Amphion et L’Impératrice aux rochers, deux commandes d’Ida Rubinstein créées à l’Opéra de Paris
p. 197-208
Texte intégral
1Au début du XXe siècle, Arthur Honegger avoue qu’il reste « quelques très rares mécènes qui trouvent naturel de dédommager un compositeur pour l’ouvrage qu’ils lui commandent, tout heureux de pouvoir jouer, grâce à leur fortune, le rôle d’instigateur d’une œuvre d’art1 ». Parmi eux, l’ex-danseuse des Ballets russes, Ida Rubinstein, finance, dès 1911, de nombreuses créations scéniques avec lesquelles elle entend proposer une alternative au Gesamtkunstwerk wagnérien ainsi qu’aux spectacles de la compagnie de Serge Diaghilev2. À une époque où la réforme du théâtre dans son ensemble, et de l’opéra en particulier, est l’une des préoccupations majeures du monde artistique, elle prône une forme de spectacle fondée sur la réunion de la déclamation, la danse et la musique3. À partir de 1925, elle finance plusieurs ouvrages d’Honegger4, parmi lesquels nous étudierons les deux œuvres créées à l’Opéra de Paris, L’Impératrice aux rochers et Amphion.
L’Impératrice aux rochers, mystère grandiose
2Durant l’été 1925, alors que Florent Schmitt, occupé à une Salammbô filmée, a refusé de composer la musique de scène de L’Impératrice aux rochers, sous-titré Un miracle de Notre-Dame, l’écrivain Saint-Georges de Bouhélier soumet son livret à Honegger avec l’espoir de l’intéresser au projet5. En séjour à Mézières, où il continue la composition de ses deux opéras Judith et Antigone, le jeune musicien accepte immédiatement la proposition et, dès le mois d’août, se penche sur le mystère d’inspiration moyenâgeuse6. Celui-ci met en scène l’impératrice chrétienne Vittoria, régnant sur Rome avec son mari Aurélien, qui l’aime tendrement. Mais sa beauté a troublé Othon, frère félon de l’empereur, qui ne recule devant rien pour écarter son aîné. Alors qu’il chasse, Aurélien est frappé d’une flèche décochée par une main invisible. Il parvient à guérir et part en Terre Sainte pour remercier Dieu. En son absence, Othon tente en vain de séduire Vittoria, fidèle à son époux. Au retour de l’Empereur, pour se venger de l’affront, Othon accuse l’impératrice d’être à l’origine de la blessure. Calomniée, répudiée, Vittoria est condamnée à être mise à mort par trois soldats. Finalement abandonnée sur une île déserte, la Vierge prend pitié d’elle, lui accorde la vie et lui remet une fleur merveilleuse. Lorsque, inconnue de tous, elle revient dans son pays, multipliant les miracles, elle est sollicitée pour guérir Othon, atteint par la lèpre. Accueillie en grande pompe par l’empereur dans la cathédrale romaine, elle amène Othon à avouer ses méfaits en public et, grâce à une goutte de sa rose, le guérit. Enfin réhabilitée, l’impératrice recouvre sa royauté.
3S’attribuant le rôle de Vittoria, Rubinstein, qui n’est pas cantatrice, ne veut pas que le texte soit entièrement chanté. Ainsi, loin de devoir mettre en musique l’ensemble des vers en octosyllabes du drame en cinq actes pour en faire un opéra, Honegger est chargé d’encadrer musicalement l’action et de créer les climats sonores des tableaux successifs7. En moins de quatre mois (6 août-13 novembre 1925), il compose vingt-six morceaux pour soprano solo, chœur mixte et grand orchestre, entrecoupés de passages entièrement déclamés et mimés. Certains, tels « La Chasse », « La Salle du Conseil », « L’Entrée du Pape », « L’Orgie au Palais » ou « Le Concert champêtre », suivent directement l’action dramatique, en mélodrame, tandis que d’autres, comme « La Neige sur Rome », « Les Jardins du Palais » et « L’Orage », se rapprochent de petits poèmes symphoniques. Toutefois, le sens du discours musical est toujours lié à celui du texte, l’ensemble constituant une « fresque dont les traits et les larges teintes illustrent et renforcent le symbole poétique8 ».
4Afin de rivaliser avec les spectacles des Ballets russes et considérant que « les rêves des poètes sont sacrés9 », Rubinstein investit plus d’un million de francs, aux frais de son amant, Bryan Walter Guinness, pour réaliser un spectacle grandiose10. Commanditaire de l’Opéra de Paris depuis 1921, elle loue le Palais Garnier et promet de mettre à disposition des créateurs toutes les ressources matérielles que les progrès de la mise en scène et du machinisme permettent. Pour les décors, après avoir pressenti Alexandre Golovine, indisponible, elle se résout à contacter un autre collaborateur de Diaghilev, Alexandre Benois, afin de ne pas retarder plus longtemps la création11. Il est aidé par son fils, Nicolas, ainsi qu’Oreste Allegri, ancien décorateur et scénographe en chef des Théâtres impériaux et collaborateur des Ballets russes. Pour la mise en scène, elle sollicite Alexandre Sanine, avec qui elle a déjà travaillé lors de la création de Salomé d’Oscar Wilde au Théâtre du Châtelet (4 mai 1912). Suivant la voie ouverte par Jacques Rouché et Diaghilev12, les maisons parisiennes prestigieuses sont requises pour l’ensemble des costumes (Marie Muelle), perruques (Arsène Bertrand et Raymond Pontet), chaussures (Viviane Galvin), bijoux, armes et armures (Chevalier et Cassegrain) et la maison de couture Worth réalise les treize robes portées par Rubinstein-Vittoria.
5Considérant que sa mission est de « créer de la beauté en conjuguant la poésie, la musique et la danse13 », Rubinstein prépare son rôle avec beaucoup de soin. Elle fait des recherches à la Bibliothèque nationale et, même si elle a étudié la diction avec les plus grands maîtres de Saint-Pétersbourg, l’affine auprès de Sarah Bernhardt et Julia Bartet, alors célèbre sociétaire de la Comédie-Française. Pour l’entourer, la distribution du spectacle est éblouissante. Le premier chef d’orchestre de l’Opéra, Philippe Gaubert, est à la direction, les sociétaires de la Comédie-Française Jean Hervé et Suzanne Després incarnent respectivement Aurélien et la Vierge, l’écrivain Paul Desjardins, le Pape, et le célèbre comédien et acteur Jacques Grétillat, Othon. Pour plus de véracité, Rubinstein sollicite le premier noir à intégrer les théâtres nationaux, Habib Benglia, afin d’interpréter le Sultan du Maroc reçu à Rome par l’Empereur (douzième tableau). Elle fait également appel à de nombreux choristes et deux cents figurants, véritable décor vivant évoluant dans l’or, les pierreries, les brocards et les fourrures. Suivant la tradition pétersbourgeoise tsariste, de vrais chevaux et une ménagerie sont installés sur la scène.
6La création, prévue pour décembre 1925, est repoussée au 17 février 1927 en raison de l’envergure scénographique du spectacle qui s’apparente à un défilé de mode où tout est fait pour mettre en valeur Rubinstein. Mais, en dépit des somptueux décors et costumes, des moyens considérables mis en œuvre, le drame est bien trop long. Le spectacle dure cinq heures et les changements de décors en prolongent encore la durée. Les abonnés de l’Opéra, entrés à 19 h 45, sortent à quatre heures du matin. Par ailleurs, les dimensions de la salle et son acoustique ne favorisent pas la compréhension des acteurs dont les tirades vont se perdre dans les cintres. Malgré le charme des richesses qui ne cessent de se succéder, le public ne reste pas attentif et, à partir du sixième ou septième tableau, les spectateurs dorment ou presque14 !
7Si Rubinstein est saluée pour sa beauté, la noblesse de ses attitudes et la splendeur de ses robes, son jeu est très violemment critiqué. Gaston de Pawlowski lui reproche sa voix « rauque15 », Étienne Rey ses « intonations peu agréables16 » et Paul Saegel, encore plus sévère, considère que son interprétation « médiocre » frise souvent la vulgarité sans atteindre jamais l’émotion17. Les critiques Henry Malherbe, André Coeuroy et Gustave Bret jugent l’œuvre musicale de la meilleure veine même si elle paraît étrange et caricaturale au premier abord18. Toutefois, beaucoup, impitoyables envers le jeune musicien, trouvent que l’ouvrage, « composé sans flamme, sans profondeur et comme avec ennui », est très dissonant, « laid, vide, inutile » et « d’une rudesse barbare dans laquelle entrent bien de l’affectation et du calcul19 ». Alors que Louis Laloy apprécie L’Orage dans lequel, selon lui, « Honegger s’est livré à sa vigueur, déchaînant et contenant à la fois d’une main sûre les puissances de l’orchestre », Raoul Brunel qualifie ce même passage de « cacophonie sans plan ni forme20 ». Pour José Bruyr, « sa partition semblait parfois ne vouloir rien de plus que couvrir le brouhaha des machinistes bousculant, derrière le rideau de scène, les incomparables merveilles du tableau suivant21… »
8L’ouvrage, donné cinq fois directement après sa création, n’est, apparemment, jamais repris ; en revanche, cette commande permet à Honegger d’entrer pour la première fois à l’Opéra de Paris (17 février 1927)22. Par ailleurs, sa longueur, les reproches évoqués précédemment et l’incohérence de jouer la musique sans la réalisation scénique incitent le compositeur, dès 1928, à en faire une suite en cinq mouvements avec les meilleurs passages23. Cependant, avant même la création de l’ouvrage, Rubinstein, qui apprécie sans réserve la musique d’Honegger et la manière dont il s’est soumis à ses volontés et celles du poète pour cette première commande, lui confie la mise en musique de Phaedre de Gabriele d’Annunzio (1926) et, deux ans plus tard, celle d’Amphion de Paul Valéry (1929).
Amphion, mélodrame singulier
9Depuis 1891, en réaction au concept wagnérien d’art total, Valéry a réfléchi à un système selon lequel chaque élément du spectacle (musique, action dramatique, mime, danse, lumière…) aurait une fonction spécifique et très stricte à remplir24. En 1900, au cours d’un déjeuner chez Pierre Loüys, il fait part de ses idées à Claude Debussy mais aucune collaboration n’aboutit entre les deux artistes car le compositeur semble peu intéressé et le poète ne voit encore qu’une fantaisie dans son système si contraignant25. Toutefois, le poète poursuit sa réflexion dans ses cahiers. En 1922, il esquisse quelques projets avec Honegger à l’occasion d’une conférence qu’il donne à Genève sur « La Poésie et le langage ». Sept ans plus tard, l’un d’entre eux se concrétise grâce à Rubinstein, dont les recherches esthétiques coïncident avec les leurs.
10Après avoir envisagé un livret de ballet sur le mythe d’Orphée, Valéry conçoit une œuvre musicale scénique à partir de celui d’Amphion. Fasciné par l’architecture qui, à ses yeux, « manifeste à la lumière l’œuvre combinée du vouloir, du savoir et du pouvoir de l’homme26 », il souhaite proposer une lecture symbolique et philosophique du mythe. Fils de Zeus et d’Antiope, le poète, architecte et musicien Amphion est élu par Apollon pour construire Thèbes et changer la nature sauvage en civilisation humaine. Dans un premier temps, l’espace scénique représente la nature en pleine nuit. Amphion apparaît, tenant courbée une bête sauvage qu’il s’apprête à égorger avec son glaive, lorsqu’une voix lui enjoint de ne pas la tuer. Il se dirige alors vers une sorte de grotte très peu profonde où il se dépouille de la peau qui couvre ses épaules, s’assied, contemple le ciel étoilé et s’endort. Pendant son sommeil, il fait des rêves qui métaphorisent le désordre tandis qu’Apollon, assisté de quatre muses, lui remet la lyre, inventée par Hermès, avec laquelle il doit construire le temple apollinien. Le second tableau débute avec l’aurore. Amphion se réveille, découvre la lyre de laquelle naît une musique qui l’amène à entreprendre la construction du temple. Le peuple humain apparaît progressivement sur scène et le décor met bientôt en évidence la ville de Thèbes. La construction du Temple terminée, une forme voilée apparaît, saisit et enveloppe avec tendresse Amphion, lui prend la lyre sur laquelle elle fait entendre quelques notes profondes avant de la jeter dans la fontaine. Amphion cache son visage dans le sein de cette figure, allégorie de l’Amour ou de la Mort – on ne saura pas –, et se laisse entraîner par elle dans le monde inquiétant de l’ombre.
La composition musicale
11En 1929, Valéry envoie le manuscrit d’Amphion à Honegger en précisant que s’il est très attaché à sa lecture symboliste, il se met désormais à son service et attend ses suggestions pour le texte car certains passages lui déplaisent. « On peut en particulier l’augmenter de paroles – ce qui le devrait tourner à l’oratorio, presque à l’opéra ! Les chœurs de la fin ne me plaisent pas. Le parlé que désirait Ida est trop long ou trop court – d’ailleurs je compte le refaire ! Dites-moi vos impressions, vos désirs ; je suis là pour plier27. » Si nous ne savons pas dans quelle mesure Honegger a influé sur l’écriture définitive du livret, il semble très clair que le poète a largement orienté la composition musicale effectuée par Honegger au cours du printemps et de l’été 1929.
12Pour renforcer la lecture symbolique du mythe de Valéry, Honegger conçoit des musiques très contrastées qui caractérisent les deux grands moments de l’œuvre, l’un associé au glaive et à l’état sauvage d’Amphion, l’autre à la lyre, grâce à laquelle celui-ci accède à la connaissance et crée la civilisation28. Sous l’influence du poète, il propose une lecture de l’évolution musicale depuis le chaos originel jusqu’aux formes les plus savantes afin de réaliser « cet autre exploit de faire, en quelques instants, à partir du moment où Amphion découvre ou invente l’art des sons, un développement foudroyant de toutes les ressources de cet art – depuis la gamme jusqu’à la grande fugue29… » C’est pourquoi Marcel Delannoy considère que le sujet véritable et personnage principal d’Amphion est celui qui restera jusqu’au bout invisible : la Musique elle-même, dans l’acceptation platonicienne du mot30.
13Pour symboliser l’absence initiale de musique, Honegger imagine un bruissement monotone sans couleur et sans forme des contrebasses col legno, des violoncelles ainsi que des violons dans le registre suraigu, comme pour signifier la globalité du cosmos ou l’harmonie des sphères évoquée par Valéry dans sa didascalie. Le xylophone réalise ensuite une petite mélodie pour suggérer le caractère primitif de la condition d’Amphion avant que les contrebasses n’entament quelques tentatives rythmiques et que les voix féminines des Sources n’émergent. Discrète dans la première partie, la musique devient plus présente à partir du moment où Amphion découvre la lyre avec laquelle il explore les gammes que l’orchestre se met aussitôt à parcourir en tous sens. La progressive construction du temple est évoquée par une fugue constituée de quatre entrées successives du sujet symbolisant la « Marche des pierres », la construction des murs et frontons, celle des colonnes et enfin la façade. Exposé par les basses des cordes et des vents avec des rythmes très marqués, le sujet est progressivement exposé dans les registres aigus afin de figurer l’érection progressive du temple. Le chœur des Muses superpose un second thème au sujet de la Fugue avant que ne soit entamé l’Hymne au Soleil. Entonné par le chœur du peuple, il marque l’apothéose d’Amphion parvenu au bout de sa tâche. Alors que tout est ordre et beauté, la musique atteint une tension extrême et la lumière irradie l’architecture de la cité nouvelle de Thèbes. Le chœur glorifie Amphion en lui décernant le double titre de pontife et de roi. Mais, dès que la cérémonie d’investiture s’achève, la lumière commence à décliner et la mélodie, en mode mineur, descend par tons. L’orchestre se réduit à un chant très suave, sombre et intime lorsqu’Amphion est entraîné par la femme voilée et laisse place au silence une fois le créateur rentré dans l’ombre.
14Comme beaucoup de classiques français de son époque, Honegger cherche un nouveau type de déclamation en réaction à la ligne de chant wagnérienne. Pour conserver la clarté et l’intelligibilité du texte, il privilégie le récitatif et la monodie, même dans les chœurs. Il n’écrit aucun duo, trio ou quatuor et ses pièces vocales sont de forme strictement continue, c’est-à-dire sans retour ou répétition textuelle et musicale. Comme l’ont montré Géraldine Gaudefroy-Demombynes et François Cam, s’il respecte les césures, tenues et liaisons, Honegger exploite les possibilités prosodiques et musicales du vers français en déplaçant l’accent sur différentes syllabes accentuables et recherche le choc et la vigueur percutante de la langue donnée par les consonnes pour renforcer la dramaturgie du texte. Il cherche à donner au français la sonorité percutante du grec et de l’allemand. « Les accentuations se libèrent de toute progression pour faire surgir de tous les mots un réel sensible qui les transforment en choses, les courbes phrastiques et mélodiques se confondent naturellement31. » On retrouve les préoccupations qui l’ont animé dans Antigone de Jean Cocteau (1927), celles de Paul Claudel et Darius Milhaud dans Les Choéphores, Agamemnon (1913) et Christophe Colomb (1928) ou encore de Théodore Reinach et Maurice Emmanuel dans Salamine (1929).
Un mélodrame ?
15Considérant que l’opéra est un genre épuisé, Valéry souhaite réunir tous les arts pour proposer un nouveau type de spectacle impliquant orchestre, chant, parole, mime, danse, décor animé, dans lequel chaque art conserve son indépendance, contrairement au Gesamtkunstwerk wagnérien. Le sujet d’Amphion lui permet de mettre en valeur les liens unissant musique et architecture et de donner une place importante à la danse, art alors synonyme de modernité. Loin d’être un opéra traditionnel, Amphion est, selon lui, « une action avec musique, action en intime liaison avec le dessin et les impulsions d’une œuvre de musique32 ». Il constitue une sorte de spectacle total d’inspiration symboliste et néoclassique proche du ballet-pantomime à numéros. Les auteurs proposent douze scènes mêlant pièces instrumentales, vocales et chorales, séquences déclamées, chorégraphiées et mimées, le tout réuni par fusion ou juxtaposition.
16Le terme de mélodrame, attribué à l’œuvre par Valéry, ne concerne que le court monologue déclamé d’Amphion au cours duquel le héros prend conscience de son statut d’élu et du rôle créateur qui lui est assigné. Mais, à une époque de mutation où de nombreuses formes hybrides apparaissent, le poète n’a pas trouvé d’autre terme pour qualifier l’ouvrage, « qui n’est certainement ni un opéra, ni un ballet, ni un oratorio. […] Il peut et doit se rapprocher d’une cérémonie de caractère religieux. L’action, toute restreinte qu’elle est, doit aussi se subordonner à la substance significative et poétique de chacun de ses moments33 ». Valéry intitule d’ailleurs « Épisode liturgique » le passage au cours duquel Amphion est visité par les muses et reçoit la lyre alors qu’il est endormi. Le mélodrame, formé de trois phases distinctes – l’avant-liturgie, la liturgie, l’après-liturgie – devient une métaphore de la condition tragique de l’homme et plus particulièrement de l’artiste. Grâce à l’étincelle divine ou l’inspiration créatrice, il se met en mouvement et, après avoir maîtrisé les lois de la nature, crée une œuvre grâce à laquelle il s’élève vers la connaissance libératrice. Toutefois, l’acte de création, qui exige de transcender sa nature humaine et dépasser son état animal pour s’élever au divin, est éphémère et Amphion, tout comme l’artiste éclipsé par son œuvre, retourne dans l’obscurité humaine.
Création scénique d’Amphion
17Pour la création de l’ouvrage, le 23 juin 1931, Rubinstein privatise une nouvelle fois l’Opéra de Paris. Valéry, également dessinateur et décorateur, a une idée très précise de ce qu’il désire et n’hésite pas à réaliser des croquis et insérer de nombreuses didascalies dans son livret afin de préciser ses intentions scéniques. Toutefois, bien que son esthétique soit assez éloignée de celle du poète, la commanditaire sollicite de nouveau Benois pour les décors et costumes. Elle requiert aussi les services de l’ancien collaborateur de Diaghilev, Léonide Massine, pour régler la scénographie de l’ouvrage qui devient une véritable chorégraphie. Exceptés ceux de Rubinstein-Amphion, confiés à la maison Paquin, les costumes des participants sont exécutés par la maison de couture Mathieu-Solatgès.
18La commanditaire, qui incarne toujours le personnage principal, s’entoure une nouvelle fois d’une distribution de choix. Le chef de l’Opéra-Comique, Gustave Cloez, est sollicité pour diriger l’orchestre. Mais, contrairement à l’œuvre de Bouhélier, pour celle de Valéry, qui s’apparente plus à l’opéra, Rubinstein ne fait plus appel à des acteurs mais à des chanteurs de renom. Charles Panzera interprète la voix d’Apollon et les Muses sont chantées par Madeleine Mathieu, Mady Arty, Kirova et Nelly Martyl, de l’Opéra-Comique.
19Contrairement à la très longue Impératrice aux rochers, Amphion ne dure que trente-sept minutes. En dépit de quelques reproches formulés par certains, tel Robert Dezarnaux, qui considère qu’Amphion n’est « qu’un brillant badigeon de son34 », dans l’ensemble, les critiques sont admiratifs de la façon dont le compositeur a su traduire la symbolique du poème. Pour Émile Vuillermoz, « jamais Honegger n’a si parfaitement suivi son poète : pour la première fois, sa musique fait peu de bruit, peu de gestes, mais dit des choses singulièrement profondes ». Enthousiaste, Malherbe estime qu’Amphion est « la meilleure partition qu’Honegger ait écrite : ces pages de forte structure pourraient servir de rajeunissement à toute la musique lyrique35 ». Mais, en ce qui concerne le concept de Valéry, Boris de Schloezer est particulièrement sévère : « Le résultat, il faut le dire franchement, fut déplorable. Il ne pouvait d’ailleurs décevoir que les gens naïfs qui se figurent qu’en art un et un font deux36. » Le choix du décorateur est peu apprécié. Des critiques soulignent l’inadéquation des liens entre peinture et poésie. Malherbe regrette que les croquis de Valéry n’aient pas été utilisés car, selon lui, Benois propose un décor très personnel sans respecter l’esprit symbolique du poète37.
20Rubinstein s’est beaucoup entretenue avec Valéry pour travailler le rôle qu’il a créé pour elle, mais, si quelques journalistes comme Henri de Régnier et Georges Pioch sont satisfaits, les reproches pleuvent une nouvelle fois à son encontre après la création. Sa beauté et celle de ses costumes ne font aucun doute, mais elle est critiquée pour ses danses, sa déclamation et même ses mimes. Vuillermoz la plaint « de connaître si mal les limites de son talent38 », Dominique Sordet, qui la trouve très mauvaise du début à la fin, considère qu’elle a tort de se produire et, comme André George, trouve qu’elle devrait se contenter de son rôle de mécène39. Même le critique de danse André Levinson s’écrit : « Mme Ida Rubinstein, à qui nous devons ce spectacle, dit, mime et danse le rôle d’Amphion ; sous ces trois espèces, le don de la vie lui fait au même point défaut40. » S’appuyant sur les propos de Cocteau, qui considère qu’elle possède un grand sens théâtral et un don d’incarnation (Comoedia, 1er juin 1911), et Claudel, qui trouve qu’elle « récite vraiment très bien avec un grand sens prosodique41 », Gaudefroy-Demombynes et Cam laissent entendre que les critiques acerbes à chacune des apparitions scéniques de Rubinstein révèlent une sorte d’ostracisme plus que la réalité. En effet, juive et Russe, elle ne cache pas ses amitiés amoureuses avec des femmes, en particulier avec la peintre Romaine Brook, qui l’a prise pour modèle. Elle serait donc en partie victime d’antisémitisme, de nationalisme et d’intolérance pour ses pratiques sexuelles libres.
21Cependant, les créateurs d’Amphion, qui n’est donné que deux fois au Palais Garnier, sont insatisfaits. Valéry confie à Pioch qu’il n’écrira plus pour la scène et Honegger ne veut plus composer pour le théâtre. En réalité, dès l’année suivante, Rubinstein convainc les deux hommes de collaborer à nouveau ensemble pour le poème dansé Sémiramis. Par ailleurs, Amphion connaît plusieurs créations scéniques : au Covent Garden lors de la tournée de Rubinstein et sa troupe à Londres (13 juillet 1931), à Zürich avec le célèbre comédien albano-autrichien Alexander Moïssi dans le rôle-titre (1933) et enfin à la Scala de Milan dans les décors et une mise en scène de Giorgio di Chirico (12 octobre 1942)42. Le 14 janvier 1932, l’œuvre est donnée en version de concert à l’occasion d’une conférence de Valéry sur « L’histoire d’Amphion » à l’université des Annales, et Honegger en tire une suite pour orchestre, Prélude, fugue et postlude. Créée en 1948 à Genève par Ernest Ansermet, elle a été enregistrée par la Philharmonie de Timisoara sous la direction de Jean-François Antonioli43. Toutefois, même si l’œuvre remporte plus de succès que L’Impératrice aux rochers, elle ne connaît pas la postérité à laquelle aspiraient ses créateurs et sa commanditaire.
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22L’Impératrice aux rochers et Amphion, pour lesquels deux écrivains reconnus ont été sollicités pour les livrets, représentent une des voies explorées par Ida Rubinstein dans sa recherche d’un art total sous l’égide de l’art dramatique. Dans le premier ouvrage, Bouhélier tente de renouveler la tragédie française. Il propose ainsi un mystère, ou une pièce théâtrale d’inspiration médiévale avec interpolations musicale et chorégraphique, pouvant être perçue paradoxalement comme un lointain écho des genres de la tragédie à machines44 et de la tragédie-ballet45 du Grand Siècle. Loin de l’envisager comme un opéra, Honegger parle ainsi de sa composition musicale comme d’une « musique de scène destinée à un grand spectacle de l’Opéra46 ». Dans le second ouvrage, Valéry puise son inspiration dans la mythologie antique pour retrouver l’âme de la tragédie grecque, dans laquelle la poésie se trouvait renforcée par la musique et la danse. Ne cherchant pas à restaurer une forme passée, mais simplement à s’en inspirer, il propose un genre sans référent et donc sans nom. Par défaut, il choisit le terme de mélodrame mais convient de son inadéquation. Créées pour valoriser une mécène amateur d’art, L’Impératrice aux rochers et Amphion ne peuvent, ni l’une ni l’autre, être qualifiées d’opéra. Toutefois, ces deux œuvres s’inscrivent dans le mouvement général de régénération du genre lyrique, alors en crise, et de l’affirmation du ballet comme expression de la modernité qui amène les créateurs à proposer des formes hybrides.
Notes de bas de page
1 Le Mois, no 32, août 1933, p. 217-221.
2 Voir Lécroart P. (dir.), Ida Rubinstein. Une utopie de la synthèse des arts à l’épreuve de la scène, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008.
3 Rubinstein Ida, « L’Art aux trois visages », conférence aux Annales, 5 décembre 1924.
4 L’Impératrice aux rochers de Saint-Georges de Bouhélier (1925), Phaedre de Gabriele d’Annunzio (1926), le ballet Les Noces de Psyché et de l’Amour à partir de musiques de Jean-Sébastien Bach et un livret de Rubinstein (1928), Amphion et le poème dansé Sémiramis de Paul Valéry (1929 et 1932), Jeanne d’Arc au bûcher de Paul Claudel (1934). (Les dates entre parenthèses correspondent à l’année de la commande.)
5 Lettre de Bouhélier à Honegger, 16 juillet 1925, d. Ida Rubinstein, BMO.
6 LIV. 783(1-4), BMO.
7 Acte Ier : Blessure de l’Empereur et décision de partir en Terre Sainte : « La Chasse » (1er t.), « Le Braconnier » (2e t.), « Le Conseil » (3e t.) ; Acte II : L’Impératrice restée à Rome : « La Chambre à coucher » (4e t.), « Le Pendu » (5e t.), « La Tour » (6e t.) ; Acte III : Retour de l’Empereur et répudiation de l’Impératrice : « Le Jardin blanc Le Messager » (7e t.), « L’Empereur » (8e t.), « Les Rochers » (9e t.) ; Acte IV : L’Impératrice préservée par la Vierge : « L’Orgie » (10e t.), « La Vierge » (11e t.) ; Acte V : L’Impératrice réhabilitée : « Naples » (12e t.), « La Cathédrale » (13e t.). LIV. 783 (4) B, BMO.
8 George André, Arthur Honegger, Paris, Claude Aveline, 1926, p. 119-121.
9 Rageot Gaston, Le Gaulois, 2 janvier 1926.
10 Héritier de la célèbre brasserie Guinness, Bryan Walter, époux d’Hilda Stuart Erskine, fille du quatorzième comte de Buchan, est l’amant d’Ida Rubinstein, à qui il consacre une partie de sa fortune.
11 Lettre d’Ida Rubinstein à Jacques Rouché, 7 septembre 1925, d. Ida Rubinstein, BMO.
12 Directeur du Théâtre des Arts entre 1910 et 1913, Rouché, qui ne dispose pas de personnel attaché à la réalisation des décors et costumes, requiert les services des meilleures maisons parisiennes spécialisées dans le théâtre. En 1924, pour Le Train bleu, Diaghilev fait pour la première fois appel à un haut-couturier, Coco Chanel, pour réaliser les costumes.
13 Depaulis Jacques, Ida Rubinstein, une inconnue jadis célèbre, Genève, Librairie Champion, 1995, p. 399.
14 Selon Pierre Richard-Willm, cité par Depaulis J., ibid., p. 347.
15 Le Journal, 19 février 1927.
16 Comoedia, 19 février 1927.
17 Le Ménestrel, 19 février 1927.
18 Bruyr José, Honegger et son œuvre, Paris, Corrêa, 1947, p. 108-109.
19 Numéros des 19 février 1927 du Soir (Georges Pioch), Comoedia (Pierre Lalo) et L’Action française (Dominique Sordet).
20 Bruyr José, op. cit.
21 Ibid.
22 Deux mois plus tard, Honegger est à nouveau à l’affiche de l’Opéra avec la musique du film du Napoléon d’Abel Gance (7 avril 1927).
23 « La Chasse de l’Empereur » (no 2 originel), « La Neige sur Rome » (no 7 originel), « Orage » (no 16 originel), « Le Jardin » (no 11 originel) et « Orgie » (no 17 et 18 originels). Cette version de l’ouvrage a été enregistrée (Timpani, 1C1035, 1996).
24 Conférence de Paul Valéry, 14 janvier 1932, Valéry Paul, Variété III, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002, p. 90-91.
25 Ibid., p. 92. La collaboration devient impossible à l’issue de la rupture entre les deux hommes après la séparation (1904) puis le divorce (1905) de Debussy d’avec sa première femme, Lilly Texier.
26 Ibid., p. 85.
27 Paul Valéry, lettre inédite, s. l. n. d., collection « Arthur Hoérée » citée par Gaudefroy-Demombynes G. et Cam F., « Tradition de la synthèse des arts : prosodie et musique dans la tragédie musicale Antigone (1927) et la “tragédie-ballet” Amphion », P. Lécroart (dir.), Ida Rubinstein…, op. cit., p. 120-121.
28 Honegger Arthur, Amphion, partition piano-chant, Paris, Rouart-Lerolle, 1931.
29 Conférence de Paul Valéry, 14 janvier 1932, op. cit., p. 93.
30 Delannoy Marcel, Arthur Honegger, Paris, Pierre Horay, 1953, p. 129.
31 Gaudefroy-Demombynes Géraldine et Cam François, op. cit., p. 149.
32 Valéry Paul, Œuvres, tome II, J. Hytier (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1580.
33 Conférence de Paul Valéry, 14 janvier 1932, op. cit., p. 92.
34 Bruyr José, Honegger et son œuvre, op. cit., p. 136.
35 Ibid.
36 Nouvelle Revue française, 1931, tome XXXVII, p. 347.
37 Le Temps, 1er juillet 1931.
38 Vuillermoz Émile, L’Excelsior, 29 juin 1931.
39 Sordet Dominique, L’Action française, 26 juin 1931 ; André George, Les Nouvelles littéraires, 18 juillet 1931.
40 Levinson André, Les Visages de la danse, Paris, Grasset, 1933, p. 112.
41 Lettre de Paul Claudel à sa fille Reine, 27 janvier 1935, cité par Gaudefroy-Demombynes Géraldine et Cam François, op. cit., p. 126.
42 Gatti G. M. et Siniscaldo C. (dir.), Cinquanta anni di Opera e Balletto in Italia, C. Bestetti (éd.), Rome, Edizioni d’Arte, 1954.
43 Timpani, 1C1035, 1996.
44 Tragédie parlée au sein de laquelle interviennent des machines, la musique étant là essentiellement pour couvrir leurs bruits.
45 Tragédie parlée avec interpolation de chant, danse et symphonie.
46 Honegger Arthur, Je suis compositeur, Paris, Éditions du Conquistator, 1951, p. 124.
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