Les adaptations littéraires aux XXe et XXIe siècles
p. 85-94
Texte intégral
1Les livrets adaptant des œuvres littéraires, si répandus aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, sont concurrencés, aux XXe et XXIe siècles, par d’autres types de livrets, constitués par exemple de collages de textes divers, d’adaptation d’autres media comme la peinture ou le cinéma, ou encore de livrets originaux, écrits spécialement pour le compositeur. Malgré l’émergence de ces nouvelles catégories, les adaptations d’œuvres littéraires occupent toujours aujourd’hui une place importante ; et si elles ont un temps diminué dans les années d’après-guerre, notamment sous l’influence du théâtre musical, elles reprennent la première place à la fin du XXe siècle et au début du XXIe. Ainsi, pendant la saison 2009-2010, sur trente-neuf opéras créés dans le monde, vingt-trois tirent leur livret d’une œuvre littéraire.
2Cependant, les librettistes contemporains n’adaptent plus les grandes œuvres de la littérature mondiale comme le faisaient leurs prédécesseurs. Trois éléments, semblant spécifiques aux adaptations récentes, seront ici étudiés : tout d’abord le grand respect que les librettistes montrent pour le texte original, ensuite la part de plus en plus importante de romans et de nouvelles dans les œuvres adaptées, et enfin la nécessité que les librettistes ressentent à aborder les œuvres littéraires sous un angle original.
Le respect du texte original
3Alors qu’aux siècles passés, le texte d’origine n’était souvent qu’un prétexte à la création d’une œuvre nouvelle, il est à présent considéré avec respect et entouré des plus grands égards. L’adaptation très libre qu’Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann ont réalisée du roman de Goethe pour le Werther de Jules Massenet serait impensable de nos jours et ferait crier à la trahison de l’œuvre originale. Le courant de l’opéra littéraire, né précisément au tournant du siècle dernier, illustre bien le changement radical qui s’opère d’un siècle à l’autre : mettre un texte en musique sans lui faire subir aucune transformation aurait été impensable au XIXe siècle.
4Au contraire de l’opéra littéraire, l’adaptation suppose des modifications du texte d’origine. Cependant, les adaptations du XIXe siècle diffèrent profondément de celles d’aujourd’hui. Auparavant, si le contenu était à peu près conservé, le style de l’écrivain ne l’était jamais, les librettistes réécrivant entièrement l’œuvre avec leurs propres mots. Désormais, il arrive fréquemment que les librettistes mettent un point d’honneur à reprendre telles quelles les phrases de l’auteur, comme Gil Ben Aych conservant la prose de Victor Hugo dans son livret Quatre-vingt-treize (1989) pour Antoine Duhamel.
5Le respect accordé au texte d’origine se lit aussi dans le fait que, de plus en plus souvent, les librettistes écrivent leur livret dans la langue du texte qu’ils adaptent, ce qui n’était presque jamais le cas jadis. Verdi a composé son Otello d’après la pièce de Shakespeare sur un livret en italien ; Massenet a écrit son Werther sur un livret en français bien que l’œuvre soit une adaptation du roman de Goethe et Wagner a composé Die Feen en allemand alors qu’il s’inspirait de la fable La Femme serpent de Carlo Gozzi.
6Dans la deuxième moitié du XXe siècle, ce n’est plus la nationalité du compositeur qui dicte la langue de l’opéra, mais celle de l’œuvre choisie. Ainsi, le compositeur hongrois Peter Eötvös compose son opéra Tri sestri (1998) sur un livret en russe d’après la pièce d’Anton Tchekhov, son opéra Le Balcon (2002) sur un livret en français d’après la pièce de Jean Genet et son opéra Angels in America (2004) sur un livret en américain d’après la pièce de Tony Kushner. De la même façon, Pascal Dusapin écrit le livret de Medeamaterial (1992) en allemand, d’après l’œuvre de Heiner Müller, et celui de Perelà, l’homme de fumée (2003) en italien, d’après le roman Le Code Perelà d’Aldo Palazzeschi. Quant à Philippe Fénelon, il demande à Jean-Yves Masson un livret en français pour son opéra Salammbô (1998), d’après Gustave Flaubert, rédige lui-même en allemand le livret de son opéra Faust (2007) d’après le poème de Nikolaus Lenau, et compose La Cerisaie sur un livret en russe d’Alexeï Parine d’après Anton Tchekhov.
7Le respect de l’œuvre originale joue ainsi un grand rôle dans le choix de la langue du livret ; il faut cependant reconnaître qu’il existe souvent d’autres raisons à ce choix. La première d’entre elles concerne tout particulièrement les compositeurs français ou francophones. Le français est notoirement une langue très difficile à mettre en musique, tout d’abord à cause de ses nombreux « e » muets, mais également parce qu’elle ne comporte pas d’accent tonique. Claude Debussy propose une solution magistrale avec Pelléas et Mélisande, mais comment poursuivre cette expérience sans sombrer dans la copie ? Tous les compositeurs francophones se sont heurtés à cette question et un grand nombre d’entre eux a hésité, pour cette raison, à composer un opéra en français. Philippe Boesmans explique qu’il a longtemps évité la langue française parce qu’elle lui semblait artificielle « avec ses “e” muets et ses “r” roulés1 », et qu’il ne parvenait pas à la ressentir comme une langue sur laquelle composer de la musique, même s’il la trouvait très belle quand d’autres que lui s’y attaquaient, et il cite précisément Debussy2. Gilbert Amy a quant à lui, dans sa jeunesse, renoncé à écrire un opéra à cause cette difficulté : « La langue française passe très difficilement et supporte mal les déformations de type Sprechgesang. J’ai fait un essai peu convaincant et j’ai abandonné3… » Philippe Fénelon reconnaît que les « e » muets « posent un problème majeur aux compositeurs4 » et Renaud Gagneux considère que le français est une langue qui ne lui convient pas du point de vue de la prosodie par rapport à la musique qu’il écrit5. Décider de composer un opéra dans la langue de l’œuvre d’origine peut donc être un moyen pour les compositeurs francophones d’éviter le français, si difficile à manier ; et ils sont de plus en plus nombreux à opter pour cette solution, surtout depuis la généralisation des surtitres à la fin des années 1980.
8Si les compositeurs préfèrent aujourd’hui souvent garder la langue de l’œuvre qu’ils adaptent, c’est également parce que chaque langue possède ses caractéristiques propres, suscitant des traitements musicaux spécifiques. Dusapin explique ainsi la diversité des langues de ses opéras :
« C’est certain, il y a quelque chose que j’aime dans la déclinaison des langues, parce qu’elles dépassent le sens. C’est une erreur philologique de compositeur, bien sûr. Sans doute parce que la langue est un matériau sonore qui fait entendre sa propre musique. De ce fait, la langue génère aussi de la musique. Il suffit donc de l’entendre… Je n’écris pas tout à fait la même musique selon qu’elle est chantée en anglais, en allemand ou en italien, car chaque langue possède sa propre intonation. […] Il y en a d’autres qui m’intéressent, le russe ou le tchèque par exemple, qui sont aussi d’extraordinaires langues d’opéra, et avec lesquelles je n’ai à vrai dire que des relations acoustiques puisque je n’en comprends pas un seul mot ! Ainsi j’attends d’une langue qu’elle m’emmène dans des contrées différentes. Ma musique se plie volontiers aux caractéristiques précises d’une langue6. »
9Et Eötvös rejoint Dusapin sur la diversité linguistique de ses œuvres : « Je tiens à ce que chacun de mes opéras ait non seulement une action typique mais aussi une langue propre, parce que cela sous-tend un style musical spécifique7 », précisant sa pensée :
« J’aime bien travailler sur des textes de différentes langues. Dans la mesure où le langage conditionne la musique, c’est très différent de composer sur un texte français ou anglais, pas seulement pour la prosodie, mais pour la sonorité. Pour un texte français, par exemple j’utiliserais une instrumentation totalement différente de celle que j’ai employée dans Tri sestri où le texte était russe à l’origine8. »
10Ces différents exemples ne doivent cependant pas occulter les nombreux cas où l’opéra ne conserve pas la langue de l’œuvre adaptée ; mais les compositeurs et librettistes justifient alors toujours avec soin leur décision comme pour se prémunir contre toute accusation de trahison. Ainsi Bruno Mantovani renonce-t-il à composer son opéra L’Autre Côté (2006) sur un livret en allemand d’après le roman d’Alfred Kubin par honnêteté intellectuelle : « Je ne pourrais mettre en musique un texte écrit dans une langue autre que le français qu’à condition qu’il s’agisse d’un idiome que je comprends et parle, comme l’anglais, l’espagnol ou l’italien. Puisque je ne maîtrise pas l’allemand – et je le regrette vraiment ! – le français s’est dès le départ imposé9. » De son côté, Eötvös précise que le livret de Lady Sarashina (2008) a été écrit par Mari Mezei en anglais et non en japonais parce qu’elle n’a pu avoir accès au texte original, ajoutant, pragmatique : « Et puis vous imaginez la difficulté pour des chanteurs occidentaux d’aborder le japonais10 ! »
11Le respect de l’œuvre adaptée est assurément l’une des caractéristiques des livrets d’opéra de la deuxième moitié du XXe siècle et du début du XXIe siècle, et l’attitude des compositeurs et librettistes vis-à-vis de la langue d’origine – qu’ils décident ou non de la conserver – est tout particulièrement probante à cet égard.
L’importance des œuvres narratives
12Une autre spécificité de la production opératique de la seconde moitié du XXe siècle – et peut-être tout particulièrement de ces dernières décennies – réside dans la forte proportion d’œuvres narratives que l’on compte parmi les ouvrages adaptés. Alors que l’immense majorité des adaptations se faisait jadis à partir d’œuvres dramatiques et que les œuvres d’après des romans ou des nouvelles faisaient exception, la tendance semble presque s’inverser de nos jours. Certains romanciers sont particulièrement sollicités ; les œuvres de Henry James ont ainsi donné naissance, depuis 1945, à dix opéras11 tandis que celles de Franz Kafka ont inspiré au moins treize opéras12.
13Le nombre d’opéras inspiré d’œuvres narratives prend une telle importance depuis quelques années que Claude Coste n’hésite pas à en faire « une des caractéristiques essentielles du renouveau du théâtre lyrique13 ». Une telle constatation a cependant de quoi surprendre. Pourquoi l’opéra, genre de la scène par excellence, choisit-il ses sujets dans des œuvres narratives ? En effet, le travail d’adaptation demeure délicat : plus longues que les pièces de théâtre, les œuvres romanesques exigent un processus de réduction plus important. Afin de pallier cette difficulté, de nombreux librettistes choisissent d’adapter des nouvelles, de proportions plus limitées. En revanche, qu’il s’agisse de nouvelles ou de romans, les librettistes doivent fortement redramatiser l’original pour que l’opéra soit viable. Étant donné l’ampleur de ce travail d’adaptation, on peut donc s’étonner du grand nombre d’opéras composé à partir d’une œuvre narrative.
14Au sujet des adaptations de nouvelles de James à l’opéra14, Michael Halliwell se penche sur ce phénomène récent et conclut que l’opéra, par son essence même, est en réalité bien plus proche du roman que du théâtre, ce que formulait déjà Peter Conrad en 1977 :
« La musique et le drame sont des partenaires suspects, voire antagonistes, et […] le véritable analogue littéraire de l’opéra c’est le roman. Le drame est limité à la dimension extérieure de l’action. […] Le roman, en revanche, peut explorer la vie intérieure des motivations et des désirs et est naturellement musical parce que mental. Il décrit les mouvements de la pensée, dont la musique est une image. L’opéra est bien plus un roman musical qu’un drame musical15. »
15L’opéra a certes de nombreux points communs avec le drame parlé : ils sont tous deux des arts performatifs et mettent en scène des personnages en chair et en os qui agissent devant nos yeux. Cependant, le rapprocher du roman fait également sens. Dans une œuvre narrative, la part des dialogues est souvent relativement restreinte, et celle des descriptions, commentaires ou analyses bien plus importante ; à l’opéra, les chanteurs prennent en charge les dialogues, mais l’autre part – difficilement transposable en répliques – ne disparaît cependant pas et se retrouve précisément exprimée par l’accompagnement musical. La musique est ainsi conçue comme une sorte de commentaire de l’action, mais également comme un accès à l’inconscient des personnages. Elle se fait l’équivalent du narrateur : un personnage qui ne participe pas directement à l’action, mais qui la décrit, la commente et l’analyse16.
16Décider d’adapter un roman, c’est donc accorder à la musique un rôle fondamental qui, selon une telle conception, risquerait d’être redondante et inutile dans l’adaptation d’une pièce de théâtre. Ainsi, pour Halliwell, l’opéra, en se tournant à présent davantage vers les œuvres narratives que vers les œuvres dramatiques, est en train de trouver sa véritable nature. L’idée que le genre va vers son essence et sa vérité est certes séduisante, mais ce serait alors désavouer l’immense majorité des œuvres des siècles passés et considérer que les opéras contemporains sont bien supérieurs à leurs prédécesseurs, ce qui semble difficilement soutenable. Pour Coste, le nombre important d’adaptations d’œuvres narratives n’est pas lié à l’essence du genre, mais plutôt à l’époque actuelle ; après s’être demandé si les librettistes ne prenaient pas un réel plaisir à la difficulté de l’adaptation, il ajoute :
« Mais le défide la condensation ne produit qu’un rapprochement de surface ; bien au-delà de la virtuosité de l’adaptateur, le choix du roman, parce qu’il fait sens, éclaire le retour de l’opéra – ou à l’opéra – d’un jour particulier. Ce n’est pas par hasard que tant de créateurs privilégient le roman à la fin d’un siècle marqué par deux guerres mondiales et par la crise de l’humanisme. […] Le passage d’une forme narrative, destinée à la lecture, à une forme dramatique, destinée à la composition, révèle une part essentielle de l’imaginaire d’un genre et d’une époque17. »
Un angle de lecture original
17À une époque où les artistes ne cessent de s’interroger sur la légitimité de la création, alors que tout semble déjà avoir été fait ou dit, les compositeurs et librettistes n’échappent pas à ces questionnements et sont nombreux à estimer qu’ils ne peuvent écrire un opéra d’après une œuvre littéraire qu’à condition d’apporter un nouveau regard sur l’œuvre en question, une lecture originale. C’est, pour Rolf Liebermann, la condition sine qua non de toute adaptation : « Je dirais volontiers qu’un musicien n’a le droit d’adapter un chef d’œuvre littéraire que s’il l’approfondit ou l’éclaire d’une lumière nouvelle18. » Ainsi, à côté des adaptations qui, dans un souci de respect, demeurent le plus fidèle possible à l’original, se multiplient les adaptations qui s’éloignent au contraire de l’œuvre d’origine pour en proposer une lecture surprenante et inattendue.
18Ce nouvel angle de lecture est souvent donné par une autre œuvre littéraire que les librettistes intègrent alors à leur livret. C’est précisément ce qu’a fait Fénelon dans Le Chevalier imaginaire (1992). Il souhaitait depuis longtemps écrire un opéra d’après Don Quichotte de Miguel de Cervantes, mais ne parvenait pas à déterminer comment adapter ce roman si célèbre et déjà plusieurs fois mis en musique. Ce n’est que lorsqu’il découvrit, au hasard de ses lectures, la nouvelle de Franz Kafka, La Vérité sur Sancho Panza, qu’il trouva la solution. C’était l’angle de lecture original qui lui manquait, l’idée que le personnage de Don Quichotte n’existe que dans l’imagination de Sancho Panza. Dans l’opéra, Sancho est ainsi à la fois le narrateur des événements (le conteur), mais aussi le traditionnel compagnon de Don Quichotte avec qui il vit certains des épisodes les plus connus du roman. Et ce n’est qu’éclairé par la nouvelle de Kafka que l’étrange titre de l’opéra, Le Chevalier imaginaire, prend tout son sens.
19Il est ainsi fréquent que les librettistes s’inspirent d’autres textes littéraires pour donner à leur livret un angle de lecture original : l’influence de ces textes ne se découvre cependant souvent qu’à l’étude précise du livret ou dans les commentaires que compositeurs et librettistes ont laissés à propos de l’ouvrage, mais n’apparaît que rarement dans la dénomination de l’œuvre19. C’est notamment le cas de l’opéra Le Mal de lune (1994) de Sandro Gorli, qui se présente comme une simple adaptation de la nouvelle Le Mal de lune de Luigi Pirandello20 alors qu’il a pourtant été très influencé par trois autres œuvres : Le Bain de Diane de Pierre Klossowski, le livret anonyme d’Actéon de Marc-Antoine Charpentier, ainsi que La Terre du remords d’Ernesto de Martino, livre d’ethnologie sur le tarentulisme, ce qu’on découvre en lisant le texte de la librettiste Marie-Noël Rio inséré dans le programme de salle de l’Opéra national du Rhin lors de la création de l’œuvre en 199421.
20L’angle de lecture original peut également passer par un redécoupage de l’œuvre adaptée. Ainsi, Fénelon, pour le livret de Faust (2007), a réorganisé le poème de Nikolaus Lenau afin d’obtenir un texte plus dramatique et se prêtant mieux à la scène. Claus H. Henneberg s’est, quant à lui, livré à un redécoupage intégral de l’œuvre – pourtant dramatique – d’Anton Tchekhov, Trois Sœurs, pour l’opéra d’Eötvös. L’ensemble des quatre actes de la pièce est redistribué en trois séquences, portant le nom, non pas – comme on aurait pu s’y attendre – des trois sœurs, mais de deux d’entre elles (Irina et Macha) et de leur frère André (séquence centrale). Ces trois séquences sont précédées d’un court prologue qui reprend textuellement, mais dans le désordre, les dernières répliques de la pièce de Tchekhov :
Olga, Macha, Irina :
Comme la musique est entraînante ! Il me semble qu’encore un peu et nous saurons pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons. Le temps passera et nous saurons vraiment à quoi servent ces souffrances.
Mais nos souffrances se transformeront en joie pour ceux qui vivront après nous et ils diront du bien de ceux qui vivent maintenant.
Oh comme la musique est belle !
Ils nous quittent, l’un d’eux est complètement parti, et pour toujours.
Olga : Tout deviendra souvenirs, pour nous commencera une nouvelle vie.
Macha : Nous resterons seules, nous recommencerons à vivre.
Irina : Il faut vivre, il faut travailler, juste travailler. Il faut vivre22.
21Le spectateur qui entend les premières paroles de l’opéra a de quoi être surpris : quelle est donc cette musique entraînante dont parlent les trois sœurs ? La seule musique qu’il ait jusqu’alors entendue est celle que joue l’accordéon au tout début, une musique plutôt triste, ou du moins nostalgique. En revanche, dans la pièce de théâtre, la musique qu’entendent les trois sœurs est bien une musique entraînante, c’est celle que jouent les militaires en quittant la ville. Mais si la musique est effectivement gaie, les trois sœurs qui l’écoutent n’en sont pas moins tristes, car le départ des militaires signifie pour elles la fin de l’animation et le retour à la morne vie d’une ville de province. La musique triste de l’accordéon traduit finalement bien l’état d’esprit des jeunes femmes et le spectateur, même s’il ne saisit pas véritablement de quoi il s’agit, est d’emblée plongé dans cette ambiance mélancolique si représentative des pièces de Tchekhov.
22Le spectateur ne comprend pas non plus pourquoi « l’un d’eux est complètement parti, et pour toujours ». C’est Touzenbach, le prétendant d’Irina, tué en duel par l’autre prétendant, Solionyï. Mais pour le moment, ni l’un, ni l’autre n’ont été présentés ; cependant cela n’est pas une véritable gêne pour la compréhension du spectateur, qui attend ainsi avec impatience la suite de l’œuvre pour tenter de résoudre cette énigme.
23Suivent ensuite trois répliques individuelles qui caractérisent parfaitement chacune des trois sœurs : le souvenir pour Olga, la solitude pour Macha et le travail pour Irina. Olga, l’aînée, est celle qui se rappelle le mieux leur vie passée à Moscou, et celle qui malgré tout garde espoir (« Tout deviendra souvenirs, pour nous commencera une nouvelle vie »). Macha, la cadette, est mariée à un homme qui ne la comprend pas, et aime un homme qui l’abandonne : c’est bien le sentiment de solitude qui domine sa vie (« Nous resterons seules, nous recommencerons à vivre »). Enfin, Irina, la benjamine, cherche désespérément à donner un sens à sa vie et espère le trouver dans le travail (« Il faut vivre, il faut travailler, juste travailler. Il faut vivre »). En plaçant ces répliques finales au tout début de l’opéra, le librettiste nous permet de cerner immédiatement les personnages, fait très appréciable à l’opéra, où le temps passe si vite. Ainsi, si le déplacement des dernières répliques de la pièce au début de l’opéra peut sembler, au premier abord, problématique et gratuit, un tel choix nous apparaît finalement justifié, aide le spectateur dans sa compréhension tout en lui faisant aborder l’œuvre de Tchekhov sous un nouvel angle.
*
24Si les adaptations littéraires sont toujours nombreuses dans la deuxième moitié du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle, elles se font cependant d’une manière sensiblement différente de celles des siècles passés, tâchant de rester fidèle à l’original, même s’il est narratif, tout en l’abordant sous un angle nouveau, ce qu’illustre d’ailleurs parfaitement Tri sestri d’Eötvös, car si la pièce de théâtre est entièrement réorganisée dans le livret, toutes les phrases de celui-ci sont néanmoins bien de Tchekhov.
Notes de bas de page
1 « Julie selon Philippe Boesmans », p. r. p. C. Wasselin, Opéra international, no 299, mars 2005, p. 23.
2 « Création à Bruxelles, Le Conte d’hiver », p. r. p. J. Lucas, Opéra international, no 241, décembre 1999, p. 7.
3 Gilbert Amy lors d’un entretien accordé aux Nouvelles littéraires, paru le 7 décembre 1967, cité par J. Aguila, Le Domaine musical, Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine, Paris, Fayard, 1992, p. 377.
4 Masson Jean-Yves, « Rencontre avec Philippe Fénelon, compositeur », Vingt-troisièmes assises de la traduction littéraire, Arles, Actes Sud, 2007, p. 127.
5 Valy Alain, « Renaud Gagneux. Itinéraire », R. Gagneux, Orphée, programme de l’Opéra du Rhin, avril 1989, p. 7.
6 Gindt Antoine, « Un objet de désir narratif, entretien avec Pascal Dusapin », P. Dusapin, Perelà, l’homme de fumée, programme de l’Opéra de Paris (Bastille), p. 37-38.
7 « Peter Eötvös, l’opéra des anges », p. r. p. B. Serrou, Opéra international, no 295, novembre 2004, p. 13.
8 « Peter Eötvös au balcon », p. r. p. G. Mannoni, Opéra international, no 270, juillet-août 2002, p. 16-17.
9 « Peter Eötvos visite le Japon médiéval », p. r. p. F. Langlois, Opéra magazine, no 10, octobre 2006, p. 16.
10 « Bruno Mantovani regarde de l’autre côté », p. r. p. C. Wasselin, Opéra magazine, no 26, février 2008, p. 18.
11 The Turn of the Screw (1954) de Britten d’après la nouvelle du même nom ; The Wings of the Dove (1961) de Douglas Moore d’après le roman du même nom ; Owen Wingrave (1973) de Britten d’après la nouvelle du même nom ; L’Héritière (1974) de Jean-Michel Damase d’après Washington Square ; The Voice of Ariadne (1974) de Thea Musgrave d’après Le Dernier des Valerii ; Washington Square (1976) de Thomas Pasatieri d’après le roman du même nom ; Aspern (1978) de Salvatore Sciarrino d’après la nouvelle Les Papiers d’Aspern ; The Heiress (1988) de Donald Hollier d’après Washington Square ; The Aspern Papers (1988) de Dominick Argento d’après la nouvelle Les Papiers d’Aspern ; The Aspern Papers (1988) de Philip Hagemann d’après la nouvelle Les Papiers d’Aspern.
12 Ein Landarzt (1951) de Hans Werner Henze d’après la nouvelle Un médecin de campagne ; Der Prozess (1953) de Gottfried von Einem d’après Le Procès ; The Visitation (1966) de Gunther Schuller d’après Le Procès ; Amerika (1966) de Roman Haubenstock Ramati d’après L’Amérique ; Amerika (1970) d’Ellis BonoffKohs d’après L’Amérique ; Metamorphosis (1985) de Brian Howard d’après La Métamorphose ; Das Schloss (1987) d’André Laporte d’après Le Château ; Das Schloss (1992) d’Aribert Reimann d’après Le Château ; In the Penal Colony (2000) de Philip Glass d’après la nouvelle La Colonie pénitentiaire ; K… (2001) de Philippe Manoury d’après Le Procès ; Il processo (2002) d’Alberto Colla d’après Le Procès ; Kafka’s Trial (2005) de Poul Ruders d’après Le Procès ; La Métamorphose (2011) de Michaël Levinas d’après La Métamorphose ; sans oublier l’opéra inédit à ce jour de Michèle Reverdy, Le Château, d’après le roman éponyme.
13 Coste Claude, « L’Opéra français contemporain : du roman au livret », D. Buschinger et R. Perlwitz (dir.), Quatre siècles de livrets d’opéra, actes du colloque de Saint-Riquier (9, 10 et 11 octobre 2002), Amiens, Presses du Centre d’études médiévales, université de Picardie-Jules Verne, 2004, p. 79.
14 Halliwell Michael, Opera and the Novel: The Case of Henry James, Amsterdam, Rodopi, 2005.
15 « Music and drama are dubious, even antagonistic, partners and […] opera’s actual literary analogue is the novel. Drama is limited to the exterior life of action. […] The novel, in contrast, can explore the interior life of motive and desire and is naturally musical because mental. It traces the motions of thought, of which music is an image. Opera is more musical novel than musical drama » (Conrad Peter, Romantic Opera and Literary Form, Berkeley, University of California Press, 1977, p. 1).
16 Pour des analyses précises, voir Halliwell Michael, Opera and the Novel, op. cit.
17 Coste Claude, « L’opéra français contemporain : du roman au livret », art. cit., p. 80.
18 Liebermann Rolf, Actes et entractes, Paris, Stock, 1976, p. 108.
19 Pour Le Chevalier imaginaire de Fénelon il est néanmoins bien précisé : « Livret du compositeur d’après El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha de Miguel de Cervantes et Die Warheit über Sancho Panza de Franz Kafka », P. Fénelon, Le Chevalier imaginaire, programme du Théâtre du Châtelet, janvier 1992, p. 5. Mais un tel cas reste une exception.
20 On peut lire, dans le programme : « Livret et dramaturgie : Marie-Noël Rio d’après Le Mal de lune de Luigi Pirandello », S. Gorli, Le Mal de lune, programme de l’Opéra national du Rhin, mars 1994.
21 Rio Marie-Noël, « Faire un opéra », S. Gorli, ibid., p. 5-7.
22 « Ольга, Маша, Ирина : музыка играет так бодро ! Мне кажется, еще немного, и мы узнаем, зачем живем, зачем страдаем. Пройдет время и все узнаем, для чего эти страданя. Но страдания наши перейдут в радость для тех, кто будет жить после нас и помянут добрым словом тех, кто живет теперь. О, как играет музыка ! Они уходят от нас, один ушел совсем и навсегда. / Ольга : все станет воспоми нанием, для нас начнется новая жизн. /Маша : мы останемся один, начем нашу жизнь снова. /Ирина : Надо жить, надо работать, только работать. Надо жить » (texte russe reconstitué à partir de la transcription phonétique indiquée dans P. Eötvös, « Trois Sœurs », L’Avant-Scène opéra, no 204, 2001, p. 13).
Auteur
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