Avis de Tempête. Entretien avec Georges Aperghis
p. 299-303
Texte intégral
Pauline Birot : Pouvez-vous nous présenter Avis de Tempête, de sa conception jusqu’à sa réalisation scénique ?
Georges Aperghis : C’est venu de l’actualité, des vraies tempêtes météorologiques, ce n’était pas encore le grand tsunami mais il y en a eu d’autres… Les tempêtes de la bourse qui se sont aggravées ensuite. Cela m’a intéressé sur le plan musical, et aussi sur le plan scénique : c’est intéressant de commencer à bâtir quelque chose et finalement vient une perturbation qui balaie tout, fait table rase, donc on recommence ; une espèce de recommencement perpétuel pour essayer de construire quelque chose à nouveau. J’ai pensé aux tempêtes passionnelles… tout cela finalement a progressé peu à peu en même temps que la scénographie, je voyais toute l’équipe, les éclairages, la vidéo… Finalement j’ai commencé par travailler la partie électronique à l’Ircam, en même temps je travaillais avec l’équipe sur l’aspect scénique, cela a pris pas mal de temps pour arriver à trouver ce que je voulais. Une fois la partie électronique finie, je suis vraiment passé à l’écriture de la pièce à partir de textes de Peter Szendy – avec qui on avait commencé dès le début – et d’autres textes.
À la fin il y a un texte de Victor Hugo, des textes de Baudelaire, de Kafka ; il s’agit juste d’une petite balise pour le public qui est souvent perdu dans la tempête…
Le projet s’est monté de tous les côtés en même temps. Le dispositif scénique qu’on a trouvé m’a beaucoup aidé pour la mise en scène ; il faut penser à un cercle sur la scène, au milieu une tour avec une échelle ; dans cette tour il y avait toute la partie technique du spectacle : les écrans, les vidéastes incrustés dans la tour et qui travaillaient la vidéo que distribuaient les écrans, autour de la tour il y avait les musiciens, et en hauteur, des voiles de bateaux, une sphère éclatée, des morceaux d’écrans, sur lesquels se faisaient les projections. Dans un cercle encore plus large évoluaient les trois chanteurs et la danseuse – comédienne. Ils devaient tourner comme les aiguilles d’une montre, toujours de la même façon, toute la difficulté était de savoir à quelle vitesse ils tournaient pour se présenter au moment voulu devant la caméra qui envoyait les images sur les écrans. C’était comme un studio de télévision, s’approcher de la caméra au moment voulu, c’était amusant et cela m’a évité de faire une vraie mise en scène.
P. B. : Pouvez-vous retracer la genèse du livret et son imbrication progressive avec les technologies ?
G. A. : On a commencé le livret avec Peter Szendy. Tout au début je pensais à quatre scènes. Nous avons commencé à travailler là-dessus mais nous ne voyions pas l’intérêt de la chose… Et à un moment Peter m’a dit : « je suis essayiste, philosophe et non scénariste ou librettiste, je ne sais pas très bien comment faire. » Nous nous sommes donc mis d’accord sur une chose un peu étrange, de travailler ensemble, que lui fasse un essai – un livre sur Moby Dick, qui est évidemment une tempête personnifiée. Il a donc commencé à y travailler et cela a fait comme une dramaturgie secrète que l’on ne voit pas au sein du spectacle mais que j’avais au plus profond de moi en écrivant. J’ai repris des phrases de Peter qui sont dans le spectacle et fonctionnent comme un commentaire du spectacle. Tout ce qu’il a écrit, c’était exactement ce que l’on voyait, ce que l’on vivait en tant que spectateur. Notre travail commun a donné le spectacle et le livre de Peter qui m’a beaucoup nourri.
P. B. : Et les technologies au sein de cette œuvre ?
G. A : La vidéo me permettait de faire les gros plans des chanteurs, de la danseuse et d’avoir un monde réel sur scène – on voyait la personne de profil s’approcher de la caméra, de face sur l’écran et si on projetait un fond derrière, elle était en pleine campagne avec des arbres. Double chose : où est le réel du virtuel ? On peut se perdre, avoir l’impression que les acteurs étaient virtuels et que le réel était l’écran, et inversement… C’est ce jeu-là qui a fait le cœur du spectacle.
P. B. : Pouvez-vous expliciter la notion de geste, de mouvement circulaire, de la scénographie et sa circularité par rapport à Avis de Tempête et son sujet ?
G. A. : C’est un peu comme le typhon ou le cyclone, comme leurs noms l’indiquent, ils tournent. On dit même l’œil du cyclone. Je voulais faire des tourbillons et même des mini-tourbillons car les chanteurs souvent tournent sur eux-mêmes comme des toupies. Les caméras les filment d’en haut. L’illusion est donnée que nous les voyons du ciel.
Alain Bonardi : Chaque protagoniste tournait dans le même sens ?
G. A. : Oui toujours dans le même sens. Parfois plusieurs images sont mixées, cela en devient plus tourbillonnant.
P. B. : Imaginons que quelqu’un d’autre mette en scène et monte cette œuvre, qu’est-ce qui changerait au niveau des technologies ? Quel est le propre de l’œuvre ?
G. A : La partition ne bouge pas ainsi que l’électronique allant avec la partition – électronique sonore. Et c’est tout. C’est-à-dire que si quelqu’un veut réinventer, c’est comme un opéra, il faut avoir une idée de mise en scène. Il faut que les choses soient nécessaires et qu’elles aient une fonction très précise. Ce n’est pas intéressant de faire de la vidéo pour faire de la vidéo, cela se retourne toujours contre celui qui le fait.
A. B. : Votre dispositif tel qu’il a été présenté à la création est-il figé dans cette circularité – par exemple, ou peut-il y avoir d’autres façons d’envisager l’œuvre ?
G. A. : Un metteur en scène, un homme de théâtre peuvent reprendre cette pièce et avoir d’autres idées. C’est cela qui est enrichissant. J’ai vu d’autres opéras que j’avais composés et montés dans d’autres versions, complètement étrangères à tout ce que je pouvais imaginer. Très souvent cela fonctionne. Après c’est comme tous les opéras, il faut faire confiance au metteur en scène. Il peut y avoir de bons moments comme de moins bons, mais c’est la vie. En ce moment, un ensemble de musique contemporaine de New York souhaite monter Avis de Tempête et tout reprendre, reconstruire : mise en scène, vidéos…
A. B. : Dans la partition, indiquez-vous des choses, didascalies aux interprètes, aux chanteurs, qui ramèneraient à cette circularité ?
G. A. : Non, premièrement c’est moi qui suis présent lors des répétitions-créations, et deuxièmement je pense qu’il faut laisser les gens assez libres. Il y a cependant des pièces de théâtre musical que j’ai composées où tout est écrit : gestes, rythmes…
P. B. : Qu’attendez-vous des chanteurs et de la comédienne ? Quels sont leurs rôles au sein de l’œuvre, qu’est-ce qui est variable ? La part d’interprétation et d’improvisation éventuelle…
G. A. : La partition est complètement fixée, il n’y a pas d’improvisation. Les chanteurs n’ont pas à surjouer, interpréter des choses, la musique le fait. Je n’ai pas voulu les mettre sur une piste théâtrale. Quand la musique le demande, je les faisais courir, ce qui les essoufflait en chantant, comme un drame physique sur la respiration. La danseuse tournait beaucoup sur elle-même, sa façon de dire le texte était tributaire de son état physique, de la fatigue, de l’essoufflement… Une petite tempête corporelle pour chacun, c’était mon but. Mais ça peut ne pas être une danseuse, mais une actrice qui dit le texte. Chacun sa version.
P. B. : Poussez-vous à bout vos musiciens, votre danseuse ?
G. A. : Oui, il y a un moment où la danseuse tombe, elle a tellement tourné avant. De ce fait la voix est complètement crédible, on voit bien la tempête qui s’essouffle.
P. B. : Quelle est la place du spectateur, du public ? Est-ce qu’il doit être acteur embarqué dans l’histoire ou alors regarder de loin ?
G. A. : Cela dépend des personnes. Certaines aiment se perdre, pour se retrouver et se reperdre… Je travaille beaucoup là-dessus, c’est pour cela que ces petits textes sont des balises où les gens pensent pouvoir se retrouver même s’il s’agit en fait de fausses pistes. On a besoin de temps en temps d’atterrir un peu.
En tant que spectateur j’aime moi aussi beaucoup me perdre, me retrouver… Adolescent, les choses qui m’ont le plus marqué sont celles que je ne comprenais pas réellement. À douze ans, un film qui m’a bouleversé, avec une certaine puissance était un film de Bergman. J’aimerais que les spectateurs soient là-dedans mais aussi pour des raisons musicales. Je me suis aperçu que quand on est perdu, on essaie de trouver des indications qui risquent de nous mener sur une voie quelconque. Comme lorsqu’on débarque dans une ville inconnue, dans un pays étranger, on regarde partout pour essayer de se repérer. Je souhaite mettre le public dans cet état, toutes antennes dehors, pendant une heure. C’est pour cela que mes spectacles ne durent pas plus car je sais que c’est fatigant. Ce qui se raconte c’est le plus important.
P. B. : Par quels moyens pensez-vous que la tempête continue en chacun des spectateurs ?
G. A. : J’aimerais bien, cela rejoint le côté pédagogique. Une fois que l’on a goûté le fait de se perdre – en musique ou au théâtre – et qu’on se rend compte que ce n’est pas si grave que cela, on peut plus facilement oser dans la vie, sortir des grandes avenues, prendre des ruelles, impasses… c’est mieux qu’être toujours sous tutelle, que quelqu’un décide pour vous ce que vous pensez.
Pour moi, quand je parle de cela il s’agit d’une autre dramaturgie, de l’opéra d’avant, avec des personnages, des situations théâtrales où évidemment il y a une histoire de laquelle il est difficile de s’évader, sauf dans des choses un peu oniriques. Comme dans Barbe Bleue de Bartók on peut partir ailleurs, tout est dans la mise en scène évidemment, c’est possible si elle ne souligne pas trop.
A. B. : Avez-vous gardé des témoignages de spectateurs particuliers lors de diverses rencontres ?
G. A. : Oui, le public me raconte des histoires. Les spectateurs ont des versions différentes. C’est intéressant pour moi en partie pour mes prochains spectacles.
A. B. : Comment voyez-vous Avis de Tempête avec un peu de recul dans votre œuvre en général et l’évolution des nouvelles technologies, leur prise sur le spectacle, avec la pratique que vous avez de la création dans ce domaine ?
G. A. : Cela dépend du spectacle, par exemple le dernier Luna Park était sur la surveillance, les caméras étaient donc omniprésentes. J’ai poussé encore plus sur ce spectacle, car les percussions n’étaient pas réelles : le percussionniste avait des sons dans les mains qu’on lui injectait nous, des sons électroniques. C’est la même problématique que précédemment, on ne savait plus où étaient le réel et l’irréel. Qui regarde qui ? Qui espionne qui ? La question de s’espionner soi-même. Ce sont des questions qui sont d’actualité, la surveillance et les caméras dans les grandes surfaces ou plus petites enseignes. Le contrôle en permanence. J’ai beaucoup pensé au texte de Michel Foucault, Surveiller et punir : on ne sait plus vraiment où sont les limites.
A. B : Voyez-vous Avis de Tempête comme une œuvre qui va irriguer d’autres œuvres ou au contraire indépendante ?
G. A. : C’est un peu la suite de Machinations et maintenant Luna Park est un peu la suite d’Avis de Tempête.
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