D’Orson Welles à Gutenberg, les opéras de Philippe Manoury
p. 283-293
Texte intégral
1À ce jour Philippe Manoury a composé quatre opéras, qui font tous appel aux moyens électroacoustiques caractéristiques de la fin du XXe siècle. Nous pouvons les considérer non comme quatre œuvres autonomes, mais comme un corpus, un cycle, une « tétralogie », y repérer des traits constants, caractéristiques du style du compositeur, ou révélateurs de l’état de la création lyrique de notre temps. Nous sommes d’autant plus tentés de considérer ces œuvres comme un ensemble, que nombre d’œuvres du compositeur sont inscrites dans des cycles – tel que Sonus ex machina pour les œuvres avec systèmes temps réel que sont Jupiter, Neptune et Pluton, ou bien encore l’ensemble des œuvres pour instruments à cordes et électronique toujours en cours de réalisation, initié par Partita I.
2Le point de vue adopté pour cette étude est particulier : celui du « réalisateur en informatique musicale », puisque j’ai personnellement participé à la réalisation de trois de ces quatre œuvres.
3Nous parcourrons ce corpus en suivant plusieurs thématiques. Une des questions à laquelle nous tenterons de répondre est celle du pourquoi des moyens électroacoustiques et du ou des rôles qu’ils jouent. Nous nous attacherons également à la question des sujets abordés dans ces opéras, des mythes modernes qui nourrissent l’imaginaire du compositeur et qui sont aussi, comme tout sujet d’opéra, des reflets du temps présent. Nous verrons également s’il existe des similitudes formelles entre ces différentes œuvres.
4La musique de Manoury fait souvent appel à la technologie, mais elle ne lui est pas pour autant consubstantielle : de nombreuses œuvres de son répertoire, en particulier symphonique, sont purement acoustiques. La question qu’on peut se poser est : pourquoi tous ses opéras, sans exception, font-ils appel à l’informatique musicale ? L’opéra des XXe et XXIe siècles mobilise presque nécessairement des moyens d’expression contemporains, c’est-à-dire des technologies. Il semble donc naturel d’utiliser les possibilités de l’informatique musicale. Mais nous verrons en examinant les quatre opéras du corpus que ce n’est pas la seule réponse.
5De nombreuses spécificités et contraintes sont inhérentes à la production d’un opéra en comparaison à la création d’une œuvre pour instrument soliste ou pour ensemble. Il faut faire avec la lourdeur et la complexité d’un processus forcément coûteux et qui mobilise de nombreux acteurs et corps de métiers, sur une durée au total assez longue – depuis l’écriture du livret jusqu’aux éventuelles reprises. Mais d’un autre côté ce sont aussi des projets qui permettent de trouver des moyens techniques, artistiques et temporels aidant à mettre en place certains des fantasmes sonores du compositeur. L’électroacoustique peut avoir un côté spectaculaire, en particulier en ce qui concerne la mise en espace des sons. Pourtant, dans le cadre d’une production d’opéra, on ne peut pas prendre trop de risques, trop expérimenter ; autant dire que ce n’est pas forcément le lieu pour une recherche musicale, ce qui explique que nous trouverons plus d’innovation dans l’utilisation des technologies dites « temps-réel » dans le cycle Sonus ex machina que dans le corpus des opéras ici considérés.
6Un autre aspect est celui de l’inscription de ces œuvres dans l’économie de la création lyrique contemporaine qui a permis à des institutions de passer commande à Philippe Manoury et aux œuvres d’avoir une grande diffusion publique. Nous pouvons par exemple estimer que K… a été vu par près de 20 000 spectateurs à l’Opéra Bastille, ce qui est remarquable dans le contexte de la musique contemporaine. La Frontière a eu une audience moins importante mais a été représentée dans de nombreuses salles : Orléans, Clermont-Ferrand, Metz, Bouffes du Nord à Paris, Rome et Lausanne.
Le corpus
7Tout commence dès 1988 avec un projet d’opéra sur Orson Welles qui devait être créé au Théâtre du Châtelet en 1997. Ce projet n’aboutit pas en tant qu’opéra, mais quelques fragments subsistent au catalogue du compositeur, tel que le Prélude de la nuit du sortilège (1992), Prélude and Wait pour grand orchestre de cent musiciens ou Chronophonies (1994) pour mezzo-soprano, baryton et orchestre symphonique qui n’est autre qu’une suite d’orchestre comportant des extraits de l’opéra inachevé Sorwel. Inévitablement, on retrouve des traces plus ou moins cachées de cette première incursion, infructueuse, dans le domaine lyrique dans tous les autres opéras du compositeur.
8Le premier véritable opéra s’intitule 60e Parallèle et date de 1997. En 1998, le compositeur en tire une suite d’orchestre Douze moments pour mezzo-soprano et orchestre de cent musiciens.
9En 2001 est créé à l’Opéra Bastille K…, un opéra en douze scènes pour voix solistes, orchestre et électronique en temps réel. Dans Slova, composé en 2002 pour le chœur de chambre Accentus, Manoury réutilise d’une manière complètement acoustique des matériaux sonores dont l’origine se trouve dans les parties synthétiques de l’opéra – qui fait appel à un chœur virtuel créé par des moyens purement informatiques.
102003 voit la création de La Frontière, un opéra de chambre en quatre tableaux pour six chanteurs, neuf musiciens et système électronique temps-réel.
11Après ce troisième opéra, j’ai collaboré avec Philippe Manoury sur deux projets incluant des moyens vocaux, orchestraux et scéniques mais qui ne sont pas des opéras. Il s’agit de Noon (2003), sur des poèmes d’Emily Dickinson, pour soprano solo, chœur mixte, station temps-réel et grand orchestre et On Iron (2006) sur des fragments d’Héraclite pour voix solistes, chœur mixte, percussion, électronique et vidéo, mis en scène par Yannis Kokkos. Ces deux œuvres ne font pas partie du corpus ici considéré mais il faut les citer car leurs parties électroacoustiques sont liées – techniquement – intimement à celles des opéras.
12Le quatrième opéra dont nous allons parler s’intitule La Nuit de Gutenberg : composé en 2010, il a été créé à l’Opéra national du Rhin en septembre 2011.
60e Parallèle
13Le premier opéra achevé de Philippe Manoury a été composé entre 1995 et 1996. Il résulte d’une commande conjointe du Théâtre du Châtelet et de l’IRCAM, avec le soutien de la Fondation Beaumarchais, de M. Paul Sacher et de l’Orchestre de Paris. Le livret est de Michel Deutsch. Il a été créé le 10 mars 1997, au Théâtre du Châtelet, dans une mise en scène et des décors de Pierre Strosser, sous la direction de David Robertson. Les chanteurs étaient Donald Maxwell, Jean-Philippe Courtis, Hedwig Fassbender, Rie Hamada, Ian Thompson, Jean-Marc Salzmann, Marie-Thérèse Keller, Menai Davies, Paul Gay, Magdalena Wiedenhofer. La partie électroacoustique a été réalisée dans les studios de l’IRCAM par le compositeur assisté du réalisateur en informatique musicale Leslie Stuck.
14Le prologue de 60e Parallèle1 consiste en une musique électronique qui utilise des sons concrets musicalisés et spatialisés, en l’occurrence les bruits des panneaux d’affichage d’un aéroport, lieu unique dans lequel se déroule l’intrigue. Nous trouvons dans les œuvres de Manoury, depuis En Écho (1993-1994), des sons concrets qu’il intègre à son discours musical électronique, non pas comme de simples objets sonores reconnaissables et référentiels, mais comme des éléments avec lesquels il peut véritablement composer, en les transformant grâce aux techniques de l’informatique musicale. Le prologue électronique de cet opéra est, d’un point de vue sonore, très proche de celui de l’opéra suivant, K… Le prélude qui suit ce prologue est un réemploi de La Nuit du sortilège, qui n’est autre que Prelude and wait. Nous verrons que la fonction musicale et formelle du prélude dans tous les opéras de Manoury est très particulière : souvent l’opéra est un développement, une réécriture du prélude qui est donc lui-même une sorte de résumé de l’opéra.
15Au sujet de Prélude de la nuit du sortilège pour orchestre, créé lors du festival Présence 1992 par l’Orchestre National de France sous la direction de David Robertson, Manoury écrit :
« Il s’agit d’un “flash-back” en accéléré, procédé analogue à celui qui consisterait à rembobiner rapidement un film ou un CD dans lequel on reconnaît fugitivement certains aspects de l’œuvre. Les matériaux proviennent de ceux symbolisant la vieillesse, puis en remontant le temps, aboutissent à ceux qui représentent l’enfance. La suite de l’œuvre effectue le trajet en sens inverse dans lequel les éléments de ce prélude réapparaissent sous forme de transitions qui seront absentes de l’opéra2. »
Fonctions de l’électroacoustique
16La raison principale qui explique que tous ces opéras font appel à l’électroacoustique, c’est, tout d’abord, que pour ce compositeur, il s’agit d’un mode d’expression naturel, au même titre que l’écriture instrumentale ou orchestrale. Cette aisance, assez rare parmi les compositeurs de sa génération est le produit d’une longue expérience puisque son premier contact avec l’informatique musicale date de 1975 alors que Pierre Barbaud est son professeur ; sa première œuvre avec moyens électroniques est Zeitlauf composée en 1982.
« L’informatique musicale est pour moi un mode d’expression comme un autre, comme l’orchestre, pas plus chargé, ni moins. Il se trouve que je travaille avec la musique électronique depuis 15 ans ; ici elle fait partie de l’ensemble, même si elle n’est pas présente dans la continuité. Elle prend en charge l’utilisation musicale de sons concrets (bruits d’avion, de panneaux d’affichage…) afin de rejoindre les sons de l’orchestre. Elle établit aussi un rapport nouveau entre les voix et l’orchestre dont elle reproduit les harmonies avec la couleur des voyelles des chanteurs. Enfin, elle produit une spatialisation des sons qui ont une fonction dramaturgique précise. La musique de synthèse et celle de l’orchestre ne s’opposent pas, mais agissent en complémentarité constante3. »
17Dans ce texte, Manoury explicite trois caractéristiques importantes de son usage de l’électronique, que l’on retrouve dans tous ses opéras : l’utilisation musicale de sons concrets, la vocalité informatique et une dramaturgie de la spatialisation.
K…
18K… est une adaptation en douze scènes, fidèle à l’esprit et à la lettre, puisque chantée en allemand, du roman fragmentaire de Franz Kafka, Der Prozeß4. Il a été composé en 2000-2001 et créé le 7 mars 2001 à l’Opéra Bastille, commanditaire de l’œuvre, par Andreas Scheibner, Susan Anthony, Eva Jenis, Nora Gubisch, Nicolas Cavallier, Gregory Reinhart, Kenneth Riegel, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, Wilfried Gahmilch, Robert Wörle, Ian Thompson, Youri Kissin et Nigel Smith. L’orchestre de l’Opéra national de Paris était dirigé par Dennis Russell Davies, la mise en scène signée André Engel et les décors de Nikki Rietti. C’est à cette occasion que je collabore pour la première fois avec Philippe Manoury en tant que réalisateur en informatique musicale5.
19La position de réalisateur en informatique musicale me donne un point de vue privilégié sur cette œuvre puisque j’ai été le témoin et l’acteur de sa réalisation, depuis les prémices du travail de création jusqu’aux représentations, et au-delà. Dès avril-mai 1999, avant même la composition de l’œuvre, nous faisons les premiers tests de spatialisation dans la grande salle de l’Opéra Bastille, nous procédons également à des enregistrements du chœur qui nous serviront à mettre au point la synthèse du chœur virtuel.
20Entre 2000 et 2001, Philippe Manoury compose l’opéra dans les studios de l’IRCAM. Il est essentiel pour lui de composer la partition en même temps que se fait la construction des sons électroniques : ces deux éléments sont indissociables et travaillés au même niveau et avec la même exigence.
21Entre janvier et mars 2001, je suis présent depuis le début des répétitions à l’Opéra Bastille, pendant que se fabrique la mise en scène avec André Engel. Le fait que la partie électronique soit intégrée dès le début des répétitions a été très important pour une bonne osmose de cette partie avec les autres éléments du spectacle, la scénographie, le décor, les lumières.
22Sept représentations ont eu lieu au cours du mois de mars 20016, puis l’opéra est repris deux ans plus tard dans la même salle. À nouveau, j’assiste à toutes les répétitions en mars 2003 et assure, avec le compositeur, la diffusion sonore des cinq représentations7.
23Les raisons qui président au choix de ce sujet et de ce texte par Philippe Manoury sont à la fois cinématographiques et littéraires : il est fasciné par les littératures fragmentaires, comme en atteste de choix des textes qu’il met en musique, d’Héraclite à Émily Dickinson et de Georg Webern à Emmanuel Hocquard. Le choix du livret a résulté d’un parcours très long et tortueux. Le chemin qui a amené Manoury à choisir ce sujet est fort compliqué. En effet, le projet initial était un projet sur Orson Welles. La composition de cet opéra était déjà bien avancée lorsqu’elle a été stoppée par les ayants droit. Quelques scènes avaient même été jouées en version de concert ; le prélude de cet opéra (Prelude and Wait, 1995) ayant été réemployé dans l’opéra précédent 60e Parallèle.
24Est-ce pour cette raison juridique que Manoury s’est tourné vers Le Procès ? Ou alors parce que Welles l’avait mis en scène ? Ou bien simplement par affinité avec ce texte ? Toujours est-il que l’on retrouve par ces péripéties autour du livret l’importance de certaines œuvres cinématographiques pour le compositeur.
25Dans le prologue de l’opéra, nous voyons Joseph K., endormi à son bureau. Nous pouvons imaginer qu’il rêve de son avenir, que tout son procès n’est qu’un lent et véritable cauchemar.
« Cette histoire est racontée dans un roman intitulé Le Procès. Ce qu’elle signifie ? Ce qu’elle semble signifier ? Il n’y a ni mystère, ni énigme à résoudre. On pourrait dire que la logique de cette histoire est la logique d’un rêve… ou d’un cauchemar8. »
26Or l’interprétation onirique du Procès n’est pas dans Kafka mais provient directement de l’adaptation d’Orson Welles.
« D’abord catalysatrice, la musique du Prélude a fini par trouver sa véritable fonction. Fonction poétique autant que formelle. L’opéra tout entier peut être vu comme une gigantesque réécriture du Prélude9. »
27Le fait d’avoir dans le prologue une prémonition de la fin – un flash forward – crée une forme cyclique. Tout l’opéra est, en quelque sorte, contenu dans le prologue, comme l’exécution de Joseph K. est contenue dans son rêve10.
28L’utilisation de l’espace dans un spectacle musical n’est pas nouvelle, songeons à Gabrieli à Venise, ou à Berlioz en son Requiem, mais elle revêt une importance toute particulière dans K… : sa fonction y est multiple.
29Tout d’abord, il s’agit de renouveler le rapport du spectateur au spectacle. Habituellement, ce rapport est frontal, avec une nette ligne de coupure entre la scène et la salle. Les moyens électroacoustiques permettent de franchir cette frontière avec des sons dont les trajectoires traversent tout l’espace : les éblouissements, les vertiges, suggérés à plusieurs reprises par Franz Kafka, sont incarnés par ce que Manoury nomme des black-out. Ensuite, il faut occuper tout l’espace public de la grande salle de l’Opéra Bastille, un espace gigantesque à l’instar de celui de la cathédrale de l’avant-dernier chapitre, y compris dans une spatialisation verticale pour passer de l’effet surround désormais habituel au (home-) cinema à la spatialisation en trois dimensions incluant une verticalité de l’espace11. Enfin, et d’une façon totalement anti-naturelle, il est nécessaire de créer des espaces virtuels simultanés, comme si à l’intérieur de la cathédrale coexistaient plusieurs lieux, des espaces acoustiques différents et co-présents.
30Les moyens électroniques mis en œuvre permettent donc d’enserrer le spectateur comme si, tout en assistant à l’opéra, il était aussi à l’intérieur de la foule qui murmure, ou du chœur qui chante12 : « Je souhaite que le spectateur se croie à l’intérieur de la scène. Qu’il oublie qu’il est extérieur à l’action qui se déroule devant lui13. »
31Cette mise en abyme se retrouve dans la scène finale, car profitant du fait que les bourreaux de K. sont comparés dans le roman à des acteurs de théâtre, la mise en scène fait se dérouler la mort de K. devant des figurants, les spectateurs, au sein d’un décor qui est celui du théâtre. Dans ce spectacle, l’auditeur est donc plus amené à s’identifier au personnage collectif de la foule-rumeur-chœur antique qu’au héros tragique qui est le point central mais aveugle du roman.
« L’ambiguïté du tragique de Kafka, dès lors qu’on aborde le problème de la collectivité et du personnage tragique, c’est de constater que si la rumeur est à l’origine de l’arrestation de Joseph K., alors cette rumeur-chœur est un chœur mauvais, un chœur déréglé14 puisqu’il a, par la calomnie, condamné Joseph K. Il n’est donc pas un adjuvant, mais bien l’un des calomniateurs possibles. Manoury a peut-être fait de la dimension collective de la calomnie un traitement qui compte parmi les plus intéressants. Il a diffusé avant le lever du rideau des sons en volume croissant et spatialisés selon un modèle circulaire. Dès le début de la représentation, le bruit de la salle est mélangé à celui du spectacle qui commence déjà. La condamnation de Joseph K., c’est en partie le public qui la prononce ; Manoury a ici restitué l’un des moteurs essentiels du spectacle de la tragédie, la responsabilité collective au-delà du spectacle, l’enjeu de la pièce comme enjeu pour la collectivité15. »
« Quelqu’un avait dû calomnier Joseph K. car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un beau matin16. »
32De bouche à oreille, la rumeur se transmet par des chuchotements, de près ou de loin, à des distances variables. Et ces disques qui tournent très lentement symbolisent la propagation de cette rumeur. : « L’accusation de Josef K. dont les motifs ne seront jamais révélés, ni même son éventuelle culpabilité ou innocence, feront qu’il se sentira de plus en plus étranger, impuissant à arrêter cette rumeur qui n’en finit pas de s’étendre17. »
33À partir d’En Écho (1994) pour voix et temps-réel, Manoury fait appel à des sons extramusicaux qu’il tisse avec la trame musicale, en en changeant le sens ; par exemple, le son d’obturateur de la photographie qui se transforme progressivement en son de train, rapprochant ainsi les thématiques du voyeurisme et du voyage à l’œuvre dans le roman Lolita de Nabokov. Ainsi les machines à écrire illustrent le décor de la banque dans laquelle travaille Joseph K. mais sont aussi l’occasion d’un rythmique fugato, et les cris des fillettes qui importunent le peintre Titorelli se transforment en cris d’oiseaux révélant le côté volière du décor de cette scène.
La Frontière
34Après K…, qui mobilise tous les moyens de production d’une grande maison d’opéra et entraine aussi des difficultés de reprise, Manoury pour son opéra suivant, essaye de réaliser un projet moins coûteux et donc plus facile à faire tourner. C’est pourquoi La Frontière relève du genre de l’opéra de chambre : il fait appel à six chanteurs, neuf instrumentistes, dont un pianiste (Alain Planès) qui dirige l’ensemble à la manière du continuo baroque18. Mais, malgré cette économie de moyens, Manoury n’abandonne pas pour autant le système électronique temps-réel, que j’ai réalisé avec lui à l’IRCAM. Cet opéra, commandité par la Scène nationale d’Orléans a été composé en 2003 sur un livret de Daniela Langer. Après un mois de répétitions au Carré Saint-Vincent à Orléans avec Yoshi Oida, le metteur en scène, il a été créé le 1er octobre 2003, par Virginie Pochon, Doris Lamprecht, Dominique Visse, Romain Bischoff, Nigel Smith, Vincent Le Texier, l’ensemble belge Ictus et Alain Planès, dans une scénographie de Thomas Schenk.
35L’opéra comporte quatre tableaux ; sa forme, lointainement inspirée par la structure du roman faulknérien19, obéit à une construction symétrique avec un prologue auquel répond un épilogue. Ici encore, le prologue en style de berceuse-mélopée d’un folklore imaginaire a une fonction structurante puisque l’histoire racontée par l’opéra est celle de cette mélodie remémorée par l’héroïne qui lui permet de retrouver sa propre histoire, ce que Manoury nomme « les aléas d’une mélodie récursive20 ».
36Juste après cette chanson introductive, dans la partie électroacoustique nous entendons des bruits de marteaux en polyrythmies complexes. Nous retrouvons encore l’idée de musicalisation de sons concrets puisque ces marteaux sont maniés par les deux individus qui réparent une porte mais servent également de métronomes : les chanteurs devant chanter à des tempos différents, comme dans la scène du bal de Don Giovanni de Mozart.
37Après la création, la troupe de cet opéra de chambre part en tournée : à Strasbourg (Maillon Wacken, le 5 octobre), à l’Arsenal de Metz, à la Comédie de Clermont-Ferrand et aux Bouffes du Nord à Paris (dont Yoshi Oida est un familier). Nous avons aussi franchi des frontières pour le jouer à Lausanne et à Rome.
La Nuit de Gutenberg
38Les livres et la technologie sont deux thèmes qui revêtent une grande importance dans le répertoire des opéras de Manoury. C’est sans doute ce qui l’a amené à choisir Gutenberg comme héros d’opéra. Ce personnage historique n’a pas réellement la consistance nécessaire pour être un héros, pourtant, en tant que nom propre, il représente une étape importante de notre civilisation.
39Manoury et son librettiste Jean-Pierre Milovanoffen font un mythe en procédant à une actualisation uchronique de son personnage. Cette mise au goût du jour d’un mythe ancien existe dans d’autres projets théâtraux contemporains : tel que Quartet de Heiner Müller qui est le déplacement de l’action des Liaisons dangereuses d’un salon avant la Révolution vers un bunker d’après la troisième guerre mondiale et que Luca Francesconi transforme en un opéra sur l’actualité ou l’aspect intemporel de la Marquise de Merteuil.
40Cette démarche est-elle très différente de celle, par exemple, de Rameau qui met en scène les noces de Platée et de Jupiter à l’occasion du mariage du Dauphin ? Et au-delà, la fonction des technologies informatiques est-elle d’une nature si différente que celle des machineries baroques ?
41Cet opéra a été à l’Opéra national du Rhin à Strasbourg, qui l’a commandité, le 24 septembre 201121.
42Il est mis en scène, comme le précédent, par Yoshi Oida, avec une scénographie de Tom Schenck et fait appel à trois chanteurs : Nicolas Cavallier (Gutenberg), Eve-Maud Hubeaux (Folia) et Mélanie Boisvert (l’hôtesse) ; et aussi un petit chœur, un chœur d’enfants, l’orchestre et un dispositif d’informatique musicale en temps réel.
43En tant que réalisateur en informatique musicale, j’interviens à nouveau sur les trois phases de la production : notation/réalisation/interprétation. La notation consiste en la fixation des idées musicales et sonores sur la partition (l’écriture) et dans la partie électronique (sous la forme de partition au format « antescofo »), dans ce cas particulier, la phase de notation est surtout prise en charge par le compositeur.
44La réalisation proprement dite correspond à la programmation de la machine informatique qui va lire cette notation – ici, cette machine est programmée en patch PureData. J’ai également procédé à une virtualisation du patch, qui permet sa traduction dans d’autres environnements, afin de permettre sa pérennité et sa diffusion, Gutenberg oblige ! Cette virtualisation, qui consiste en une description à un niveau supérieur, une notation opérationnelle, forme d’écriture des processus, permet en effet de ne pas dépendre d’un environnement unique, d’anticiper les portages ultérieurs, assurer une meilleure pérennité.
45Et, enfin, la part d’interprétation est pour moi essentielle dans le métier de réalisateur en informatique musicale : interprétation des intentions du compositeur, diffusion du son pendant les représentations et tous les ajustements qui permettent à la partie électroacoustique de s’intégrer parfaitement à la mise en scène, l’architecture et l’acoustique des théâtres dans lesquelles ces opéras sont représentés.
*
46Par ma connaissance pratique des opéras de Philippe Manoury – j’ai participé à leur réalisation et leur exécution – je perçois des éléments reliant 60e Parallèle, K…, La Frontière et La Nuit de Gutenberg. Cette collaboration au long cours me permet d’avoir une position privilégiée, plus que sur chacun des opus, mais sur le parcours créatif, l’ensemble des œuvres. Cette situation privilégiée, à la fois au cœur de la création et en même temps un peu en retrait, permet au réalisateur en informatique musicale de tisser des relations que le compositeur ne voit pas forcément, étant pris dans sa démarche poïetique.
47Les quatre opéras de Philippe Manoury sont des mondes autonomes avec des sujets différents et des caractéristiques musicales très contrastées et, en même temps, il existe entre eux une unité profonde et des liens forts.
Notes de bas de page
1 CD Naxos 8.554249-50, 1998.
2 Manoury Philippe, note de programme, Chronophonies, Paris, 1994, http://brahms.ircam.fr/works/work/19369/.
3 Manoury Philippe, note de programme, CD 60e Parallèle, Naxos, 1998.
4 Ramstrum Momilani, From Kafka to K…, a multimedia exploration of philippe Manoury’s opera K…, DVD, IRCAM CGP, Paris.
5 Lemouton Serge, « Du rôle des techniques audionumériques dans un opéra du XXIe siècle », A. Bonardi (dir.), Art lyrique et art numérique, OMF, série « Conférences et séminaires », no 13, Paris Sorbonne, 2002.
6 Les 7, 10, 12, 20, 23 et 27 mars 2001.
7 Les 22, 24 et 29 avril, 6 et 9 mai 2003.
8 Welles Orson, The Trial, Londres, Lorrimer Publishing, 1970.
9 Manoury Philippe, 60e Parallèle : la musique comme la partie cachée d’un iceberg, CD 60e Parallèle, Naxos, 1998.
10 Dans notre article « Generating Melodic Harmonic and Rhythmic processes in K… an opera by Philippe Manoury », The OM Composer’s book. 1, Paris, éditions Delatour, 2006, nous analysons le matériau harmonique du prélude, qui constitue une prémonition condensée de la passacaille finale structurant la marche au supplice de Joseph K.
11 Sur cet aspect chez Kafka, voir Deleuze Gilles, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1972.
12 Schnell Norbert et al., Synthesizing a choir in real-time using Pitch Synchronous Overlap Add, actes de l’International Computer Music Conference, Berlin, ICMA, 2000.
13 Manoury Philippe, Va-et-vient, entretiens avec Daniela Langer, Paris, Musica Falsa, 2001, p. 124.
14 Nous soulignons.
15 Leterrier Étienne, Formes et enjeux du tragique dans Le Procès de Kafka et ses adaptations à la scène et à l’écran, mémoire de maitrise, Paris X Nanterre, juin 2003.
16 « Jemand mußte Josef K. verleumdet haben, denn ohne daß er etwas Böses getan hätte, wurde er eines Morgens verhaftet » (Kafka Franz, Der Prozess, nous traduisons).
17 Manoury Philippe, Va-et-vient…, op. cit., p. 130.
18 Finalement pendant les représentations, le compositeur assure lui-même la direction.
19 Faulkner William, Light Of August, New York, Garland, 1987.
20 Texte d’accompagnement du CD Pentaphone – Prelude and Wait – Sound and Fury consacré aux œuvres orchestrales de Philippe Manoury, Orchestre philharmonique de Radio France, direction Zoltan Pesko ; CD Naïve Densité 21, DE008, avril 2010. La cinquième pièce de Pentaphone (1991) s’intitule « La mélodie récursive ».
21 Trois représentations ont lieu les 24, 27 et 29 septembre 2011 et une représentation à la Filature de Mulhouse, le 8 octobre.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La création lyrique en France depuis 1900
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3