Opéra et représentations technologiques : la mise en scène du son
p. 101-111
Texte intégral
« Dans une œuvre d’une intensité expressive aussi forte et cohérente que celle de Wagner, ce que nous voyons sur scène peut véritablement être remplacé par la musique, en raison même de la nature de ses fonctions. La musique tend à contrôler l’ensemble des éléments de la représentation et à s’y substituer […]. Wagner répondit à quelqu’un qui l’interrogeait sur sa conception de la réalisation scénique de ses drames, qu’il l’envisageait comme une action musicale rendue visible1. »
1Plusieurs pionniers des nouvelles technologies se sont intéressés à un moment ou à un autre à l’opéra ou à la dramaturgie. En effet, le son inouï stimule l’imaginaire du public, évoque le merveilleux, le fantastique, le rêve, et possède un fort pouvoir de suggestion, servant l’intrigue avec efficacité. Cependant, les possibilités offertes au compositeur par les traitements numériques, MIDI ou virtuels peuvent lui sembler infinies, face à un matériau sans contrainte, ni résistance, un matériau malléable où les seules limites sont celles de l’imagination du créateur.
2Dans cette optique, le livret d’opéra donne un cadre à ses recherches. Ainsi, la scène ne se contente plus de représenter l’histoire par le jeu des acteurs, la mise en scène, mais devient également un vaste terrain d’expérimentations pour le son, pour la musique, ici appelé mise en scène du son, mise en scène de la musique.
3J’évoquerai, exemples à l’appui, quelques liens entre la scène et la musique et leurs apports à la dramaturgie, du bruitage a priori anecdotique aux interactions entre la musique et la mise en scène.
Le bruitage à but réaliste et le bruitage comme générateur de matériau musical
4Cette catégorie trouve plus sa place au cinéma : en effet, une mise en scène d’opéra peut difficilement être réaliste, tout au plus comporte-t-elle une part de vraisemblable. D’ailleurs, les metteurs en scène interprètent souvent avec beaucoup de liberté l’intrigue, voire les didascalies des auteurs. Ce n’est plus l’action qui est mise en scène, mais plutôt les thèmes qu’elle véhicule, les symboles qu’elle porte.
5Quel est alors l’intérêt du bruitage ? Un exercice technique ? Une référence suggestive ? Il est aisé d’échantillonner des bruits de la vie quotidienne et de les intégrer, ou plutôt, et plus fréquemment, de les juxtaposer à la musique. Le bruitage semble alors produit par la mise en scène, comme le bruit des pas d’un acteur qui se déplace sur le plateau. Mais ces bruits peuvent aussi être préalablement enregistrés et diffusés lors du spectacle. Dans ces deux cas, il s’agit d’effets sonores qui apportent une petite touche de réalisme mais restent anecdotiques : ils ne sont pas fondamentaux pour appréhender le spectacle.
6En revanche, lors de la reconstitution synthétique de bruitages, le compositeur recrée de toutes pièces des sons : cette élaboration constitue en soi un véritable acte créatif, s’intégrant parfaitement aux autres paramètres d’une œuvre musicale, notamment à la structure. À propos de ses opéras, Karlheinz Stockhausen affirme : « J’ai composé un grand nombre de timbres […]. Je dis bien : j’ai composé des timbres (et non pas choisi des timbres à mon goût)2. » Il insiste sur le fait qu’il s’agit de création de sons spécifiques pour l’occasion, et non d’une sélection de sons préexistants. Certaines pièces de Montag aus Licht3, comme « Evas Zauber » en comptent plus de cent cinquante, stockés sur des cassettes numériques.
7Philippe Manoury est un adepte de ce travail. Mais contrairement à Stockhausen, les timbres qu’il crée évoquent des bruits reconnaissables : dans ses différents opéras, il a synthétisé de nombreux timbres, en leur donnant une identité très proche de bruits concrets, comme les panneaux d’affichage dans 60e Parallèle, les machines à écrire et le téléphone dans K… ou les détonations des mitrailleuses dans La Frontière. On les reconnaît comme tels, mais on sent également qu’ils diffèrent, encore qu’il soit difficile de dire en quoi, le flou perceptif faisant écho au flou du livret. En effet, on ne sait jamais précisément ni où l’on est, ni quand l’action se passe. L’histoire de 6e Parallèle se déroule dans un aéroport, celle de K… dans le bureau d’une banque où travaille le personnage principal, et celle de La Frontière près d’un champ de bataille. Ces données accréditent ce que l’on apprend dans les répliques des personnages. Mais la plupart du temps, les informations apparaissent seulement dans les didascalies et sont fournies à l’auditeur par le biais des sons concrets ou éventuellement par les décors. Ici, les bruitages ne se contentent pas d’illustrer : ils renseignent également sur le déroulement de l’intrigue et permettent de situer l’action. Cependant, le travail de Manoury sur les sons réalistes ne s’arrête pas là, car ils lui servent aussi à engendrer du matériau sonore ou harmonique. Ainsi, dans le prélude de 60e Parallèle, les bruits de panneaux d’affichage, aisément reconnaissables, sont vite déformés pour créer une matière sonore nouvelle nourrissant le reste de l’opéra, tant pour les timbres que pour la production d’un système d’écriture dérivé de l’analyse spectrale de ces bruits et de leurs transformations.
Les sons électroacoustiques et l’imaginaire de l’auditeur
8Associée à une référence extra-musicale, comme le titre, voire l’argument d’une œuvre picturale ou littéraire, la musique est capable de provoquer des émotions, d’évoquer des atmosphères, de suggérer des images mentales. Ainsi, dans les œuvres descriptives ou à programme, cela est lié à la manière dont la musique illustre la référence mais aussi à la culture de l’auditeur, provoquant une réaction, un impact sur l’imaginaire.
9Beaucoup de compositeurs contemporains ont pris la mesure de cet impact et utilisent les sons électroacoustiques sans référence réaliste pour leurs capacités suggestives. Parce qu’ils ne se réfèrent à rien de connu, ces sons interpellent l’auditeur, suscitent sa curiosité, maintiennent son attention en alerte. En ce sens, ils sont particulièrement efficaces pour illustrer le merveilleux, le fantastique, l’onirisme, tout ce qui relève de l’irréel ou du divin. Ainsi, le chant de l’Ange musicien de Saint François d’Assise (1983) d’Olivier Messiaen (1908-1992) est joué par trois ondes Martenot : le son artificiel sert à caractériser un être surnaturel4.
10Dans cet opéra, l’Ange musicien annonce à Frère Bernard qu’il vient apporter un message à François : « Je vais lui parler […] mieux qu’avec des mots. […] Ne me demande pas mon nom : il est merveilleux5. » La nature divine ne peut s’exprimer par des mots, car elle est parfaite. C’est pourquoi l’Ange délivrera son message en musique, car son identité ne peut être révélée. Or, pour présenter tout de même ce que les mots ne peuvent exprimer, Messiaen se réfère à un timbre indescriptible, si ce n’est de manière poétique. L’indication « ondes Martenot » dans la partition n’évoque pas le timbre de manière aussi précise que s’il s’agissait d’un violon ou d’une trompette. L’instrument reste singulier dans notre bagage culturel, parce qu’il surprend encore l’oreille, qu’il porte cette aura d’indicible et de mystérieux, si propice à caractériser la parole divine. L’Ange est donc incarné par les ondes. Messiaen avoue : « Le cinquième tableau “L’Ange musicien” m’est particulièrement cher : j’ai essayé là, en tant que compositeur, de déchirer le rideau pour apercevoir ce qui se passe de l’autre côté, dans l’Éternité6. » En outre, Messiaen désire créer un effet de spatialisation pour donner une impression de déplacement dans l’espace. Pour ce faire, les trois ondes sont placées respectivement dans deux loges d’avant-scène, une à jardin et l’autre à cour, et dans la fosse. Elles sont doublées par les cordes et le chœur à bouche fermée hors de la scène dont les sons se trouvent renvoyés dans la coupole de la salle : « Au Palais Garnier, les techniciens ont su créer un effet formidable : les chœurs se trouvaient dans une salle de répétition, et les accords étaient transmis acoustiquement par le toit. La musique provenait ainsi vraiment du ciel, au-dessus du public – un moment surnaturel7. » Le début et la toute fin du concert angélique sont d’une richesse et d’un raffinement exceptionnels : la mélodie jouée par les ondes se déploie sur le fond sonore des chœurs à bouche fermée, sur un accord de quarte et sixte de do majeur.
*
11Chez Michaël Levinas, l’imaginaire tient une place centrale. En effet, tout son travail vise à suggérer des gestes, des images à l’aide des sons. Le timbre doit être expressif. Il affirme : « C’est à l’opéra que, paradoxalement, tend […] toute mon œuvre instrumentale8. » En effet, le geste instrumental et sa mise en scène sont omniprésents dans sa démarche. D’ailleurs, il estime que « l’œuvre est toujours et avant tout une manifestation scénique ; il n’y a pas de différence essentielle entre la scène de théâtre et celle de concert9 ». Il s’agit de mettre le matériau sonore en scène, mais pour ce faire, il utilisera plutôt les moyens que lui fournissent les techniques électroacoustiques.
12Dans son premier opéra, La Conférence des Oiseaux (1985), à l’exception de la harpe, les instruments font en permanence l’objet de traitements acoustiques et électroacoustiques diffusés par des haut-parleurs répartis sur la scène et autour du public, en association avec des enregistrements de sons concrets avec ou sans traitement. Cinq magnétophones sont déclenchés aux endroits choisis par le compositeur dans la partition.
13L’intrigue raconte comment tous les oiseaux du monde, après bien des tergiversations, décident de partir à la recherche du Symorg, lieu fantastique et lointain où se trouverait leur Roi. Ils se lancent alors dans un long périple, auquel peu d’entre eux survivront. Pour figurer leur envol à la fin du premier acte, le compositeur a procédé de la manière suivante :
« Tout un travail de conception rythmique passant par la multiplication d’échos ou de durées différentes et les répartitions spatiales, dut être réalisé. Ainsi le contrepoint traditionnel (marche harmonique, gamme chromatique, canon, écho, structures rythmiques complètes) se trouvait rejoindre l’utilisation d’une technologie élaborée. Ce double acquis était nécessaire pour l’invention d’un timbre complet qui se développe et se déploie tout au long de l’œuvre10. »
14Ainsi, Levinas suggère des gestes et des mouvements de l’intrigue par le son, grâce à la technologie et à un travail très poussé sur le timbre. En outre, l’électronique joue un rôle très important pour la caractérisation des personnages et des situations dramatiques, enrichissant la palette instrumentale et vocale sans jamais la concurrencer. Ceci permet de plonger l’auditeur dans le monde du merveilleux, et de stimuler, de catalyser son imagination, de susciter en lui les images extraordinaires du livret, lui rendant accessible son univers magique.
15Dès lors, chacun peut se faire une, ou plutôt sa propre représentation mentale. Le son est à l’origine de ce rêve et n’a pas d’autre limite que le cadre de l’histoire racontée : il transcende le texte. En ce sens, Levinas interprète le concept debussyste selon lequel « la musique doit commencer là où la parole est impuissante à exprimer, car la musique est faite pour l’inexprimable11 ».
16Les technologies que nous avons rencontrées dans les deux exemples précédents peuvent nous paraître datées aujourd’hui. En revanche, utiliser des sons électroniques pour suggérer quelque chose, voire représenter un geste, une atmosphère à partir d’éléments extra-musicaux est toujours d’actualité, comme la simulation d’acoustiques virtuelles, dans K… de Manoury, ou encore les projections d’images, de vidéos.
Acoustique virtuelle et dramaturgie
17Le fait que le genre musical et le lieu qui l’accueille portent le même nom est significatif de leur interdépendance. Car l’opéra réclame un cadre spécifique : une scène pour les chanteurs/acteurs, une fosse pour loger les musiciens sans gêner la vision du spectateur, des espaces connexes pour la machinerie nécessaire et les décors amovibles, dans une organisation architecturale hautement symbolique socialement.
18Pourtant, selon Luigi Nono, la situation reste proche du concert, voire du service religieux12. La scène fait face aux spectateurs, mais ils en sont séparés par la fosse d’orchestre. Celui-ci se trouve donc plus bas, et en partie même dessous. Cette situation souterraine permet d’atténuer la puissance des instruments, notamment les cuivres et la percussion, tandis que les effectifs des cordes sont réduits par rapport aux œuvres symphoniques, sauf indication spécifique du compositeur.
19Ainsi, on peut affirmer avec Danielle Cohen-Levinas que « la scène est l’espace dramaturgique par excellence. C’est un espace physique qui investit l’œuvre, la structure, et lui restitue son identité13 ». Autrement dit, le compositeur, qui doit déjà tenir compte du livret, est également contraint par la configuration du lieu. Beaucoup d’entre eux ont constaté l’inadéquation des salles pour les pièces théâtrales et/ou instrumentales. Si Ligeti pose avant tout la question de la circulation du son et de l’acoustique en général, espérant que les technologies de l’informatique et les nouvelles tendances architecturales permettront de créer des espaces allant en ce sens14, Nono rejette en plus la séparation, le rapport frontal entre le public et la scène. Pour sa part, Bernd Alois Zimmermann envisage la conception d’une salle modulable : « Le théâtre nouveau devrait offrir […] de nombreux niveaux, une salle de spectacle, bien entendu, ou plutôt de vastes espaces sphériques susceptibles d’être modulés séparément ou simultanément – selon les besoins – […] de même que le public ou une partie du public15. » Quant aux œuvres qui composent Licht de Stockhausen, il est parfois difficile de les monter dans les salles traditionnelles et le compositeur a prévu des exécutions concertantes, où la mise en scène est réduite.
20La salle de spectacle constitue donc un paramètre important pour l’écriture d’un opéra et ce constat n’est pas récent. Wagner imagine un théâtre adapté aux exigences de ses œuvres, dont l’une des caractéristiques essentielles est la fosse qui s’étend en profondeur sous la scène. Ainsi, l’orchestre en général et surtout les cuivres et percussions, nombreux et puissants, peuvent jouer normalement sans trop couvrir les chanteurs. Mais surtout, on obtient une sorte de caisse de résonance qui procure au son une rondeur exceptionnelle et révolutionnaire pour l’époque. De larges cavités verticales pratiquées dans les murs latéraux assurent une grande clarté au son, tandis que les matériaux durs lui permettent de se diffuser vers le public. Cette fosse reste unique, car elle ne sied qu’à Wagner et désavantage autant les opéras de Verdi que ceux de Mozart16. Manoury s’en souvient en écoutant Parsifal, dont l’écriture correspond exactement à ce lieu mythique :
« L’acoustique du Festspielhaus, avec sa fosse enfouie en profondeur sous la scène (l’abîme mystique !) a ceci de particulier que le son qui s’en dégage ne permet pas de distinguer avec clarté l’emplacement géographique des instruments dans l’orchestre. C’est un son carrément monophonique qui en sort. L’examen de la partition orchestrale révèle une réelle volonté de fusion entre les timbres instrumentaux. Le Prélude […] en est l’un des exemples le plus révélateur. Les complexes de timbres créés par Wagner par les fréquentes doublures n’ont pas d’autre but que de rendre ambiguë la perception d’un instrument quelconque17. »
21Bien entendu, l’impression de Manoury reste personnelle. Cependant, à la lecture de ce témoignage, on comprend mieux l’idée des illusions sonores qu’il va développer avec le Spatialisateur de l’IRCAM. Le concept d’acoustique de salle et la possibilité de créer et faire sonner le lieu comme il le désire vont faire l’objet de ses recherches, puisqu’il est impossible de construire un bâtiment spécialement pour lui, surtout s’il ne peut pas accueillir d’autres musiques que la sienne ! Le compositeur se tourne alors vers le virtuel. Ainsi, dans son second opéra, K… (no 11, « La Cathédrale »), pour des raisons éminemment dramatiques, il reconstitue l’acoustique d’une cathédrale en calculant la manière, la distance et le temps de déplacement des ondes sonores avec leurs multiples réverbérations.
22Cet opéra met en scène le roman Le Procès de Kafka. Un matin, deux policiers frappent à la porte de K. pour lui signifier qu’il est coupable, et convoqué par le juge. Au fil de l’opéra, K. est accusé successivement par les policiers représentant les forces de l’Ordre, puis par un juge et enfin par un abbé. Cependant, ce n’est pas tant l’objet – on ne saura jamais de quoi il est accusé ni quelle loi il a transgressée – que la manière qui prime. En effet, on observe une gradation chez les accusateurs : d’abord l’Ordre, puis la Justice et enfin l’Autorité Divine. La dernière accusation a lieu dans une cathédrale pour accentuer l’idée de l’inéluctable, et de la culpabilité. Ce cadre apporte également une atmosphère de cérémonial, comme si la parole de l’abbé était sacrée, incontournable, comme si elle était la Vérité. En ce sens, il est fondamental que l’on comprenne dans quel lieu la scène se déroule. Or, rien dans le dialogue ne permet de le situer. Nous savons juste à la fin que K. parle à l’aumônier de la prison, et on pourrait croire que la scène se passe ailleurs18. Aussi, pour affirmer cette impression et signifier l’église, la musique créée l’ambiance acoustique du lieu. Ce décor sonore affirme la permanence et la force d’une idée dans le drame : autrement, elle n’aurait pas autant de poids, on pourrait croire à une interprétation personnelle du metteur en scène, et imaginer qu’une autre production placerait la scène dans un autre lieu, une prison par exemple. La production de 2003 de l’Opéra Bastille, reprise de la création de 2001, utilise le même décor pour les scènes du tribunal et de la cathédrale ; pour cette dernière, la partie acoustique signifie bien que cette fois, la condamnation est divine et non plus humaine.
23Le traitement sonore de cette cathédrale est donc primordial à ce tournant définitif du drame. Et seule la musique nous permet de l’identifier : « Je veux “créer” l’illusion de la cathédrale rien qu’avec des sons19. » La démarche de Manoury est éloquente par la rigueur et la précision de mise en œuvre, grâce à la spatialisation et à la synthèse sonore. Ici, l’origine des sources est brouillée par les déplacements continuels du son, afin de reconstituer l’impression éprouvée dans une vraie cathédrale :
« Quand vous vous promenez dans un grand espace fermé, dans une cathédrale par exemple, votre identification de l’emplacement d’une source sonore est d’autant plus malaisée que le son vous parvient simultanément de différents endroits. Et dans mon opéra, la configuration spatiale dans laquelle les sons seront projetés variera dans le temps, comme si vous marchiez à l’intérieur de la cathédrale20. »
24En fait, Manoury cherche à reconstituer l’importante réverbération naturelle de ce lieu, sans céder à la facilité de simplement en injecter une artificielle en temps réel sur les voix des chanteurs, ce qui aurait été trop superficiel.
25Les sons qui transitent dans l’espace ne sont donc pas les enregistrements des interprètes, mais des chœurs reconstitués par synthèse : Manoury a développé avec les équipes de l’IRCAM le procédé PSOLA21, qui constitue des chœurs virtuels à partir d’enregistrements individuels de chanteurs, en identifiant dans le signal les zones harmoniques et les zones bruitées : ces dernières ne sont par exemple pas transposées. Lorsque la synthèse vocale intervient, le but n’est pas de reconstituer un chœur à l’identique, un enregistrement aurait suffi, mais de créer une impression de multitude, brouillant les sources sonores, et recréant pour l’auditeur l’illusion de la réverbération. Manoury explique :
« Pendant la “scène de la cathédrale”, quand K. rencontre l’aumônier des prisons, il y a des chœurs en toile de fond. Ce sont des chœurs reconstitués par synthèse sonore, grâce au travail de l’équipe de Xavier Rodet à l’IRCAM. Ces chœurs se réverbèrent dans les différentes parois de la cathédrale. À certains moments, ils semblent proches, à d’autres, on les entend par des réflexions plus lointaines. Cette musique est répartie sur trois niveaux acoustiques différents. Ces acoustiques sont complètement artificielles, mais basées sur l’étude des phénomènes naturels, comme la grandeur de la salle, la matière dans laquelle elle est bâtie – la pierre en l’occurrence – etc. Ce sont donc des paramètres très précis qu’on utilise pour simuler différents espaces acoustiques. On règle ainsi des éléments sonores, comme les premières réflexions, les réflexions tardives, le grave ou l’aigu, la distance de laquelle nous semble parvenir ces sons. Il s’agit d’une reconstitution fidèle des phénomènes acoustiques naturels22. »
26Les « trois niveaux acoustiques » évoqués par Manoury sont en fait trois trajets différents parcourus par les sons, l’un direct de la source à l’oreille de l’auditeur et les deux autres en faisant des détours plus ou moins importants de manière à suggérer la distance et les différentes réflexions sonores. Manoury peut même suggérer des parois acoustiques virtuelles et les changer de place selon son bon plaisir. Tel était bien le but de la salle modulable rêvée par certains compositeurs, mais celle-ci n’aurait jamais pu donner les mêmes résultats d’adaptation et de mobilité car sa matérialité l’aurait forcément limitée.
27En remodelant virtuellement les caractéristiques acoustiques de la salle, Manoury lui impose sa conception personnelle de l’intrigue et se trouve beaucoup moins soumis à elle. Recréer une acoustique dans un lieu figé devient donc une stimulation créatrice importante, surtout dans le cadre d’un opéra. Ce travail permet non seulement d’affranchir en grande partie le compositeur de l’identité sonore parfois contraignante de la salle où son œuvre est produite, mais il agit aussi sur sa fibre créatrice, puisqu’il compose littéralement son acoustique et guide l’imaginaire de l’auditeur à sa guise.
*
28Il est donc des situations où la musique et le son tentent de représenter avec plus ou moins de réalisme, de participer à la mise en scène. Si cette relation relève avant tout de l’illustration sonore du livret, qu’on pourrait considérer a priori comme secondaire, elle n’en constitue pas moins un authentique travail de création. En effet, on compose des bruitages, des mouvements, des déplacements de sons, la spatialisation, et même l’acoustique. Bien que tout cela reste virtuel ou simulé, il existe néanmoins toute une réflexion sur la gestion de ces sonorités et une élaboration de stratégies dramatiques, voire esthétiques : quels sons, où, quand, comment, pourquoi, avec quel impact sur le public ?
29Ceci offre une relative indépendance au son par rapport aux autres disciplines de l’opéra, crée un complément au livret ou à la mise en scène, propose des repères à l’écoute, permet de souligner l’articulation du drame, de garantir et d’approfondir sa compréhension, de mettre en valeur des éléments qui ne sont pas exprimés explicitement dans le livret. En outre, la spatialisation brise le rapport frontal, de sorte que l’auditeur peut se retrouver au cœur l’espace sonore. Par ce biais, son imaginaire est stimulé, exacerbé, et il se sent concerné par le spectacle auquel il assiste, car ses sens sont sollicités. En effet, reproduire une acoustique de cathédrale dans une salle d’opéra transporte virtuellement l’auditeur au sein de la fiction, lui permet de s’identifier aux personnages, jusqu’à être un témoin de l’intrigue, alors qu’en réalité il est assis dans son fauteuil, séparé de la scène par la fosse. Le réalisme sonore aide à l’acceptation des conventions théâtrales en immergeant les spectateurs-auditeurs au sein d’un milieu plus que d’un décor. Quant aux sons inouïs, parce qu’ils sont justement inclassables et ne se réfèrent à rien de connu, ils sont les plus aptes à suggérer les atmosphères de l’irréel, de l’ineffable, de l’onirisme, et donc à représenter le merveilleux ou le fantastique.
30Le travail du compositeur d’opéra est donc subordonné à un élément extramusical, le livret, qui délimite le cadre au sein duquel son activité doit s’exercer. Toutefois, les représentations sonores conservent une relative autonomie au sein de l’œuvre, car elles ne sont soumises qu’au prétexte de l’œuvre, pas à la mise en scène, ni même au reste de la musique.
31Certes, les nouvelles technologies ne sont pas indispensables pour susciter ces représentations sonores ou visuelles, dont on retrouve déjà le principe en application dans la musique du passé. Leur mérite est de mettre cette problématique en lumière, de l’approfondir et de lui donner de nouveaux moyens d’agir.
Notes de bas de page
1 Berio Luciano, « Des sons et des images », programme d’Outis, Théâtre du Châtelet, trad. fr. C. Moiroud, Paris, 1999, p. 41.
2 Stockhausen Karlheinz, « Où la musique est vivante… », p. r. p. M. Kurtz, Festival d’Automne à Paris, trad. fr. H. Bernatchez et V. Barras, Paris, 1988, p. 59.
3 Création le 7 mai 1988 à la Scala de Milan.
4 Cependant, les ondes Martenot contribuent également à enrichir la palette orchestrale, notamment lorsque Messiaen fait intervenir ses chants d’oiseaux.
5 Messiaen Olivier, « Saint François d’Assise » (acte II, 4), L’Avant-scène opéra/Opéra aujourd’hui, no 4, 1992, p. 70.
6 Messiaen Olivier, p. r. p. J. -C. Marti, Saint François d’Assise (livret du CD), Hambourg, Deutsche Grammophon Gesellschaft, 445 176-2, 1999, p. 80.
7 Ibid.
8 Levinas Michaël, « Qu’est-ce que l’instrumental ? » (1982), P.-A. Castanet et D. Cohen-Levinas (dir.), Le Compositeur trouvère. écrits et entretiens (1982-2002), Paris, L’Harmattan, 2002, p. 33.
9 Cazaban Costin, « Michaël Levinas ou la quête du concret imaginaire », D. Cohen-levinas (dir.), Vingt-cinq ans de création musicale contemporaine, l’Itinéraire en temps réel, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 171.
10 Levinas Michaël, « Le son et la musique », P.-A. Castanet et D. Cohen-levinas (dir.), op. cit., p. 74.
11 Debussy Claude, Monsieur Croche et autres écrits, Paris, Gallimard, 1971, p. 62.
12 Nono Luigi, « Possibilité et nécessité d’un nouveau théâtre musical » (1962), Contrechamps, no 4, « Opéra », trad. fr. D. Haefliger, Lausanne, 1985, p. 59.
13 Cohen-Levinas Danielle, « Opéra, opéra, que me veux-tu ? », Le Présent de l’opéra au XXe siècle, chemin vers de nouvelles utopies, pour une esthétique du palimpseste, Villeurbanne, Art Édition, 1994, p. 281.
14 Voir Ligeti György et Olivier Philippe, « Vers de nouveaux lieux », Autrement, no 71, « L’Opéra », Paris, 1985, p. 213-214.
15 Zimmermann Bernd Alois, « Zukunft der Oper », Blätter der Bühnen der Stadt Köln, Spielzeit 1965/66, Heft 2, Mainz, Schott, 1965 ; « L’avenir de l’opéra », trad. fr. C. Fernandez et C. Gaspar, Contrechamps, no 4, « Opéra », Lausanne, 1985, p. 89.
16 Commins Daniel E., « L’acoustique des salles de concert et des théâtres lyriques », J.-J. Nattiez (dir.), Musiques, une encyclopédie pour le XXe siècle, vol. 2 : Les savoirs musicaux, trad. fr. J. Rivest, Arles, Actes Sud, 2004, p. 1161.
17 Manoury Philippe, « Parsifal, entre passé et avenir », La Note et le son, écrits et entretiens (1981-1998), p. r. p. D. Cohen-Levinas, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 171.
18 Le livret indique « l’aumônier de prison », et le synopsis « l’abbé ».
19 Manoury Philippe, Va-et-vient, p. r. p. D. Langer, Paris, Musica Falsa, 2001, p. 120.
20 Ibid.
21 Pitch Synchronous OverLap/Add.
22 Manoury Philippe, Va-et-vient…, op. cit., p. 119. On retrouve effectivement les paramètres que nous avions décrit plus haut.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Shakespeare au XXe siècle
Mises en scène, mises en perspective de King Richard II
Pascale Drouet (dir.)
2007
Eugène Scribe
Un maître de la scène théâtrale et lyrique au XIXe siècle
Olivier Bara et Jean-Claude Yon (dir.)
2016
Galions engloutis
Anne Ubersfeld
Anne Ubersfeld Pierre Frantz, Isabelle Moindrot et Florence Naugrette (dir.)
2011