L’opéra français au XXe siècle : une tentative de parcours
p. 35-49
Texte intégral
1Si la périodisation historique est souvent sujette à controverse, il est pourtant aisé de trouver des points de repère dans l’histoire de l’opéra français du XXe siècle. Ce siècle débute en effet avec la double sensation créée par Louise en 1900 puis par Pelléas deux ans plus tard et il prend fin avec une autre sensation, la création de L’Amour de loin de Kaija Saariaho au festival de Salzbourg en 2000.
2Toutefois, mettre ces trois œuvres en perspective conduit à poser un problème de définition générique : qu’est-ce qui constitue un opéra français ? Si le point de référence est le roman musical de Gustave Charpentier, tout dans cet ouvrage – nationalité du compositeur-librettiste, langue et sujet du livret, langage musical, lieu de création – invite à y voir un opéra de France et même un opéra de Paris. La question se pose déjà différemment dans Pelléas et Mélisande : Maeterlinck, auteur de la pièce et du livret – Debussy n’étant intervenu que par des coupures et d’infimes modifications – n’est pas français mais belge. Et elle se pose de manière radicalement différente dans L’Amour de loin puisque ni le compositeur, ni le librettiste, bien qu’établis en France, ne sont français de naissance ; le lieu de création (Salzbourg), la nationalité des créateurs (metteur en scène et protagonistes américains, chef d’orchestre finlandais) renforce l’impression d’un déplacement des paramètres. Le seul élément commun entre les trois œuvres est d’avoir été conçues sur un livret en langue française. Telle est d’ailleurs la définition de travail que nous avons adoptée pour l’opéra français sur toute la durée de son histoire2, même si, au terme de notre parcours, il importe de s’interroger sur la pertinence de cette catégorisation générique à l’orée du XXIe siècle.
La Belle Époque, une période faste
3Louise et Pelléas correspondent, chacun à sa manière, à une forme d’avant-garde lyrique permettant enfin de sortir du débat critique sur la référence à Wagner qui domine la situation de l’opéra français entre 1870 et 1914. Fondés sur un système de motifs récurrents, Louise et Pelléas intègrent chacun une partie de l’héritage wagnérien tout en le dépassant : proposant une peinture de la vie moderne, pour paraphraser Baudelaire, Louise offre une réponse française au vérisme italien ; Pelléas, avec un langage harmonique plus novateur, donne au symbolisme son premier, sinon unique chef-d’œuvre lyrique. Sur le plan théâtral, si Louise n’a rien à voir avec le drame wagnérien, Pelléas entretient avec celui-ci un rapport subtil. Son médiévisme intemporel, ses situations archétypales s’en rapprochent : Mélisande/Isolde, Pelléas/Tristan, Golaud/Marke ; ou bien Mélisande/Sieglinde, Pelléas/Siegmund, Golaud/Hunding ; ou encore Arkel/Gurnemanz.
4Cette émancipation coïncide, paradoxalement, avec le triomphe de Wagner en France. Non seulement il est désormais pleinement accepté mais ses ouvrages se révèlent fructueux pour les théâtres lyriques qui les programment. Le vérisme n’est pas moins triomphant auprès du public, mais contrairement à Wagner, il se heurte à une opposition presque unanime de l’establishment musical français : ainsi, quand la salle Favart monte Paillasse en 1910, c’est une levée de boucliers des compositeurs et des critiques musicaux contre l’emprise du vérisme italien sur le répertoire ; seuls Massenet et, dans une moindre mesure, Saint-Saëns et Widor se détachent de cette unanimité3.
5Si l’on peut voir Louise et Pelléas comme un aboutissement ou un point de départ, la période qui va du début du siècle au déclenchement de la Première Guerre mondiale marque une continuité par rapport aux trois premières décennies de la Troisième République. Sans perdre sa position dominante en France, Paris avait commencé, dès les années 1870, du point de vue de l’opéra français, à perdre son hégémonie. Bruxelles, qui, à partir de la création d’Hérodiade (1881), est devenu un pôle majeur, voit celles de L’Étranger (1903) de d’Indy et du Roi Arthus (posthume, 1904) de Chausson. Encore plus frappante est l’ascension de l’Opéra de Monte-Carlo qui, sous la direction Raoul Gunsbourg, créée, de Massenet, Le Jongleur de Notre-Dame (1902), Chérubin (1905), Thérèse (1907), Don Quichotte (1910), Roma (1912) et Cléopâtre (posthume, 1914) ; de Saint-Saëns, Hélène (1904), L’Ancêtre (1906) et Déjanire (1911) ; et de Fauré, Pénélope (1913)4. À Paris même se confirme la supériorité artistique de la salle Favart sur le Palais-Garnier : sous Léon Carvalho, elle s’est affranchie de l’obligation de présenter des ouvrages comportant du parlé ; sous Albert Carré, elle accueille des ouvrages de compositeurs « avancés » : outre Louise et Pelléas, L’Ouragan (1901) de Bruneau, Ariane et Barbe-Bleue (1907) de Dukas, Le Cœur du Moulin (1909) de Séverac, Macbeth (1909) de Bloch, Bérénice (1911) de Magnard, L’Heure espagnole (1911) de Ravel et Le Pays (1913) de Ropartz. Favart accueille aussi des compositeurs qui, s’ils ne s’identifient pas à l’avant-garde, contribuent eux aussi à renouveler l’opéra français de la période : Reynaldo Hahn, Erlanger, Laparra, Lazzari, Leroux, Pierné et Rabaud, dont le Marouf, savetier du Caire (1914) est le dernier triomphe de l’avant-guerre. Certes l’évolution de la Salle Favart pose la question de la survie de l’opéra-comique en tant que genre – genre moribond selon la plupart des réponses au questionnaire de la revue Excelsior en 19125. Cette interrogation affecte aussi l’opérette qui voit naître trois chefs-d’œuvre à la toute fin du XIXe siècle : Les P’tites Michu (1897) puis Véronique (1898) de Messager et Les Saltimbanques (1899) de Louis Ganne ; mais on ressent un essoufflement dans la décennie précédant la guerre. Même Messager, avec Fortunio (1907), comédie musicale entièrement chantée, ne semble-t-il pas avoir tourné la page ? Seul Claude Terrasse, de La Fiancée du scaphandrier (1901) à Pantagruel (1911), continue d’illustrer un genre se détachant de plus en plus de l’opéra-comique.
6Contrairement à la Salle Favart, le Palais-Garnier, du point de vue du répertoire français entre dans une période de déclin. On y crée, en 1906, Ariane de Massenet, chef-d’œuvre méconnu, La Forêt bleue (1913) de Louis Aubert et quelques autres ouvrages dont les critiques soulignent la haute qualité, tels Monna Vanna (1909) d’Henry Février, La Forêt (1909) d’Augustin Savard et Le Miracle (1910) de Georges Huë. Mais il est significatif qu’aucun ne se maintient au répertoire. Et il est révélateur que la création parisienne d’Hérodiade en version française (1903) et celle de Don Quichotte (1910) et de Panurge (posthume, 1913) de Massenet n’ont pas lieu au Palais-Garnier, mais au Théâtre-Lyrique de la Gaîté, qui, sous l’impulsion des frères Isola, concurrence les deux théâtres subventionnés.
7Massenet, mort en août 1912, après avoir donné dix ouvrages depuis 1900 (un onzième, Amadis, est créé à Monte-Carlo en 1922), occupe une position charnière entre les deux siècles : dominant le répertoire de l’époque – durant la saison 1908-1909, pas moins de sept de ses ouvrages sont à l’affiche à Paris6 – il est le dernier Français à être avant tout un compositeur d’opéra et dont l’œuvre est non seulement diffusée au théâtre mais par d’innombrables transcriptions et arrangements. Après lui, aucun compositeur lyrique français ne jouira d’un statut comparable. Au contraire, on constate un phénomène nouveau, qui remonte peut-être à la création de la Société nationale de musique (1871) et à la renaissance de la musique symphonique, de la musique instrumentale et de la musique de chambre qui en résulte : si certains musiciens – Erlanger, Février, Laparra, Lazzari, Leroux – continuent d’écrire principalement pour le théâtre, les compositeurs marquants ne sont plus, en premier lieu, des compositeurs d’opéra. Debussy, malgré ses efforts pour adapter La Chute de la Maison Usher, n’en aura achevé qu’un seul ; de même Chausson, Dukas, Fauré (dont le Prométhée n’est pas exactement un opéra) et Bloch. Ravel en écrit que deux, courts l’un et l’autre ; Roussel deux lui aussi, et peu conventionnels. Koechlin, Florent Schmitt, aucun. Satie non plus, même s’il a refondu pour Diaghilev Le Médecin malgré lui de Gounod et si son drame symphonique Socrate s’apparente au théâtre musical. Excepté Milhaud, auteur d’une quinzaine d’ouvrages lyriques, cette désaffection pour l’opéra s’accentue ensuite alors même que le ballet connaît un prestige nouveau, grâce à la forte impression produite par les Ballets russes entre 1909 et 1914.
8Pourtant, malgré cet apparent déclin, on peut considérer la période 1900-1914 comme une grande période pour l’opéra français. Elle est marquée par la disparition définitive du grand opéra à morceaux dans la tradition Halévy-Meyerbeer : Patrie ! (1886) de Paladilhe, qui connaît encore de belles heures au Palais Garnier, en est le dernier avatar. L’opéra à sujet historique, notamment révolutionnaire, n’a pas disparu néanmoins, comme le montre le succès des Girondins (1905) de Le Borne et du Madame Roland (1913) de Fourdrain, dont la forme et le style évoquent plus l’Andrea Chénier de Giordano que le grand opéra de jadis. Et il est significatif que dans La Carmélite (1902) de Hahn, qui a pour sujet les amours de Louis XIV et Mlle de La Vallière, les personnages sont désignés de manière générique – Le Roi, L’Évêque, la Marquise… – comme si Hahn et son librettiste Catulle Mendès avaient tenu à se démarquer publiquement de la tradition du grand opéra historique7.
9L’un des traits caractéristiques de la période est bien, dans le sillage de Louise et de la popularité en France de la jeune école italienne8, l’apparition d’un authentique vérisme français9. En témoignent des œuvres aussi diverses que L’Enfant-roi (1905) de Bruneau et Zola, le plus réaliste des ouvrages résultant de leur collaboration, Le Chemineau (1907) de Leroux, La Habanera (1908) de Laparra et La Lépreuse de Lazzari (1912). Un sous-ensemble de ce vérisme est constitué par les ouvrages qui, inspirés ou non du Paillasse de Leoncavallo, ont pour sujet le théâtre ou le cirque, tels que La Fille de Tabarin (1901) de Pierné, La Troupe Jolicœur (1902) de Cocquard, Miarka (1905) d’Alexandre Georges, dont le cadre est un camp de bohémiens, ou encore l’opéra discographique de Nouguès, Les Frères Danilo10.
10Une autre tendance remarquable dans l’opéra français d’avant 1914 est une prédilection pour les sujets régionalistes qu’on serait tenté de rattacher à la problématique de l’enracinement propagée par Barrès11 et les écrivains proches de l’Action française. Cette tendance affecte les compositeurs d’avant-garde comme des musiciens plus traditionnels. Le Pays de Ropartz, sur un livret du poète breton Charles Le Goffic, n’est-il pas un drame du déracinement, où la nostalgie du pays natal l’emporte sur tout autre sentiment et conduit le héros à sa perte12 ? Le thème est traité de manière poignante par Déodat de Séverac et son librettiste Maurice Magre, pionnier du renouveau occitan, dans Le Cœur du moulin. Il faut souligner la variété de cette inspiration régionaliste, souvent traitée sur le mode du pittoresque : Alsace, dans Le Juif polonais (1900) d’Erlanger d’après Erckmann-Chatrian ; Pays basque, dans Les Pêcheurs de Saint-Jean (1905) de Widor et Chiquito (1909) de Nouguès ; Corse, dans L’Ancêtre de Saint-Saëns, Léone de Samuel Rousseau (posthume, 1910), La Vendetta (1911) de Nouguès ; Bretagne encore, avec La Glu (1910) de Gabriel Dupont d’après Richepin13 et La Lépreuse de Lazzari, qui tire en partie son inspiration musicale du folklore breton. On peut rattacher à cette tradition Les Armaillis (Favart, 1906) du vaudois Gustave Doret, dont l’écrivain suisse Daniel Baud-Bovy signe le livret avec Henri Cain.
11L’Antiquité gréco-romaine nourrit toujours l’inspiration des compositeurs : outre Ariane, Roma et Cléopâtre de Massenet, Hélène et Déjanire de Saint-Saëns, Bérénice de Magnard, citons Astarté (1901) de Leroux, Les Barbares (1901) de Saint-Saëns sur un livret de Sardou, Aphrodite (1906) d’Erlanger d’après Pierre Louÿs, l’un des grands succès de la Salle Favart à la Belle Époque14, Quo Vadis ? (1909) de Nouguès, succès plus grand encore, Héliogabale (1910) de Séverac, créé aux Arènes de Béziers et, pour l’antiquité hébraïque et byzantine, Le Fils de l’étoile d’Erlanger (1904), Théodora (1907) de Leroux et Salomé (1908) de Mariotte.
12La diversité de l’opéra français d’avant 1914 s’exprime enfin par des œuvres d’inspiration médiévale ou Renaissance : La Reine Fiammette (1903) de Leroux, Monna Vanna de Février, Le Miracle de Huë, La Sorcière (1912) d’Erlanger ; d’inspiration féerique ou légendaire : La Forêt bleue d’Aubert, La Petite Marchande d’allumettes (1914) de Tiarko Richepin et Marouf de Rabaud. En revanche, par rapport au XIXe siècle, les adaptations de classiques littéraires français sont en minorité : Fortunio de Messager, On ne badine pas avec l’amour (1910) de Pierné et Panurge de Massenet font figure d’exceptions ; et Massenet et Cain ont tiré leur Don Quichotte non de Cervantès, mais de la pièce de Le Lorrain, fort éloignée de son modèle espagnol.
L’entre-deux-guerres : les prémisses d’une crise
13Dans l’histoire de l’opéra français, le premier conflit mondial représente une interruption plutôt qu’une rupture et l’après-guerre poursuit à bien des égards la période précédente. L’événement le plus significatif est la nomination, en 1914, de Jacques Rouché à la direction de l’Opéra de Paris, poste qu’il occupe pendant trente ans, record absolu pour cette institution. Conséquence principale de cette direction, le rapport de forces entre le Palais-Garnier et la Salle Favart se renverse au détriment de celle-ci. C’est à Garnier qu’ont lieu les créations les plus marquantes de l’entre-deux-guerres : La Légende de Saint-Christophe (1920) de d’Indy, Antar (posthume, 1921) de Dupont, Padmâvatî (1923) de Roussel, Les dieux sont morts (1924) de Charles Tournemire, Salamine (1929) de Maurice Emmanuel, Le Mas (1929) et Vercingétorix (1933) de Canteloube, Guercœur (posthume, 1931) de Magnard, Un jardin sur l’Oronte (1932) d’Alfred Bachelet, Maximilien (1932) de Milhaud, Perséphone (1934) de Stravinsky, Le Marchand de Venise (1935) de Hahn, Œdipe (1936) d’Enesco, La Chartreuse de Parme (1939) de Sauguet. On voit même l’Opéra reprendre des titres de l’Opéra-Comique comme L’Heure espagnole, qui en 1911 avait déconcerté le public de Favart, mais triomphe à Garnier dix ans plus tard, ou que Marouf et Le Roi d’Ys.
14Par contraste, Favart ne retrouve pas durant l’entre-deux-guerres ses fastes d’avant 1914. Carré, qui reprend en 1918 les fonctions cédées cinq ans auparavant à Pierre-Barthélémy Gheusi, y mène pourtant une politique de création active, mais moins ambitieuse que naguère. Par ordre de succès, viennent en tête Le Sicilien ou l’Amour peintre d’Omer Letorey créé en 1930 avec George Dandin de Max d’Ollone, Angélique de Jacques Ibert (créée, toutefois, dans un autre théâtre en 1927), Cantegril (1932) de Roger-Ducasse qui ne tient cependant l’affiche qu’une seule saison ; La Femme nue (1929) de Février, Le Roi d’Yvetot (1930) d’Ibert ne dépassent pas la quinzaine de représentations, et si Gargantua (1935) de Mariotte réussit un peu mieux, c’est dans une version réduite rapidement au seul premier acte. Et il faut reconnaître que certaines des créations les plus intéressantes de Favart au cours de cette période – La Rôtisserie de la Reine Pédauque (1920) de Levadé, Lorenzaccio (1920) d’Ernest Moret (malgré les efforts de son créateur, Vanni-Marcoux, qui le présente à Chicago en 1930), Polyphème (1922) de Cras, La Brebis égarée (1923), Le Pauvre Matelot (1927) et Esther de Carpentras (1938)15 de Milhaud – sont des succès sans lendemain ou des échecs.
15Car la suprématie de Paris est battue en brèche par d’autres pôles lyriques : La Monnaie de Bruxelles créée Les Malheurs d’Orphée (1926) de Milhaud et Antigone (1927) d’Honegger ; Monte-Carlo L’Enfant et les sortilèges (1925) de Ravel, Judith (1928) d’Honegger et L’Aiglon (1937) d’Honegger et Ibert ; Anvers Médée (1939) de Milhaud, Baden-Baden et Wiesbaden, en 1927, les Opéras-minute du même Milhaud et Berlin son Christophe Colomb (1930), enfin Olmütz Le Testament de la tante Caroline (1936) de Roussel. Si cette multiplicité des pôles de création de l’opéra français d’alors est signe de vitalité et de rayonnement, deux facteurs invitent à relativiser cette impression. Le premier, prolongement d’une tendance remontant aux années 1870, est que rares sont les compositeurs non francophones qui écrivent des opéras français. À l’exception notable d’Enesco, on peut ajouter celles de Lord Berners16 et d’Alfano, dont le Cyrano de Bergerac, créé en traduction italienne à Rome en 1936, a été adapté par Cain à partir de la comédie héroïque de Rostand. Le second facteur est la difficulté de faire passer à un ouvrage nouveau – s’il n’était pas un échec manifeste, comme Nerto (1924) de Widor, Le Mas de Canteloube ou Les dieux sont morts de Tournemire – le cap des dix ou douze représentations et à l’imposer au répertoire. Même Œdipe qui par la variété, la richesse, la hardiesse de son langage musical et par la tenue du livret humaniste d’Edmond Fleg peut être considéré comme le chef-d’œuvre de l’opéra français de la période, attendra la fin des années 1950 pour être redécouvert en Roumanie. L’Enfant et les sortilèges connaît la plus grande diffusion internationale, suivi, dans une moindre mesure, d’Angélique et de Padmâvatî. Ce sont trois œuvres qui s’éloignent des conceptions traditionnelles de l’opéra. La fantaisie lyrique de Ravel et Colette déconcerte lors de sa création parisienne comme L’Heure espagnole en 1911. La farce en un acte d’Ibert, aussi truculente musicalement, avec ses chœurs parlé-chanté, que théâtralement, tourne également le dos à la convention. Opéra-ballet, Padmâvatî semble se situer dans la tradition du XVIIIe siècle, mais appelle une nouvelle définition du genre lyrique.
16Ce sentiment, largement partagé alors, que l’opéra doit se renouveler paraît indiquer une crise de confiance qui ne se limite pas à la France. Richard Strauss ne retrouve pas, dans les années vingt et trente, son succès d’avant 1914, et en Italie, après la mort de Puccini en 1924, la création lyrique ne connaît pas la vitalité de l’avant-guerre malgré les mérites divers d’Alfano, Respighi, Wolf-Ferrari et Zandonai. Ce qu’on a dit des ouvrages nouveaux montés à l’Opéra de Paris s’applique aux opéras américains montés au Metropolitan Opera17. En France comme ailleurs, la création lyrique pâtit des bouleversements financiers qui ont suivi la guerre, et plus encore des conséquences de la crise économique internationale de 1929. Il n’est plus possible désormais de risquer le pari que Carré avait gagné avec Pelléas : imposer à un public d’abord réticent une œuvre relativement difficile et d’un rapport commercial aléatoire. Mais si la tentation est parfois inévitable de confondre succès et valeur artistique intrinsèque, sur ce dernier plan il est permis de dresser un bilan beaucoup plus positif de l’opéra français de l’entre-deux-guerres. Certes, en France, une partie de l’avant-garde se montre indifférente, sinon hostile à l’art lyrique. André Breton, qui s’intéresse peu au théâtre, déteste l’opéra : aussi la collaboration entre Bohuslav Martinu et le surréaliste Georges Ribemont-Dessaignes reste-t-elle clandestine18. Mais ni Claudel ni Cocteau ne sont d’arrière-garde, et qu’ils se soient impliqués dans la vie du théâtre lyrique n’est-il pas en soi un signe de renouvellement19 ? Moins brillante peut-être que la Belle Époque, la période témoigne d’une variété comparable, et sur le plan formel, d’une plus grande originalité, reflet du fait que la modernité musicale est désormais largement acceptée.
17On soulignera d’abord la vitalité persistance de l’opéra à thème antique : grands mythes grecs réinterprétés, comme Polyphème de Cras d’après Albert Samain, Antigone d’Honegger, Œdipe d’Enesco – unique version dramatique ou lyrique couvrant toute la vie du héros – ou Médée de Milhaud ; grands mythes grecs revisités, comme Les Malheurs d’Orphée de Milhaud, voire parodiés, comme les opérasminute de Milhaud (L’Enlèvement d’Europe, L’Abandon d’Ariane et La Délivrance de Thésée) ou Persée et Andromède (1929) d’Ibert ; adaptations lyriques des tragiques grecs, comme Salamine d’Emmanuel ou – si l’on veut bien la considérer comme un opéra20 – L’Orestie de Milhaud et Claudel ; évocations historiques comme Les dieux sont morts.
18Faut-il interpréter l’insuccès du Mas de Canteloube comme une désaffection vis-à-vis du régionalisme et de la problématique de l’enracinement, mise à mal par la Première Guerre mondiale ? Que « Barrès s’éloigne », pour citer Montherlant, semble confirmé par la réception décevante d’Un jardin sur l’Oronte, malgré la pompe officielle dont s’entoure la première. De même le nationalisme implicite du Vercingétorix de Canteloube – premier opéra à utiliser les ondes Martenot – ne correspondait-il pas à l’esprit du temps.
19Relevant du vérisme, La Femme nue de Février – d’après la pièce de Bataille inspirée par la séparation de Debussy et de Lilly Texier – ne connaît qu’un succès d’estime ; quant à Forfaiture, à notre connaissance le premier opéra à être adapté d’un film (The Cheat de Cecil B. DeMille, avec Sessue Hayakawa), cette comédie musicale d’Erlanger est retirée après trois représentations à Favart en 1921. L’heure est plutôt aux adaptations des classiques littéraires : Lorenzaccio, Le Carrosse du Saint-Sacrement, Gargantua, Cyrano, Le Marchand de Venise, L’Aiglon, La Chartreuse de Parme, La Mégère apprivoisée (1922) et Quatre-vingt-treize (1935) de Silver, les deux classiques modernes La Rôtisserie de la Reine Pédauque et Un jardin sur l’Oronte, voire L’Appel de la mer (1924) de Rabaud, d’après Riders to the Sea de J. M. Synge21. Satie n’avait-il pas, à l’époque de sa mort, un Paul et Virginie en projet, sur un livret de Cocteau et de Raymond Radiguet ? Et remarquons que quatre pièces de Rostand sont portées à la scène lyrique entre 1934 et 1937 : Cyrano, L’Aiglon, La Princesse lointaine (1934) de Georges Witkowski et La Samaritaine de D’Ollone (1937) – l’un des rares opéras où apparaît le Christ.
20Présentant son opérette Philippine aux lecteurs du Figaro en 1937, à la veille de sa création à la Comédie des Champs-Élysées, Marcel Delannoy minaude : « Est-ce bien réellement une opérette ? Je n’en sais rien et ça m’est égal. » En fait, l’entre deux-guerres est une très belle époque – la dernière – pour l’opérette française. Messager, qui meurt en 1929, lui a donné trois chefs-d’œuvre avec L’Amour masqué (1925), Passionnément (1926) et Coups de roulis (1929), qui s’éloignent nettement de l’opéra-comique, faisant appel à des acteurs chantants22 plutôt qu’à des chanteurs-acteurs. C’est vrai aussi de Mozart (1925) et de Ô mon bel inconnu (1933) de Hahn, dont Ciboulette (1923) est peut-être la dernière opérette classique. Dans Phi-Phi (1918), Christiné renoue avec la tradition d’Hervé, proche du café-concert. À la fin des années trente23, Hahn fustige l’influence du jazz et des musicals américains sur l’opérette, mais on peut estimer que, dans les meilleurs cas, comme chez Maurice Yvain, cette influence a été bénéfique. Ajoutons qu’Honegger et Roussel ont écrit des opérettes au cours des années trente, et si Le Testament de la tante Caroline déçoit lors de sa création parisienne en 1937, Les Aventures du roi Pausole (1930), sur un livret d’Albert Willemetz adapté du roman de Louÿs, valent à Honegger un succès sans commune mesure avec ses autres ouvrages lyriques.
21Indépendamment de la vogue de l’opérette, on constate toutefois une prédominance, pendant l’entre-deux-guerres, des ouvrages dans la tradition de la farce médiévale, genre peu représenté au cours de la période précédente, hormis La Farce du cuvier (1912) de Dupont : outre Angélique et Le Roi d’Yvetot d’Ibert, citons Le Bon Roi Dagobert (1924) de Samuel-Rousseau, Le Poirier de misère (1925) et Le Fou de la dame (1928) de Delannoy, La Poule noire (1937) de Manuel Rosenthal, Le Rossignol de Saint-Malo (1938) de Paul Le Flem. L’esthétique théâtrale et l’esthétique musicale s’interrogent alors conjointement sur la notion de musique bouffe24.
22Enfin, Milhaud s’impose dans ce panorama de l’opéra français de l’entre-deux-guerres par la variété et l’abondance de sa production lyrique. Collaborateur de Claudel pour L’Orestie et Christophe Colomb et de Cocteau pour Le Pauvre Matelot, il s’est intéressé à l’opéra sous presque toutes ses formes, expérimentales ou traditionnelles, du drame historique de Maximilien (1932) d’après Franz Werfel à la mythologie classique, de la parabole chrétienne, La Brebis égarée à la parabole juive, Esther de Carpentras.
De l’Occupation à l’après Mai 68 : les années sombres de l’opéra français
23Les quatre ans de l’Occupation ne constituent pas un temps fort dans l’histoire de l’opéra français, ne seraient la création, à l’Opéra-Comique en 1942, de Ginevra de Delannoy, commande d’avant-guerre, et la triomphale première parisienne, également en 1942, d’Antigone d’Honegger, dans une mise en scène et des décors de Cocteau. Honegger, quoique suisse, fait alors figure de « grand compositeur français vivant25 », et Delannoy d’espoir de la génération montante ; leur réputation sera pourtant ternie par leur participation imprudente au voyage à Vienne organisé par l’occupant nazi en 1941 à l’occasion du 150e anniversaire de la mort de Mozart. Mais cette période sombre a vu aussi la mise en valeur du patrimoine lyrique français par les enregistrements dirigés par Roger Désormière d’extraits de L’Étoile de Chabrier et de l’intégrale de Pelléas et Mélisande26.
24L’Occupation inaugure une crise de plusieurs décennies qu’on peut considérer, avec le recul, comme la pire période de l’histoire de l’opéra français. À cette crise on peut tenter de trouver diverses causes, au premier rang desquelles le déclin de l’Opéra de Paris pour des raisons à la fois internes (grèves et autres conflits) et externes (perte de statut par rapport aux autres grands théâtres lyriques mondiaux). Elle se traduit par une réduction considérable des créations d’ouvrages français nouveaux dans les théâtres subventionnés. Au Palais Garnier, si Bolivar (1950) de Milhaud et Kerkeb, danseuse berbère (1951) de Samuel-Rousseau sont bien accueillis et connaissent une carrière honorable, Numance (1955) d’Henry Barraud, qui est un échec, est le dernier ouvrage français présenté en création mondiale à l’Opéra avant les années 198027. À Favart, nonobstant Les Mamelles de Tirésias (1947) et La Voix humaine (1959), le bilan n’est pas plus brillant : Le Carrosse du Saint-Sacrement (1947) de Büsser et Madame Bovary (1951) de Bondeville sont des demi-succès et Il était un petit navire (1951) de Tailleferre ne survit pas à une première désastreuse. Après quoi, à l’exception de Princesse Pauline (1962) d’Henri Tomasi et de La Voix humaine, aucun nouvel ouvrage français n’est créé avant la fermeture du théâtre en 197228.
25En conséquence, de plus en plus de compositeurs français ou francophones – contrairement à leurs homologues américains, anglais, allemands, italiens ou russes – se désintéressent du genre lyrique. Dutilleux, Auric n’en composent aucun ; Jolivet, durant la guerre, écrit Dolorès ou le miracle de la femme laide, sur un livret d’Henri Ghéon, ouvrage en un acte créé à la radio en 1947 et monté à Favart en 1961. L’avant-garde, Boulez en tête, affiche son mépris pour un genre lié à la bourgeoisie et destiné à périr avec elle – argument qu’on se garde pourtant d’utiliser pour le ballet, auquel il s’appliquerait pourtant avec autant de force.
26Une heureuse conséquence du déclin de Paris comme capitale lyrique est la montée en puissance des théâtres de province où sont créés certaines des œuvres marquantes de la période : Marseille monte Cadet Roussel (1953) de Claude Arrieu, Aix-en-Provence Les Caprices de Marianne (1954) de Sauguet29, Mulhouse L’Atlantide (1954) de Tomasi et Bordeaux son Sampiero Corso (1956), Nancy Le Fou (1956) de Landowski, Bordeaux Colombe (1958) de Damase, Rouen La Princesse de Clèves (1965) de Françaix, et Marseille Andréa del Sarto (1969) de Daniel-Lesur. Les théâtres lyriques étrangers ne sont pas en reste : Le Serment de Tansman, créé à la Radiodiffusion française en 1954, est monté à la Monnaie l’année suivante, David (1955) de Milhaud à la Scala en traduction italienne, Miguel Mañara (1956) de Tomasi à Munich en traduction allemande, Dialogues des Carmélites (1957) à la Scala en italien, de Milhaud Fiesta (1958) à Berlin et La Mère coupable (1965) à Genève, Madame de… (1970) de Damase à Monte-Carlo.
27Ce foisonnant bilan artistique rend plus étonnante encore la place unique conquise par Poulenc, car il est le seul dont toute l’œuvre lyrique est entrée au répertoire international : Dialogues des carmélites est devenu, après Pelléas et Mélisande, l’opéra français du XXe siècle le plus souvent joué. Comment expliquer cette réussite exceptionnelle ? Les modèles musicaux de Poulenc, revendiqués dans la dédicace de Dialogues, sont français, italiens ou russes – et non allemands comme le préconiserait l’orthodoxie du temps. Contrairement à ses amis Honegger et Milhaud, il est venu tardivement à l’opéra – il a 48 ans à la création des Mamelles. Mais, comme Fauré, il aborde l’art lyrique en praticien exercé de la mélodie, soucieux de faire entendre un texte en musique. Amoureux des grandes et belles voix féminines, Poulenc leur offre des rôles à leur mesure : Régine Crespin, Leyla Gencer, Rita Gorr, Leontyne Price, Joan Sutherland font partie des premières distributions de Dialogues. Toutefois, et paradoxalement, dans le contexte des modes esthétiques et idéologiques de l’époque et en dépit des nombreuses créations de l’ouvrage dans le monde, cette réussite théâtrale et musicale et la modernité de l’œuvre passent quasiment inaperçues30.
L’après-1968 : formes nouvelles, nouvel essor
28Si l’on peut parler d’une crise de l’opéra français – et non pas seulement de l’opéra en France – dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, cette crise stimule néanmoins l’apparition, dans les années soixante, de nouvelles formes d’expression lyrique rassemblées sous le vocable de théâtre musical. La formule est parlante : elle reflète le sentiment ambiant chez les créateurs que l’opéra du passé n’était plus du théâtre mais un rituel vide et qu’il revient aux musiciens de réinventer l’opéra. Ce discours fait écho à celui qui a entouré, à la fin des années cinquante et dans les années soixante, l’apparition du Nouveau Roman. De même que les formes traditionnelles du roman sont contestées par Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute au nom de Joyce ou de Faulkner, les praticiens du théâtre musical se tournent vers Satie ou le Stravinsky de Renard et de L’Histoire du Soldat. À l’opéra, vu comme une œuvre close, le théâtre musical oppose une conception ouverte, tel Votre Faust (1960-1968) de Butor et Pousseur, sous-titré Fantaisie variable genre opéra31, ou l’enquête lyrique La Passion selon nos doutes (1971) de Jean Prodromidès, conçue comme un questionnement adressé au public ; aux salles à l’italienne fréquentées par une élite sociale, de nouveaux lieux, comme La Péniche-Opéra où sont créés plusieurs ouvrages de Claude Prey, ou encore des enceintes jusque là sans rapport avec l’art lyrique, comme le Festival d’Avignon ; à la performance vocale, une performance théâtrale, comme les neuf rôles confiés à l’interprète de Trois Contes de l’honorable fleur (1978) d’Ohana, ou un refus de toute vocalité en faisant chanter des acteurs, comme dans Le Cyclope de Betsy Jolas. Protocole musical32, Opéras-Instantanés33, Opéra con varia34, les titres ou sous-titres – chez Claude Prey notamment – affichent l’intention du théâtre musical de se démarquer de l’opéra traditionnel.
29À première vue, les mesures de sauvetage entreprises en 1972-1973 par Jacques Duhamel, ministre de la Culture du président Pompidou, vont dans une direction diamétralement opposée aux voies ouvertes par le théâtre musical et ne semblent pas destinées à susciter la créativité. La fermeture de l’Opéra-Comique, vu comme le temple du conservatisme et de la routine, le recrutement de Rolf Liebermann, compositeur suisse allemand qui a fait de l’Opéra de Hambourg l’un des théâtres lyriques les plus dynamiques d’Europe, ont pour objectif de restaurer le prestige international de l’Opéra de Paris en y attirant l’élite du chant international et en internationalisant le répertoire du Palais-Garnier en l’ouvrant notamment à des ouvrages habituellement réservés à l’Opéra-Comique, comme Les Noces de Figaro, La Bohème et Manon. Mais le calcul de Liebermann et de ses promoteurs est avéré : il s’agit, dans un premier temps, de rendre à l’opéra son lustre et sa visibilité, d’y introduire une forme de Regietheater attirant le public de l’avant-garde, afin de réconcilier les compositeurs français avec le genre lyrique. À peine arrivé à Paris, Liebermann passe commande à des compositeurs français : Jolivet, qui meurt avant d’avoir mené à terme Bogomilé, ou le lieutenant perdu d’après le roman de Marcel Schneider35, Daniel-Lesur, dont Ondine est créé par la troupe de l’Opéra au Théâtre des Champs-Élysées en 1982, Aperghis, dont Je vous dis que je suis mort (1979) est la première création mondiale d’un opéra français à Paris en vingt-cinq ans ; Charles Chaynes, dont Erszebet, la même année, est la première création lyrique mondiale au Palais-Garnier depuis 1955 et, Olivier Messiaen, qui reçoit et accepte la commande d’un opéra au cours d’un déjeuner à l’Élysée, signe emblématique des relations qu’entretiennent depuis toujours la culture et le pouvoir en France.
30La longue gestation de Saint François d’Assise – commandé en 1973, l’ouvrage, prévu pour le centenaire du Palais Garnier en 1975, n’est créé qu’en 1983 – et le bruit entourant sa première sont révélateurs du changement de climat dont bénéficie l’opéra français36. Ainsi, Messiaen, qui envisageait à l’origine une forme de théâtre chanté non conventionnelle dans la tradition d’Amphion d’Honegger ou de Perséphone de Stravinsky, se rallie finalement à l’idée d’un véritable opéra, écrit pour de grandes voix. Mais les rapports de Messiaen avec la tradition lyrique, notamment française, divergent de ceux de l’avant-garde de l’époque. Fervent de Pelléas, il admire Ariane et Barbe-Bleue de son maître Dukas et apprécie Massenet. Certes, Saint François d’Assise prête à controverse, par ses dimensions, son sujet peu en phase avec le théâtre de son temps, les forces chorales (même réduites à 150 des 200 envisagés) et orchestrales colossales mises en jeu – alors même que le compositeur, qui au départ entend se charger lui-même de la mise en scène, n’a pas en la matière des conceptions particulièrement avancées37. Mais controverse n’est pas synonyme d’insuccès et le retentissement produit par cette création indique que l’opéra français était bien sorti de son marasme.
31En tout cas Paris, bientôt doté de deux salles supplémentaires avec le Châtelet et l’Opéra Bastille, retrouve, en matière d’opéra, une partie de son prestige, et les compositeurs le goût et l’ambition d’écrire de nouveau des opéras français. Si le nombre des créations est sans commune mesure avec ce qu’il était au début du siècle, comme partout dans le monde, il correspond désormais au niveau des grands théâtres lyriques européens. Précédant Ondine, Erzebet et Saint François, Je vous dis que je suis mort d’Aperghis, d’après Les Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe, ouvre les portes de la Salle Favart, alors rattachée à l’Opéra, à un compositeur lié au théâtre musical. C’est également Favart qui crée, en 1986, L’Écume des jours d’Edison Denisov. Le Palais Garnier monte La Célestine d’Ohana, le Châtelet Le Chevalier imaginaire de Fénelon (1992) puis 60e Parallèle de Manoury (1997) et l’Opéra Bastille Salammbô de Fénelon (1998).
32Cette remontée de Paris ne freine pas l’activité des théâtres de province. La première place revient à Lyon, où l’on donne successivement Jacques le fataliste (1973) d’Aperghis, Quatre-vingt-treize (1989) de Duhamel, La Station thermale (1994) de Vacchi, Schliemann (1995) de Jolas, Galina (1995) de Landowski et Le Premier Cercle (1999) de Gilbert Amy. Mais il faut aussi citer Toulouse, où est créé Montségur (1985) de Landowski, Montpellier, pour Le Château des Carpathes (1993) d’Hersant, Rouen, pour Jocaste (1993) de Chaynes, Strasbourg, pour Go-Gol (1996) de Levinas et Tristes Tropiques (1996) d’Aperghis, Nancy, pour La Noche triste (1989) de Prodromidès et Verlaine Paul (1997) de Georges Bœuf, Aix-en-Provence, pour Les Liaisons dangereuses (1973) de Prey.
33Pourquoi conclure ce riche panorama par L’Amour de loin de Saariaho ? À cause de l’année emblématique de sa création, 2000, mais aussi des origines finlandaises de la compositrice : le fait d’écrire un opéra français n’est pas réservé aux compositeurs nés en France ou francophones, comme le montrent également les cas du Grec Aperghis, du Bolognais Vacchi et du Russe Denisov. Et parce que les origines libanaises du librettiste Amin Maalouf transcendent elles aussi une conception étroitement nationale de ce qu’est un opéra français. À cause également du paradoxe que représente l’avènement d’un nouveau compositeur d’opéra issu de l’IRCAM. Et enfin en raison du symbole que représentait, en cette dernière année du XXe siècle, cette création non pas en France, ni même à Bruxelles, Genève ou Monte-Carlo, mais au Festival de Salzbourg et dans la langue originale. À l’aube du XXIe siècle, l’opéra français était bien redevenu le grand genre.
Notes de bas de page
1 Cette communication s’appuie largement sur les deux derniers chapitres de notre étude publiée en anglais : Giroud Vincent, French Opera : A Short History, Londres/New Haven, Yale University Press, 2010.
2 Ibid., p. 1-2.
3 Branger Jean-Christophe, « Les compositeurs français et l’opéra italien : la crise de 1910 », J.-C. Branger et A. Ramaut (dir.), Le Naturalisme sur la scène lyrique, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2004, p. 315-42.
4 L’Opéra de Monte-Carlo au temps du Prince Albert 1er de Monaco, catalogue d’exposition (commissaire J.-M. Nectoux), textes d’Yves Gérard, Patrick Gillis et Manfred Kelkel et al., Paris, Réunion des musées nationaux, 1990.
5 Branger Jean-Christophe, Manon de Jules Massenet ou le Crépuscule de l’opéra-comique, Metz, Serpenoise, 1999, p. 421-423.
6 L’un deux, il est vrai, un échec retentissant : Bacchus, retiré après quatre représentations en mai 1909 ; voir notre article « Le désastre de Bacchus », J.-C Branger et V. Giroud (dir.), Figures de l’Antiquité dans l’opéra français, des Troyens de Berlioz à Œdipe d’Enesco, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2008, p. 155-184.
7 Blay Philippe, « Grand Siècle et Belle Époque : La Carmélite de Reynaldo Hahn », J.-C. Branger et V. Giroud (dir.), Aspects de l’opéra français de Meyerbeer à Honegger, Lyon, Symétrie, 2009, p. 155-170.
8 Puccini est avec Massenet le compositeur lyrique le plus joué à Paris durant cette période.
9 Kelkel Manfred, Naturalisme, vérisme et réalisme dans l’opéra, de 1890 à 1930, Paris, Vrin, 1984.
10 Cet opéra en deux actes, dont la partition ne paraît pas avoir été publiée, a été enregistré par Pathé en 1912, sous la direction du compositeur, dans la série d’opéras en version intégrale ou quasi intégrale : « Le Théâtre chez soi », réédité Marston Records (Marston 52043-2).
11 En particulier son roman Les Déracinés (1897).
12 Cet éclairage « régionaliste » est renforcé par le choix du titre, alors que la nouvelle originelle de Le Goffic, publiée en 1908 dans Passions celtes, s’intitulait « L’Islandaise ».
13 Douche Sylvie, « Jean Richepin et le théâtre lyrique naturaliste », J.-C. Branger et A. Ramaut (dir.), Le Naturalisme sur la scène lyrique, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2004, p. 285-313.
14 Wright Lesley, « Aphrodite (1906) et Camille Erlanger : Antiquité, imagination et volupté », J.-C. Branger et V. Giroud (dir.), Figures de l’Antiquité dans l’opéra français, op cit., p. 259-294.
15 Création scénique, l’œuvre ayant été d’abord donnée en version radiodiffusée l’année précédente.
16 Son Carosse du Saint-Sacrement, composé sur le texte de Mérimée, et à ne pas confondre avec la comédie lyrique d’Henri Büsser sur son propre livret (Opéra-Comique, 1948), est créé au Théâtre des Champs-Élysées en 1924.
17 Comme en France, les deux sensations lyriques des années trente en Amérique, Porgy and Bess (1935) de George Gershwin et Four Saints in Three Acts (1934) de Virgil Thomson, ne sont, ni l’un ni l’autre, des opéras conventionnels ; le premier est créé dans un théâtre de Broadway, le second à Hartford, capitale du Connecticut.
18 Composés en 1928 et 1929, Les Larmes du couteau et Les Trois Souhaits, ou les Vicissitudes de la vie ont été créés à Brno en 1969 et 1971, bien après la mort du compositeur ; un troisième projet, Le Jour de bonté, est resté inachevé.
19 Lécroart Pascal, Paul Claudel et la rénovation du drame musical, Sprimont (Belgique), Mardaga, 2004. Une étude du même type consacrée à Cocteau serait la bienvenue.
20 Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides apparaissent comme opéras dans le catalogue des œuvres de Milhaud de Madeleine Milhaud. La trilogie a dû attendre le printemps 1963 pour être intégralement montée à la Deutsche Oper et elle est alors désignée comme opéra : Nabokov Nicolas, « Excerpts from memories », S. Spender (dir.), W. H. Auden : A Tribute, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1974, p. 110.
21 Créé à l’Opéra-Comique, l’ouvrage précède celui de Vaughan Williams, conçu entre 1925 et 1932 et représenté en 1937.
22 L’Amour masqué est créé par Yvonne Printemps et Coups de roulis par Raimu.
23 Dans ses « chroniques musicales » du Figaro reprises partiellement dans L’Oreille au guet (Paris, Gallimard, 1937) et dans Thèmes variés (Paris, J.-B. Janin, 1945).
24 Hahn Reynaldo, « Chronique musicale », Le Figaro, 24 mars 1937.
25 Fulcher Jane, « Ambiguïtés de l’identité française : Vichy, la collaboration et le triomphe d’Antigone », J.-C. Branger et V. Giroud (dir.), Aspects de l’opéra français de Meyerbeer à Honegger, op. cit., p. 215-248.
26 Chimènes M. (dir.), La Vie musicale sous Vichy, Paris, Éditions Complexe, 2001.
27 Auzolle Cécile, « Les créations d’opéras français à l’opéra de Paris entre 1945 et 1955 », Le Répertoire de l’Opéra de Paris (1671-2009). Analyse et interprétation, M. Noiray et S. Serre (dir.), Paris, École des Chartes, coll. « études et rencontres », no 32, 2010, p. 103-113.
28 Auzolle Cécile, « La création lyrique à la RTLN (1936-1972) », L’Opéra de Paris, la Comédie-Française et l’Opéra-Comique (1669-2010) : approches comparées, S. Chaouche, D. Herlin et S. Serre (dir.), Paris, École des Chartes, coll. « Études et rencontres », p. 207-214.
29 Dont La Gageure imprévue a été créée Salle Favart trois semaines avant la Libération de Paris.
30 Crespin Régine, « D’une prieure à l’autre », Poulenc Francis, « Dialogues des Carmélites », L’Avant-Scène Opéra, no 52, p. 104-107.
31 Et dont il existe neuf versions satellites, composées entre 1964 et 2005.
32 Le Nom d’Œdipe (1978) de Boucourechliev et Cixous.
33 Création du Festival d’Avignon en 1981 associant neuf compositeurs, dont François Barrière, François-Bernard Mâche, Yutaka Makino, Yves Prin, Pascal Dusapin et Félix Ibarrondo.
34 Sous-titre de L’Homme occis ou Un tunnel sous le Mont-Blanc (1963-1978) de Claude Prey.
35 Des fragments, mis au point par Michel Philippot, en ont été exécutés en concert.
36 Hill Peter et Simeone Nigel, Messiaen, New Haven, Yale University Press, 2005, p. 304-341.
37 Le public parisien n’a pris la vraie mesure de Saint François d’Assise qu’en 1992, année de la mort de Messiaen, lorsque la mise en scène de Peter Sellars est présentée, après Salzbourg, à l’Opéra Bastille, plus adéquat que le Palais Garnier.
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La création lyrique en France depuis 1900
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