Portrait du compositeur en librettiste : Daniel-Lesur et Andréa del Sarto (1969)
p. 145-158
Texte intégral
1Daniel-Lesur (1908-2002), cofondateur du groupe Jeune France, a mis près de soixante ans à reconnaître son attrait pour l’opéra ; pourtant Andréa del Sarto créé le 24 janvier 1969 à l’Opéra de Marseille, est selon lui son œuvre la plus importante1. Il en a écrit le livret en s’inspirant de la pièce d’Alfred de Musset André del Sarto (1833-1850) qu’il retravaille selon ses propres critères stylistiques, suivant en cela une nécessité intérieure assez fréquente chez les compositeurs d’opéra depuis Wagner si l’on songe à l’adaptation de Goethe par Boïto pour Mefistofele (1868), Racine par Magnard pour Bérénice (1911) ou encore à celles de Büchner (Wozzeck, 1925) et Wedeckind (Lulu, 1934) par Alban Berg.
2Ainsi, à l’heure où les avant-gardes officielles fantasment de voir la fin des institutions lyriques2 et où le théâtre musical voit le jour au festival d’Avignon3, Daniel-Lesur donne une œuvre de facture classique qui perpétue des traditions théâtrales bien vivantes, le romantisme magnifié au théâtre par Gérard Philipe avec Lorenzaccio (Avignon, 1952 et 1958), Ruy Blas (TNP Théâtre de Chaillot, 1954), Les Caprices de Marianne (Avignon/TNP Théâtre de Chaillot, 1958) et On ne badine pas avec l’amour (TNP Théâtre de Chaillot, 1959). Il faut se souvenir que, dès 1946, Daniel-Lesur appelait de ses vœux un renouveau musical rompant avec le « modernisme4 » et réhabilitant l’émotion et l’humanisme, « un langage renouvelé, sensible et libre, utilisant des données pré-classiques, voire primitives, tant il est vrai que l’on ne saurait avancer vers l’avenir sans plonger plus profondément dans le passé5 ». En outre, le sujet même de la pièce de Musset offre un écho direct au Benvenuto Cellini de Berlioz donné à l’Opéra de Paris le 10 septembre 1838, sans plus de succès qu’André del Sarto à la Comédie-Française le 21 novembre 1848.
3Au moment de la création d’Andréa del Sarto, à travers ses entretiens avec la presse et ses textes explicatifs, le compositeur montre qu’il souhaite tout maîtriser, avec la simplicité mais la détermination qui le caractérisent, et, quoi qu’il en dise, dans une attitude quasi bergienne : choix du sujet, composition du livret, mise en musique. Pourtant, Daniel-Lesur ne revendique aucune compétence théâtrale ou littéraire, bien qu’il ait écrit dans sa jeunesse une poésie sur laquelle il compose ensuite une mélodie (Les Harmonies intimes), et qu’il contribue à la critique musicale de son temps par des articles dans la presse depuis les années 1930 puis des émissions de radio et enfin de télévision. Sa plume mûrit à son insu, en quelque sorte, et c’est en librettiste accompli qu’il effectue ses choix lors de l’élaboration du texte de ses trois opéras. Remarquons tout de même qu’au moment où il se lance dans ce travail à la fois musical et littéraire ; il a déjà composé trois œuvres pour chœur et orchestre6, le Cantique des Cantiques pour chœur a capella, harmonisé une quarantaine de chansons traditionnelles françaises7, composé deux recueils de mélodies avec orchestre ou ensemble instrumental8 et une vingtaine de mélodies avec piano9.
4Pourquoi Daniel-Lesur choisit-il Musset ? Comment conçoit-il l’architecture et le texte de son premier opéra ?
Le choix du sujet
5Daniel-Lesur aborde le spectacle par la composition pour le théâtre et la radio pendant la guerre10 et sa musique pour la pièce d’Alfred de Musset André del Sarto, créée à Constance le 13 octobre 1947, tourne dans les villes d’occupation française en Allemagne avant d’être créée à Paris en 194811. L’année suivante, l’œuvre est développée en un poème symphonique12 dont les principaux thèmes émailleront bientôt l’opéra. En 1950, le compositeur ressent une violente émotion devant l’harmonieuse puissance d’un spectacle lyrique lors d’une représentation de Don Giovanni au festival d’Aix-en-Provence13 :
« J’étais comme hypnotisé par l’équilibre de l’opéra mozartien, oscillant entre l’action et l’expression, les airs succédant aux récitatifs et donnant naissance aux ensembles. Je demeurais émerveillé par la justesse des proportions, la maîtrise des densités, la vérité des accents, le relief des personnages, – tous éléments se fondant en une symphonie vocale et instrumentale sans pareille14. »
6Il décide alors de composer un opéra et le sujet qui s’offre à lui d’emblée est le drame de Musset dont il connaît déjà bien les rouages et qu’il décide de transformer lui-même en livret. Il note dans ses carnets que, lors de la création de 1833, un chroniqueur de la Revue des deux mondes remarque qu’« on croirait entendre un opéra sans musique15 ». Il compose donc cette musique comme un prolongement de l’impulsion restée sans lendemain de Tchaïkovski qui écrivait à Madame von Meck : « Voilà de quoi composer un bel opéra16. » Daniel-Lesur remarque également que Musset, admirateur de la Malibran, de sa sœur Pauline Viardot et musicographe à ses heures17, semble avoir imaginé là « les couleurs de l’opéra romantique18 ».
7D’ailleurs, Daniel-Lesur n’est pas le premier musicien à s’intéresser au héros de Musset. André del Sarto a déjà inspiré un drame lyrique en trois actes sur un livret de Ghislanzoni composé par Vittorio Baravalle et créé à Turin le 20 novembre 189019 et une musique de scène à Reynaldo Hahn pour la reprise de la pièce en mars 1920 au théâtre de l’Odéon20. Le sujet est toujours dans l’air du temps en 1964, en partie grâce à la bonne diffusion du poème symphonique de Daniel-Lesur, si l’on en juge par la lettre21 que lui adresse J. Pozzo-Moréno, ancien artiste lyrique et professeur de chant qui le sollicite pour écrire la musique d’un opéra dont il a imaginé les contours avec la collaboration de Dominique Daguet, alors secrétaire de Jean Paulhan. Daniel-Lesur décline, précisant qu’il est en train d’achever son œuvre lyrique22.
8L’action se situe à Florence en 1531. Dans l’adaptation de Daniel-Lesur, Lucrèce, épouse du peintre Andréa del Sarto est la maîtresse de Cordiani, élève préféré de l’artiste. Les deux amants ont décidé de fuir ensemble le soir même mais leur projet est découvert par Gremio que Cordiani blesse, puis tue. Soupçonneux, Andréa chasse Cordiani qui cherche à revoir une dernière fois Lucrèce et rend le déshonneur de son maître public. Les deux hommes se battent en duel, Cordiani semble gravement blessé. Resté seul, Andréa pleure son épouse et son ami perdus, mais quand il apprend que les amants sont en fuite, il leur fait annoncer que « la veuve d’Andréa peut épouser Cordiani » et boit une coupe de poison.
Le compositeur-architecte
9L’élaboration de cette première œuvre lyrique se fait avec un grand naturel :
« L’opéra s’est fait en moi depuis le premier jour, comme à mon insu. Puis il a surgi impérieusement. Je n’avais plus qu’à m’exécuter. J’ai été si heureux en le composant que je me suis senti bien triste en inscrivant le mot “fin” après de longues années d’intimité avec mes personnages23. »
10Pour la construction, il choisit la version en deux actes préparée par Musset pour la reprise de la pièce au théâtre de l’Odéon en octobre 1850. Est-ce un choix délibéré par rapport aux trois versions antérieures en trois actes24 ? L’épouse du compositeur a d’abord affirmé25 qu’il utilisait pour son travail les volumes édités dans la bibliothèque de la Pléiade. Pour son édition des Comédies et proverbes dans cette collection, Maurice Allem26 retient précisément la version en deux actes. Alors que ces volumes demeuraient introuvables dans la bibliothèque familiale, Christian Lesur a fini par retrouver dans une table de chevet de son père sept des neuf volumes de l’édition Charpentier des années 186027 ayant appartenu à Paul Collin28. Le volume des Comédies et proverbes reprend également la dernière version d’André del Sarto publiée du vivant de Musset, en deux actes.
11Ce livre est sans conteste l’exemplaire de travail du compositeur et il fournit, ainsi que quelques documents annexes, de précieux renseignements sur la fabrique de l’opéra et du livret. Il comporte en effet les annotations du compositeur au crayon sur l’ensemble du texte d’André del Sarto29 : choix des personnages, distribution des tessitures30, découpage de l’ensemble en tableaux et scènes31, suppression de tout ou partie de répliques32 et de scènes33. Il s’agit d’un premier canevas qui débarrasse essentiellement le texte de Musset de toutes les allusions à la trahison du peintre à l’égard du monarque et donne des indications d’effectifs vocaux et chorals34. En fait, il est surtout important pour Daniel-Lesur de rester fidèle à la première fin, vilipendée par la censure de 1851 qui réclame la mort de Cordiani : « ainsi, au lieu de deux coupables laissés libres et heureux par la mort d’André, il ne reste plus que la femme doublement punie de son crime par la perte de son amant et le suicide de son mari, dont le généreux dévouement ne peut maintenant qu’ajouter à son remords35 ». En effet, dans la première version de Musset, André del Sarto se suicide, comprenant que Lucrèce et Cordiani fuiront ensemble malgré tout, leur laissant ainsi la voie libre. Daniel-Lesur précise qu’il a systématiquement occulté l’intrigue secondaire de l’escroquerie à François Ier afin que la mort d’Andréa soit inscrite dans un mouvement très romantique de Liebestod et non pour laver la disgrâce dans laquelle il aurait été plongé une fois reconnue sa malhonnêteté.
12La conception de l’œuvre par Daniel-Lesur est entièrement focalisée sur l’intrigue amoureuse : le sentiment y règne en maître absolu à l’heure où l’opéra se veut de plus en plus politique ou iconoclaste. Pour ce faire, le compositeur-librettiste gomme systématiquement les intrigues secondaires, en particulier celle qui dénonce l’escroquerie que commet Andréa envers la cour de France36 et insère des scènes qui développent les passions des protagonistes, ainsi qu’un début de dernier tableau avec chœurs et danses dans la tradition française. Après un prélude ajouté, comme le veut l’usage opératique, Daniel-Lesur subdivise chaque acte en deux tableaux permettant quatre décors différents : « La cour de la villa d’André à Florence37 », « La chambre de Lucrèce38 », « Terrasse du jardin, dominant Florence39 » et « La grande salle de la villa40 ». Musset avait quant à lui adopté une structure en deux actes situés dans un seul et unique décor : « Le théâtre représente une cour. À gauche du public un pavillon au premier plan. Au deuxième plan, un mur avec une fenêtre et un balcon. À droite un jardin, au fond un mur avec une grille. Il fait nuit41. » Daniel-Lesur affirme ainsi sa volonté de spectaculaire et s’inscrit dans la lignée de Berlioz puisque Benvenuto Cellini est aussi construit en deux actes et quatre tableaux42.
13La structure interne de chaque acte ne reprend pas le découpage de la pièce de Musset, mais offre une succession de numéros, suivant à peu près l’ordre d’origine des scènes. Daniel-Lesur ajoute aussi des épisodes qui sortent de son imagination comme, au premier acte, le duo d’amour entre Lucrèce et Cordiani (no 1), l’air de Lucrèce sur les tourments de l’amour (no 4), le duo entre Lucrèce et Spinette évoquant la douceur de l’attente amoureuse (no 6) et au second, l’air de Cordiani reprochant à Lucrèce de ne l’avoir pas repoussé (no 3), et tout le début du quatrième tableau alternant chanson à boire, danses et vivats (no 2 à 7).
14Le découpage précis du dernier acte permet ainsi d’apprécier le travail d’architecte du compositeur.
15Daniel-Lesur suit la structure de Musset, mais il opère des coupures dans le texte original, des déplacements de phrases, des inversions de répliques, de réécritures, notamment pour rendre plus rythmique et musical un texte originellement destiné à être déclamé et il ajoute des airs entiers conçus à partir d’autres textes du poète.
L’élaboration du livret : le compositeur à la plume
16Afin de produire un livret qui convienne à son idéal d’opéra, Daniel-Lesur remanie l’architecture du texte, mais il recourt également à des collages, voire des réécritures. Il précise sur la page de couverture de la partition : « Livret de Daniel-Lesur d’après Alfred de Musset43 » et voit son livret publié à part dans la collection « Livrets d’opéra, opéras-comiques, opérettes » éditée par Choudens et diffusée par La Librairie théâtrale44.
17En 1973, il répond à la sollicitation d’André Lebois45 qui lui demande « quelques pages sur la genèse d’Andréa del Sarto » pour le numéro « Paroles et musique » de la Revue des Annales de l’université de Toulouse le Mirail46 consacré à la musique dans ses rapports avec la littérature. Les renseignements que Daniel-Lesur fournit alors sont particulièrement éclairants. En effet, si la pièce de Musset semble un opéra sans musique, le compositeur déplore « le caractère embryonnaire des deux rôles féminins, et plus particulièrement celui de Lucrèce47 » qui prive le spectacle potentiel de beaux airs. Il faut donc pallier ce manque, mais Daniel-Lesur considère comme « totalement exclu de mêler une encre indésirable à la prose de Musset48 ». Il décide alors de chercher dans la poésie de l’écrivain ce qui lui manque. Le travail lui prend un an :
« Je vivais comme l’enchantement de fiançailles avec l’œuvre future. Le crayon à la main, je notais au passage les vers, les distiques, les quatrains, les strophes qui, peut-être, pourraient se trouver en correspondance avec l’action du drame, la nature de ses protagonistes, l’essence de leurs sentiments49. »
18Il annote les volumes de Paul Collin et si celui des Premières poésies ne comporte que cinq soulignements au crayon, l’ensemble de La Confession d’un enfant du siècle est en revanche largement souligné. Pourtant, l’essentiel des phrases ajoutées vient des poésies. Car, cherchant surtout à développer les rôles féminins, Daniel-Lesur trouve rapidement l’idée d’enrichir le texte théâtral de vers qui permettent principalement l’expression de sentiments peu développés dans le texte en prose. Ainsi, le texte de l’air de Lucrèce (I, no 4) est intégralement construit à partir de fragments de différents poèmes de Musset dont Daniel-Lesur remarque qu’ils s’enchaînent très naturellement :
« À mon émerveillement, les vers s’enchaînaient, se soudaient tout naturellement les uns aux autres, les différences de mètres favorisant la souplesse rythmique. Quant à la rime, qui perd beaucoup de son importance au-delà des formes musicales répétitives, il n’y avait pas trop lieu d’en tenir compte50. »
Amour, mystérieux amour | Mardoche |
Amour ! torrent divin de la source infinie ! | |
O dieu d’oubli, […] | |
Toi que tous ces bonheurs, tous ces biens qu’on envie | |
Font parfois de loin sourire tristement, […] | |
Qu’importe et le temps et la vie, | |
Au cœur qui t’a connu ? | Le Saule |
Mon sein est inquiet ; la volupté l’oppresse, | |
Et les vents altérés ont mis la lèvre en feu. | La Nuit de mai |
Ah brûlante, brûlante, ô nature est la flamme, | |
Que d’un être adoré la main laisse à la main, | |
Et la lèvre à la lèvre et l’âme au fond de l’âme ! | Le Saule |
Dieu, vrai Dieu ! Quelle folie étrange ! | Don Paez |
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus, | |
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes, | |
Et devant l’infini joindre des mains tremblantes, | |
Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus… | Après une lecture |
Amour, mystérieux amour, douce misère ! | Mardoche |
La coupe est là, brûlante… | Namouna |
Mon bien-aimé, mon ange ! | Don Paez |
19Ainsi, pas moins de six poèmes servent à composer le texte de l’air de Lucrèce et il en va de même pour les autres airs ajoutés de la partition. Comme un romancier, et selon un phénomène bien connu d’identification, Daniel-Lesur souligne l’emprise des personnages sur son processus d’élaboration du livret, puis des lignes vocales :
« Mes personnages furent mes maîtres. C’est eux qui décidèrent, parfois malgré moi, du choix des mots que je placerais dans leur bouche, refusant certains d’entre eux pour en appeler d’autres. Ils devaient agir de même par la suite, m’imposant leurs intonations, conduisant la mélodie, l’identifiant à leur tempérament propre. C’est leur vérité qui m’a toujours guidé. Étrange soumission, à laquelle me contraignaient des créatures somme toute imaginaires51. »
20Pour ce faire, il doit s’approprier le texte originel et recourir à de nombreuses coupures mais aussi à la mise en place d’une prosodie adéquate pour le respect des impératifs de la déclamation chantée qu’il appelle de ses vœux dans un respect de l’équilibre entre chant et musique :
« Je rejoignais sans idée préconçue, la grande loi d’alternance qui régit l’opéra classique, loi sans cesse remise en cause par la querelle des absolutistes rêvant d’une domination tyrannique du verbe, ou d’une dangereuse inflation de la musique. La voie médiane d’une déclamation lyrique continue croit allier les avantages des deux solutions mais, trop souvent, elle en cumule les insuffisances et mène au naufrage des personnages52. »
21Et il précise, donnant clairement son point de vue, finalement très classique :
« La nature même du théâtre lyrique exige une simplification aussi poussée que possible des thèmes de l’action. […] Il importe, à l’opéra, de concentrer l’attention de l’auditeur-spectateur sur l’essentiel. Un texte chanté se déroule sur un rythme beaucoup plus lent qu’une prose déclamée. De plus, il est inévitable que, par instants, la musique déborde le texte, l’émotion prenant le pas sur le verbe. Même lorsque les paroles se détachent avec netteté, l’attention demeure divisée entre les mots et la musique à laquelle ils donnent naissance. L’unité de l’œuvre n’est pas pour autant fondamentalement menacée. L’approfondissement de la perception qui résulte d’une telle dualité, lorsqu’elle est dominée, suscite une contrepartie sans aucune mesure avec les sacrifices consentis53. »
22Toutefois, dans le processus d’élaboration de la partition, la musique garde le dernier mot :
« Lorsque le musicien rédige lui-même son livret, le texte n’acquiert sa forme définitive qu’au fur et à mesure de l’élaboration de la partition. Un accord inattendu, une modulation imprévue, la courbe d’une mélodie remettent en question le choix d’un mot, l’existence de toute une phrase54. »
Esthétique et pérennité de l’œuvre
23La gestation est longue, car la vie professionnelle de Daniel-Lesur est intense en dehors de la composition puisqu’il est conseiller musical à la direction des programmes de la télévision française, puis inspecteur principal de la musique au ministère des Affaires culturelles. Pourtant il travaille avec assurance et bonheur, fort de convictions esthétiques solidement adossées à une longue expérience de l’écriture pour les voix.
« “Andrea del Sarto” avance, profitant du calme sylvestre de ces lieux. J’aurai bientôt terminé le 2e tableau du 2e acte, ce qui fera deux tableaux sur quatre : c’est un opéra – au point que si jamais il est représenté j’aurai à la fois contre moi les wagnériens, les Debussystes, les Albanbergistes, les Schoenbergiens, les Dallapiccolistes et, naturellement, tous les autres, sauf Poulenc qui m’encourage beaucoup. Mais si j’ai les chanteurs pour moi, cela suffira à mon bonheur. Je me suis fait une loi de toujours tracer les parties vocales avant leur accompagnement, rétablissant ainsi les bœufs avant la charrue55. »
24Cette première œuvre lyrique marque un tournant dans sa carrière puisqu’il compose ensuite deux autres opéras56 et se trouve même amené à diriger l’Opéra de Paris après le décès de René Nicoly en 1971, en attendant la prise de fonctions de Rolf Liebermann en 197357. Andréa del Sarto connaît deux productions qui tournent en France et en Belgique pendant les dix ans qui suivirent la création, à Rouen, Nice, Bordeaux, Toulouse, Paris et en Belgique. L’œuvre a fait l’objet d’une télédiffusion à 20 h 35 sur Antenne 2 en août 1975 et a été récompensée du prix de la Ville de Paris en 1969 et du prix Samuel-Rousseau en 197358.
25De facture mozartienne et pourtant éloignée du Rosenkavalier ou du Rake’s Progress, inspirée de Benvenuto Cellini, mais composée dans le langage caractéristique de Daniel-Lesur, alliance de lyrisme, de rigueur contrapuntique et de subtiles couleurs orchestrales, Andréa del Sarto répond aux aspirations d’une partie du public de son époque :
« En un temps où le fin du fin musical consiste à élaborer de hasardeux mixages à grand renfort de bandes magnétiques, cet Andrea del Sarto de facture strictement modale et empreint d’un lyrisme généreux, nous a fait l’effet d’un grand bain de fraîcheur en apaisant du même coup certaine crainte. Grâce à Daniel-Lesur, cette vague impression que nous ressentions selon laquelle il ne serait plus possible d’écrire une musique d’avant le déluge dodécaphonique sériel vole en éclat tel un tabou neutralisé59. »
26Même si la critique peut se montrer aussi quelque peu déçue, quand elle espérait un opéra renouvelant les cadres du genre plutôt que s’inscrivant dans une lignée historique :
« À l’heure où le théâtre lyrique est en proie à un malaise, mal défini en raison même de diagnostics aussi nombreux qu’incomplets, il est permis d’attendre, de toute œuvre nouvelle, l’indication d’une thérapeutique efficace. Sans aller jusqu’à la désillusion, il nous faut constater la non-réalisation d’un espoir. […] Nous [y] avons découvert du raisonnable plus que du neuf, dans la sincérité et dans la clairvoyance60. »
27L’esthétique néo, ces modèles que traque la presse dans son ensemble au moment de la création, se situe surtout dans l’esprit de l’œuvre originelle, la fidélité à Musset qui cantonne Daniel-Lesur dans un archétype daté (opéra à numéros, ballet, duel) alors que sa musique aspire à autre chose de résolument personnel. Car la tradition de l’opéra est respectée à la lettre, puisant chez les grands maîtres du genre les meilleurs effets : pastiche selon certains, haute inspiration selon d’autres. Quelle volonté préside à cette posture ? Assurément le goût pour un opéra qui chante l’amour, la volonté de résister aux modes avant-gardistes et aussi celle d’ancrer l’œuvre dans le grand répertoire afin de lui assurer la postérité, à l’image des Dialogues des Carmélites de son ami Francis Poulenc auquel l’œuvre est dédiée. Mais si la musique ne transporte pas les exégètes, le livret, en revanche, impressionne par la justesse de sa facture :
« Poète, Daniel-Lesur l’est. Cette vérité surgit du respect avec lequel il a pensé, dans un texte de Musset, le thème, vieux comme le monde, d’un mari trompé par son meilleur ami. Il l’a fait sans déformer la magnanimité dans l’amertume et la noblesse de sentiments, apparaît la probité du compositeur, indépendant à l’égard de toute école ou de toute mode, à égale distance de l’avant-garde et de l’arrière-garde.
La raison de son choix, Daniel-Lesur la donne lui-même quand il écrit : “la plus grande audace possible, actuellement, serait de considérer l’amour comme un sentiment digne de retenir l’attention d’un créateur et, qui plus est, de le chanter”. Andréa del Sarto n’est autre que l’illustration de cette audace, pour le livret61. »
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28Quelques jours auparavant la première marseillaise, Votre Faust de Pousseur avait été créé à Milan. En France, à côté d’une politique affirmée de répertoire (grands Mozart, Faust de Berlioz et Gounod, Trilogie populaire de Verdi, Carmen), les compositeurs imaginent de grandes fresques dans l’idée plus ou moins affirmée de rivaliser avec le cinéma (Milhaud, Saguer, Damase, Bondeville) mais commencent aussi à oser des expériences nouvelles, en particulier dans le sérail d’Avignon (Clostre, Prey, Constant, Duhamel), motivées par la nécessité de renouveler l’art lyrique et la prise en compte des mutations culturelles post-1968 qui façonnent un « homme moderne » avec la sensibilité duquel « les passions et conflits qu’engendrent l’amour et l’amitié, […] caractères permanents de l’âme humaine, ceux qu’évoque le drame de Musset, même revu et corrigé risquent de ne pas s’accorder62 ». Les unes comme les autres sont aujourd’hui tombées en désuétude, y compris cet Andréa del Sarto que la presse saluait pourtant quasi unanimement comme très réussie, voire digne de l’épithète de chef-d’œuvre63. Paradoxe, vanité historique ou purgatoire ?
Notes de bas de page
1 Daniel-Lesur, réponses à un questionnaire envoyé par la presse au moment de la création de l’œuvre, copiées par son épouse. Archives personnelles du compositeur déposées au département de la musique de la BnF [APC/BnF], d. 43, question no 46.
2 http://www.spiegel.de/spiegel/print/d-46353389.html, consulté en janvier 2015.
3 Prey Claude, Fêtes de la faim, opéra pour cinq comédiens, un violoncelle et deux cloches de Pavlov créé le 26 juillet 1969.
4 Daniel-lesur et Baudrier Yves, « Vers un nouveau romantisme ? Dialogue », La Revue musicale, no 199, avril 1946, p. 105.
5 Ibid.
6 L’Annonciation (1951), Le Cantique des colonnes (1954) et la Messe du Jubilé (1960).
7 Voir Auz. III, 6 à Auz. III, 17, Auzolle Cécile, L’Œuvre de Daniel-Lesu. Catalogue raisonné, Paris, Éditions de la Bibliothèque nationale de France, 2009, p. 98-107.
8 Quatre Lieder pour chant et orchestre (1939-1949), Chansons cambodgiennes (1947).
9 Voir Auz. III, 30 à Auz. III, 40, Auzolle Cécile, L’Œuvre de Daniel Lesur…, op. cit., p. 115-119.
10 Voir Auz. I, 6 à Auz. I, 28, ibid., p. 40-49, et Auzolle Cécile, « Daniel-Lesur et les marges de l’opéra 1938-1950 », F. Toudoire-Surlapierre et P. Lécroart (dir.), Marges de l’opéra : musique de scène, musique de film, musique radiophonique (1920-1950), Paris, Vrin, coll. « Musicologies », 2015, p. 76-83.
11 Voir Auz. I, 8, Auzolle Cécile, L’Œuvre de Daniel-Lesur…, op. cit., p. 41-42.
12 Voir Auz. II, 6, ibid., p. 62-63.
13 Mise en scène de Jean Meyer, décors de Cassandre, direction musicale Hans Rosbaud, le créateur en 1952 la Sarabande et Farandole sur un thème de Campra et en 1954 de la Sérénade pour orchestre à cordes.
14 Daniel-Lesur, « Genèse d’un opéra (Andréa del Sarto) », Annales de l’université Toulouse-le Mirail, tome X, fascicule 2 : « Littératures XXI », 1974, p. 3. http://daniel.lesur.pagesperso-orange.fr/oeuvreandreadelsarto.htm, consulté en janvier 2015.
15 APC/BnF, d. 43, feuillet A5, numéroté 7.
16 Ibid.
17 Il publie dans La Revue des deux mondes un compte-rendu anonyme sur Gustave III de Scribe et Auber le 15 mars 1833, quinze jours avant la création d’André del Sarto.
18 Daniel-Lesur, « Genèse d’un opéra (Andrea del Sarto) », art. cit., p. 4.
19 Clément Félix et Larousse Pierre, Dictionnaire des opéras (1905), Paris, Tchou, coll. « Bibliothèque des introuvables », 1999, p. 58.
20 http://reynaldo-hahn.net/Html/sceneAndreDelSarto.htm, consulté en janvier 2015.
21 J. Pozzo-Moréno, lettre à DL du 28 mai 1964, APC/BnF, d. 43.
22 DL, lettre à J. Pozzo-Moréno du 4 juin 1964, APC/BnF, d. 43.
23 Daniel-Lesur, réponses à un questionnaire…, op. cit., réponse à la question no 43.
24 1833 dans la Revue des deux mondes, 1834, édition « un spectacle dans le fauteuil » et 1840 Comédies et proverbes donnée ensuite à la Comédie-Française en 1848 pour 5 représentations.
25 Lesur Simone, p. r. p. C. Auzolle, 12 mars 2011.
26 Musset Alfred de, « André del Sarto », M. Allem (éd.), Théâtre complet, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 3-48.
27 Musset Alfred de, Paris, Charpentier, 1860-1864. Les volumes possédés par Daniel-Lesur sont : Poésies nouvelles (1860), Premières poésies (1861), Œuvres posthumes (1860), Comédies et proverbes (1861) [deux tomes], La Confession d’un enfant du siècle (1864), Mélanges de littérature et de critique (1867). Manquent pour compléter la collection les deux recueils Nouvelles (1852) et Contes (1867).
28 Grand-oncle par alliance de Daniel-Lesur, Paul Collin (1843-1915) était avocat mais aussi écrivain, chroniqueur (Le Ménestrel) et poète. Ses textes ont été mis en musique par Fauré, Franck, Massenet ou encore Tchaïkovski. Demeuré sans descendance, de nombreux documents de Paul Collin ont été légués à Daniel-Lesur, notamment sa correspondance reçue, et se trouvent encore en possession de la famille Lesur.
29 Musset Alfred de, « André del Sarto », Comédies et proverbes, tome I, Paris, Charpentier, 1861 (réimpression de l’édition de 1853), p. 1-44. Il s’agit de la seconde version du drame, en deux actes.
30 Ibid., p. 1.
31 Ibid., p. 1-44.
32 Répliques tronquées : André I, 5 ; André II, 3 ; Lionel II, 12.
33 Scènes tronquées : fin de I, 4 ; I, 5 ; I, 10 ; I, 12, II, 2 ; II, 4 ; II, 7 ; II, 8 ; II, 14. Scènes supprimées : I, 7 ; I, 8 ; II, 9 ; II, 11 ; II, 12.
34 Outre le texte des Annales de l’université de Toulouse et les volumes annotés de l’édition de Musset chez Charpentier, les sources disponibles pour l’analyse du travail de Daniel-Lesur sont :
1. Cahier noir et blanc, esquisse, travail préparatoire. Feuillet A5 sur lequel sont écrites au crayon quelques indications, inséré entre la couverture et la première page. Ensuite il copie à la main la pièce de Musset au stylo bille noir sur la page de droite avec quelques indications de mise en musique et donne des indications de mise en musique au crayon à gauche. On remarque d’assez nombreuses ratures, surtout des coupures, des allègements du texte. Dans cette version, qui doit être la toute première, on constate qu’il a déjà l’idée d’ouvrir par les vocalises de Lucrèce et Cordiani, mais sans donner de texte à leur mélopée qui traduit avant tout leur ardeur amoureuse. De même on note qu’il n’a pas encore prévu de couper l’intrigue de l’escroquerie mais que petit à petit, les coupures de ces allusions se mettent en place. Mais il a déjà l’idée du découpage en tableaux, de l’insertion de la chanson de Spinette (Barberine), du divertissement à l’acte II avec deux danses successives, l’une au premier plan au début, la seconde au second plan ensuite.
2. Puis il existe, dans le d. 43, trois états du livret : a) sur des feuillets séparés réunis par des trombones (acte 1, acte 2 tableau 3, acte 2 tableau 4) un manuscrit au stylo bille bleu et encre noire avec des annotations au crayon. Suit un feuillet double de notes au crayon et stylo bille bleu ; b) un tapuscrit à l’encre bleue et corrections manuscrites de DL à l’encre noire et crayon rouge sur papier pelure, relié. On remarque sur la couverture l’indication : opéra en quatre actes, corrigée en : deux actes quatre tableaux ; c) un tapuscrit à l’encre noire à peine retouché au stylo bille bleu ; d) une photocopie de ce livret ; c et d sont les versions personnelles du livret édité chez Choudens, fruit du travail du compositeur.
35 Rapport du 16 octobre 1851 dans La Censure sous Napoélon III, p. 26-32, cité par Allem M., « André del Sarto. Notes et variantes », A. de Musset, Théâtre complet, op. cit., p. 1191-1192.
36 APC/BnF, d. 43, feuillet A5 numéroté 8.
37 Daniel-Lesur, Andrea del Sarto Opéra en 2 actes et 4 tableaux d’après Alfred de Musset, livret, Paris, Choudens, 1968, p. 3.
38 Ibid., p. 19.
39 Ibid., p. 29.
40 Ibid., p. 34.
41 Musset Alfred de, « André del Sarto », Comédies et proverbes, Paris Charpentier, 1861, p. 1.
42 Le premier est situé dans l’appartement du trésorier Balducci, le deuxième sur la place Colonne, le troisième dans l’atelier de sculpture de Cellini et le dernier dans l’atelier de fonderie.
43 Daniel-Lesur, Andrea del Sarto. Opéra en 2 actes, et 4 tableaux d’après Alfred de Musset, partition chant/piano, Paris, Éditions Choudens, 1968.
44 Daniel-Lesur, Andrea del Sarto. Opéra en 2 actes et 4 ableaux d’après Alfred de Musset, livret, op. cit. Cette collection a alors déjà édité les livrets d’œuvres lyriques de Meyerbeer, Audran, Lecocq, Offenbach, Saint-Saëns, Halévy, Wagner, Paër, Boieldieu, Adam, Vasseur, Thomas, Gluck, Verdi et Landowski (Le Fou, seule autre œuvre du XXe siècle).
45 Lebois André, lettre à DL du 24 mai 1973, APC/BnF, d. 43.
46 Daniel-Lesur, « Genèse d’un opéra… », art. cit.
47 Ibid., p. 4.
48 Ibid.
49 Ibid., p. 5.
50 Ibid.
51 Ibid., p. 7.
52 Ibid., p. 6-7.
53 Ibid., p. 8.
54 Ibid.
55 Daniel-Lesur, lettre écrite à la Doucière (Nouzilly, Indre-et-Loire), non datée et sans destinataire, probablement de l’été 1961 puisque la suite évoque le surcroît de travail à la télévision et l’hypothèse de la fin de son mandat de directeur à la Schola Cantorum, APC/BnF, d. 103.
56 Ondine (Opéra de Paris/Théâtre des Champs-Élysées, 1982) et La Reine morte (création posthume en version concert à Radio France, 2005).
57 Auclair Mathias et Poidevin Aurélien, « La Réunion des théâtres lyriques nationaux sous l’administration de Daniel-Lesur (23 mai 1971-31 décembre 1972) », C. Auzolle (dir.), Regards sur Daniel-Lesur, compositeur et humaniste (1908-2002), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009, p. 317-345.
58 Voir Auz. I, 1, Auzolle Cécile, L’Œuvre de Daniel-Lesur…, op. cit., p. 32-33.
59 Julien Pierre, « Au Théâtre des Champs-Élysées : Andrea del Sarto de Daniel Lesur », L’Aurore, décembre 1974.
60 Roggero Léon, « À l’Opéra, Andrea del Sarto, un rôle sur mesure pour le talent de Gabriel Bacquier », Nice-Matin, 1er mars 1970.
61 Ibid.
62 Drouet Jacques-Paul, « À l’Opéra de Marseille. Création mondiale d’“Andrea del Sarto” de Daniel-Lesur », La Croix, 29 janvier 1969.
63 Ibid.
Auteur
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