Limites et enjeux de l’opéra pour enfants
p. 307-319
Texte intégral
« La musique : la lire, la jouer, l’inventer, l’improviser, la travailler, l’aimer, la chanter, la pleurer, l’oublier, la retrouver, toujours la retrouver. Je pense que c’est le seul art où le phénomène de plaisir est perpétuellement en expansion lorsque l’on écoute à plusieurs reprises un même motif, un même passage ou une même œuvre. Le domaine de la chanson a bien compris ce phénomène : le plaisir est décuplé à chaque nouvelle audition d’un thème souvent “archi-connu”. Mozart ne s’y prend pas mal non plus dans ce domaine… ! Je pense que l’un des plus grands péchés de notre siècle a été de ne pas avoir su dire les choses plusieurs fois de suite, de ne pas avoir su les répéter, bref d’avoir honte d’en éprouver du plaisir, et cela quel que soit le langage utilisé. Ça ne veut pas dire qu’il faut retourner à un langage tonal, je pense que c’est une question de forme, de geste créateur large, au sens passionné ou romantique du terme. En résumé donc, je ne me gêne plus ! Une cellule me plait ? Je la tords, la disloque, l’énerve, l’embellis, la dis et redis…
Est-ce une bonne idée musicale ? Je l’exploite à fond, je la construis, la casse, l’étire, la superpose… L’élaboration abstraite de la matière sonore sera très différente en ce qui concerne l’opéra ; là, on a un texte, un livret qui nous raconte quelque chose1. »
1Graciane Finzi aborde différents genres musicaux en commençant par la musique instrumentale avec son premier Concerto pour violon et orchestre composé à vingt-trois ans, de la musique de chambre, de la musique symphonique, puis de la musique vocale, des œuvres pédagogiques et un peu plus tard, sept opéras dont quatre opéras pour enfants. En 1979, la compositrice devient professeur titulaire au CNSMDP où elle enseigne la formation musicale, le déchiffrage et l’analyse pour les chanteurs.
« Je suis douze heures par semaine avec des chanteurs et ce qui m’a donné le goût d’écrire de l’opéra, c’est vraiment ce travail en profondeur avec eux, le problème d’appréhension de la musique, aller au fond des choses, travailler cette justesse que doit avoir un chanteur par rapport à l’harmonie. Bien sûr, il y a la technique vocale mais je ne donne pas de cours de technique vocale, ils ont leurs professeurs de chant. Quand une note n’est pas juste, on travaille sur l’harmonie et l’intégration de la ligne harmonique, la ligne de chant dans l’harmonie, et on arrive alors à une vraie justesse quand l’oreille est exigeante. Tout cela m’a intéressé, je trouvais les chanteurs très demandeurs et il est vrai qu’ils ont souvent besoin d’être préparés à la musique de nos jours. »
Premiers opéras
2En 1978, Graciane Finzi assiste à la représentation de la pièce Ubohý vrah ou Pauvre assassin de Pavel Kohout au Théâtre de la Michodière avec Claude Rich et Nelly Borgeaud dans une mise en scène de Michel Fagadeau. En 1990, elle décide de reprendre la pièce de ce dramaturge tchèque, pour laquelle elle a eu un véritable coup de cœur, et fait appel à Henri Christophe pour la traduction et la création du livret. Deux ans plus tard, le 17 janvier 1992, Pauvre assassin est créé à l’Opéra du Rhin. Cependant elle décèle dans son écriture quelques « erreurs de jeunesse2 ». En effet, l’orchestration très dense n’aide pas à la compréhension du texte et le projet nécessite une équipe nombreuse sur scène et en coulisse ainsi que des moyens techniques importants. Ces constatations faites, la compositrice peut ensuite mieux anticiper les contraintes musicales et pratiques d’une création qu’elle applique avec beaucoup d’exigence dans ses opéras pour enfants.
3Quelques années plus tard, Graciane Finzi reçoit une commande de l’Opéra-Comique et du ministère de la Culture. L’écrivain Jean-Claude Carrière souhaite reprendre une de ses dramatiques pour en faire un livret. Il propose le projet à Pierre Médecin, alors directeur de l’Opéra-Comique, qui l’accepte. Le livret est ensuite soumis à Graciane Finzi qui appréhende de mettre en musique la philosophie de Socrate, laquelle n’apparaît pas comme une histoire d’opéra. Cependant le style de l’écrivain se veut rassurant et convaincant et la compositrice ne tarde pas à trouver son inspiration. Le Dernier Jour de Socrate est créé le 15 janvier 1998 à l’Opéra-Comique, dans la mise en scène de Stephan Grœgler.
Quatre Opéras pour enfants
Le Clavier fantastique
4Graciane Finzi commence à composer son premier opéra pour enfants en 1999 à l’initiative d’Edmond Colomer, directeur de l’Orchestre de Picardie qui souhaite donner une représentation au Cirque d’Amiens, mobilisant des enfants issus de tous milieux sociaux et de formations diverses. Ce cirque d’hiver avait été inauguré le 23 juin 1889 par Théodore Rancy, sous la présidence de Jules Verne alors conseiller municipal de la ville. Edmond Colomer propose ainsi à Graciane Finzi de composer une œuvre pour 250 enfants, provenant des écoles, collèges et lycées de la région, en prenant pour livret une nouvelle de Jules Verne.
« Je me disais : “mais je ne sais pas écrire pour les enfants, il faut une histoire qui les intéresse”, ça c’est la première des choses. Selon moi, dans un opéra, on doit avoir envie de savoir ce qui se passe après, comme dans un film. Ne pouvant pas lire tout Jules Verne je tombe sur un petit livre qui recense tous les ouvrages de Jules Verne et j’en trouve un qui s’appelle Monsieur Ré dièse et Mademoiselle Mi bémol : un organiste fou veut faire un clavier vivant avec les cordes vocales des enfants. C’est une histoire extraordinaire qui fait peur et qui parle de septième diminuée, qui parle d’arrêt sur la quarte et sixte… Il parle aussi de mineur, de majeur et je me dis que c’est une belle histoire qui va être une vraie leçon de musique pour les enfants. »
5Après la composition, sur un livret de Gilbert Lévy, en amont des premières répétitions, plusieurs réunions sont programmées afin d’informer les professeurs de l’organisation du travail tout au long de l’année. Chaque enseignant et professeur de musique travaille l’opéra avec l’aide d’une partition ludique distribuée aux jeunes chanteurs contenant les chœurs d’enfants, des indications musicales à visée pédagogique et des illustrations.
« Je vais dans les écoles, je rencontre tous les enfants. Lorsque la pianiste n’est pas là, je me mets au piano et je leur dis en les regardant bien dans les yeux (ils sont là 250 devant moi), “vous êtes les seuls actuellement à travailler cette œuvre, vous êtes les seuls à qui on va demander de chanter cette œuvre, vous allez avoir du succès si vous chantez bien sur scène” et ça les valorise. Et tout d’un coup on va leur dire “grâce à vous” et non pas “à cause de vous”, c’est très important.
On arrive au début à capter leur attention pendant dix minutes et puis petit à petit, on arrive à faire deux heures de répétition et un gros travail. Il y a aussi des intervenants, des professeurs de musique et des pianistes. Donc en général si cette entreprise est bien organisée, ils doivent avoir un bon travail de préparation. À chaque expérience, cela a été très important. Les professeurs m’ont dit que les élèves avaient un regard différent quand ils arrivaient le lendemain en classe. Ils apprennent à regarder un chef qui leur montre les nuances, les aide à partir ensemble et c’est toute une découverte de la musique et de la musique ensemble pour comprendre à quoi sert le chef d’orchestre. Cet opéra a beaucoup tourné : à Lille quand j’étais en résidence, à Marseille, à Saint-Quentin-en-Yvelines, à Maisons-Alfort et à la salle Pleyel. Pour ces dernières représentations j’avais un chef d’orchestre, Christophe Mangou, qui fait du soundpainting. Le soundpainting regroupe plus de huit cents gestes indiquant les hauteurs de sons, la durée, la dynamique, le tempo3 … On peut donc faire de la musique sans l’écrire avec uniquement ces gestes, comme le langage des sourds muets. Il y a dans cet ouvrage deux passages en happening » :
« Christophe Mangou a donc profité de cette liberté d’écriture pour leur apprendre quelques gestes de cette technique qui ne sont pas les mêmes que ceux d’un chef d’orchestre.
Il y a deux petits solistes âgés de dix ans, Mi bémol et Ré dièse, qui ont un comma de différence mais se marieront quand même à la fin de l’histoire puisqu’un comma, ce n’est pas si grave et heureusement d’ailleurs, sinon on n’écouterait pas souvent de la musique si on était à un comma près ! J’aimerais bien que tous les chanteurs arrivent à chanter des choses aussi difficiles.
Deux des enfants du chœur des écoles de Saint-Quentin en Yvelines ont été pris en charge par la mairie pour intégrer le chœur d’enfants de Patrick Marco au CRR de Paris et c’est vraiment extraordinaire. »
6Graciane Finzi lit ensuite des lettres écrites par les enfants à propos du Clavier fantastique :
« “Ensuite le régisseur est venu pour nous dire qu’il fallait faire notre entrée, là une grande boule s’est nouée dans mon ventre. Un succès que je n’oublierais pas : Le Clavier fantastique. Nous sommes passés par l’entrée des artistes ça nous a fait bizarre, le régisseur nous a dit à tous ‘c’est parti’ et nous sommes rentrés dans la salle sombre où tout le monde était là et j’avais le trac.”
“Le premier violon s’est levé et il a accordé tous les autres violons pour qu’ils soient à la bonne hauteur.”
“J’avais beaucoup le trac mais je n’étais pas seul. Quand nous sommes entrés en scène nous avons eu un tonnerre d’applaudissements. Pendant le concert j’avais beaucoup le trac mais je fixais le chef d’orchestre. Une fois fini, j’avais encore plus le trac. Ensuite nous avons fait l’échauffement [avec toutes ces vocalises en général faites toujours avec un soin extraordinaire].”
“Les applaudissements commencèrent à s’agiter.”
“Nous sommes entrés par l’entrée des artistes, normal nous sommes des artistes.”
“J’avais le trac de peur de me tromper.”
Je trouve cela extraordinaire. Une fois dans une école une toute petite fille m’a demandé combien de temps j’avais mis à écrire cet opéra et je lui ai répondu “environ une année”. Elle m’a regardé et elle me dit “un an !” et je lui dis “tu sais ce n’est pas beaucoup pour un opéra”, et elle me répond “mais alors vous êtes restée un an sans manger !” et une autre me dit “mais vous regardez la télévision ?”. Elle me mettait sur un piédestal en tant que compositeur. C’est vrai que les touts petits sont extraordinaires parce que l’on fait ce que l’on veut, ils sont vierges de tout et on peut aller très loin dans le travail. La difficulté est lorsqu’ils ne chantent pas pendant un long moment et qu’ils doivent partir en chantant un triolet de doubles croches. Une grande phrase avec des intervalles compliqués, ils se la rentrent dans l’oreille mais là ils doivent être à l’affût pendant tout le passage de façon à partir vraiment au signe du chef. Cela a été une belle expérience, mais elles ont toutes été belles même si elles étaient différentes. »
Là-bas peut-être
7En 2001, Graciane Finzi est invitée en résidence à l’Orchestre national de Lille (ONL) pendant deux ans. Durant la deuxième année, la compositrice reçoit la commande d’un opéra du ministère de la Culture, à l’initiative de François Bou, directeur artistique de l’ONL. Ce nouveau projet, créé le 17 janvier 2003 au Théâtre du Grand Bleu de Lille par des professionnels, s’adresse à un public d’adolescents.
« Lors d’une conférence à Lille en classe de philosophie, je présente une vidéo avec une très belle mise en scène pour parler de mon opéra Le Dernier Jour de Socrate. Je demande ensuite aux élèves : “Est-ce que cela vous donne envie d’aller à l’opéra ?” et une ravissante petite Africaine avec ses nattes me dit : “Pas du tout.” Je lui réponds : “C’est normal et je vous en remercie, parce que je dois écrire un opéra pour des gens de votre âge ; je ne sais pas ce que je ferai, mais je sais déjà ce que je ne ferai pas.” Alors je me suis mise à écouter du rap, du hip-hop non pas pour leur prendre leur rap, mais je me suis dit : “Si je faisais deux pas vers eux ils en feraient dix vers moi.” Pour les rythmes d’Afrique, j’ai beaucoup écrit pour les percussions. J’en écoute, je m’en imprègne. Nous sommes des éponges et on absorbe sans pour autant copier. Il en reste forcément quelque chose. Nous ne sommes plus vierges de la même manière.
Cette œuvre allait être donnée au Théâtre du Grand Bleu qui est une scène nationale pour adolescents. On m’a ainsi fait rencontrer Emmanuelle Marie, Philippe Hollevout – un vidéaste, sculpteur et peintre qui m’a créé des vidéos absolument magnifiques – l’orchestre de dix-sept musiciens auquel j’ai adjoint un accordéon avec deux percussionnistes et de la danse. Tous ces ingrédients me semblaient bien pour séduire un public d’adolescents. L’histoire est un travail commun de tous les acteurs et nous nous sommes mis d’accord pour raconter l’histoire d’une fille noire, Harmonie, qui est adoptée par des parents européens. Une nuit, elle entend le vent l’Harmattan qui va lui souffler d’aller revoir le pays de ses racines. Je voulais qu’elle transite par Marseille – parce que petite, j’ai quitté le Maroc en 1955 et je suis passée par cette ville.
Harmonie prend un bateau et elle arrive en Afrique. Là-bas, elle rencontre un homme qui est l’Harmattan, ce vent du sud qui devient son guide. Elle retrouve ses racines et chante un chant très émouvant en évoquant tous ces gens tués à la machette, le SIDA… Il y a aussi une très belle scène avec son amoureux, Raphaël, qui est resté à Lille et avec qui elle correspond. Elle est dans les sables avec une petite lueur, il lui manque et elle lui dit : “On peut aimer et partir quand même.” »
8En 2006, Là-bas peut-être connaît une nouvelle production à l’Opéra national de Montpellier, sous la direction de Jérôme Pillement.
9L’opéra est ensuite repris dans une nouvelle production en 2006 à Mireuil, un quartier difficile de La Rochelle, à la demande de Sigrid Gloanec, metteur en scène qui est à l’origine de l’association Les Anges rebelles. Cette association d’artistes est ancrée dans le Plan de renouvellement urbain de La Rochelle qui favorise l’écoute et l’échange à travers différentes activités, tout en luttant contre la démolition des commerces et des lieux de vie du quartier. L’opéra de Graciane Finzi trouve alors tout naturellement sa place puisqu’il s’agit cette fois de faire participer les adolescents danseurs de hip-hop au projet.
« Ce qui était formidable, c’est que pendant les répétitions, les enfants, les ménagères venaient. Un mignon petit voyou m’a demandé s’il pouvait toucher la pédale du piano et à quoi elle servait. À un moment où la metteur en scène donnait une indication à un chanteur, ce même petit garçon a continué à chanter la phrase interrompue. Je me sens très engagée et je suis heureuse de faire ce travail en ces lieux. Je ne suis ni de gauche ni de droite, je suis pour que la musique aille dans les endroits où elle ne va pas. »
10Lors de la représentation les adolescents dansent aux côtés de la troupe sur une chorégraphie qu’ils ont travaillée tout au long de l’année. Le cadre de représentation illustre lui aussi un des objectifs sociaux de ce projet. En effet, l’œuvre n’est pas créée dans un théâtre traditionnel mais en extérieur, dans le Théâtre de verdure de Mireuil. Cette ouverture permet aux habitants d’approcher simplement l’opéra.
« Je me souviens d’Emmanuelle Marie me disant que là le texte prenait tout son sens et qu’il était en adéquation avec l’environnement. Cela a été une très belle aventure pour moi. »
Quand un enfant voyage
11Devant l’enthousiasme des enfants et du public pour Le Clavier fantastique, le Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines commande, quelques années plus tard, un autre opéra pour enfants à Graciane Finzi : Quand un enfant voyage. L’œuvre est créée le 12 juin 2004, sous la direction de Pierre-Michel Durand et dans une mise en scène de Gilbert Lévy avec l’ensemble de la Valière et un chœur de 350 enfants.
12L’opéra connaît le même succès auprès des enfants malgré une représentation unique. Le livret est une création originale de Gilbert Lévy sur le thème de l’enfant et de son rapport au monde qui l’entoure.
« Je trouve cet opéra pour enfants très actuel. Il a été écrit il y a plus de six ans et parle de sécheresse, de déboisement et de questionnements d’un enfant qui demande à ses parents : “Pourquoi avez-vous laissé faire cela ?” et c’est, je pense, le questionnement qu’ont tous les enfants et tous les adultes maintenant. Quand un enfant voyage, c’est la création du monde, de l’homme et de la femme. Puis l’enfant arrive en se posant des questions parce qu’il se rend compte que ça ne va pas. La chanteuse dit un moment : “Ce n’est pas moi, ce n’est pas ma faute”, ce qui veut dire que c’est la faute de tout le monde. Je ne suis pas une farouche écologiste, le progrès est extraordinaire et je suis pour le progrès, sans cela on ne serait pas soigné comme maintenant, où les gens vivent jusqu’à cent ans ! Il faut aller avec le progrès mais il y a tout de même des limites. Cet opéra donne à réfléchir. Cette œuvre a été donnée à Saint-Quentin-en-Yvelines avec les écoles de Trappes, essentiellement des écoles de quartiers défavorisés. C’était très difficile au début. Alors on leur a tenu le même discours en leur disant qu’ils étaient les seuls à jouer cette œuvre et on y est arrivé. Le jour du concert, je suis allée les saluer avant de saluer le public et j’ai défilé devant ces trois cents enfants de jardin à cour en leur disant : “Bravo !” et certains avaient les larmes aux yeux et m’ont dit : “Vous avez vu, on y est arrivé !” Ils m’ont fait des petits cadeaux, ils m’ont écrit des lettres. J’ai découvert une mission et le peu de bien que je pouvais faire, je le faisais là. »
13Graciane Finzi compose des opéras pour enfants pour de nombreux jeunes chanteurs, et sans simplifier son écriture musicale. Elle souhaite démontrer à travers ses œuvres que « la difficulté n’est pas une limite4 » pour ces enfants qui ne connaissent souvent pas le chant choral. Son but est de les valoriser en les faisant participer à un opéra composé pour eux. La compositrice se doit d’être ainsi une pédagogue mettant sa musique à la portée des enfants sans pour autant sous-estimer leur capacité d’écoute et de mémorisation.
« Souvent, quand je mets une grande difficulté rythmique, il n’y a pas de difficulté mélodique. Lorsque l’on connaît la musique et qu’on lit la partition, cela nous semble facile mais eux doivent tout mémoriser car ils n’ont pas de notions de solfège. Si on leur demandait de lire à ce niveau, cela prendrait des années. Mais là, par le geste, par la précision du chef, par la répétition, la mémoire et l’écoute de l’autre voix, c’est un travail qui est formidable et on arrive à des miracles auxquels je ne croyais pas au début.
Le texte est de Gilbert Lévy, mon mari, qui a fait la mise en scène et qui est un homme de théâtre. Il a cette particularité extraordinaire de très bien connaître ma musique. Il m’a écrit le livret et je n’ai eu qu’à me mettre les pieds sous la table.
Mon challenge, c’est qu’ils arrivent à chanter quelque chose de difficile, c’est d’aller faire chanter des enfants qui n’auront pas la chance d’aller chanter dans des conservatoires.
Ce n’est pas le texte, le mot ou la langue française mais l’histoire qui m’importe. Je veux que l’histoire les intéresse, qu’on leur raconte, qu’on en parle, qu’on leur donne des exemples. Le mot lui-même je m’en débrouille. Avec toutes les personnes avec qui je travaille, je change le sens des phrases et des mots. »
Drôle de vie, drôle de jeu
14Le dernier opéra pour enfants de Graciane Finzi offre un autre aspect de ce genre aux multiples facettes. Il s’agit en effet d’une œuvre interprétée par des enfants et des adultes amateurs, deux chanteurs professionnels, un orchestre de plusieurs écoles de la région, et qui s’adresse à un public adulte. Ce nouvel opéra pour enfants est une commande de la Communauté de communes du Plateau Picard, à l’initiative de Patricia Murtas, professeur de chant et ancienne élève de Graciane Finzi au CNSMDP. La compositrice se tourne vers un auteur d’Amiens, Philippe Lacoche qui lui propose d’écrire un livret sur Roger Vailland. Ce personnage, né dans la région en 1907 à Acy-en-Multien dans l’Oise, était un écrivain et journaliste engagé. Pour retracer la vie de Roger Vailland dans son livret, Philippe Lacoche s’appuie sur trois ouvrages, Les Écrits intimes de l’auteur, Drôle de jeu et une biographie écrite par sa femme, Drôle de vie. Le titre de l’opéra reprend ainsi ceux des ouvrages complémentaires des deux époux : Drôle de vie, drôle de jeu.
« Roger Vailland est un personnage haut en couleurs car il était résistant, mais aussi alcoolique, drogué, séducteur. Il était un écrivain extraordinaire. L’histoire de Roger Vailland est très touchante. Dans son enfance, un jour où il rentrait à vélo, il a fait tomber un ouvrier polonais. Or l’ouvrier s’est excusé parce que Roger Vailland était issu d’une famille bourgeoise. Le petit garçon qu’il était a trouvé cela très injuste ; il est devenu militant tout au long de sa vie. C’était une très belle âme.
Philippe Lacoche, m’a d’abord écrit le livret sous forme de chansons, forme qui ne me convenait pas. »
15Philippe Lacoche reprend alors le livret à la manière d’une histoire en adaptant le langage de manière plus métaphorique, pour les passages chantés par les enfants lorsqu’il est question de sujets délicats tels que le libertinage ou la drogue.
« Nouveau challenge pour ce projet, qui s’est déroulé dans le plateau Picard où il y a 52 communes pour environ 3 000 habitants et deux petites écoles de musique. On m’a envoyé l’effectif : un violon (trois mois de violon), un violoncelle (six mois de violoncelle), quatorze saxophones, un accordéon qui avait de nombreux prix d’accordéon mais pour le bal musette, il y avait un petit clarinettiste avec son grand-père qui n’avait pas joué depuis longtemps. Tout était un peu faux. À la première répétition, j’ai eu un moment de découragement. Mon mari était venu avec moi et me dit : “Tu vois, c’est bien, c’est fédérateur”, il est bon cet homme ! Dans le chœur des gens de tout âge, un chœur d’enfants, oui c’était fédérateur. À toutes les répétitions, les dames faisaient des tartes, on mangeait et on se retrouvait. Patricia Murtas, la chef de chœur arrivait à faire des miracles avec ces personnes-là et j’ai eu beaucoup de respect pour eux avec toute leur bonne volonté. Le directeur de l’école de musique faisait travailler séparément les petits instrumentistes en dehors des répétitions d’ensemble. C’était une expérience absolument extraordinaire.
Cela s’est très bien passé à tel point que nous l’avons redonné l’année d’après dans deux salles des fêtes et il y avait encore des tartes et c’était merveilleux. Le mari d’une choriste m’a envoyé un enregistrement en DVD avec des photographies de Roger Vailland et des répétitions, il a mis six mois à le faire. Ça pour moi c’est un cadeau plus que précieux. »
Un nouvel opéra : Et nous le monde
« En 2010, Radio France et le Festival de Saint-Denis m’ont commandé un opéra avec le chœur de Radio France et 17 musiciens issus de l’Orchestre national de France et dirigé par ma fille Mélanie Lévy-Thiebaut. Pour le livret, mon choix s’est porté sur Jacques Descordes, le mari d’Emmanuelle Marie5, librettiste, comédien et metteur en scène. La date de création était fixée au 6 mai 2010… Tout à l’air de commencer comme une commande classique faite à un compositeur.
Mais voilà, l’aventure est beaucoup plus périlleuse et passionnante ; il s’agit d’écrire une musique sur des textes écrits pour la plupart par des élèves de Première – Bac professionnel, section maintenance d’équipement industriel du Lycée Bartholdi à Saint Denis. Avec Jacques Descordes nous sommes donc allés à la rencontre de ces jeunes en s’intéressant d’abord à leur travail, leurs machines…
Puis à l’initiative de leur professeur de français, Pascale Dumatey et avec l’aide de Jacques Descordes, ils ont commencé des ateliers d’écriture, trois heures par semaine durant deux mois. Nous sommes loin de cette image stéréotypée des jeunes de banlieues. La concentration, l’écoute et l’investissement de ces élèves ont donné lieu à des moments chargés d’émotion6. »
16Le sujet choisi pour cette création intitulée Et nous le monde est « une suite d’allers-retours entre le monde d’hier (le siècle des Lumières) et le monde d’aujourd’hui et de demain. Jacques Descordes s’intéresse ainsi à l’histoire du Chevalier de la Barre, un jeune homme de 19 ans qui fut victime en 1766 de l’intolérance religieuse. Il est accusé d’avoir tailladé un crucifix puis refusé de saluer une procession religieuse et d’être également lecteur du Dictionnaire philosophique de Voltaire. Pour cela, il est torturé puis décapité et brûlé avec l’exemplaire interdit cloué sur le torse.
« Il a fallu lors de chaque séance de l’atelier d’écriture, ruser, oser abuser de stratégies, composer, discuter, échanger, tenir bon, résister, parfois s’engueuler, creuser profondément, aller chercher loin en eux les pépites d’or, les mots enfouis, leurs mots sensibles, leurs mots-trésors, pour que s’écrive Et nous le monde7. »
17Graciane Finzi met ainsi en regard les deux époques par sa musique qui interpelle l’auditeur sur la vision du monde par l’adolescence d’hier et d’aujourd’hui. L’œuvre devient un « drame lyrique en 14 séquences » et chacune d’elles alterne le texte de Jacques Descordes avec celui des adolescents. Le livret devient un dialogue entre deux personnages d’un temps différent sur des observations communes :
Le Chevalier de la Barre
Si je te dis L comme Loi
Tu me dis que c’est le code de la vie la justice
Nous
C’est soumettre les gens
L’obligation le droit et la limite
Le Chevalier de la Barre
Si tu me dis que c’est le lien qui lie les hommes
L’affinité, la confiance et l’amour
Nous
Je te dis A comme amitié et dans amitié il y a aussi ennemi […]
A D E G F T comme
Je me dirais
Athée est le rien
Dieu est le tout
Enfer est la vie
Je te dirais
Gouvernement corruption
Tolérance zéro
Fanatisme obsession
Je dirais
La folie c’est l’homme
Le Chevalier de la Barre
Si je te dis D comme destin
Tu me diras que c’est la vie tracée
La mort, l’amour, les enfants
Ose l’indicible, respire l’éther du monde
Si tu me dis que c’est la pensée nocturne
Le paradis
Nous
Et le manque de rien
Le Chevalier à la Barre
Je te dirais R comme rêve
E comme égalité
Et puis je te dirai L comme liberté8.
« Je n’ai fait aucune concession quant à mon langage musical. Ils ont regardé, étonnés et subjugués les partitions d’orchestre que je leur montrais tout au long de mon élaboration musicale. Cette partition semblait être un corps étranger entre leurs mains et une certaine fierté commençait à se lire sur leurs visages. »
18Le 6 mai 2011, Et nous le monde est créé dans l’amphithéâtre de l’université Paris VIII à Saint Denis.
« Sur les dix-sept jeunes ayant participé au projet, trois d’entre eux seulement ont accepté de jouer un rôle sur scène, les autres craignant d’affronter leur trac. À travers cette aventure, j’ai été beaucoup touchée par ces textes pleins de peur, de joie, de tristesse et surtout d’espoir9. »
19Ainsi, la variété des opéras pour enfants de Graciane Finzi permet d’aborder différentes approches pédagogiques permises par le genre. De par le choix des livrets et sa mise en musique, ce genre peut devenir une leçon de musique avec Le Clavier fantastique, s’adresser aux adolescents avec Là-bas peut-être, révéler le monde actuel à travers les yeux d’une nouvelle génération dans Quand un enfant voyage et Et nous le monde, ou peindre le portrait d’un homme dont la vie est partagée entre littérature et plaisirs délétères dans Drôle de vie drôle de jeu destiné toutefois à un public adulte.
20Les jeunes peuvent participer de différentes façons à ces projets, par le chant, mais aussi la danse, le théâtre, l’écriture ou la conception du décor et des costumes.
21Les représentations de ces œuvres permettent de valoriser les enfants, parfois en échec scolaire ou issus de milieux défavorisés, en mettant en évidence leurs capacités de mémorisation, de concentration, d’interprétation et de créativité. Graciane Finzi aime repousser ces limites tout en affirmant son style et son appartenance musicale au langage atonal à travers l’écriture orchestrale qu’elle allie habilement aux voix.
22Qu’il soit pour enfants, pour adolescents ou leurs parents, l’opéra pour enfants a pour enjeu principal de faire découvrir l’art lyrique sous un autre jour, dans le souci de séduire un nouveau public. L’opéra pour enfants possède ainsi plusieurs facettes : il est un échange culturel, un partage intergénérationnel et une expérience de vie.
Notes de bas de page
1 Les citations non référencées sont retranscrites de la table ronde de la journée OPEFRA consacrée à « L’opéra pour enfants », organisée par Anne-Claire Di Meglio à la Cité de la Musique, le 12 juin 2010.
2 Entretien avec Graciane Finzi, le 26 septembre 2009.
3 www.soudpainting.com, consulté en janvier 2015.
4 Entretien avec Graciane Finzi, le 6 mai 2010.
5 Emmanuelle Marie est la librettiste de l’opéra pour adolescents, Là-bas peut-être de Graciane Finzi.
6 Entretien avec Graciane Finzi, le 17 mai 2012.
7 Descordes Jacques, Et nous le monde, document dactylographié inédit, p. 1, APC.
8 Et nous le monde, « séquence 5 : les mots du dictionnaire philosophique », livret inédit, p. 8-9, APC.
9 Entretien avec Graciane Finzi, le 17 mai 2012.
Auteurs
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