D’une pièce de théâtre à un livret d’opéra… Trois Sœurs de Péter Eötvös ou l’exemple d’une déstructuration signifiante
p. 171-183
Texte intégral
1On pourrait s’interroger longuement sur la présence d’un compositeur hongrois au sein d’une réflexion sur l’opéra en France au XXe siècle. Mais qui dit aujourd’hui « opéra en France » ne dit plus nécessairement « opéra français » et il semble que les œuvres de Péter Eötvös1 soient un parfait exemple de cette universalisation du genre observée sur les scènes européennes depuis la fin des années quatre-vingt. Outre son statut de directeur de l’Ensemble intercontemporain, poste l’ayant amené à promouvoir la diffusion du répertoire actuel2, le musicien a en effet joué un rôle non négligeable dans la vie lyrique française de ces vingt dernières années. Il est ainsi l’auteur de neuf opéras – tous composés en l’espace de dix-huit ans –, dont quatre d’entre eux ont été plus spécifiquement commandés et créés par des institutions françaises : deux à l’Opéra national de Lyon (Trois Sœurs d’après Anton Tchekhov, 1998 et Lady Sarashina d’après le journal anonyme d’une dame de la cour du Japon du XIe siècle, 2008), un au Théâtre du Châtelet (Angels in America d’après Tony Kushner, 2004), et le dernier au Festival d’Aix-en-Provence (Le Balcon d’après Jean Genet, 20023). Des ouvrages plébiscités par la critique et le grand public et, cela est suffisamment rare pour être ici signalé, ayant tous fait l’objet de nombreuses reprises…
2La question du livret est bien évidemment au cœur de cette universalisation recherchée par le compositeur. Chacun de ses opéras repose ainsi sur un support littéraire préexistant dont la source peut être variable, pièce de théâtre mais aussi journal et nouvelle, tous empruntés sauf un à la fin du XIXe ou au XXe siècle, et de provenance géographique diverse, des États-Unis au Japon en passant par la Russie, la France, l’Italie, la Hongrie ou encore la Colombie. Un support que le compositeur adapte – toujours aidé dans sa tâche par un librettiste4 – aux spécificités spatiotemporelles du genre opératique. Pour ses trois premiers ouvrages, Eötvös a par ailleurs souhaité conserver la langue originale de l’œuvre afin de ne pas en dénaturer le potentiel musical naturel. Se côtoient ainsi dans ses pièces le russe, le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol et l’italien mais pas le hongrois, langue dont la proximité sémantique empêche encore pour le compositeur toute mise en musique.
3De tous ses opéras, Trois Sœurs est certainement celui dont le livret a bénéficié du remaniement littéraire le plus poussé, contribuant, au même titre que les paramètres musicaux et scéniques, à l’extrême cohérence dramatique de cette œuvre qui a assuré à Eötvös la reconnaissance définitive du milieu musical. Élaboré avec l’aide du librettiste allemand Claus H. Henneberg5, ce livret ne modifie pourtant aucune des répliques écrites par Tchekhov mais semble en revanche remettre en cause leur chronologie initiale. Au déroulement directionnel de l’intrigue tchékhovienne s’oppose ainsi le temps morcelé et non linéaire de l’opéra. Une temporalité recréée de toute pièce grâce à un important travail de réécriture allant bien au-delà de la réduction classique, et qui, loin de dénaturer l’œuvre du dramaturge, va au contraire en accentuer les singularités esthétiques.
Les enjeux temporels de l’œuvre de Tchekhov
4Créée au Théâtre d’Art de Moscou le 31 janvier 1901, Trois Sœurs est la troisième pièce de ce que l’on nomme traditionnellement la tétralogie tchékhovienne, après La Mouette et Oncle Vania et avant La Cerisaie. Narrant l’existence monotone des membres de la famille Prozorov – Olga, Macha, Irina et leur frère André –, cette œuvre est probablement la plus représentative de la langueur et de la mélancolie caractéristiques des derniers ouvrages du dramaturge. Une pièce sans véritable action dont le temps, et plus particulièrement l’usure du temps sur les êtres, semble constituer le véritable sujet. Cette mise en valeur du temps sur la scène du théâtre est tout d’abord perceptible dans la conception à grande échelle de la pièce. Rompant, comme beaucoup d’œuvres dramatiques au tournant du XXe siècle, avec la tradition de l’unité de temps, Trois Sœurs est ainsi structurée en quatre actes relatant quatre années de la vie des Prozorov. Le premier acte se déroule le « dimanche 5 mai, midi », le deuxième un « jeudi à la Mi-Carême, 20 h », le troisième prend place une nuit d’été « entre 2 et 3 heures du matin » et le dernier s’achève à « midi, une journée d’automne6 ». Une temporalité étalée, bien plus proche de l’univers du roman que de celui du théâtre, dont cette évocation cyclique des saisons va venir en renforcer le caractère statique.
5En effet, si la durée hors norme de l’œuvre paraît sous-entendre une intrigue riche en événements, peu de péripéties viennent en réalité bouleverser le destin des protagonistes. Refusant de vivre dans un présent qu’ils jugent abject, ces derniers préfèrent se réfugier dans les souvenirs heureux de leur enfance passée à Moscou, ou se projeter dans leurs rêves utopiques, plutôt que de prendre des décisions qui leur permettraient enfin de s’approprier leur destinée. Les journées s’écoulent donc identiques les unes aux autres, les conversations s’essoufflent autour des mêmes sujets et la communication se fait de plus en plus stérile… Seule l’évolution de la situation sentimentale du personnage d’André – fiancé, marié, père d’un puis de deux enfants – laisse transparaître cette fuite du temps sur laquelle les personnages restent sans emprise. Si les sœurs Prozorov finissent au terme de la pièce par prendre certaines résolutions qui pourraient enfin bouleverser leur vie, leurs choix respectifs ne font en réalité que précipiter leur chute. Après avoir hésité pendant quatre années sur le choix de son prétendant, Irina perd ainsi son fiancé Touzenbach, froidement tué en duel par son rival, Macha est abandonnée par son amant Verchinine après lui avoir avoué ses sentiments, et l’aînée Olga semble s’être finalement résignée à sa vie de célibataire… Une désillusion collective qui accentue l’absence de héros pour une pluralité des voix et une imbrication des destins caractéristiques de l’esthétique tchékhovienne. Tirée du quatrième acte, cette réplique d’André – épisode central de l’opéra d’Eötvös7 – semble à elle seule résumer l’ambiguïté de ces personnages entretenant avec le temps une relation singulière :
« Oh, où est-il, où s’est-il enfui, mon passé, le temps où j’étais jeune, joyeux, intelligent, où mes rêves et mes pensées avaient de la grâce, où le présent et l’avenir étaient illuminés d’espoir ? Pourquoi, à peine avons-nous commencé de vivre, sommes-nous déjà ennuyeux, gris, sans intérêt, paresseux, indifférents, inutiles, malheureux… […] Le présent est immonde, mais quand je pense à l’avenir, par contre, comme tout est beau8 ! »
6S’il conditionne donc à la fois la structure de l’œuvre et la nature des protagonistes, ce refus de l’écoulement du temps est également intégré au récit par Tchekhov à l’aide de plusieurs procédés répétitifs. Dans un premier temps, des thématiques récurrentes parcourent les quatre actes, alimentant l’intégralité des conversations et tissant alors à grande échelle une véritable texture contrapuntique comparable à celle d’une œuvre musicale, rapprochement des genres souligné par Marianne Kesting :
« [Les dialogues] sont faits de thèmes et de motifs continuellement sujets à de nouvelles variations, en d’autres termes : ils se musicalisent. Quelqu’un qui voudrait par exemple analyser dans le détail le dialogue des Trois Sœurs de Tchekhov, ne manquerait pas d’établir que ce dialogue tourne avec obstination autour de deux ou trois thèmes principaux et secondaires, qui sont toujours représentés par les mêmes personnages. Ces thèmes s’entremêlent de manière musicale et donnent à l’ensemble du drame une atmosphère flottante bien particulière9. »
7Parmi ces thématiques sont plus particulièrement mises en avant celles de l’amour et du mariage, de la foi dans le travail ou bien encore de l’avenir de l’humanité. Tchekhov a également déployé dans sa pièce tout un réseau de citations empruntées à la littérature russe, employé comme un langage codé entre les différents personnages. On peut ainsi relever des citations de Lermontov, Krylov, Pouchkine ou encore des citations musicales de Tchaïkovski10 … Mais au-delà de ces thèmes fédérateurs et intemporels, l’usage de la répétition se manifeste aussi par la présence de gestes-clés renouvelés au cours des quatre actes et agissant sur le spectateur tels de véritables Leitmotive. Natacha traverse ainsi plusieurs fois la scène de part en part en tenant une bougie à la main, Koulyguine offre chaque année le même livre à Irina pour son anniversaire, la vie de Verchinine est rythmée par les tentatives de suicide successives de sa femme et le major Saliony s’asperge continuellement les mains de parfum pour masquer leur odeur de cadavre, un geste prémonitoire réitéré quatre fois et annonçant le meurtre final de Touzenbach… Ce retour perpétuel d’actions donnant au spectateur l’impression d’un temps immuable est enfin incarné par l’étrange attrait des personnages pour la pendule, un objet qu’ils consultent à de multiples reprises – et toujours de façon fugace – dont sept fois dans l’acte final, comme s’ils étaient conscients de l’issue tragique et inéluctable de leur destinée. Symbole matériel du temps qui passe, la pendule de la maison est finalement brisée par le docteur Tcheboutykine, un geste anéantissant alors définitivement les espoirs d’avenir radieux des Prozorov. Voici un tableau recensant les principaux motifs récurrents de la pièce :
Acte i | Acte ii | Acte iii | Acte iv | |
La bougie | 5 | 1 | ||
La pendule | 2 | 2 | 1 | 7 |
Le parfum de Saliony | 1 | 1 | 1 | 1 |
8L’usage de tels procédés répétitifs, induisant une musicalisation de l’intrigue, est peut-être une des raisons expliquant l’engouement des compositeurs pour l’œuvre de Tchekhov constaté à partir des années cinquante. Un phénomène par ailleurs déjà soulevé un demi-siècle plus tôt par le metteur en scène Vsevolod Meyerhold déclarant au dramaturge à propos de La Cerisaie : « Votre pièce est abstraite comme une symphonie… C’est par l’oreille qu’un metteur en scène doit la comprendre11. » On relève ainsi trois précédents opératiques à Trois Sœurs : Le Chant du cygne de la Française Adrienne Clostre (1961), L’Ours de Sir William Walton (1967) et La Mouette du compositeur américain Thomas Pasatieri (1974). Après Eötvös, deux compositeurs français ont eux aussi été séduits par l’esthétique du dramaturge, propice à une mise en musique. Philippe Hersant a ainsi composé son opéra Le Moine Noir (2005) d’après la nouvelle éponyme de 1894, et Philippe Fénelon sa propre version de La Cerisaie (2012).
9Outre ces considérations temporelles fondamentales pour le travail de reconstruction littéraire effectué par Eötvös, l’autre grande thématique du drame tchékhovien, la profonde incommunication régnant entre les différents protagonistes, est également essentielle. Aucun personnage n’est jamais seul sur scène, les nombreuses déclarations d’amour se font toujours sous l’œil de témoins, dans une absence cruelle d’intimité. Les protagonistes paraissent incapables de faire face aux vérités progressivement révélées, et l’incommunication se traduit alors par un refus systématique de l’écoute. Olga et Irina refusent ainsi d’entendre Macha leur avouer son amour naissant pour Verchinine et Irina ne cesse de prier ses deux prétendants d’interrompre leurs déclarations. Le cas le plus extrême demeure celui d’André confiant ses désillusions au seul personnage sourd de la pièce, le domestique Féraponte, personnage d’ailleurs supprimé de l’opéra par le compositeur qui transforme la scène en un simple monologue :
« Si tu entendais bien, sans doute, je ne te parlerais pas. J’ai besoin de parler à quelqu’un, et ma femme ne me comprend pas, mes sœurs, je ne sais pas pourquoi, elles me font peur, j’ai peur qu’elles ne se moquent de moi, qu’elles me ridiculisent… […] Ici, tu connais tout le monde, et tout le monde te connaît, mais tu es un étranger, un étranger… Étranger, solitaire12. »
Impact de l’intrigue tchékhovienne sur la structure de l’opéra Trois Sœurs
10Dès le début de la conception de son opéra, dix ans avant sa création à l’Opéra national de Lyon13, Eötvös souhaite rompre avec la directionnalité de la pièce de Tchekhov pour en proposer une version inédite construite autour d’une nouvelle cohérence temporelle. Ce désir est formulé à plusieurs reprises au cours de différents entretiens : « Je veux raconter l’histoire linéaire de Tchekhov dans une forme temporelle transformée14 », ou bien encore : « La chronologie de la pièce, nous la connaissons. Il ne s’agit donc pas de raconter à nouveau la pièce mais d’en souligner des moments15. » Renonçant aux quatre actes initiaux, l’opéra est ainsi découpé en trois séquences précédées d’un court prologue : leur logique événementielle peut dérouter le lecteur connaisseur du drame tchékhovien. Le meurtre de Touzenbach arrive ainsi dès la fin de la première séquence – le retour sur scène du personnage dans les séquences suivantes défiant alors toute logique –, certaines scènes sont par ailleurs répétées à plusieurs reprises. S’il paraît à première vue anodin, le changement terminologique proposé par Eötvös en dit pourtant long sur ses intentions dramaturgiques et sur ce choix d’une structuration a priori décousue. En abandonnant le terme d’« acte » pour celui de « séquence », terme sous-entendant une notion d’achèvement, ce dernier s’engage en effet à renoncer à une conception directionnelle de l’œuvre pour privilégier une version focalisée à chaque nouvelle séquence sur un personnage différent. Le spectateur voit ainsi défiler à trois reprises le drame des Prozorov : une première fois du point de vue d’Irina, puis de celui d’André, pour terminer par celui de Macha. Si le compositeur a fait le choix de ne pas retenir la figure d’Olga, c’est que cette focalisation est évidemment porteuse de sens. Elle met en effet en valeur ce qui représente pour Eötvös le thème principal de l’œuvre de Tchekhov alors qu’il demeurait au second plan dans la pièce : les relations triangulaires unissant certains personnages et la souffrance inévitable qui en résulte. Or, si Irina est bien partagée entre ses deux prétendants Touzenbach et Saliony, Macha entre son mari Koulyguine et son amant Verchinine, et André entre son épouse Natacha et ses sœurs, le désespoir d’Olga n’entre au contraire en interaction avec aucun autre personnage de la pièce. Elle se contente simplement d’observer impuissante le drame familial se déroulant sous ses yeux… Cette prédominance du chiffre trois au fondement du livret constitue ainsi pour le compositeur l’essence même du drame tchékhovien16 : « La tension entre les trois points, c’est l’essence des Trois Sœurs17. »
11Le choix d’une telle orientation dramaturgique, qui rompt avec la simultanéité des destins de l’œuvre de Tchekhov pour en proposer une présentation successive, nécessitait un important travail de reconstruction littéraire. Par le biais de filtres ne retenant que les événements touchant de près les trois protagonistes sélectionnés, Eötvös a reconstruit à l’intérieur de chaque séquence le déroulement émotionnel propre à chacun des personnages quitte à en bouleverser l’ordre chronologique original. Un tel travail de déstructuration n’aurait probablement pas été envisageable il y a encore cinquante ans mais semble relever ici d’une attitude quasi postmoderne de la part du compositeur. Pouvant s’inscrire dans la lignée d’ouvrages tels que Les Soldats de Zimmermann, Trois Sœurs d’Eötvös, par sa structure inédite, porte un éclairage nouveau sur l’œuvre de Tchekhov18. Si la version définitive de l’opéra est bien chantée en russe, le compositeur avait initialement opté pour l’allemand, langue ensuite abandonnée pour un retour à la langue originale jugée plus musicale. Dans un souci d’accessibilité de l’œuvre, Eötvös a néanmoins autorisé deux versions alternatives, l’une en allemand donnée dans les pays germanophones, l’autre en hongrois proposée lors de la reprise de l’opéra à Budapest et à Zagreb, versions toutefois jugées moins convaincantes par le musicien19.
Élaboration interne des séquences de l’opéra
12Si le traitement littéraire indispensable à la naissance de ces trois visions du drame tchékhovien implique évidemment une refonte complète de sa chronologie, il se répercute tout d’abord de manière générale sur la proportion des trois séquences. La séquence I consacrée à Irina est ainsi la plus longue de l’œuvre : elle comporte 11 scènes contre 9 dans la séquence II et 5 dans la séquence III, la réduction volontaire des scènes induisant alors chez le spectateur une impression d’accélération dans cette triple reprise du drame de Tchekhov. Mais si cette séquence initiale est la plus longue de l’opéra, c’est avant tout parce qu’elle contient en germe tous les éléments nécessaires à l’instauration, dans les séquences suivantes, de nouveaux phénomènes répétitifs. Réadaptant donc un procédé d’écriture déjà souligné précédemment chez Tchekhov, Eötvös va ainsi tisser entre ces trois séquences un réseau de réminiscences mettant en exergue les parallélismes de construction sous-jacents de l’intrigue. Des réminiscences pouvant être de diverses natures… Le premier lien sous-tendant la structure du livret est d’ordre thématique et concerne exclusivement les séquences I et III. Les séquences d’Irina et de Macha sont en effet organisées autour des déclarations d’amour et des adieux faits aux deux jeunes femmes, des événements qui, chez Tchekhov, étaient presque tous concentrés dans l’acte final. Un choix renforçant donc ici la dimension symétrique de la destinée des deux sœurs. Les aveux faits à Irina par ses deux prétendants (scènes 6 et 7) et les adieux successifs des militaires et de son fiancé (scènes 9 et 11) trouvent ainsi un pendant direct dans la séquence III au travers des deux déclarations faites cette fois à Macha (scènes 23 et 24) ainsi que des adieux adressés à son amant en présence de son mari (scène 26).
13Certains faits affectant évidemment de la même manière l’ensemble des protagonistes, l’opéra d’Eötvös est ensuite jalonné par un certain nombre de répétitions d’ordre textuel dont la présence n’est pas due au hasard. Loin d’entraver la bonne conduite du drame, elles mettent en avant le tissu contrapuntique constitutif de l’intrigue. Ce réseau de réminiscences textuelles lie plus spécifiquement entre elles les deux premières séquences. Sont ainsi réitérés à deux reprises la fameuse traversée de la scène par Natacha une bougie à la main (scènes 3 et 14) – un épisode d’ailleurs intitulé « Refrain » par Eötvös –, et le bris symbolique de la pendule par Tcheboutykine (scènes 4 et 17). Si le texte est dans ces deux exemples intégralement restitué, sa reprise musicale n’est pourtant en aucun cas similaire à l’original. Conservant la trame mélodico-harmonique première, le compositeur va ainsi l’inscrire dans un environnement sonore différent qui lui confère alors une tout autre signification. Ce travail de relecture est particulièrement prégnant lorsque l’on compare les scènes d’ouverture de ces deux séquences, qui insistent sur le mal-être d’Irina et sur son impuissance face au passage inéluctable du temps (scènes 2 et 13). Bien que les répliques énoncées par les sœurs Prozorov soient ici strictement identiques, Eötvös tient à intégrer cette sensation de répétition, et avant tout le sentiment de lassitude qu’elle engendre, à son matériau musical. Densification de la texture instrumentale, accélération subtile du tempo, superposition de répliques auparavant juxtaposées, autant de procédés donnant alors l’impression au spectateur que les protagonistes semblent eux-mêmes avoir conscience de prononcer ces phrases pour la seconde fois :
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que tout cela est devenu ? J’ai tout oublié. J’oublie tout. Et la vie fuit, sans retour. Jamais nous n’irons à Moscou. […] Mon esprit s’est desséché. J’ai maigri, j’ai vieilli, enlaidi. Comment ai-je pu vivre jusqu’à aujourd’hui : je n’en sais rien20. »
14Si les préoccupations temporelles de Tchekhov sont donc, malgré les apparences, parfaitement restituées par le travail littéraire d’Eötvös, le thème de l’incommunication entre les personnages est quant à lui mis en valeur dans la scène 18 située au centre de la séquence consacrée à André. Alors que le reste du livret se distingue par sa grande lisibilité, cette scène est en effet la seule à proposer un travail de superposition textuelle destiné à accentuer la futilité des échanges entre les protagonistes. Trois strates de discussion simultanées sont ici présentes, chacune bénéficiant d’un traitement caractérisé : le docteur Tcheboutykine se lance dans un monologue existentiel transformé en longue plainte par Eötvös, Natacha et Saliony échangent des propos au contenu absurde mais parfaitement linéaires et Irina converse avec le groupe des militaires. S’il demeure musicalement le plus en retrait, le discours de ces six dernières personnes est néanmoins le plus développé d’un point de vue littéraire et constitue le paroxysme de l’incommunication régnant entre les personnages. Juxtaposant des extraits empruntés aux « scènes de conversation » des actes II et III, Eötvös a ainsi recréé de toutes pièces un imbroglio comparable à ceux de l’œuvre originale : des questions restent sans réponse, des réponses arrivent avant les questions, des répliques sont répétées en boucle ou attribuées à des personnages autres que ceux déterminés initialement par Tchekhov : toute linéarité est donc ici anéantie au profit d’une cacophonie textuelle laissant parfois émerger un sentiment comique.
« Irina (à Touzenbach) : C’est un travail sans poésie, qui manque d’élévation. (à Fedotik) Votre patience réussit : nous irons à Moscou [p. 51 et 58].
Rodé : Aujourd’hui, j’ai fait exprès de faire un petit somme après le déjeuner, je me disais que j’allais danser toute la nuit. (à Irina) De fond en comble. Il n’est rien resté. La guitare a brûlé, la photo a brûlé [p. 68 et 87].
Fédotik : … la guitare a brûlé, la photo a brûlé. Toutes mes lettres ont brûlé… Je voulais vous offrir un petit carnet, mais il a brûlé, lui aussi. (à Irina) Je vais vous montrer une autre réussite. Non, ça ne marche pas. Regardez, le huit couvre le deux de pique : vous n’irez pas à Moscou [p. 87 et 58].
Touzenbach : Personne ne comprend rien à la musique ici, mais moi, je sais et je peux vous l’assurer… Moi, je sais, et je peux vous l’assurer [p. 83]21. »
15À l’issue de ce remaniement structurel de la pièce de Tchekhov, l’opéra d’Eötvös peut être envisagé sous deux angles temporels complémentaires. À grande échelle, Trois Sœurs rompt tout d’abord avec toute progression directionnelle. Le meurtre de Touzenbach, unique péripétie majeure de l’intrigue tchékhovienne, arrivant ici à la fin de la première séquence, tout sentiment d’attente de la part du spectateur est alors annihilé pour laisser place à une distanciation revendiquée par le compositeur. Paradoxalement, chacune des séquences prise de manière individuelle ne bouleverse pas le temps chronologique : chacune est indépendante et constitue en soi un drame cohérent dans lequel la directionnalité est réaffirmée. Les événements de la première séquence convergent bien tous vers la mort du baron Touzenbach et la séquence consacrée à Macha est effectivement centrée autour de l’arrivée puis du départ de Verchinine, indépendance dramaturgique encore accentuée par le fait qu’il n’existe aucune répétition textuelle au sein de chacune des séquences22. Selon la focalisation retenue par le spectateur, la temporalité de l’opéra peut donc prendre un tout autre visage.
16Enfin, le prologue de l’opéra joue un rôle essentiel dans ce travail de reconstruction littéraire. En ouvrant son œuvre par la réplique d’Olga qui achevait initialement la pièce de Tchekhov, Eötvös propose un renversement complet de sa temporalité induisant également un changement de la portée esthétique de l’œuvre. Alors que Tchekhov terminait malgré tout son ouvrage sur une note d’espoir – le dramaturge ne considérait pas Trois Sœurs comme une comédie, le spectateur est informé dès le début de l’opéra de l’impossibilité de cet avenir meilleur que n’auront de cesse de proclamer les Prozorov tout au long de l’œuvre :
« Le temps passera, nous nous en irons pour toujours, on nous oubliera […], mais nos souffrances se changeront en joie pour tous ceux qui vivront après nous […]. Oh, mes sœurs, mes chéries, notre vie n’est pas encore terminée. Nous vivrons23 ! »
17Patrice Pavis évoquait, au début des années 1990, la possibilité d’une déstructuration du texte de Tchekhov comme facteur de renouveau de l’œuvre :
« Imaginons un instant ce qui pourrait s’échapper de la boîte des Trois Sœurs, si la curiosité poussait le dramaturge – à savoir l’intermédiaire entre Tchekhov et ses metteurs en scène – à jouer avec et contre le texte. […] “Déconstruire” Tchekhov devrait […] consister à mettre en vue et en écho les réseaux métaphoriques du texte, le système de leurs renvois intratextuels. Au lieu de caractériser les personnages de façon naturaliste, il s’agirait de procéder à une version “oratorio” de l’œuvre, de façon à mettre à plat le système de renvois et de l’interconnexion du texte. Mais la tâche la plus urgente, à ce stade des études tchékhoviennes, est sans doute de dégager de la structure apparemment mimétique, un certain nombre de grands archétypes mythiques ou mythologiques. […] Entre la banalité quotidienne et l’inconscient du mythe, l’écart est moins grand qu’il n’y paraît24. »
18En qualifiant son opéra non pas d’« oratorio » mais de « madrigal à treize voix »25, il semble justement que Péter Eötvös, par son choix singulier de reconstruction littéraire, soit parvenu à mettre en avant ce réseau d’interconnexions souligné ici comme une des caractéristiques fondamentales des œuvres du dramaturge. Une restructuration signifiante, proposant donc une vision synthétique du drame initial, qu’il ne faut évidemment pas dissocier des autres paramètres constitutifs de l’opéra. Si l’élaboration du livret de Trois Sœurs est une première étape dans cette mise en valeur des singularités temporelles tchékhoviennes, elle ne peut en effet faire sens que dans sa relation avec les implications temporelles de ses pendants musicaux et scéniques26. Une complémentarité des arts, en parfaite adéquation avec cette quête d’universalisation du genre recherchée par Eötvös qui parvient à élever – comme le suggérait Patrice Pavis – le drame tchékhovien au rang de mythe. Et n’est-ce pas incontestablement le rôle premier de l’opéra que de se concevoir comme un prolongement signifiant – quelle qu’en soit d’ailleurs la nature – de l’œuvre dont il est issu ?
Notes de bas de page
1 Compositeur né en 1944 à Székelyudvarhely en Transylvanie.
2 Poste occupé par Eötvös entre 1978 et 1991 à la demande de Pierre Boulez.
3 Les derniers opéras d’Eötvös Love and Others Demons d’après Gabriel Garcia-Marquez (2008), Die Tragödie des Teufels d’après Imre Madach (2010), Paradise reloaded d’après Albert Ostermaier (2013), Golden Dragon d’après Roland Schimmelpfennig (2014) et Senza Sangue d’après Alessandro Barricco (2015) ont été respectivement créés au festival de Glyndebourne, à la Staatsoper de Munich, à la Neue Oper de Vienne, à l’opéra de Francfort et à la philharmonie de Cologne.
4 Son épouse Mari Mezei est l’auteur des livrets d’Angels in America et de Lady Sarashina.
5 Claus H. Henneberg (1936-1998) est, entre autres, le librettiste de Melusine et de Lear d’Aribert Reimann et celui d’Enrico et de Was ihr wollt de Manfred Trojahn.
6 Indications temporelles disséminées par Tchekhov à la fois dans les didascalies de la pièce et dans les répliques des personnages.
7 Cette réplique constitue en effet le nœud de la scène 20 de l’opéra.
8 Tchekhov Anton, Trois Sœurs, Paris, Actes Sud/Babel, 1993, p. 117-118.
9 Kesting Marianne, « Musicalisation du théâtre, théâtralisation de la musique », Melos, 1969, repris dans le programme de Trois Sœurs de l’Opéra national de Lyon, 1998, p. 47-48.
10 Tchekhov a ainsi inséré à trois reprises durant l’acte III une citation extraite d’Eugène Onéguine chantée en duo par Macha et Verchinine et leur permettant de s’avouer implicitement leur amour.
11 Ibid., p. 48.
12 Tchekhov Anton, Trois Sœurs, op. cit., p. 46.
13 Trois Sœurs, fruit d’une commande de l’ancien directeur de l’Opéra national de Lyon Jean-Pierre Brossmann et du chef d’orchestre Kent Nagano, a été créé le 13 mars 1998.
14 Peter Eötvös, p. r. p. J. Spenlehauer, « En onze lettres : Trois Sœurs », Journal de l’Opéra de Lyon, Lyon, saison 1998, p. 2-3.
15 Peter Eötvös, p. r. p. J.-M. Brèque, « Sur un Tchekhov recomposé, de l’authentique théâtre lyrique », L’Avant-scène opéra, no 204, septembre-octobre 2001, p. 79.
16 Ce chiffre est également à la base du matériau musical générateur de l’opéra issu de la superposition d’un triton et d’une quinte juste (ré dièse-la-mi).
17 Péter Eötvös dans La Septième Porte, film de Judith Kele, Arte ZDF, co-production Les Films d’ici, Hunnia Filmstudio, 1999.
18 Un tel travail de déstructuration a déjà été réalisé en 1981 sur la scène du Théâtre de la Taganka de Moscou lors de la reprise de Trois Sœurs par les metteurs en scène Iouri Pogrebnitchko et Iouri Lioubimov. Nous ne sommes néanmoins pas en mesure d’affirmer qu’Eötvös ait eu connaissance de cette version avant d’entamer son propre travail. Ce remaniement littéraire est d’ailleurs unique dans la production du compositeur.
19 Afin d’éviter que ses autres opéras ne fassent l’objet de traduction, Eötvös précise dorénavant en marge de la partition la langue obligatoire d’interprétation.
20 Tchekhov Anton, Trois Sœurs, op. cit., p. 91-92.
21 Extrait de la scène 18 de « Trois Sœurs », L’Avant-scène opéra, no 204, septembre-octobre 2001, p. 45. Les répliques en italique sont issues de l’acte III de la pièce originale, les autres sont empruntées à l’acte II. Les numéros de page indiqués entre parenthèses correspondent à ceux de l’édition Actes Sud/Babel de 1993.
22 Le seul exemple de lien textuel existant au sein d’une même séquence concerne les scènes 9 à 12 (scènes finales de la séquence I) rythmées par la réplique de Tcheboutykine : « Tararaboumbia ». Mais cette réplique est ici plutôt à considérer en tant que refrain musical qu’en tant que réelle répétition littéraire.
23 Tchekhov Anton, Trois Sœurs, op. cit., p. 128-129.
24 Pavis Patrice, Trois Sœurs, préface d’Anton Tchekhov, Paris, Le Livre de Poche, 1991, p. 48-50.
25 Eötvös Peter, p. r. p. P. Mouliner, « Un grand opéra contemporain », Trois Sœurs, Orchestre de l’Opéra de Lyon, Péter Eötvös et Kent Nagano, disque compact, Deutsche Grammophon, 1999, 459 694-2, p. 52.
26 Péter Eötvös s’est ainsi associé dès le lancement du projet au metteur en scène et chorégraphe japonais Ushio Amagatsu et a opté pour une mise en scène alliant deux pratiques scéniques japonaises : l’art ancestral du kabuki et celui de la danse butô, art plus récent résultant du traumatisme d’après-guerre. Cette mise en scène se caractérise par un espace vide, délimité par trois panneaux pivotants, où évoluent exclusivement des chanteurs masculins vêtus de blanc et à la gestuelle travaillée. Ce choix scénique confère au drame tchékhovien une dimension atemporelle renforcée par l’atmosphère musicale volontairement statique élaborée par le compositeur.
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Un maître de la scène théâtrale et lyrique au XIXe siècle
Olivier Bara et Jean-Claude Yon (dir.)
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Galions engloutis
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