, qui est le récit d’une femme. C’est un personnage féminin dans une intériorité féminine qui raconte cette histoire. Bien que les choses aient changé, cela avait pu agacer à l’époque. Les messieurs du Goncourt ne pouvaient peut-être pas accepter cette vision féminine de l’Histoire, de l’amour, de la famille. Je suis très touchée que Pierre soit entré là-dedans sans la moindre hésitation, la moindre gêne.
P. B. : Je viens du monde de la musique contemporaine, de la génération post-sérielle. J’ai participé à plusieurs créations d’Henri Pousseur. En tant que compositeur, je suis très éloigné de lui, mais le retrouve sur beaucoup d’idées. J’ai été très interpellé par le fait qu’un jour, alors que nous travaillions, Pierrette me dise : « Après avoir vu notre opéra, est-ce qu’on aura une petite mélodie qui restera en nous ? » Après Schoenberg et Webern, la musique s’est détachée de la mélodie. Mais, Henri Pousseur, lui, est à la recherche de la mélodie. Il affirme qu’il faut la retrouver. La réponse est oui, on peut ici retrouver des éléments, tout n’est pas dans le discontinu, la déconstruction.
Par ailleurs, il y a un certain nombre de règles de prosodie, et aussi certaines envies de les enfreindre, lorsque l’on souhaite exploiter les ressources polysémiques de certains mots par exemple. Nous travaillons sur un certain nombre d’allusions. La musique a une sémantique. Je travaille sur la forme que l’on peut donner aux mots. C’est une manière de ralentir l’image du mot. Il y a toute cette relation à l’image, à l’idée et au contexte qui fait que, si la langue française n’est pas une langue à forte accentuation comme l’allemand ou l’anglais, on peut exploiter plus librement l’accentuation par la musique, par le rythme ou les hauteurs. C’est parfois un problème pour les chanteurs, mais c’est en même temps une ressource expressive qui permet de détacher certains mots du reste de la phrase.
C. A. : Sur le livret, à un moment on peut lire : « partiellement, en superposition, duo ». Qui du librettiste-écrivain ou du compositeur a fait ces choix ?
P. F. : Je vais dévier la question vers Pierre, parce que ce n’est pas du tout ma partie. J’ai un imaginaire visuel plus que sonore…
P. B. : Nous avons beaucoup travaillé ensemble, et comme Pierrette l’a dit, elle a tendance à écrire beaucoup de didascalies, ce que n’appréciait pas beaucoup le metteur en scène qui veut désormais se détacher des didascalies. J’avoue que celles-ci m’aident, me donnent des idées. Comme c’est un opéra, il y a des scènes avec beaucoup de personnages, beaucoup de paroles. J’ai un jour dit à Pierrette que j’aimerais que les gens se parlent ensemble, comme dans une réunion de famille. La scène que vous mentionnez se passe dans la maison, les enfants sont là. Il y a toutes sortes de jeu, de taquineries : cela fait beaucoup de texte, et très peu en temps de musique. J’ai fait de cela une polyphonie rapide et allusive, avec des allusions à des comptines, ce genre de choses, de manière un peu plus travaillée, pour que si plusieurs choses différentes musicalement se passent ensemble, on les comprenne néanmoins.
C. A. : Comment envisagez-vous l’écriture pour les personnages d’enfants ?
P. B. : C’est mon plus grand problème, car il faut jouer avec la petite tessiture et le faible volume des enfants, et parfois moins de technique. J’ai essayé de rester dans ce domaine, en prenant la précaution de soumettre ces scènes à un de mes amis chef de chant qui connaît très bien cela. J’ai essayé d’écrire de manière simple, mais sans être en décalage avec tout le reste, qui est plus développé.
P. F. : Je tenais beaucoup aux enfants, avec lesquels j’avais déjà eu une expérience dans le cadre de la maîtrise de Radio France. Il s’agissait de La Femme de l’Ogre7, opéraconte de Monic Cecconi-Botella, sur un livret écrit par moi-même d’après l’un de mes livres Métamorphoses de la Reine8. J’avais été éblouie par la beauté de ces voix d’enfants, par leur pureté. Je me pose une question : par moments, Estelle parle avec sa voix d’adulte, et à d’autres avec sa voix d’enfant, est-ce la même qui va chanter ?
P. B. : Oui, les adultes peuvent techniquement chanter avec leur voix d’enfant. Plus tard, lorsqu’on voit dans le livret « voix d’enfants », c’est parce qu’entre adultes, ils évoquent leur enfance. La musique est plus enfantine, mais ce sont toujours les chanteurs adultes qui chantent.
P. F. : Certains parlent du français comme une langue inapte à l’opéra. On a pourtant trois langues dans cet opéra : le français, l’anglais dans les scènes à New York, et le russe que parle le vieux médecin de famille. Est-ce un problème ?
P. B. : Je ne suis pas d’accord avec cette idée selon laquelle la langue française ne se prête pas à la musique, Rameau, Berlioz, Debussy ont montré le contraire. Je pense que le français possède des ressources magnifiques qui conviennent parfaitement à la musique. Le problème est d’avoir des chanteurs qui chantent bien le français, car chanter le français est extrêmement difficile. Pour les étrangers, chanter en français est plus difficile que pour le compositeur de l’écrire.
C. A. : Justement, voudriez-vous nous parler de la manière dont vous composez pour les voix, et dont vous envisagez la prosodie française ?
P. B. : Tous ceux qui mettent un texte en musique doivent commencer par dire le texte, pour trouver les inflexions des phrases. Mais je pense que l’on peut ensuite travailler par rapport à cela pour accentuer, diminuer ou allonger. Pourquoi vocaliser une syllabe ? On a une intention expressive qui va dans ce sens-là. Pour revenir vers la traduction, je voudrais d’abord dire que le texte est très important, mais qu’il ne faut pas non plus oublier la mise à distance du texte effectuée par la musique. On peut à un certain moment se passer de la compréhension du texte, car la musique peut suffire et peut même raconter le texte autrement. Mais, ce n’est pas l’avis de tout le monde, puisque Richard Strauss par exemple voulait que l’on joue ses opéras dans la langue du pays. En cours de travail, je change parfois aussi des mots, j’en ajoute. Le metteur en scène a parfois besoin d’un autre mot ou d’une autre note. Le travail est en évolution permanente, on joue huit ou dix fois, et chaque fois est une expérience différente.
Notes de bas de page
1 La création mondiale de cet opéra est programmée à l’Opéra de Metz en 2017.
2 Cet article est la transcription de la table ronde qui a clos la journée d’étude OPEFRA consacrée à « Opéra et littérature » le 1er juillet 2011 à la Société des gens de lettres, Paris.
3 Fleutiaux Pierrette, Nous sommes éternels, Paris, Gallimard, 1990.
4 Votre Faust, sous-titré « fantaisie variable genre opéra », créé à la Piccola Scala de Milan en janvier 1969, fait intervenir le public pour les choix dramaturgiques : six heures de programme sont préparées par les interprètes pour une exécution dont la durée varie entre 2 h 30 et 3 h.
5 Bauchau Henri, Œdipe sur la route, Arles, Actes Sud, 1990.
6 Le ballet Nous sommes éternels a été créé au Théâtre Interface de Sion en Suisse le 5 septembre 2007 par la compagnie Les Chaises ; chorégraphie : Dorothée Franc ; musique : Daniel Perrin ; argument : Pierrette Fleutiaux.
7 La Femme de l’Ogre est un opéra radiophonique commandé par France-Culture et diffusé pour la première fois en 1989 ; Prix Italia 1989. http://www.pierrettefleutiaux.com/opera/opera_femme_de_ogre.htm, consulté en janvier 2015.
8 Fleutiaux Pierrette, Métamorphoses de la Reine, Paris, Gallimard, 1984.
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