Bref historique des opéras pour enfants en France au XXe siècle
p. 113-122
Texte intégral
1Lorsque l’on évoque la musique pour enfants, on a tendance à assimiler la musique écrite pour être jouée ou chantée par des enfants aux compositions destinées à l’écoute des enfants. Il s’agira ici des œuvres écrites pour et interprétées par des enfants. Un rappel historique des œuvres de Kurt Weill, Paul Hindemith et Benjamin Britten précèdera la présentation des opéras pour enfants écrits en France : tout d’abord quelques opéras écrits avant-guerre, puis les pièces expérimentales des années 1970, enfin l’entrée dans une phase plus académique à la suite de l’opéra de Marcel Landowski La Sorcière du placard aux balais dans les années 1980.
2Le terme d’opéra pour enfants reflète une réalité très diverse. De la modeste réalisation musicale au véritable opéra comportant un livret, une musique et une mise en scène élaborés, toute la gamme des productions se trouve représentée. L’ambiguïté provient en réalité de l’éventualité de la mise en scène. En effet, beaucoup de partitions sont conçues comme des contes mis en musique, avec la présence d’un récitant mais sans participation théâtrale des enfants. Leur point commun se situe dans le récit musical d’une histoire, que celle-ci soit interprétée sur scène par les enfants ou seulement exposée par des narrateurs. Dans les deux cas, le compositeur intègre dans sa pensée la conduite dramatique de l’ouvrage. Même si les œuvres se partagent à peu près équitablement entre des opéras et des contes musicaux, il est clair que le terme générique d’opéra pour enfants s’est imposé à toutes les personnes concernées.
3Seront seulement évoquées ici des œuvres écrites pour être interprétées, mais pas exclusivement, par des enfants. Il ne s’agit donc pas d’étudier les œuvres dites enfantines comme Pierre et le loup (1936) ou L’Histoire de Babar (1946), ni celles inspirées de la sensibilité des enfants comme L’Enfant et les sortilèges (1925) ou Ma mère l’Oye (1911), pas plus que la présence d’enfants solistes dans les opéras1 comme Yniold dans Pelleas et Mélisande (1902) de Debussy et La Petite Renarde rusée de Janáček (1924).
4Les participations de chœurs d’enfants dans les opéras sont plus importantes et sont souvent motivées par la couleur du timbre de leurs voix ainsi que par la présence de comptines ou de références à la musique populaire. On peut le constater dans Boris Godounov (1874) de Modeste Moussorgsky, Carmen (1875) de Georges Bizet, Werther (1892) de Jules Massenet, Hänsel et Gretel (1893) de Engelbrecht Humperdinck, Wozzeck (1925) d’Alban Berg ou Harry Janos (1926) de Zoltan Kodaly, sans oublier les trois enfants dans La Flûte enchantée dont le rôle dramatique et musical est essentiel. Mais peu d’éléments relient ces œuvres-là, finalement exceptionnelles, à la tradition d’opéras écrits pour être interprétés par des enfants, dont l’origine remonte aux drames liturgiques du Moyen Âge et qui se poursuit avec le théâtre scolaire pratiqué dans diverses institutions, des Jésuites2 à la Maison Royale de Saint-Cyr3.
5Au XXe siècle se développe à nouveau la pratique enfantine du théâtre musical sous l’impulsion de l’Allemagne et des pays anglo-saxons. C’est dans l’effervescence artistique de l’Allemagne des années 1920 qu’apparaît une nouvelle attirance des compositeurs pour la musique pour amateurs et en particulier pour les enfants. Hindemith et Weill allient leur goût pour la musique d’avant-garde à celui d’une vocation sociale de cet art. Deux opéras didactiques pour amateurs, sous-titrés Lehrstück ou Schuloper, créés en 1930, semblent particulièrement représentatifs de ce nouvel élan. Il s’agit de Der Jasager4 de Weill, sur un livret de Bertold Brecht et de Wir bauen eine Stadt5 de Hindemith, sur des textes de Robert Seitz. Le contenu pédagogique des Schuloper est centré sur l’enseignement de la musique et du théâtre par une pratique d’esprit communautaire ainsi que l’explique Weill en 1930, annonçant les préoccupations futures des compositeurs d’opéras pour enfants :
« Mon intention d’écrire un opéra pour écoliers remonte à un an. Dès le début, le terme Schuloper représentait pour moi diverses possibilités d’unir les concepts d’“éducation” et d’“opéra”. Un opéra peut être d’abord un exercice pour le compositeur ou pour une génération de compositeurs. À une époque justement où il s’agit de redonner de nouvelles bases au genre “opéra” et de redéfinir ses limites, il parait important de rétablir les formes originelles de ce genre par une nouvelle analyse des problèmes formels et thématiques du théâtre musical. […]
Un opéra peut être aussi un exercice pour la représentation de l’opéra. Si nous réussissons à formuler de façon suffisamment simple et naturelle la construction musicale globale d’une œuvre scénique, pour que l’on puisse désigner les enfants comme les interprètes idéals, une telle œuvre serait alors également apte à forcer les chanteurs d’opéra (ou ceux qui veulent le devenir) à cette simplicité et ce naturel dans le chant et la représentation qui nous manquent encore si souvent dans les théâtres lyriques. En ce sens, le Schuloper pourrait servir d’“étude” pour les écoles d’opéra et les établissements lyriques (à exécuter une fois par jour avant le début de la répétition). La troisième interprétation du terme Schuloper résume les deux premières : c’est l’opéra qui est destiné à l’usage des écoles. Il compte parmi les efforts visant à créer une production musicale dans laquelle la musique n’est plus un but en soi, mais se met au service d’institutions qui ont besoin de la musique et pour lesquelles, justement, une nouvelle production musicale prend de la valeur. Essentiellement deux nouveaux débouchés se sont maintenant ajoutés aux anciens (concert, théâtre, radio) : le mouvement choral prolétarien et les écoles. Une tâche profitable pour nous consiste maintenant à créer pour eux aussi des œuvres de plus grande envergure, mais dont les caractéristiques externes restent cependant suffisamment modestes pour ne pas compromettre la possibilité de leur exécution par ceux auxquels elles sont destinées6. »
6Dans la suite de l’article, Weill décrit sa conception de Der Jasager, principalement axée vers la souplesse de réalisation : toutes les parties (chœur, orchestre et soli) doivent être exécutées par des enfants, ainsi que la construction des éléments de décor et des costumes. C’est la raison aussi de l’effectif instrumental choisi qui se rapproche des possibilités des orchestres d’élèves de l’époque : cordes sans altos, deux pianos, trois instruments à vent ad libitum comme flûte, clarinette, saxophone, percussion et instruments à cordes pincées. Weill poursuit :
« Je ne crois pas qu’il faille trop limiter le degré de difficulté de la musique dans un Schuloper, que l’on doive pour cela écrire une musique particulièrement “naïve” et facile à chanter. La musique d’un Schuloper doit absolument être abordée de manière soigneuse et approfondie. Car c’est précisément dans l’étude que réside la valeur pratique du Schuloper et la représentation d’une telle œuvre est bien moins importante que son rôle éducatif. […] Il est particulièrement recommandé qu’une pièce scolaire offre la possibilité à l’enfant d’apprendre quelque chose en plus de la simple joie de faire de la musique7. »
7Ainsi sont posés quelques éléments essentiels des futurs opéras pour enfants : unir éducation et opéra, construire une œuvre scénique suffisamment simple et naturelle, être au service des institutions, écrire une musique soignée et approfondie et enfin faire bénéficier l’enfant d’une expérience non seulement musicale, mais aussi scénique et communautaire.
8La partition Wir bauen eine Stadt de Hindemith reprend pour une grande part les principes décrits par Weill, mais le compositeur les insère dans une forme encore plus souple. En premier lieu, le texte est soumis à beaucoup moins de contraintes narratives. Au lieu d’un conte où le déroulement de l’intrigue est prévisible, l’argument semble ici beaucoup plus un prétexte à une action musicale : la construction d’une ville imaginaire par des enfants qui répondent ensuite à des questions sur l’organisation de la vie à l’intérieur de cette ville sur les métiers, les moyens de transport, ou encore la présence d’adultes. Les questions étant presque interchangeables, on peut supposer que l’on peut intervertir ou ne pas jouer telle ou telle pièce sans que l’histoire en soit bouleversée. Hindemith recommande même d’utiliser ce livret comme un tremplin et d’ôter ou de rajouter à sa guise des chants, des danses ou des scènes. Le vocabulaire et la syntaxe rendent ce texte adapté à des enfants plus jeunes (entre six et dix ans) que les destinataires de Der Jasager (entre huit et douze ans). Comme on peut l’imaginer, l’écriture des mélodies et leurs accompagnements sont aussi adaptés aux textes et donc aux tranches d’âge. Le choix de Hindemith est de composer un accompagnement limité à trois instruments, plus exactement trois parties instrumentales, car il indique8 sa volonté de laisser les interprètes choisir les timbres instrumentaux sans hésiter à doubler ou octavier des parties. Pour la nouvelle édition de 1968, les parties instrumentales ont été agrémentées de parties de flûtes à bec soprano, alto et ténor, ce qui renforce peut-être l’attrait de cette partition pour les enseignants. Une grande économie de nuances et d’accentuation musicale rend la lecture graphique de la partition encore plus claire et laisse encore une fois la liberté au chef de chœur d’imprimer sa marque sur la réalisation. Quelques éléments de décor et des déplacements sont suggérés tout au long de la partition ainsi que des exemples de pantomimes. La réussite de l’exécution dépend en grande partie des choix musicaux et scéniques du maître d’œuvre. Enfin, dernier critère essentiel dans l’histoire des opéras pour enfants, cette œuvre permet une grande liberté d’adaptation à tout public et selon les propres moyens ou capacités des enfants ou des institutions concernées.
9En Angleterre, les œuvres dans lesquelles Benjamin Britten utilise des voix d’enfants ont un retentissement considérable, car la présence d’enfants comme interprètes y est constante dès les années 1930. Britten, qui n’a pas encore vingt ans, compose deux cycles A boy was born opus 3 et Friday Afternoons opus 7, dont la qualité musicale est déjà exemplaire, inscrivant la couleur des voix d’enfants comme indissociable de son univers. Fridays afternoons (1933-1935) est la première que Britten écrit exclusivement pour enfants. Il s’agit d’une suite de douze mélodies de une à quatre voix, avec accompagnement de piano. Dès cette composition, apparaissent les qualités mélodiques spécifiques aux œuvres pour enfants de Britten, répertoire choyé entre tous des chœurs d’enfants du XXe siècle. Après ces deux grandes réussites, Britten continue à inclure des voix d’enfants dans sa production de cantates puis bientôt d’opéras.
10L’œuvre qui nous intéresse le plus, The Little Sweep9, op. 45, est créée le 14 juin 1949. Avec l’aide de son librettiste Éric Crozier, Britten relie deux poèmes de William Blake intitulés Le Ramoneur et un conte de Dickens dont l’action se situe en 1810. L’opéra, composé pour sept enfants, six adultes, quatuor à cordes, piano à quatre mains et percussions, constitue la deuxième partie d’un « Divertissement pour les jeunes » intitulé Let’s make an Opera ! Durant la première partie, les protagonistes décident de répéter un opéra dont ils ont au préalable choisi le sujet, les décors et les costumes puis écrit le livret. Le public se voit attribuer un rôle actif car quatre chants sont conçus pour être interprétés par toute l’assemblée, un moment de répétition avec le chef étant inclus dans la première partie.
11Deux idées sont à dégager de cette partition, sans parler de sa réussite totale : tout d’abord le sérieux avec lequel Britten écrit pour les voix d’enfants, et ensuite la proposition de mélanger amateurs et professionnels. La qualité indéniable de sa musique vocale pour enfants tient pour une part de la volonté de ne pas les enfoncer dans la mièvrerie ou la platitude. C’est ainsi qu’il élabore des parties d’une difficulté technique tout à fait adaptée aux moyens vocaux des enfants et compose des mélodies mettant en valeur les différentes couleurs de la voix autant que les qualités rythmiques et d’expression théâtrale de chaque enfant. À ce titre, il est pour beaucoup de musiciens le compositeur de référence pour l’écriture des voix d’enfants : « Il écrit de la musique adulte pour les enfants et non de la musique d’enfants pour adultes10. »
« Je crois avec passion au professionnalisme et je pense qu’un professionnel doit connaître à fond son travail ; mais cela ne doit pas l’empêcher d’écrire pour les amateurs. Tout au contraire. Après tout, ils ont toujours été d’un grand poids dans notre tradition musicale […]. Il y a quelque chose de rafraîchissant et de spontané dans la musique produite par les amateurs11. »
12La participation des amateurs dans The Little Sweep est le reflet d’une ouverture que nous retrouverons dans un grand nombre de partitions. La spontanéité dont parle Britten s’accorde bien aux projets pour voix d’enfants, et influence les compositeurs actuels.
13Ainsi, c’est sur ce rapport que reposent les nombreux mini-opéras de Malcom Williamson, né en Australie, mais ayant acquis la nationalité anglaise. Ses partitions sont toutes conçues sur le même principe : la représentation suit l’apprentissage de l’œuvre en direct et avec le public présent. Il compose toutefois trois catégories différentes d’opéras de complexité croissante, allant de partitions de dix minutes avec participation du public à celles d’une durée pouvant aller jusqu’à une heure où le public n’intervient pas ou peu et où les rôles d’enfants, d’adolescents ou d’adultes sont beaucoup plus caractérisés. Ces partitions comportent en général une version avec piano et parfois percussion ad libitum et une version orchestrale ou ensemble instrumental. Les mises en scène, les décors ou les costumes peuvent selon le cas être totalement improvisés par les participants ou préparés en amont, comme dans une représentation ordinaire. La préoccupation du compositeur est toujours de proposer des moyens d’exécution très simples et une disposition scénique pas nécessairement fixe : estrade, personnage mêlé au public etc. L’idée de faire représenter une histoire courte par une assemblée qui se rencontre souvent pour la première fois, de savoir que la seule et unique représentation sera celle où chacun aura trouvé sa place, où donc l’écoute, le respect et l’œuvre naît de l’engagement de tous a séduit nombre d’artistes. Le succès rencontré par Williamson avec ses mini-opéras est immense puisqu’il a pu diriger ses pièces un peu partout dans le monde, parfois traduites dans la langue du pays, et avec un nombre considérable d’enfants12.
14C’est dans le même esprit d’éducation populaire que sont nées, dans la France des années trente, les premières pièces pour voix d’enfants. Peu de compositeurs célèbres ont associé leur nom à ce genre musical et le catalogue contient des saynètes, en général à l’usage des écoles, dont par exemple À la recherche du chaperon rouge de Jos Blachon (1924) ou Cœur de mère, drame biblique en quatre actes pour jeunes filles (1924), paroles de l’abbé Gratieux.
15Darius Milhaud se dégage toutefois de cette production avec la composition de trois cycles pour enfants, extrêmement réussis et bâtis sur les mêmes principes que l’œuvre d’Hindemith évoquée plus haut. À propos de bottes13 (1932), texte de René Chalupt, Un petit peu de musique14 (1933) et Un petit peu d’exercice15 (1937) les deux avec l’aide d’Armand Lunel pour le texte, sont des recueils de mélodies auxquelles on peut ajouter quelques éléments de décor, de costumes ou de pantomime. À l’instar d’Hindemith, Milhaud propose une succession de chants reliés par un fil conducteur modeste, permettant la souplesse de réalisation nécessaire à ce type de recueil. Il existe une version chant-piano ainsi qu’un accompagnement facile pour violons et violoncelles. Toujours à une voix, les mélodies charmantes sont relevées par une harmonie recherchée sans toutefois mettre les enfants dans une situation périlleuse. La redécouverte de ce répertoire nous a fait entrevoir une très belle adaptation de ces œuvres16, dont les enfants semblent friands, malgré des textes quelque peu surannés.
16Dans la lignée de ces trois recueils sont nés d’autres pièces, la plupart aprèsguerre. On peut citer deux recueils Au temps des vieux moulins17 (1947) et La Féerie de la montagne18 (1948) de Paul Elven et Hermin Dubus pour le livret. Ils comprennent des chants rythmiques et des ballets caractéristiques qui peuvent être selon les circonstances et selon les moyens dont on dispose, joués séparément ou joués par les mêmes enfants pour constituer un spectacle moins important. Les auteurs donnent toutes les indications utiles concernant les décors, les costumes et l’interprétation. Deux autres recueils bénéficient depuis quelques années d’un regain d’intérêt parmi les chefs de chœurs d’enfants, il s’agit des deux recueils de Jean Absil, sur des poèmes d’Étienne de Sadeleer : Le Cirque volant19 (1957) et L’Album à colorier20 (1958). Tous deux sous-titrés « cantate pour voix d’enfants », ils sont effectivement constitués d’une succession d’airs reliés par le biais d’un narrateur et dont la diversité fait la richesse. Remplies de poésie, ces pièces peuvent être interprétées avec piano ou avec un ensemble instrumental.
17Flexibilité de la mise en scène et des propositions musicales – dont l’instrumentation – pour supporter des modifications, ouverture vers tous les publics, échange avec la pratique amateur, réelle marge de manœuvre du maître d’œuvre, respect des capacités de l’enfant dans la démarche de composition, goût d’une aventure communautaire dont les enfants ne sont pas les seuls bénéficiaires, telles sont les quelques données évoquées à partir des œuvres ci-dessus dont les compositeurs peuvent être considérés comme des pionniers.
18Une nouvelle étape est franchie dans les compositions pour voix d’enfants dans les années 1970, sous l’influence du théâtre musical. L’approche renouvelée de la pratique musicale permet l’éclosion de quelques œuvres expérimentales dans lesquelles l’acte créatif développe une interaction entre les compositeurs, les metteurs en scène, les librettistes et les enfants. C’est le cas des œuvres créées au sein de l’Atelier lyrique du Rhin – Un roi sans soleil (1975), musique de Sergio Ortega, texte de Michel Rio, L’Île de la vieille musique (1976), musique de Yves Prin, texte de Marie-Noël Rio – dans lesquelles les auteurs ont souhaité associer les enfants à la démarche créatrice, des productions de l’ARCAM21, comme Icare, etc. (1980) et Poker d’âmes op. 3 (1980-1981) d’Henry Fourès ou encore de Métamorphosalides (1980) de Laurent Cuniot à Périgueux. « Produit inclassable22 », selon Fourès qui ne cherche pas à les définir en tant qu’opéra ou théâtre musical, ces œuvres sont le reflet des nombreuses innovations pédagogiques tentant à la fois d’inventer un éveil musical qui ne soit pas défini comme un préalable à la véritable formation et de familiariser les enfants avec l’esthétique de la musique contemporaine. Ces expériences ont posé la question de la barrière existant entre l’enseignement musical, les institutions professionnelles et les groupements d’amateurs. Pierre Barrat, directeur de l’Atelier lyrique du Rhin, a mené cinq années d’expériences en Alsace :
« Notre objectif et le souci que nous avons eu de mener cette politique en direction du jeune public et de groupements de spectateurs (secteurs de la population) vient de ce que nous pensons que la musique d’aujourd’hui, la musique vivante ne peut trouver une véritable insertion que si elle n’est pas simplement proposée à des spectateurs mais si elle devient partie intégrante de la vie culturelle de la cité. Pour cela il est nécessaire que les artistes, les professionnels, que les compositeurs puissent avoir à des degrés divers des contacts avec les amateurs (ceux qui pratiquent de façon non professionnelle et le public amateur de musique), cela est essentiel23. »
19Des divergences24, la volonté de poursuivre sur la voie d’une recherche plus approfondie ainsi que des nécessités économiques conduisent le metteur en scène à suspendre ses activités en direction des enfants en 1980.
« Il est quelquefois plus important de faire un travail avec des classes-ateliers et d’essayer d’aller jusqu’au bout d’une recherche plutôt que disperser nos efforts sur un grand nombre. Sous le prétexte de rentabilité – “faire du monde” – c’est contraire à une politique de l’animation basée sur la création. La politique actuelle du travail à l’égard du jeune public est une politique marginale et qui doit coûter le moins possible25. »
20L’ambiguïté du spectacle représentant l’aboutissement du travail pédagogique est une question importante pour les compositeurs engagés dans les créations des années soixante-dix, comme le confirme Laurent Cuniot à propos de Métamorphosalides26 :
« L’idée du spectacle est à double tranchant. Certainement valorisante pour les enfants, car elle représente pour eux la validation de leurs efforts, elle peut amener pour des impératifs “d’efficacité” à détourner le travail de découverte et d’invention vers un rabâchage totalement inepte dans une telle expérience27. »
21L’évolution de ces recherches dans les années 1980 conduit à une nouvelle approche dans la démarche de création lyrique envers les enfants, dont La Sorcière du placard aux balais28 de Marcel Landowski est le catalyseur. Les tentatives de compositions « averties du propos d’“œuvre ouverte” et recourant à des sources sonores, des matériaux vocaux très divers et non exclusivement mélodiques29 » cèdent peu à peu la place à des œuvres néo-classiques demandant aux participants une simple exécution de la partition préétablie. C’est donc de partitions de cet ordre qu’est constitué principalement le corpus des opéras, ou des contes musicaux pour enfants depuis les années 1980.
221982 est l’année d’édition de La Sorcière du placard aux balais30 de Marcel Landowski, l’opéra pour enfants le plus renommé de la fin du XXe siècle. Cette œuvre, répondant à une commande de l’ADIAM des Hauts-de-Seine, peut être considérée comme le point de départ d’une nouvelle vague d’œuvres pour enfants. Comme le confirme Jacques Favart31, l’expérience menée par l’ADIAM dans le département des Hauts-de-Seine ouvre une série d’opérations analogues dans d’autres départements suscitant un bon nombre de créations d’opéras ou de contes musicaux pour enfants. On peut donc considérer que c’est grâce à l’impulsion et au succès du conte de Marcel Landowski qu’un nombre important d’œuvres pour enfants a été écrit et créé depuis les années 1980.
23Quelques compositions ont réussi à renouveler le genre dès 1980 : Jean de La Fontaine parmi nous d’Isabelle Aboulker32 et Les Trois messes basses de Roger Calmel33, ces œuvres étant, pour chacun des deux, le début d’une longue série de partitions pour les enfants, et deux œuvres isolées La Chouette de Renou d’Yvonne Desportes34 et Titsou, les pouces verts d’Henri Sauguet35.
24À partir des années 1980, un réel engouement pour l’opéra pour enfants peut être observé, ce que reflète le nombre de partitions éditées à cette époque et jusqu’au début des années 1990 ainsi que le grand nombre d’ouvrages36 déposés à la médiathèque de la Cité de la Musique37. Après cette date, l’envoi de partitions à la médiathèque s’est sensiblement tari jusqu’à devenir très occasionnel de nos jours. Les conservatoires s’orientent-ils maintenant vers d’autres types de projets ? Les compositeurs de pièces pour enfants préfèrent-ils mettre leurs partitions à la disposition des musiciens par le biais d’un site internet ? Ou l’engouement est-il réellement passé ? Ce sont quelques-unes des questions auxquelles une nouvelle étude systématique sur le sujet permettrait sans doute de répondre.
Notes de bas de page
1 Auzolle Cécile, « L’opéra au rythme de l’enfance », G. Denizeau et D. Pistone (dir.), La Musique au temps des arts. Hommage à Michèle Barbe, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, coll. « Musique écritures », 2010, p. 81-90.
2 Guillot Pierre, Les Jésuites et la musique, Liège, Mardaga, 1991. Le chapitre 5 (p. 179-210) est consacré aux actions théâtrales et aux ballets du Collège de la Trinité.
3 Piéjus Anne, Le Théâtre des demoiselles : tragédie et musique à Saint-Cyr à la fin du Grand siècle, Paris, Société française de musicologie, 2000.
4 Weill Kurt et Brecht Bertold, Der Jasager, Londres, Universal, 1930 et 1957.
5 Hindemith Paul et Seitz Robert, Wir bauen eine Stadt, Vincennes, Schott, 1930, révision 1968.
6 Weill Kurt, De Berlin à Broadway [écrits], P. Huynh (trad. et éd.), Paris, Plume, 1993, p. 70-71.
7 Ibid., p. 72
8 Hindemith Paul et Seitz, Robert, « Préface », op. cit., p. 2
9 Britten Benjamin et Crozier Éric, The Little Sweep, op. 45, Londres, Boosey & Hawkes, 1950.
10 Gaulle Xavier de, Benjamin Britten ou l’impossible quiétude, Arles, Actes Sud, 1996, p. 238.
11 Ibid., p. 232.
12 Pour plus de renseignements sur une expérience française avec Williamson, voir Les Cahiers du CENAM, no 9, septembre 1978, p. 11.
13 Milhaud Darius et Chalupt René, À propos de bottes, Paris, Durand, 1932.
14 Milhaud Darius et Lunel, Armand, Un petit peu de musique, Paris, Durand, 1933.
15 Milhaud Darius et Lunel Armand, Un petit peu d’exercice, Paris, Durand, 1937.
16 Avec la maîtrise de l’Opéra de Lyon, mise en scène de Myriam Tanant, 1992.
17 Elven Paul et Dubus Hermin, Au temps des vieux moulins, Paris, Combre, 1947.
18 Elven Paul et Dubus Hermin, La Féerie de la montagne, Paris, Combre, 1948.
19 Absil Jean et Sadeleer Étienne de, Le Cirque volant, op. 82, Paris, Lemoine, 1957.
20 Absil Jean et Sadeleer, Étienne de, L’Album à colorier, Paris, Lemoine, 1958.
21 Délégation régionale musicale Provence-Alpes-Côte d’Azur
22 Les Cahiers de l’animation musicale, no 16, Paris, octobre 1980, p. 12.
23 Barrat Pierre, p. r. p. A. Murat, Les Cahiers de l’animation…, op. cit., p. 32.
24 « Certains responsables auraient aimé que nous allions moins en profondeur mais que nous touchions plus d’enfants » (ibid).
25 Ibid., p. 33.
26 Cuniot Laurent, Métamorphosalides, Paris, Salabert, 1983.
27 Cuniot Laurent, « Entretiens », Les Cahiers de l’animation musicale, no 19, Paris, juin 1981, p. 7.
28 Landowski Marcel et Gripari Pierre, La Sorcière du placard aux balais, Paris, Salabert, 1982.
29 Caillard Marc, Bertin Colette, Grosleziat Chantal et Weill-Reynal Marie-Laure (association Enfance et Musique), L’Éveil musical, réflexions et pratiques, Paris, Institut de pédagogie musicale, 1986, p. 108.
30 Landowski Marcel et Gripari Pierre, op. cit.
31 Entretien avec Jacques Favart, juillet 1997.
32 Aboulker Isabelle et La Fontaine Jean de, Jean de La Fontaine parmi nous, Paris, Rideau rouge, 1981.
33 Calmel Roger et Daudet Alphonse, Les Trois messes basses, Paris, Combre, 1980.
34 Desportes Yvonne et Poitevin Jacques, La Chouette de Renou, Paris, inédit, 1980 (composition).
35 Sauguet Henri, d’après le conte de M. Druon, adapté par J.-L. Tardieu, Tistou, les pouces verts, Paris, Billaudot, 2007, composé en 1980.
36 Une majorité de ces ouvrages sont inédits.
37 Ma thèse de doctorat sur les opéras pour enfants en France, soutenue en 1997 sous la direction de Danièle Pistone à l’université Paris-Sorbonne comporte de nombreuses indications sur les ouvrages composés entre 1980 et 1995 : le nombre de partitions, leurs réalisations, leurs ambitions pédagogiques. Dans cette recherche, sont recensées de très nombreuses partitions de la plus modeste à la plus élaborée, depuis des mini-contes pour maternelle jusqu’à des œuvres d’une grande complexité, à l’unisson ou polyphonique, avec piano ou orchestre, avec texte parlé ou chanté, narrateur adulte ou non, avec des enfants d’école ou de conservatoire ou de plusieurs établissements, avec des chanteurs exclusivement enfants ou entourés d’adultes. Cet ouvrage est en consultation à la médiathèque de la Cité de la Musique.
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