Le Petit Chaperon rouge de Georges Aperghis : questionnements autour du genre
p. 263-272
Texte intégral
1Le Petit Chaperon rouge de Georges Aperghis, « théâtre musical pour enfants » créé en 2001, appartient aujourd’hui au répertoire de la programmation jeune public des maisons d’opéra. Cet article, fondé sur mes recherches de doctorat, présente une analyse de trois moments de vie de l’œuvre : le discours du compositeur, le cadre institutionnel de sa réalisation, ainsi que sa réception par des enfants d’âges divers, en s’appuyant sur une ethnographie menée autour de la reprise de l’œuvre à l’Opéra-Comique en mai 2010. L’intégration de ces trois extraits d’analyse dans le contexte européen de la création contemporaine pour l’enfant-spectateur essaiera de mettre en évidence quelques problématiques centrales de l’opéra pour enfants aujourd’hui.
Pour une distinction de l’opéra jeune public
2L’expression opéra pour enfants rassemble une richesse infinie de formes et pratiques allant de l’opéra professionnel au spectacle scolaire de fin d’année en passant par des formats hybrides. Dans les écrits théoriques, notamment allemands, plusieurs tentatives de classification du genre ont été entreprises, sans qu’une solution unique n’ait été adoptée. Ainsi artistes, professionnels et chercheurs continuent à employer ce terme générique, malheureusement souvent avec une seule définition en tête. Pour éviter toute confusion terminologique, je propose une distinction à partir des acteurs visant à éviter une classification hiérarchique et réductrice des divers genres. Apparaissent alors trois formes :
- productions participatives (pour voix d’enfant) dont les interprètes sont des amateurs (souvent l’enfant) ;
- productions pour l’enfant-spectateur : des œuvres qui exigent des interprètes professionnels ;
- productions mixtes qui réunissent professionnels et amateurs.
3J’envisagerai ici exclusivement des productions s’adressant à l’enfant-spectateur, sur un terrain de référence européen, en particulier les maisons d’opéras germanophones et celles de l’association RESEO1.
*
4En parallèle à la mise en place d’activités éducatives au sein des institutions lyriques2, les années 1980-90 voient apparaître des programmations spécifiques jeune public. Ces nouveaux spectacles pour enfants sont principalement des adaptations du grand répertoire, réduisant les œuvres dans leur durée et adaptant leur contenu au niveau d’expérience des enfants. Investies par une forte exigence pédagogique, elles forment un rite de passage visant à préparer l’enfant à sa future rencontre avec le grand répertoire. En s’adaptant aux horaires scolaires, une programmation spécifique se met en place, instaurant une séparation entre public d’enfants et public d’adultes.
5Alors que l’enfant était considéré, aux débuts des programmations jeune public, comme le public de l’avenir, il est aujourd’hui de plus en plus perçu comme un public à part entière par les institutions. Cette nouvelle conception de l’enfant génère une modification dans la sélection des œuvres. Les traditionnelles adaptations côtoient des œuvres du répertoire adéquates pour un public d’enfants et présentées en version intégrale3 et aussi des commandes. Les maisons d’opéra, considérées comme lieux de qualité au sein d’une ville et d’une nation, transposent leur exigence esthétique et artistique sur cette programmation à part. Toutefois, la dénomination jeune public porte le risque d’une ghettoïsation : non seulement de l’enfant-spectateur, mais aussi des œuvres délaissées par le grand public, alors qu’elles n’ont rien à envier à la qualité ni à la recherche esthétique des programmations habituelles. Pour cette raison, de nombreux compositeurs refusent l’appellation opéra pour enfants et préfèrent, tout comme certains programmateurs, des labels plus flexibles comme tout public ou opéra familial.
L’analyse du discours de Georges Aperghis : Le Petit Chaperon rouge, une création en direction des enfants
6Le discours développé par Georges Aperghis sur Le Petit Chaperon rouge, créé en 2001 par l’ensemble Reflex à la Philharmonie de Cologne, permet de mettre en évidence quelques caractéristiques centrales de ce nouveau type de création. En effet, ses réflexions synthétisent les préoccupations principales des compositeurs au sujet la création contemporaine pour enfants4. Dans le cadre limité de cette analyse, voici les aspects les plus significatifs qui ont influencé l’acte créateur dans la composition du Petit Chaperon rouge.
« Mon problème c’était de ne pas changer de musique, de ne pas faire de la musique pour les enfants. Il fallait que ce soit aussi pour les adultes. C’est la même chose. Les enfants comprennent énormément de choses, il faut juste savoir les prendre. […] Dans la mise en scène, j’ai essayé que les enfants se retrouvent dans un jeu et que l’histoire passe à travers les jeux. Pour moi c’était pas tellement différent. J’ai fait des œuvres pour adultes aussi basées sur des jeux d’enfants. […] Je voulais juste montrer ce que je pensais de l’histoire – montrer le drap, le lit – c’est quand même l’histoire de perdre sa tutelle, de perdre sa virginité. C’est ça qui était intéressant de voir là-dedans, c’est toujours actuel, ça s’adresse à tout le monde5. »
7Georges Aperghis souligne avoir travaillé selon ses méthodes habituelles car cette œuvre s’adresse aussi aux adultes. L’ajout pour enfants au sous-titre de la partition, théâtre musical pour enfants, montre un élargissement du public adulte au tout public : il ne s’agit pas d’un ajout restrictif, excluant le public adulte. Pourtant, le discours du compositeur montre que cette composition diffère d’une œuvre pour le public général, car l’enfant-spectateur influence dès le début le processus de création.
8L’intention d’une réception plurielle par divers groupes d’âge et niveaux d’expériences est une des premières et des plus importantes caractéristiques de la création contemporaine pour enfants. Dans l’œuvre d’Aperghis, le choix de présenter un conte de fées implique déjà une possible pluri-réception. Même si les contes de fées sont associés directement au monde de l’enfance, leur origine orale fournit une structure permettant des interprétations multiples selon l’expérience et l’âge du spectateur. Alors que les enfants de la maternelle des Écluses du canal Saint-Martin à Paris voient dans le loup l’adulte étranger auquel il ne faut pas parler, les élèves plus grands devinent déjà très nettement l’objet principal, le passage de l’adolescence à l’âge adulte, la perte de la virginité ou « la transformation du Petit Chaperon rouge en Loup », comme le dit Aperghis.
9La possibilité d’une réception plurielle est aussi intégrée dans l’écriture musicale qui reste dans le style usuel d’Aperghis. Les enfants de cette école l’entendent comme « une musique inhabituelle qu’on ne peut pas chanter et qu’on n’écoute pas tous les jours6 », donnant ainsi leur définition de la musique contemporaine. Si la composition musicale ne s’est pas adaptée à l’univers des enfants, son usage dans le spectacle subit en revanche plusieurs ajustements. Le théâtre musical d’Aperghis ne prévoit pas de limite entre la musique et l’action dramatique. Texte décomposé, jeux et fragments musicaux sont des outils vierges au début du processus de « com-position » : l’assemblage des éléments pour raconter différemment l’histoire de la petite fille du village qui rencontre le loup en allant chez sa grand-mère.
10La manière de mettre en musique cette histoire est influencée par le spectateur ciblé, c’est-à-dire par un mélange d’idées sur l’enfant dans la perception personnelle du compositeur, de ce qui est l’enfant et des souvenirs de sa propre enfance. Aperghis privilégie à cet égard deux sentiments : le sens de responsabilité et la peur.
« Un spectacle pour enfants, ça donne plus de responsabilités en fait. Je n’aurais pas voulu qu’un enfant décroche au milieu du spectacle – par exemple quand il n’y a que de la musique. […] C’était une expérience intéressante, parce que c’est un public très exigeant. […] Ce public me fait peur, parce qu’ils sont tellement rapides dans la tête. Il faut toujours se mettre à la place de quelqu’un qui découvre, un instant il faut arrêter l’action pour qu’ils puissent rêver, un moment il faut aussi la reprendre pour ne pas régresser. Cet équilibre, c’est ça qui est intéressant ici. […] Pour les adultes, je n’ai aucune inquiétude, enfin j’y pense mais je me dis qu’ils n’ont qu’à suivre. Pour les enfants – c’est comme si on racontait mal une histoire, l’enfant commence à faire autre chose. Il faut prendre les enfants par la main et il ne faut pas les lâcher. Il ne faut pas les brusquer – contrairement aux adultes7. »
11Cette conscience de ses responsabilités à propos de la réception du spectacle par l’enfant est très développée chez Aperghis, comme chez d’autres compositeurs. Il met en œuvre plusieurs techniques pour garder l’attention et la concentration de l’enfant, comme l’organisation du rythme du spectacle fondé sur la diversification et le contraste de plusieurs paramètres, à la fois musicaux, scéniques et narratifs, ou encore l’alternance de scènes musicales, rapides et sereines, avec des dialogues dramatiques ou sentimentaux. Plusieurs compositeurs soulignent l’importance de ne pas laisser s’installer une atmosphère particulière trop longtemps, mais de surprendre continuellement les spectateurs.
12Une autre tactique réside dans la médiation du spectacle par le spectacle, notamment par la répétition et la cohérence des paramètres à des moments clés de l’histoire, sans pourtant que ces deux aspects s’imposent de manière dominante. Pour permettre à l’enfant de percevoir à la fois les acteurs, les instruments, les personnages, la salle et les autres enfants, Aperghis fait répéter six fois le début du conte. Pour éviter l’ennui, il ne s’agit pas d’une répétition identique, mais d’une répétition à partir de divers aspects et par divers acteurs. Ainsi, comme dans une cour d’école, chaque acteur-joueur devient Loup et Chaperon rouge. Musicalement, la répétition crée des points de repère dans un univers musical nouveau, soumis à une expérimentation et une réutilisation continue à l’intérieur du spectacle.
13Une deuxième forme de cette médiation, qu’Aperghis appelle « prendre l’enfant par la main », est la cohérence logique entre expression musicale, jeu scénique et contenu de l’histoire : « Par exemple, la musique est stridente quand il y a les clarinettes, les enfants voient bien qu’il y a le loup. À ce moment-là, ils acceptent car c’est la musique du loup, mais s’ils écoutaient cette musique dans un concert, je crois que ce ne serait pas évident8. » Ces ajustements musicaux en direction de l’enfant spectateur constituent-ils des critères stylistiques qui transgressent les règles du genre musical de l’opéra et de sa forme contemporaine, le théâtre musical ? Si on répond négativement à cette question, la différence avec le genre opéra se trouve hors du matériel musical dans un spectateur-cible ainsi que dans des cadres de représentation particuliers. Tant que les paramètres extra musicaux tels que la durée limitée du spectacle, les horaires scolaires, la tarification particulière et un accueil différencié sont des facteurs soumis aux conventions d’une société donnée, se pose la question de savoir si l’actuelle différentiation en deux genres divers opéra et opéra pour l’enfant-spectateur n’est qu’un phénomène temporaire et social. D’autant plus que les créateurs ne sont pas toujours à l’aise avec la dénomination opéra pour enfants.
Deux regards sur la production : le jeune public à l’Opéra-Comique
14Réclamer le label tout public revient aussi à revendiquer ces créations comme de véritables œuvres d’art et son public comme un vrai public : considérer l’opéra pour enfants comme expression artistique à part entière n’est pas automatique. La politique de l’Opéra-Comique en direction du jeune public ainsi que les circonstances de la production du Petit Chaperon rouge serviront d’exemple.
15Depuis l’arrivée de Jérôme Deschamps à la direction en 2007, l’Opéra-Comique est redevenu une véritable maison d’opéra, vouée à son histoire. L’institution s’adresse au jeune public par deux départements : d’un côté par le service éducatif, d’un autre côté par l’association de mécénat « Amis et mécènes de l’Opéra-Comique » (AMOC) qui propose des actions de médiation culturelle et des sorties à l’Opéra. En termes de sensibilisation à l’art lyrique, les deux assurent des visites guidées et commentées du théâtre, des ateliers de préparation au spectacle et la formation des enseignants. Leur mission est définie selon l’institution de tutelle, l’association des mécènes ou la direction de l’opéra.
16En analogie avec l’histoire des services jeune public en général, la mission du service éducatif est tout d’abord de conquérir un autre public, de remplir la salle de la programmation générale ou des spectacles conçus pour le jeune public. Le véritable travail éducatif, plutôt considéré comme secondaire par la direction, est laissé à l’appréciation de la responsable qui réalise une médiation cohérente sans beaucoup de moyens. Ne participant pas à la programmation, sa fonction première revient donc à vendre des spectacles qu’elle découvre quasiment en même temps que son public.
17La construction du public est aussi à la base du travail mené par l’équipe de l’AMOC. Ici, il ne s’agit pas de vendre des places mais de rendre possible l’accès à l’Opéra aux milieux défavorisés, établissements scolaires ou associations en ZEP. Le mécénat les invite à découvrir l’institution et à assister à plusieurs spectacles au cours de la saison. La fête de l’AMOC permet d’évaluer ces activités par la rencontre des mécènes avec les jeunes et par la présentation de spectacles qu’ils ont préparés. Sans que cela soit une demande explicite de l’association, ce genre d’activité est néanmoins bienvenu en tant que retour d’expérience.
18Les deux services travaillent donc à partir de deux conceptions différentes qui devraient être complémentaires et facilement intégrables dans une politique générale de l’institution vers le jeune public : rajeunir le public de l’institution, initier le jeune public à l’art lyrique, rendre accessibles l’Opéra-Comique et le genre aux milieux éloignés et défavorisés pour accomplir une mission non seulement en faveur de l’institution même mais aussi en faveur de l’éducation culturelle.
19Pourtant, la programmation jeune public ne propose finalement que rarement des œuvres destinées au jeune public. La maison préfère proposer aux scolaires et aux familles des formats adultes plus légers, comme des parodies ou des récitals. L’intégration du Petit Chaperon rouge au festival Aperghis relève donc de l’exceptionnel. Le spectacle est donné deux fois dans la salle Favart sans réduction de jauge. La mise en scène conçue pour des espaces plus intimes souffre parfois de la taille du lieu : la visibilité se révèle difficile sur les côtés, notamment aux balcons supérieurs et aussi la compréhension n’est pas toujours assurée sans amplification des voix et des instruments. Même si sur le moment une inquiétude se répand chez les musiciens sur la qualité des représentations9, ni les 900 enfants de la première séance ni l’auditorium complet du soir ne se plaignent auprès du service des publics10.
La réception par des élèves de 4 à 14 ans
20Comment s’est alors passé le contact entre l’Opéra et les écoles, entre le théâtre musical d’Aperghis et son destinataire premier, l’enfant ?
21Selon l’âge des enfants, j’ai pu recueillir des évaluations collectives, par des entretiens en groupe, des entretiens individuels et par l’analyse de collages, dessins et récits sur le spectacle. 91 enfants et élèves âgés de 4 à 15 ans ont ainsi été consultés. Les paroles d’enfants sont prises comme telles, le vocabulaire et l’argumentation de l’énoncé progressant continuellement avec les niveaux scolaires. En revanche, l’analyse des influences sociographiques et de genre sur la réception a volontairement été abandonnée, car elle aurait demandé à la fois un suivi plus proche de chaque élève (par des entretiens individuels) et l’observation de leurs réactions vis-à-vis d’autres spectacles (suivi de longue durée). Malgré la généralisation des énoncés, chaque classe se démarque clairement en tant que groupe d’individus avec des tendances similaires ou identiques. La dynamique du groupe, l’expérience collective ainsi que l’attitude consciente et inconsciente des accompagnateurs influencent l’évaluation du spectacle.
22Il convient ici de décrire brièvement Le Petit Chaperon rouge : le spectacle est fondé sur la répétition de blocs textuels – les phrases originales du conte de Perrault – et musicaux – 2 solos, 6 duos, 9 trios, 2 quatuors et 4 sextuors. Il n’y a pas de linéarité dans le déroulement de l’histoire, il s’agit plutôt d’un aller-retour continu. De même, il n’y a pas de fixation des rôles, chacun des six musiciens-comédiens interprète au fur et à mesure le loup, le Petit Chaperon rouge et la grand-mère. Sans véritable décor autre que les corps des musiciens, leurs instruments et un éclairage créant les divers espaces scéniques, la mise en scène est construite à partir de jeux d’enfants : le cache-cache, le jeu du loup ou d’autres jeux d’attrapage. De même, le piano droit, posé devant le piano à queue est considéré comme une scène de théâtre de marionnettes derrière laquelle peuvent apparaître les personnages ainsi que le petit pot de beurre (poireaux et carottes) et les galettes (choux fleur). Les deux derniers éléments qu’il est nécessaire de citer ici, parce que particulièrement retenus par les enfants, sont les glissades et les cascades d’un des loups qui chausse des claquettes et l’utilisation d’un tuba comme symbole musical du loup. Ce tuba est joué à distance grâce à un tuyau en plastique. Aperghis suit principalement le conte de Perrault, tout en changeant la fin : le Petit Chaperon rouge ne meurt pas, mais se transforme en loup – « la femme qui prend le nom de son mari ». Ainsi, à la fin, il n’y a que des loups. Après la moralité, tout recommence depuis le début : « Il était une fois une petite fille de village… » Jusqu’à l’âge de 9 ans, les glissades et cascades du loup ont enthousiasmé tous les enfants, filles ou garçons, indépendamment d’une évaluation générale positive ou négative du spectacle. Jusqu’à l’âge de 6 ans, la forme, le son et la puissance du tuba ainsi que la magie qu’il soit joué à distance ont captivé les enfants à tel point que les petites et grandes sections de la maternelle des Écluses du canal Saint-Martin souhaitent apprendre le tuba. De même les enfants de la grande section de l’école Sainte Jeanne-Élisabeth citent surtout ces deux éléments :
Paul11, 5 ans : « C’était hyper bien. Ça m’a fait même pas peur. C’était drôle parce que le tuba, il a fait un bruit et ils se sont tous cachés derrière12. »
Julie, 6 ans : « En fait c’était rigolo quand le loup a glissé sur la scène. Il voulait manger le Petit Chaperon rouge mais il avait des chaussures glissantes. Tout le monde avait des pieds nus sauf le loup. Je trouvais belle la musique, mais elle me cassait un peu les oreilles. »
23Ces deux éléments du spectacle sont les seuls à avoir provoqué des réactions unanimes. Je vais donc exposer les autres éléments et leur critique un par un selon les classes et l’âge. Quatre notions majeures ont traversé les récits des enfants de 6 à 15 ans : la pluri-distribution, c’est-à-dire le fait qu’il y ait au moins trois Petits Chaperons rouges et trois loups, le décor ou l’apparent manque de décor, la répétition notamment dans la première partie du spectacle ainsi que la musique.
24La musique est décrite par les enfants de 5 à 6 ans avec un vocabulaire simple : « belle », « bien », « drôle », « forte », « rapide ». Alors que les élèves de l’école Sainte Jeanne-Elisabeth à Paris, se souviennent positivement de la musique, certains élèves du même âge de l’école Sainte Élisabeth de Plaisance, avouent que la musique leur a parfois « cassé les oreilles », sans que cela n’influence pour autant l’évaluation positive du spectacle en général qu’ils retiennent tous comme « très rigolo ». La pluri-distribution des rôles ne présente pas d’élément d’inquiétude ou de perplexité. Les masques ainsi que le petit bonnet rouge suffisent à éveiller leur imaginaire pour voir des loups dans la forêt.
25Les enseignantes des trois classes citées jusqu’à maintenant ont insisté dans leur préparation sur le facteur inhabituel et différent du spectacle. Toutes les trois l’ont personnellement apprécié ; une seule avait de légères réticences, et sa classe juge la musique comme « cassant ou pas les oreilles ». Le phénomène de répétition n’est pas particulièrement pointé par ces jeunes enfants ; l’institutrice de la maternelle du canal Saint-Martin revendique : « C’est un spectacle différent de ce qu’on propose aux enfants, très rythmé, les enfants ont été dans l’ensemble captivés et ont bien retrouvé le texte et les passages qu’ils adorent. »
26Dès l’âge de 8, 9 ans les évaluations du spectacle sont beaucoup plus mitigées :
Sophie : « Je n’ai pas tellement aimé parce qu’il n’y avait aucun décor et que l’on voit le visage des acteurs. Je trouve que les trois filles parlaient trop vite, trop haut, que l’on répète au moins deux fois la même chose et que les instruments soient si faux et si grinçants. Je m’attendais à quelque chose de plus classique et ça je n’ai pas aimé. La trompette sonnait bien. »
Florence : « J’ai trouvé que la scène manquait de décor, qu’elle était vide, j’aurais préféré qu’il y ait des décors. Au début du spectacle, j’ai trouvé que la première phrase était trop répétée. Donc je me suis ennuyée. Quand le spectacle a débuté, je ne comprenais pas qui était qui et qui jouait quoi. Mais c’est ensuite que j’ai compris quel rôle jouait chaque comédien grâce aux costumes et au texte. J’ai adoré quand les 3 petits chaperons rouges chantaient ensemble, j’ai trouvé que c’était magnifique. La musique était originale et belle à la fois. En clair, j’ai apprécié ce spectacle. »
Charles : « Je me suis ennuyé. Surtout à cause des répétitions. La musique était moyenne. Ce n’était pas marrant. C’était trop long. On ne savait jamais lequel était le loup, le Petit Chaperon rouge, on ne comprenait pas ce qu’ils disaient. Je n’ai pas aimé. »
27Plus de la moitié des enfants de cette classe de CM1 de l’école Sacré-Cœur dit n’avoir pas compris la raison de la pluridistribution, s’être ennuyée à cause des répétitions et avoir trouvé scandaleux qu’il n’y ait pas beaucoup de décors ni de costumes. Leurs textes donnent l’impression que leurs attentes, leurs idées préconçues sur l’opéra ont été profondément déçues. Ils désiraient comprendre tous les détails du spectacle, ils s’attendaient à la création d’un monde illusoire et naturaliste à la fois avec décors et costumes originaux. La confrontation avec une autre manière de présentation du monde et du conte, qui peut être paradoxale et contradictoire, les a profondément déstabilisés. Une sensation de trahison s’est répandue, exprimée en énervement ou en ennui pendant et à la fin du spectacle.
28Ces réactions et sentiments sont encore plus prononcés par les élèves de 4e du collège Albert Camus, venu de la Manche pour visiter Paris, le Louvre et l’Opéra-Comique. Voir un spectacle contemporain au lieu de la machine somptueuse de l’opéra, sur laquelle ils ont apparemment des idées très claires, les a profondément déçus, comme le raconte leur institutrice :
« Sensibilisés par la visite du Louvre dans l’après-midi, ils ont apprécié la salle, levé les yeux, c’était très positif. Avant les enfants se sont faits beaux pour aller au spectacle, pendant le spectacle, la plupart ont fait l’effort de s’intéresser, en sortant, leur réaction : “Alors madame ? Vous avez aimé ?” Ou “alors madame, c’était bizarre” – mais tous m’ont fait plaisir, ils n’ont pas dit c’est nul, ils ont feint la tolérance, l’ouverture d’esprit qui est la base de mes cours. C’est vrai que sur les écrits que je vous envoie, ils se sont lâchés… »
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29Ces retours des enfants montrent à quel point la médiation du spectacle est importante. Une réflexion sur la façon dont la rencontre entre l’art et le jeune spectateur en tant que spectateur nouveau doit se passer est nécessaire de la part de toutes les personnes qui rendent possible cette expérience. C’est à l’institution de renseigner les enseignants sur la nature du spectacle, de décider l’adaptation du spectacle à une classe ou une autre, cas par cas. C’est aux enseignants de susciter la curiosité, d’amortir les attentes et de relativiser l’événement si nécessaire. C’est aux enfants d’apprendre à exprimer leurs réactions, d’accepter d’aimer ou de ne pas aimer. Mais ce n’est pas aux compositeurs de changer leur style.
Notes de bas de page
1 Réseau européen pour la sensibilisation à l’opéra et à la danse.
2 Saint-Cyr Sylvie, Vers une démocratisation de l’opéra et Les Jeunes et l’opéra, Paris, L’Harmattan, 2005.
3 Comme Bastien et Bastienne de W. A. Mozart, Le Rossignol d’Igor Stravinsky, L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel, Das geheime Königreich d’Ernst Krenek.
4 Entretiens dans le cadre de ma recherche de doctorat avec Jonathan Dove, Luca Francesconi, Jens Joneleit, Wolfgang Mitterer, Iris ter Schiphorst. Schmitz Theresa, L’Opéra pour enfants. Une étude interdisciplinaire sur la création musicale pour l’enfant-spectateur en Europe, thèse soutenue le 10 octobre 2011 à l’EHESS, Paris.
5 Entretien avec Georges Aperghis, le 4 mars 2010.
6 Discussion de groupe avec les enfants, le 17 mai 2010.
7 Entretien avec Georges Aperghis, le 4 mars 2010.
8 Ibid.
9 Ethnographie des répétitions, 15 mai 2010.
10 Informations recueillies auprès de Caroline Blanche.
11 Tous les noms ont été changés en raison de la protection de l’anonymat.
12 Les tout-petits ont dicté leurs remarques à leur maîtresse. Pour les plus grands, le français a été lissé pour une meilleure lisibilité.
Auteur
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