Réflexions sur l’opéra français au tournant du XXIe siècle
p. 73-84
Texte intégral
1Que devient la notion d’opéra français au temps de la mondialisation, des échanges interculturels et de l’internationalisation des acteurs du spectacle d’opéra ? C’est ce qu’on aimerait brièvement évoquer à travers cet article. Créé le 15 août 2000 au Festival de Salzbourg, puis le 26 novembre 2001 au Théâtre du Châtelet de Paris, L’Amour de loin de Kaija Saariaho nous paraît parfaitement incarner les ambiguïtés du genre de l’opéra au passage du siècle : mobilisant, pour sa création autrichienne, un écrivain franco-libanais (Amin Maalouf), un metteur en scène américain (Peter Sellars), un chef d’ascendance japonaise (Kent Nagano) et un soprano américain (Dawn Upshaw), l’œuvre est écrite en langue française, par une compositrice finlandaise, vivant à Paris depuis de nombreuses années. Alors même que le genre de l’opéra est redevenu florissant depuis les années 19801, et au moment où l’on voit à nouveau des musiciens français comme Pascal Dusapin ou Philippe Fénelon mener des carrières institutionnelles de compositeurs d’opéras2, il semble extrêmement difficile de parler de l’opéra français comme d’une entité circonscrite, autonome, caractérisée. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’histoire et l’esthétique de l’opéra pouvaient se penser comme une série de tensions entre modèles nationaux : l’opéra français n’avait cessé de se construire, de se définir ou de se positionner par rapport à l’opéra italien ou par rapport à l’opéra germanique, quand il n’était pas tenté de se faire – en tant que régulateur du goût – synthèse supranationale des différentes esthétiques européennes3. En revanche, une approche contemporaine du genre lyrique ne gagnerait guère à établir une typologie nationale, sauf, peut-être, à distinguer à une échelle plus large les opéras européens des opéras américains4. Pour cerner, malgré tout, ce que peut recouvrir la notion d’opéra français au tournant du XXIe siècle, il nous faut au préalable interroger l’espace-temps que requiert ce sujet.
Quelle borne chronologique ?
2La formulation « au tournant du XXIe siècle » paraît assez lâche : correspond-elle à une réalité ? Il faut rappeler que l’étendue d’un siècle constitue un cadre arbitraire pour les études historiques, quelles qu’elles soient : des cohérences intellectuelles, artistiques et culturelles peuvent très bien s’établir de façon interséculaire. Les découpages chronologiques sont souvent effectués en raison de contraintes pédagogiques, éditoriales ou institutionnelles peu adaptées à la continuité des objets considérés dans le flux du déroulement historique. Comme le rappelle Hervé Lacombe : « les concepts de l’année décisive et du tournant historique sont peu efficients5 » et « la tendance à sectionner toute histoire en périodes, délimitées par des couperets chronologiques, contredit le mouvement et la diversité des phénomènes6 ». On sait bien désormais que l’Histoire ne repose pas sur le modèle, linéaire, d’un enchaînement d’ordre causal, mais qu’elle est fondamentalement coprésence de temporalités hétérogènes : de même qu’il est difficile d’affirmer que Pelléas et Mélisande constitue le premier opéra du XXe siècle, tant cette affirmation implique un regard téléologique assez opacifiant sur la réalité de la création lyrique autour des années 1900, il faut de même renoncer à définir une date symbolique à partir de laquelle l’histoire de l’opéra « basculerait » dans le XXIe siècle. En revanche, si l’on choisit d’examiner le genre lyrique au XXe siècle, il est possible de définir les alentours des années 2000 comme un horizon : cette année peut sembler inévitablement arbitraire, face à une histoire indifférente aux découpages chronologiques quels qu’ils soient ; mais le concept d’horizon présente l’avantage de placer la limite ou la borne dans le regard de l’observateur et non dans la réalité de l’objet étudié : il assume le point de vue comme expérimentation méthodique.
3Cette prudence du discours musicologique est nécessaire devant l’emballement naturel du discours herméneutique. Sellars confie, à propos de L’Amour de loin :
« Le monde était prêt pour un nouveau siècle, rempli des utopies qu’un tel moment provoque. Et voilà tous les espoirs détruits. Nous le ressentons tous en nous-mêmes. Quelque chose est en train de mourir et nous ne savons pas ce que cette mort signifie. Nous sommes dans le feu et nous ne savons pas ce qui est en train de se consumer. Est-ce comme l’imagine la tradition soufie notre ego qui meurt pour que quelque chose de plus essentiel soit libéré ? Sommes-nous ce morceau de bois qui se transforme en parfum d’encens ? Ou bien ne restera-t-il de nous que du charbon ? Au tournant de ce nouveau siècle, c’est ce voyage que nous entreprenons. Tout comme Clémence et Jaufré dans L’Amour de loin. Nous ne savons pas ce qu’il y a sur l’autre rive7. »
4Comment ne pas nuancer ces propos ? Ils sont écrits sous le coup d’un choc mondial – le 11 septembre 2001 – dont la portée émotionnelle a certes été immense et internationale, mais qui ne saurait suffire à fonder l’existence d’une rupture dans l’histoire des arts en général et dans celle de l’opéra en particulier.
5On touche ici à la question délicate de l’impact artistique des grandes mutations politiques ou sociétales : l’histoire des révolutions esthétiques est-elle nécessairement indexée sur celle des révolutions historiques ? Rien n’est moins sûr. On ne peut pourtant s’empêcher de constater que la nouvelle vitalité du genre lyrique, depuis les années 1980, est contemporaine de la fin des avant-gardes, de la fin des grandes idéologies politiques et de l’avènement de la mondialisation économique, financière puis numérique. Autant d’événements favorables à l’opéra, dont l’hétérogénéité fondamentale, en tant qu’art pluriel, et la force d’expressivité, en tant que mise en scène de la voix chantée, s’accommodent fort bien de l’éclectisme postmoderne, du retour aux codes comme de la dimension multiculturelle et multimédia de l’époque contemporaine8.
6Les caractères généraux de cet horizon – le tournant du siècle – étaient esquissés dès 1997 par Jacques Rigaud, au cours d’un colloque organisé par la réunion des théâtres lyriques de France. Cet auteur d’un rapport Pour une refondation de la politique culturelle estime que les enjeux de l’opéra au passage du siècle – comme ceux de la culture en général – reposent sur quatre tensions : entre mondialisation et recherche d’identité ; entre le triomphe du multimédia et la « culture vivante » ; entre patrimoine et création ; entre audace artistique et démocratisation de la culture. De quoi apporter du grain à moudre à la circonscription d’une problématique de l’opéra à l’horizon des années 2000. Le premier enjeu énoncé concerne plus particulièrement notre propos : que considère-t-on comme opéra français au tournant du XXIe siècle ?
Quelles limites assigner à l’opéra français ?
7Les bornes géographiques de l’opéra français deviennent extrêmement complexes dans le cadre de l’horizon défini. Tout d’abord, un certain nombre de compositeurs de nationalité française proposent des créations lyriques en langue étrangère. Ce qui était tout de même assez rare jusqu’au XXe siècle9, et qui avait constitué un cas particulier plus récemment10, devient pratique fréquente : Manoury choisit l’allemand pour son opéra K… d’après Franz Kafka ; Fénelon écrit en allemand son Faust tiré de Nikolaus Lenau, et en russe sa Cerisaie d’après Alexandre Pouchkine. Dusapin écrit en allemand Medeamaterial11 d’après Heiner Müller, en italien Perelà, l’homme de fumée12 d’après Aldo Palazzeschi et en anglais Faustus, the last night13 d’après Christopher Marlowe. Plusieurs raisons peuvent être invoquées, d’ordre littéraire comme la volonté d’intégrité par rapport au texte original, musical pour échapper à de pesants modèles comme celui de la déclamation lyrique française, voire commercial afin d’exporter les productions plus facilement à l’étranger. Dusapin s’explique :
« Depuis longtemps je désirais écrire un opéra en italien. Comme beaucoup de Français, j’entretiens avec cette langue un rapport intime car je l’entends, avant tout, sur le plan musical. Il aurait été de plus parfaitement ridicule d’écrire cet opéra en français tant est magnifique le son de la langue de Palazzeschi.
Le choix d’une langue étrangère est aussi révélateur d’une volonté de privilégier non seulement le sens de la langue mais sa musicalité. Je n’écris pas tout à fait la même partition selon qu’elle est interprétée en anglais, en allemand ou en italien car chaque langue possède sa propre intonation. Les langues ne sont jamais neutres musicalement. Pour ma part, j’attends toujours d’une langue qu’elle m’emmène dans des contrées musicales différentes et que mon imaginaire musical se plie à ces nouvelles caractéristiques14. »
8Témoignage que l’on ne peut voir surgir que dans une société contemporaine, mondialisée, tout au moins post-nationale, c’est-à-dire, pour le domaine qui nous concerne, ayant définitivement subordonné les enjeux nationaux aux enjeux esthétiques. Dans ce cadre, quel sens y a-t-il à percevoir dans Perelà un opéra français ? La seule certitude est qu’il est l’œuvre d’un Français15.
9Deuxième strate du problème : au même moment, certains musiciens étrangers composent leurs opéras en langue française, dans un jeu de miroir bien naturel. C’est le cas de compositeurs installés en France de longue date comme Aperghis ou Saariaho, d’artistes liés à la France comme le Belge Boesmans : La Passion de Gilles, son premier opéra créé à Bruxelles en 1983, puis Yvonne, princesse de Bourgogne, créé au Palais Garnier en 2009 sont écrits en français, mais, entre-temps, Reigen, Wintermärchen et Julie sont en allemand même si les livrets signés par les francophones Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger ont été traduits ; de musiciens, enfin, qui élisent plus ponctuellement le français, à l’instar d’Eötvös, qui choisit cette langue pour Le Balcon, à la différence de Trois Sœurs, Lady Sarashina ou Angels in America : ce n’est pas seulement parce que la commande lui était venue de Pascal Lissner pour le Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, mais parce qu’il fut saisi par la force de la langue de Jean Genet : il fit même inclure dans son contrat avec l’éditeur Schott que le livret, rédigé en collaboration avec Françoise Morvan et André Markowicz, ne devrait jamais être traduit. Or si Le Balcon est un opéra de langue française, est-il pour autant un opéra français ?
10Troisième strate du problème : le système institutionnel, qui complique le jeu. La pratique des coproductions internationales tend en effet à déraciner une création d’un seul lieu ou d’un seul territoire. Faustus, the last night de Dusapin est par exemple une création coproduite par le Staatsoper de Berlin et l’Opéra national de Lyon. Au-delà de la question de la langue se pose donc la question du lieu : l’enracinement institutionnel n’est plus aussi fort, à l’horizon des années 2000, qu’il l’a été par le passé, dans la mesure où la production d’un opéra peut se penser d’emblée par-delà les frontières nationales. À l’internationalisation financière, les coûts étant partagés, s’ajoute une internationalisation artistique, puisque les chanteurs, les chefs, les orchestres eux-mêmes peuvent être de nationalités diverses.
11Dans ces conditions, il semble nécessaire de distinguer deux types d’études possibles. Une première voie – considérant l’opéra en France – garde toute sa légitimité : elle consiste à cartographier le genre lyrique au sein des frontières nationales, en posant la question des lieux (Paris/région), de la taille des institutions et de leurs modes de financement (nationaux/locaux), des publics, des répertoires (français ou étrangers) exécutés sur les scènes françaises. Une seconde voie – s’attachant à l’opéra français – consiste à modéliser malgré tout le genre lyrique, en le distinguant d’autres modèles nationaux. Dans ces conditions, l’opéra français ne représente ni la somme des opéras créés en France, ni la somme des opéras de langue française, ni la somme des opéras de compositeurs français : il est un concept qui modèle le discours sur l’opéra, une catégorie de l’historiographie musicale, une idée traversée par des enjeux politiques, esthétiques, idéologiques. En tant que modèle, l’opéra français, l’Histoire l’a montré, n’est pas forcément le fait des Français : on a bien considéré que Lully, Gluck ou Meyerbeer avaient contribué à forger cette notion d’opéra français, qui a oscillé dans l’histoire entre affirmation d’une singularité nationale et capacité de synthèse stylistique, susceptible d’asseoir une suprématie en transcendant les clivages nationaux.
12Si l’opéra français est un concept poétique, esthétique, dramaturgique, etc., on pourrait imaginer qu’il postule une essence. Mais cette essence existe-t-elle vraiment ? On pourrait mener une critique nominaliste de l’opéra français qui revient à la considérer comme une simple catégorie, fluctuante, du discours sur la musique. Est opéra français ce que les musiciens ou les critiques décrètent comme tel. Et dans l’histoire, la catégorie a été invoquée, utilisée, maniée dans deux contextes complémentaires : ou bien pour des raisons identitaires, ou bien pour des raisons esthétiques, parfois liées d’ailleurs. Qu’en est-il à l’horizon des années 2000 ?
L’opéra français, en tant que concept identitaire
13Le constat est sans appel : la question de l’identité française à l’opéra, qui a fait couler tellement d’encre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, au point d’avoir souvent constitué le principal point d’ancrage du discours sur la musique dès lors qu’il s’attachait à ce genre, est en voie d’effacement. Ce n’est guère étonnant en soi, lorsqu’on mesure l’évolution du destin de la France au sein d’une Europe désormais pacifiée, et intégrée dans le système de la mondialisation économico-culturelle. Mais le fait est suffisamment significatif en soi pour qu’on le souligne : l’opéra français n’est plus une catégorie que les compositeurs convoquent dans leurs écrits. Celle-ci est, par exemple, absente des écrits de Dusapin. C’est le signe d’une époque dans laquelle la notion d’identité transcende volontiers l’horizon de la nation. À l’instar de Fénelon, vivant à Barcelone, qui répond à la question : « Vous définissez-vous comme un citoyen du monde ? – En tout cas d’Europe16. » L’horizon de l’opéra français au XXe siècle est donc celui de l’effacement de ses enjeux intrinsèquement identitaires. Que l’on songe un instant combien Pelléas et Mélisande, un siècle plus tôt, fut célébré comme chef d’œuvre français, dès sa création, et de façon paroxystique sous l’Occupation17. La notion d’opéra français fut déterminante dans la réception de Debussy, dans son utilisation idéologique au cœur de la Seconde Guerre mondiale : le maniement de cette catégorie en dit souvent plus sur le contexte intellectuel d’une période que sur les œuvres elles-mêmes.
14Ce qui ne signifie pas qu’au seuil du XXe siècle, le genre de l’opéra ne soit plus perméable aux idéologies identitaires. L’exemple du traitement du mythe de Faust, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, en constitue un exemple révélateur. À l’Opéra de San Francisco, qui lui commanda un Faust américain pour la saison de 2005, John Adams livra son Doctor Atomic, d’après la vie de l’inventeur de la bombe atomique, Robert Oppenheimer. Le livret fut constitué à partir de documents d’archives classés secret défense : il est pétri de nationalisme et d’héroïsme militaire, au moment où – coïncidence ? – l’administration Bush cherchait par ailleurs à légitimer ses actions au Proche-Orient. Deux ans plus tard, le Faust de Dusapin, pris de folie paranoïaque, stigmatise de façon très intemporelle les volontés de toute-puissance, fanatismes religieux ou impérialismes politiques. Au Faust américain, historique, et pragmatique, répond un Faust européen, universaliste et humaniste. La catégorie d’opéra européen est-elle pertinente ? Elle n’a pas encore été, à ma connaissance, invoquée, mais elle possède sans doute un avenir. À l’ère des nations succède certainement une période où les spécificités culturelles prennent un sens à plus large échelle. L’opéra français est-il donc mort, sur le plan identitaire ? Celui de cinéma français garde une certaine pertinence, d’autant que subsiste en France un discours sur l’exception culturelle. Mais il faut bien reconnaître que les enjeux, sur le plan de la création lyrique française, sont devenus insignifiants dans le contexte actuel.
L’opéra français, en tant que concept esthétique
15L’esthétique française de l’opéra découlait, historiquement, de l’identité – c’està-dire, également, d’un idéal type qui s’était forgé dans l’imaginaire collectif. Toutes ces valeurs traditionnellement attachées à la musique française – clarté, concision, transparence, équilibre, juste mesure, élégance, etc. – sont partiellement fantasmatiques, mais intéressantes et révélatrices en tant que telles, précisément. Participant d’une construction idéologique, cette esthétique française s’était simultanément construite, empiriquement, sur des pratiques en matière de prosodie, d’orchestration, de dramaturgie, d’interprétation. À l’horizon des années 2000, qu’en est-il de cet héritage-là ? Ou plutôt, qu’en ont fait les compositeurs ? Deux éléments nous semblent garder toute leur pertinence : d’une part la réflexion reconduite par les compositeurs sur la musicalisation de la langue française, d’autre part la construction d’une identité esthétique à partir de modèles revendiqués.
16Dans l’histoire, l’opéra français n’a cessé de poser, de façon intrinsèque, la question du rapport de la musique à la langue. En tant que modèle, l’opéra français implique une réflexion particulière sur la déclamation lyrique d’une langue non accentuelle. Tous les compositeurs d’opéra choisissant le français, au tournant du XXIe siècle, ne peuvent faire l’économie de cette réflexion : ils sont amenés à se positionner par rapport à un débat vieux de plus de deux siècles. Michèle Reverdy a, dans ses cinq opéras, choisi la langue française, quand bien même ses sujets étaient tirés d’œuvres étrangères18 :
« J’ajouterai quelques mots pour dénoncer l’aberrante condamnation de l’utilisation chantée de la langue française tant décriée par un musicien amateur nommé Jean-Jacques Rousseau dont se réclament encore jusqu’à présent certains compositeurs français qui pensent ainsi justifier leur impuissance à composer pour la voix. Combien d’œuvres vocales magnifiques ont-elles été écrites dans notre langue ! Je me contenterai de rappeler les leçons de prosodie que nous livre la lecture des mélodies de L’Horizon chimérique de Gabriel Fauré, de toutes les mélodies d’Henri Duparc, des Histoires naturelles ou des Chansons madécasses de Ravel et de certains passages de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy19. »
17Cette inscription revendiquée dans une filiation, celle de la prosodie française, ne signifie pas pour autant une inféodation aux modèles lyriques. Reverdy craint en effet la monotonie de la déclamation à la française héritée du début du siècle :
« Cela me mit sur la voie de ce qui constituait un piège tendu aux compositeurs français, à savoir la douceur même de leur langue. Certains d’entre eux ne se sont pas assez méfiés du danger à suivre de trop près, dans l’écriture vocale, la prosodie de la langue française. C’est le cas de Paul Dukas qui, dans son opéra Ariane et Barbe bleue, a pris le parti d’en respecter scrupuleusement le rythme. En faisant coïncider les accents toniques de la langue avec les temps forts de la musique, son chant finit par nous lasser à cause de sa métrique toujours prévisible. Je le déplore chaque fois que j’entends cette œuvre dont j’admire la magnificence orchestrale, mais dont les rôles vocaux finissent par m’être insupportables. C’est aussi le cas de certains passages de Pelléas, mais, heureusement, Debussy est moins systématique que Dukas20. »
18L’écriture lyrique de Reverdy ne peut se comprendre sans ces réflexions sur l’héritage de l’opéra français.
19Si l’on considère, par exemple, le début de la lettre de Josuké, au cœur du Fusil de Chasse, on conviendra que, dans le dispositif chambriste qui place la voix dans le seul environnement d’une flûte basse, la déclamation lyrique constitue l’essentiel du travail d’écriture : mais celle-ci est tout aussi éloignée du récitatif debussyste que du lyrisme syllabique de Poulenc. Dans cette première phrase, l’accentuation sur la première syllabe (« je »), et le traitement rythmique de « quelque peu » montre combien Reverdy aime heurter le rythme naturel de la langue pour faire ressortir la diction des mots, donc l’intelligibilité du texte. L’opéra français ne cesse de chercher des solutions pour mettre en musique la langue, selon une longue chaîne de réception créatrice.
20Un opéra français serait donc un opéra de langue française qui assume ouvertement une filiation avec un héritage esthétique français. En tant que tel, il n’est pas forcément l’œuvre d’un Français. L’Amour de loin de Saariaho nous semble intéressant de ce point de vue. À un premier niveau, cette œuvre semble constituer l’expression par excellence de l’opéra transnational (par l’internationalisation de ses acteurs lors de la création, nous l’avons évoqué dès l’introduction), mais elle se fait également tout entier hymne à l’interculturalité. Traitant de la relation entre un troubadour occitan et une princesse africaine, de part et d’autre des rives de la Méditerranée, elle chante l’amour par-delà les frontières. À l’image même de Saariaho, partagée entre son pays d’origine et sa terre d’adoption, partagée, également, entre sa vie d’artiste et sa vie de femme : « J’ai compris au milieu de la composition que c’était aussi mon histoire. J’étais à la fois le compositeur et la dame, ces deux parties en moi que j’essaye de concilier dans ma vie21. » Pourtant, d’un point de vue esthétique, c’est bien le modèle de l’opéra français qui marque l’ensemble de L’Amour de loin ; c’est encore lui qui hante le discours de la compositrice sur son opéra. La seule référence qu’elle invoque est celle de Messiaen, et Saint François d’Assise est la seule œuvre qu’elle cite dans l’entretien accompagnant le programme au moment de la création22. Amin Maalouf, son librettiste, confirme que Saint François d’Assise fut l’œuvre de référence de la musicienne comme de son metteur en scène Peter Sellars23.
21Il y a là une façon manifeste de construire une identité esthétique à partir d’un modèle français revendiqué. Le confirment le goût pour la langue française de Saariaho, qui a également mis en musique la poésie de Saint-John-Perse ou de Jacques Roubaud, mais également son écriture musicale qui, par-delà Messiaen, fut manifestement marquée par la tradition très française de la musique spectrale. Dans le sillage de Gérard Grisey ou de Tristan Murail, du systématisme desquels elle s’est démarquée, Saariaho recherche une fusion entre harmonie et timbre qui trouve dans L’Amour de loin un indéniable aboutissement. Mais une page comme le prélude du deuxième acte, qui plante un décor quasi onirique sur la citadelle de Tripoli, d’où Clémence contemple la mer, trahit sans conteste la fascination de Saariaho pour un modèle plus ancien encore : celui de Debussy.
*
22Si L’Amour de loin est un opéra de langue française, créé à l’étranger par une équipe internationale et traitant d’un sujet transculturel, il peut donc être considéré, du point de vue de la réception, comme un opéra français, en tant que modèle revendiqué, et en tant qu’héritage assimilé dans une dynamique de réception créatrice. Il semble donc, pour conclure, qu’au tournant du XXIe siècle, moins encore que par le passé, on ne puisse définir l’opéra français en soi. Ce dernier ne possède pas une essence surplombant l’histoire : il est une catégorie du discours idéologique et esthétique, un modèle enraciné dans un certain nombre de pratiques, stylistiques notamment, par rapport auxquelles les musiciens sont amenés à se positionner. Si les enjeux identitaires et culturels ont totalement changé par rapport à ce qu’ils étaient encore au cœur du XXe siècle, et si les opéras composés par des Français, comme ceux écrits en langue française, s’inscrivent dans le champ d’une culture désormais européenne et dans un cadre institutionnel et artistique mondialisé, parce qu’il continue à faire référence à une tradition vivante, l’opéra français reste une catégorie valide, même si celle-ci ne s’impose plus avec autant d’évidence dans le champ de l’esthétique contemporaine.
Notes de bas de page
1 Voir Ameille Aude, Aventures et nouvelles aventures de l’opéra depuis la Seconde Guerre mondiale : pour une poétique du livret, thèse, université Paris-Sorbonne, 2011. L’Opéra de Paris, dont le nombre de créations a été en berne après la Seconde Guerre mondiale, commanda en revanche après Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen une incontestable gerbe de productions lyriques : La Célestine de Maurice Ohana (1988), Salammbô de Philippe Fénelon (1998), K… de Philippe Manoury (2001), Perelà, uomo di fumo de Pascal Dusapin (2003), L’Espace dernier de Matthias Pintscher (2004), Adriana Mater de Kaija Saariaho (2006), Yvonne, princesse de Bourgogne de Philippe Boesmans (2009), Akhmatova de Bruno Mantovani (2011), La Cerisaie de Fénelon (2012) ; il faudrait ajouter les principales créations du Théâtre du Châtelet ou de l’Opéra-Comique et, en dehors de Paris, le rôle dynamique de l’Opéra national de Lyon (à l’origine de créations de Betsy Jolas, Gilbert Amy, Michèle Reverdy, Michaël Levinas), de l’opéra de Montpellier (Philippe Hersant), Rouen (Charles Chaynes), Strasbourg (Levinas, Georges Aperghis), Nancy (Jean Prodromidès), Bordeaux (Fénelon), Toulouse (Fénelon) sans parler du festival d’Aix-en-Provence (Peter Eötvös, George Benjamin, etc.).
2 Au même titre que leurs collègues étrangers Adams, Eötvös ou Boesmans par exemple.
3 Le genre du grand opéra français incarna, plus que tout autre, cet idéal au cœur du XIXe siècle. Voir Giroud Vincent, The French Opera, a short history, New Haven/Londres, Yale University Press, 2010.
4 Pour nous en tenir à ce seul champ géographique. Lorsque le magazine Diapason m’a commandé un article sur la vitalité contemporaine du genre lyrique en me demandant plus spécifiquement d’établir une typologie des opéras contemporains, j’ai choisi de classifier les créations récentes par type de sujet, d’une part, et par type de langage musical, impliquant une dramaturgie spécifique, d’autre part, mais non par zone géographique ou par sphère culturelle : Diapason, no 556, février 2009, p. 56-62.
5 Lacombe Hervé, Géographie de l’opéra au XXe siècle, Paris, Fayard, 2007, p. 18.
6 Ibid., p. 22.
7 « Un opéra au brasier du monde. Entretien avec le metteur en scène Peter Sellars », p. r. p. C. Leblé, novembre 2001, dans L’Amour de loin, programme du Théâtre du Châtelet, 2001, p. 26.
8 « À une époque où se pose de plus en plus la question des rapports et des interactions entre les choses, l’opéra devient le genre à privilégier. Par sa dimension multilingue, multiculturelle, multimédia, par son aspect diachronique, dialogique, dialectique, par cette étrange délectation qu’il provoque, c’est la seule forme capable d’évoquer et de représenter la simultanéité des événements, leur confusion, leur juxtaposition, l’amère tragédie du monde bref, tout le chaos qui constitue la trame de l’histoire contemporaine » (Sellars Peter, « Sorties et entrées », F. Maurin [dir.], Peter Sellars, Paris, CNRS, 2003, p. 16).
9 En dehors de William Balfe, qui écrivit des opéras en anglais, en français et en italien, ou de Giacomo Meyerbeer, qui écrivit des opéras en italien, en allemand et en français, les exemples de Français écrivant en langue étrangère, comme Clari de Fromental Halévy ou Fausto de Louise Bertin, sont rares ; ces recours à la langue étrangère ont des raisons institutionnelles, en l’occurrence liées au Théâtre-Italien de Paris, plus qu’identitaires.
10 Dans le théâtre musical, volontiers multilingue, les langues étrangères pouvaient devenir un pur matériau sonore suscitant l’imagination des compositeurs ; cet héritage du théâtre s’entend encore dans le plurilinguisme auquel recourent certains opéras contemporains : La Célestine de Ohana a également recours à l’espagnol, au latin et à l’anglais ; Le Chevalier imaginaire de Philippe Fénelon inclut des passages en espagnol et en italien.
11 Création au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, 1992.
12 Création à l’Opéra de Paris, 2003.
13 Création à la Staatsoper de Berlin, 2007.
14 Dusapin Pascal, Une musique en train de se faire, Paris, Le Seuil, 2009, p. 164-165.
15 Vincent Giroud pose la question dans les cinq dernières pages de son livre French Opera, A Short History, op. cit., p. 302: « Can one still call Dusapin a French opera composer, or have we entered a period when such national or cultural distinctions make little sens ? »
16 Fénelon Philippe, Arrières-pensées, p. r. p. L. Feneyrou, Paris, Éditions Musica Falsa, 1998, p. 64.
17 Dans le catalogue de l’exposition Debussy à l’Opéra-Comique, du 2 au 17 mai 1942, Francis Poulenc affirmait : « Écrire de la musique purement de chez nous, qu’elle découle de Couperin, de Berlioz ou de Bizet, telle est la leçon de Debussy, leçon dont doivent se souvenir, plus que jamais les jeunes musiciens français. » La réception de Debussy sous l’Occupation est ambiguë : joué dès le 12 septembre 1940 à l’Opéra-Comique, vingt jours après sa réouverture, Pelléas est célébré comme un chef-d’œuvre français et l’enregistrement de l’opéra en vingt disques est perçu comme la voix même de la France, dont le génie peut perdurer par-delà les tribulations historiques ; mais à Vichy, en 1941, Inghelbrecht dirige Pelléas une semaine après la représentation de Tristan et Isolde : pour le régime vichyste, c’est une façon de présenter Debussy comme le Wagner français, et de suggérer que sa musique procède de celle de Wagner.
18 Le Château d’après Kafka (inédit) ; Le Précepteur d’après Lenz, commande de Hans Werner Henze (Biennale de Munich, 1991) ; Vincent ou la haute note jaune (Alessandria, 1990) ; Le Fusil de Chasse d’après Yasushi Inoué (Paris, Péniche-Opéra, 1999) et de Médée d’après Ursula Haas (Lyon, 2003).
19 Reverdy Michèle, Composer de la musique aujourd’hui, Paris, Klincksieck, 2007, p. 167.
20 Ibid.
21 « Le chant d’amour et de mort de Kaija Saariaho, entretien avec la compositrice », p. r. p. C. Leblé, juin 2001, L’Amour de loin, programme du Théâtre du Châtelet, 2001, p. 19-20.
22 Ibid.
23 « Si loin, si proche… Entretien avec Amin Maalouf », p. r. p. M. Dumont, novembre 2001, L’Amour de loin, programme du Théâtre du Châtelet, 2001, p. 21.
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