AGIT-POP ? Les corps encombrants de Daniele Timpano
p. 313-323
Texte intégral
1Le théâtre-récit, ou teatro di narrazione, rassemble aujourd’hui une nébuleuse d’acteurs-auteurs de deux générations distinctes, la première issue des années soixante-dix, la seconde apparue au cours des années deux mille. Daniele Timpano est l’un des plus jeunes représentants de la seconde génération. Il en incarne aussi les limites. On a pu ainsi le définir, avec Andrea Cosentino, comme un « anti-narrateur1 ».
2Le travail entrepris dans Risorgimento pop prend place dans une trilogie des « corps encombrants », pour reprendre une formule de Marco Baliani dans Corpo di stato2. Le corps de Benito Mussolini est le fil conducteur du récit Dux in scatola, sous-titré « Biographie post-mortem de Benito Mussolini3 », où le narrateur est le cadavre du Duce, exposé et photographié Piazzale Loreto, puis « enlevé » et « rendu », douze ans plus tard, à sa ville natale de Predappio en Romagne, où il est veillé depuis par des gardes en uniforme, nostalgiques du fascisme. Le troisième volet, Aldo Morto, créé en 2011, est une farce désacralisante sur les crispations mémorielles des années 1970 et l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades rouges, le 9 mai 1978.
3Risorgimento pop – memorie e amnesie conferite ad una gamba, créé en 2009, présente quelques différences avec les deux autres textes. La première est que Daniele Timpano l’a écrit et interprété en collaboration avec Marco Andreoli. La seconde, c’est que les deux acteurs y parlent en leurs noms, selon les conventions du cabaret.
4Dans ce texte, pour la première fois, Daniele Timpano joue jusqu’à l’outrance de registres expressifs, parlés, mimés et chantés, supposés incompatibles, formule qu’il reprendra dans Aldo Morto. Différentes variations sur une chanson de Britney Spears4, « Baby one more time », rythment une narration dialoguée volontiers fragmentaire et d’apparence incohérente, déconstruction cruelle d’une vulgate académique et moralisante du Risorgimento dont le sens aurait déserté l’Italie contemporaine. Les corps évoqués sont eux aussi fragmentaires ou momifiés, porteurs de deux lectures antagonistes de l’Unité. Ce sont ceux de Giuseppe Garibaldi et de Giuseppe Mazzini qui, renvoient l’un et l’autre, on le sait, à une part de l’inconscient italien et dont la réévocation fait émerger un double questionnement : le premier ne serait-il plus que la caution révolutionnaire d’une unité monarchique et réactionnaire ? Le second qu’un lointain précurseur des dérives armées des années 1970 ?
5En 2011, Marco Baliani semble avoir reposé la première question avec son spectacle Terra promessa ! Briganti e migranti, sur le brigand post-risorgimental, Carmine Crocco5. À la fin de la même année, Ascanio Celestini, le plus célèbre auteur de la deuxième génération du teatro di narrazione6, a, quant à lui, interrogé la figure des perdants de l’Unité républicaine et radicale dans son tout dernier opus, Pro patria – senza prigioni, senza processi, « monologue en cent minutes », créé en octobre 2011, au terme de l’année commémorative, et en tournée travers toute l’Italie en 2012. Ici, le narrateur donne simplement voix à un détenu condamné à la réclusion perpétuelle qui, dans sa cellule, écrit sans relâche un discours grâce auquel il espère pouvoir ordonner les morceaux de son histoire et éclaircir ce qu’il a pu apprendre dans les quelques ouvrages autorisés par l’institution pénitentiaire. Pour cet aggiornamento politique, il interpelle lui aussi Mazzini à propos des événements de la République romaine et de son l’échec : un Mazzini invisible et silencieux, assimilé au tragique colonel Buendia de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, un Mazzini vaincu, impuissant, que le prisonnier pousse dans ses retranchements, mais dont il n’attend en réalité aucune réponse :
« Et vous, Mazzini, vous avez pensé quelquefois que vous avez fait une carrière de guerrier vaincu ? Vous vous souvenez du colonel Aureliano Buendia, celui qui fit trente-deux révolutions et les perdit toutes ? Voilà, vous êtes comme ce colonel de roman. Le problème est qu’avant de vivre dans les livres, vous avez vécu vraiment dans ce monde. […]
Vous n’avez jamais pensé que c’était fini, Mazzini ? Vous n’avez jamais pensé que ce n’était plus une révolution mais un massacre ?
Vous y avez pensé à Rome en 1849, avec la fin de la république ? Vous y avez pensé avec les insurrections des années 1850 ? Avec les pendaisons et les exécutions de Belfiore qui valurent à François Joseph le surnom de Bourreau, vous y avez pensé ? Et à Milan, en 1853 ? Vous vous souvenez ? Quelques milliers de jeunes hommes, des fils de boulangers, des petits artisans de vingt ans qui donnent l’assaut à des casernes et à des postes de garde parce qu’ils espèrent la désertion de soldats hongrois qui eux n’y pensent même pas. Pour finir, seize sont condamnés, non ?
Seize autres sautent par la fenêtre. Cette fois-là Marx écrivit que la révolution est comme la poésie, elle ne se commande pas. Vous ne lui étiez pas du tout sympathique à Marx. Mais cette fois-là peut-être, il vous est passé par l’esprit qu’il avait raison, et que c’était le grand finale de la conspiration éternelle. Vous y avez pensé, pas vrai, Mazzini7 ? »
6Avant Baliani et Celestini, dès 2009, en se situant hors du temps de la commémoration et dans une dynamique créative personnelle, Daniele Timpano et Marco Andreoli avaient agité sur scène ces figures du passé –et ils continuent de le faire, le spectacle étant toujours programmé en Italie–, sous la forme d’une marionnette, d’une jambe de mannequin, celle du sous-titre, qui n’est autre que celle, blessée, de Garibaldi8 – et d’une petite urne funéraire.
7Le titre affiche ouvertement la posture. Elle est iconoclaste. Parole et geste9 détruisent par l’ironie et le sarcasme tous les artifices des constructions rhétoriques, à commencer par ceux de la rhétorique commémorative et du récit mythifié que les deux narrateurs évoquent pompeusement en ouverture sur un ton professoral et emphatique en exposant les raisons qui les ont poussés à écrire un spectacle sur le Risorgimento, et qu’ils démontent pour finir avec un cynisme bon enfant par le jeu de mot, en égratignant au passage « la concurrence » des auteurs-acteurs, en qui ils ne se reconnaissent pas :
« Timpano
Eh bien oui ! Oui ! Trois. Trois raisons nous ont poussés à réaliser un spectacle sur le Risorgimento !
Ils s’assoient tous les deux, toujours aux deux coins opposés de l’avant-scène.
Timpano
Première raison : rappeler à l’Italie et aux Italiens nombre de leurs valeureux patriotes qui laissèrent leur vie sur les champs de bataille en combattant pour elle, pour l’Italie, et suppléer ainsi à la totale absence, chez le peuple italien, d’une quelconque mémoire historique relative au processus du Risorgimento, comme à la plus élémentaire histoire nationale, offrant à tous les Italiens, à tous et spécialement aux jeunes, la possibilité de redécouvrir des modèles culturels valides comblant finalement – grâce à nous et grâce à la force de persuasion et d’intrusion du théâtre – l’épouvantable vide moral et civique qui depuis toujours est la tare héréditaire de notre pays. Parce qu’un pays sans mémoire est un pays sans futur ! […]
Troisième et… dernière raison… (Avec un soupir, ôtant ses lunettes)Gagner enfin un peu notre vie aussi avec notre revenu précaire de théâtreux, en vendant le spectacle à l’occasion des 150 ans de l’Unité italienne. […] Vous n’avez pas idée de combien nous avons dépensé pour être ici ce soir. Nous pouvions aussi vous proposer un monologue rasoir. Mais nous ne l’avons pas fait. Et vous nous en remerciez, pas vrai ?
Andreoli
Mille mercis.
Timpano
C’est ce que dire les Siciliens à Garibaldi pendant l’expédition de 1860 : Mille, merci10. »
8Comme l’a récemment souligné Antonio Audino11, leur théâtre puise dans une tradition futuriste, celle de Marinetti, de Bontempelli, de Rosso di San Secondo, qui se voulait aussi provocatrice et interrogeait déjà, en son temps et pour d’autres raisons, l’identité italienne. La réponse qu’ils suggèrent est évidemment dénuée de tout nationalisme. Leur « agit-pop » joue sur des références qui ne sont plus – l’ont-elles jamais été ? – des éléments de culture populaire. L’on remarquera surtout qu’ils connaissent très bien l’objet de leur parodie, les représentations littéraires, picturales, cinématographiques et l’historiographie qui l’entourent, l’interprètent et en prolongent la mémoire. Leur plongée scénique dans l’histoire du Risorgimento est une plongée débridée, décousue, mais non incohérente, à travers les représentations officielles multiples qui ont forgé la mémoire plurielle – ou plutôt, comme ils le soulignent, la non-mémoire – des spectateurs d’aujourd’hui.
9C’est par exemple ce rappel serio-faceto du maillage de la mémoire par la toponymie, dont le rapport à l’histoire s’efface avec le passage du temps et change selon les stratégies de détournement symbolique :
« Mais un spectacle sur le Risorgimento est aussi une tentative d’orientation dans la toponymie italienne. Rue Mazzini, Place Garibaldi, Rue Cavour, Cours Victor Emmanuel, mais aussi les mineurs : rue Massimo d’Azeglio, place Manfredo Fanti, rue Aurelio Saffi, rue Bertani, rue Napoléon III, rue Gustavo Modena. Des noms sur des noms d’autant de tartempions ou de tartempoires quelconques à qui l’on veut donner un sens. C’est important. Il y a en Italie un quasi-monopole de ces noms de morts du XIXe siècle transformés en rues, en places, et monuments : un cimetière long comme une botte. Et ce choix de noms obéit à une stratégie précise symbolique post-unitaire. Par exemple, peu de choses sont aussi signifiantes que le fait que la Place du Risorgimento, à Rome, soit le nom d’une place attenante aux murs du Vatican : une tranchée devant l’ennemi ! Et le Pont Mazzini, toujours à Rome ? Oui, celui sur le Tibre… celui qui mène tout droit à la prison de Regina Coeli… Qu’est-ce que c’est ? Un hommage qui a mal tourné ou du foutage de gueule ? »
10C’est aussi la récitation parodique en accéléré d’une page de manuel scolaire, « The re-birth of my nation, en moins de 4 minutes et 33 secondes », qu’Andreoli et Timpano débitent, chronomètre en main, pour tenter de battre un « record officiel » de briéveté et de synthèse. Ici, comme dans l’ancien théâtre d’improvisation, les corps en action soulignent la profération des mots, en la rendant toutefois aléatoire et presque vaine :
« Le chronomètre démarre, la scène doit être improvisée sur le canevas suivant, en rajoutant ou en omettant des noms, des détails, des passages, selon l’inspiration du moment et du climat de la représentation. L’impression générale doit être celle d’un Annabac confus, mal digéré, plein de bonne volonté, et d’un concurrent de quizz télévisé qui essaie désespérément de se souvenir de tout avant que ne s’écoule le temps dont il dispose.
Andreoli est immobile au centre de la scène éclairée par une douche de lumière glaciale, très concentré et très tendu. Timpano fait des va-et-vient derrière lui, sur le fond de la scène, éclairé lui aussi par une lumière glaciale, contrôlant le temps sur le chronomètre et vérifiant l’exactitude des données sur son carnet, lui aussi très concentré et très tendu. »
11Le texte désormais, on le comprend, n’est plus à lire, il n’est en rien immuable, ni fixé dans les mots, il ne prétend plus à aucune vérité. Comme dans l’esprit des spectateurs dont il faut réveiller la mémoire, affluent pêle-mêle dans la profération scénique les références marquantes de l’histoire événementielle et de l’histoire littéraire du Risorgimento proférées « en rafales » et « sans comprendre » par les deux acteurs :
« Andreoli (parlant par rafales, très rapidement, presque sans comprendre ce qu’il est en train de dire)
1814. En 1814 les principales puissances européennes se réunissent à Vienne pour restaurer l’Europe et redessiner la carte. En 1815, six jours après la fin du Congrès, Napoléon est battu à Waterloo et part en exil à Sainte-Hélène. Puis arrive 1820, avec tous les mouvements de 1820 : d’abord l’Espagne de Ferdinand VII, qui nous intéresse jusqu’à un certain point…
Timpano (expéditif)
Ça ne nous intéresse pas du tout : continue, continue.
Andreoli
Puis Nola, Avellino, Naples et les séparatistes siciliens ; et plus au nord, jusqu’à Alexandrie, Turin et Vercelli. Avec toute l’histoire de Victor-Emmanuel Ier qui abdique en faveur de Charles-Félix, qui pour l’instant n’est pas là, et alors pourtant il y a Charles-Albert qui concède la constitution, mais ensuite il y a de nouveau Charles-Félix et la constitution est révoquée…
Timpano
On comprend que dalle, continue ! 1821, allez, 1821 !
Andreoli
Les mouvements insurrectionnels se succèdent jusqu’en 1821. Procès à Pellico et Maroncelli. Mes prisons. Mais 1821 aussi est important parce que Napoléon meurt et Manzoni lui dédieLe 5 mai.
Timpano
Il fut. Bien qu’immobile, ayant poussé le soupir mortel, la dépouille oublieuse resta, privée de tant de souffle. »
12Mots et gestes servent aussi à animer le célèbre tableau de 1873, Mazzini mourant, de Silvestro Lega, fervent républicain, peintre macchiaiolo, connu aussi comme le « peintre des bersaglieri ». Accouru au chevet de l’Apôtre, il avait fait quelques croquis qui lui permirent de peindre ensuite ce qui demeure son chef d’œuvre12. Sur la toile, tout s’inscrit dans une traduction en demi-teintes du silence de l’agonie. Le plaid dans lequel est enroulé le vieux révolutionnaire avait appartenu à Carlo Cattaneo, théoricien du fédéralisme de gauche et l’un des maîtres d’œuvre des Cinq Journées de Milan, en 1848. Les tableaux de son contemporain Giovanni Fattori, évocateur des scènes militaires du Risorgimento, seront empreints d’un pareil sentiment de douleur résignée. L’Unité est faite, mais la République devra attendre 1946 pour devenir réalité.

Figure 2. – Silvestro Lega, Mazzini morente.
13Dans la profération scénique de Timpano/Andreoli, la représentation picturale de ce moment funèbre, qui alimente aussi l’historiographie, est identifiable à travers l’évocation, empreinte d’une émotion très fugitive, de la tête morte posée sur l’oreiller, du corps mort plié, de la désolante solitude du révolutionnaire. Elle se théâtralise par l’énumération à la fois lyrique et comptable des fidèles accourus à son chevet, dont la peinture faisait l’ellipse et auxquels les mots veulent redonner vie :
« Timpano (au public)
Mesdames et Messieurs, Giuseppe Mazzini ! […]
Timpano
Bah alors ? Mais c’est un des pères de la Patrie. Allez ! Applaudissements pour Mazzini !
Les spectateurs applaudissent peut-être. Ou peut-être qu’ils sont perplexes. Andreoli relève la dépouille de Mazzini et essaie de la faire tenir debout.
Timpano
Merci. Merci. Quels applaudissements fracassants. Donc. Giuseppe Mazzini – Pippo pour les intimes – est mort. (Il indique la momie flétrie)Il est mort, ça me semble évident. Il est mort à Pise le 10 mars 1872. Le front large. Le tronc plié. La tête inclinée sur l’oreiller. Le pauvre, il est mort seul, sous un faux nom, dans un lit qui n’était pas le sien. La tête morte sur son oreiller. Le tronc mort plié. […] Comme tu étais beau, Pippo ! Tu es resté beau deux jours. Jusqu’au mardi, où l’on put constater des phénomènes de putréfaction au bas ventre. […]
Timpano (l’air de rien)
Les mazziniens qui sont accourus, Maurizio Quadrio13, Saffi14, Asproni15, Bertani16 et d’autres, ne se lassent pas de contempler la dépouille de l’Apôtre, l’image pieuse, toute de noir vêtue, de leur père préféré de la patrie, là, sur le lit, mort ; le prédicateur, créateur d’images de cette intègre République qui n’arrivera en Italie que 74 ans plus tard – en 1946 – quand ils seront déjà tous morts depuis des décennies et qu’aucun d’entre eux ne verra, est là, sur son lit, mort. Mazzini meurt en vaincu, c’est le plus vaincu des vainqueurs possibles, père républicain d’une patrie unie… mais monarchique ! Politiquement, Mazzini est isolé ; juste un mois avant de mourir, il l’avait écrit sur une feuille : « Je ne renonce au suicide que par devoir. »
14Comme le précise la didascalie (Andreoli relève la dépouille de Mazzini et essaie de la faire tenir debout), cet éloge funèbre est proféré en manipulant une grande marionnette représentant la « momie de Mazzini », dont les yeux morts, à l’évocation de la putréfaciton du bas-ventre, sortent des orbites et roulent à terre, puis sont replacés par l’acteur-marionnettiste Andreoli. La peinture animée par la parole fait alors émerger, grâce à une macabre association d’idées, marque stylistique essentielle de la remontée mémorielle à laquelle procèdent les acteurs en scène, la figure de l’embaumeur « positiviste » Paolo Gorini – responsable historique de la momification du héros, au sens premier du terme – élevé de façon très symbolique et destructrice à la dignité de seul passeur possible, et crédible, de la mémoire mazzinienne :
« Timpano :
Mais tout le mérite revient à Gorini. Qui est Gorini ?
Pause.
Timpano
Mesdames et Messieurs, Gorini est l’homme qui a rendu possible, aujourd’hui et pour toujours, que Pippo soit avec nous ce soir. Au milieu du plateau. Sous cette belle pluie de lumière violette suggestive. Allons-y, applaudissements pour Gorini.
Ils applaudissent-peut-être. Peut-être pas.
Timpano
Bien, bien, merci. Quels applaudissements fracassants. Donc… Paolo Gorini. Mathématicien, géologue, biologiste, physiologiste…
Andreoli
Et franc-maçon. […]
Timpano
Franc-maçon. Paolo Gorini − franc-maçon – a une certaine familiarité avec les morts. Ce Gorini, pour que les choses soient claires, était un gars qui entassait des bouts de bras et de jambes dans le tiroir de sa commode ; un gars qui gardait sous son lit le corps pétrifié d’un gamin ; un gars qui, à l’aide d’un tour, modelait des pièces pour un jeu d’échecs, en utilisant des parties isolées de corps humains, non spécifiées ; un gars qui avait fait de ses propres mains une table avec des pieds ; de vrais pieds. […]
Mais attention, Paolo Gorini n’était pas du tout un monstre. (Pause) C’était un positiviste. Ses préparations anatomiques sont les plus belles de toute l’histoire de la médecine. Dans sa maison-bureau de Lodi, devenue un musée, ouvert seulement deux jours par semaine (nous y sommes allés !), ses œuvres sont encore exposées aujourd’hui. On y emmène les écoliers de Lodi en sortie scolaire lorsqu’ils sont petits17. »
15Les auteurs ne semblent pas non plus confiants dans la rhétorique des adaptations en telenovelas des amours de Garibaldi et Anita, couple mythique sur lequel ils s’attardent par ailleurs à plusieurs reprises alternant les registres d’évocation, de l’héroïque au romantique, du pathétique au mélodramatique, et déroulant tous les stéréotypes accumulés de la construction mythique pour mieux en dénoncer la fragilité. À la momification grotesque des héros s’ajoute alors l’interrogation sur toutes les formes de mise en fiction de l’histoire – à commencer par la leur – et sur l’impuissance à raconter :
Andreoli
Anita est belle. Très belle. Comme les créoles les plus désirées, elle a les yeux et les épaules de la même couleur ; les cheveux noirs, lisses ; quand il faut, attachés en une queue de cheval qui se balance, oscille et hypnotise celui qui la suit.
À l’été 1839, Anita a 18 ans, elle sait aller à cheval mieux que lesgauchos et est mariée à un cordonnier obèse. […]
Andreoli (remettant ses lunettes)
Dommage que tout cela ne soit jamais arrivé. Anita était moche. Elle était trapue, les cheveux enroulés en un chignon sévère, petite et elle ressemblait un peu à Frida Kahlo : avec des moustaches et un mono-sourcil.
Timpano (remettant lui aussi ses lunettes de soleil)
Et Garibaldi non plus, il n’était pas très grand : il mesurait 1m 67. Et puis il était un peu rougeaud, plein de rhumatismes, les yeux très rapprochés, les pupilles dilatées, comme ceux d’une souris. Pourtant, dans le téléfilm sud-américain il est joué par un mannequin, un ancien champion de natation, trois fois plus grand que le personnage.
Andreoli
Et elle, c’est une actrice de feuilletons brésiliens, célèbre dans toute l’Amérique du Sud.
Timpano
L’histoire est toujours beaucoup moins glamour que ce qu’on imagine. Pause cigare. »
16Plus que de mémoire, les corps momifiés et désarticulés de Timpano/Andreoli, leurs références historiographiques fragmentées, éparpillées, incertaines, nous parlent d’amnésie et donnent à voir le désert référentiel de l’Italie post-berlusconienne. C’est pourquoi la dramaturgie déréglée et corrosive de Timpano dérange. Elle dérange parce qu’elle bouscule idées reçues et constructions rhétoriques, sans rien offrir pour la consolation du spectateur. Dans ses textes, Timpano ne donne aucune explication, ne suggère aucune lecture orientée. DansRisorgimento pop pas plus que dans les autres opus qui l’encadrent il ne répond, sinon par l’incertitude et la dérision, aux questions posées : Qu’est-ce que l’Italie aujourd’hui ? Que savonsnous de ce moment de notre histoire ? Et qu’y a-t-il à savoir ?
17À l’absence de réponse verbale, Timpano oppose la présence agressive des corps exhibés et gesticulant sur scène, acteurs de chair et marionnettes confondus.
Notes de bas de page
1 Cf. aussi l’analyse de Graziano Graziani, « Lo strano olezzo del corpo del re », in Daniele Timpano, Storia cadaverica d’Italia. Dux in scatola, Risorgimento pop, Aldo morto, éd. Graziano Graziani, Pise, Titivillus, 2012, p. 5-12.
2 Marco Baliani, Corps d’état, l’affaire Moro, Paris, Éditions de l’Amandier, 2012. Traduction Olivier Favier. Édition originale Rizzoli, 2003.
3 Daniele Timpano, Dux in scatola, 2006, traduction de Olivier Favier, 2011, Duce en boîte, dans le cadre de Face à face. Il raconte les aventures rocambolesques du cadavre du dictateur, de l’exécution sommaire du 28 avril 1945 jusqu’à l’arrivée à la nécropole familiale à Predappio.
4 Elle est d’abord jouée « à plein volume » en ouverture du dialogue, puis « dans une version lente et déprimante pour piano mal assuré et pour soliste, une voix masculine qui se voudrait émouvante et n’est jamais qu’involontairement comique, pathétique aussi, très triste et romantique », quand Timpano évoque la figure d’Anita Garibaldi en train de mourir, et enfin « en version instrumentale lente et romantique, arrangée pour guitare classique, vaguement latine », quand il évoque la vie de la jeune Anita.
5 Cf. dans ce même volume l’étude d’Élodie Cornez.
6 Sur Ascanio Celestini, A. A. V. V. Il teatro della memoria, in Antonio Porcheddu (dir.), Udine, Il Principe Costante, 2005. Et Beatrice Barbalato (dir.), Le Carnaval verbal d’Ascanio Celestini. Traduire le théâtre de narration ?, Bruxelles/Bern/Berlin…, Peter Lang, 2011.
7 Ascanio Celestini, Pro patria, Turin, Einaudi, 2012, p. 63-64.
8 Allusion évidemment à la blessure physique et morale infligée à Garibaldi le 29 août 1862, par l’armée royale italienne, à Aspromonte, qui a donné lieu à d’innombrables représentations littéraires et picturales. Sur la construction du mythe, voir Mario Isnenghi, Garibaldi fu ferito. Storia e mito di un rivoluzionario disciplinato, Rome, Donzelli, 2007, et Alfonso Scirocco, Garibaldi, citoyen du monde, Paris, Payot, 2005, qui présente le « général » dans un contexte très international, de l’Uruguay à la France, pas uniquement comme « père » de la patrie italienne.
9 Le site de Daniele Timpano propose plusieurs extraits de la captation du spectacle en italien. Pour le texte, cf. la récente publication des trois opus de Daniele Timpano, Storia cadaverica d’Italia. op. cit. Le texte de Risorgimento pop est aux pages 45-101.
10 Version française réalisée en 2011, par Olivier Favier et Eve Duca, avec le soutien de la maison Antoine Vitez de Montpellier, Centre international de la traduction théâtrale, cote ITA11D895 [http://dormirajamais.org/risorgimento/]. Des extraits de cette version française ont été lus à l’Institut national d’Histoire de l’Art le 4 novembre 2011, par Daniele Timpano, Olivier Favier et Eve Duca.
11 Antonio Audino, « La marionetta e il postmano », in D. Timpano, Storia cadaverica d’Italia, op. cit., p. 180.
12 Silvestro Lega (1826-1895). Le tableau est conservé à Providence, Museum of Art, Rhode Island School of Design.
13 Maurizio Quadrio (1800-1816), appartenait à la gauche modérée anticléricale, il est l’un des plus fidèles disciples de Mazzini, qu’il rencontre à Gênes où il est exilé après l’échec de la révolte de mars 1821 à Turin.
14 Aurelio Saffi (1819-1890), né à Forli, où il commence sa carrière politique, en 1844-1845. Proche de Mazzini à partir de 1848, diplômé en droit, il termine sa carrière comme enseignant à l’université de Bologne. Il rassemble le matériel nécessaire à l’écriture des mémoires historiques de Mazzini.
15 Giorgio Asproni (1808-1876), d’origine sarde, prêtre, homme politique, parlementaire, journaliste et franc-maçon. Après avoir abandonné la prêtrise, il rencontre Mazzini à Gênes. Quoique opposé à certaines idées mazziniennes, il reste l’un de ses plus proches partisans et farouche adversaire de Cavour. Ses Journaux et Correspondances avec les personnages-phares du Risorgimento font aussi partie des sources documentaires auxquelles l’écriture de Timpano fait implicitement référence.
16 Le personnage d’Agostino Bertani (1812-1886), brièvement évoqué dans cet extrait, mérite attention. Chirurgien des expéditions garibaldiennes, il s’engage dans les luttes sociales et œuvre pour la mise en place de la Grande enquête agraire du ministère Jacini. Grâce à elle, il fut, à l’époque où Edmondo de Amicis écrivait Sur l’océan, l’un des premiers à s’intéresser au sort des émigrants italiens. Il plaida pour l’allègement des peines de Giovanni Passannante, anarchiste condamné à la prison à vie pour avoir tenté d’assassiner le roi Umberto Ier.
17 La bibliographie mazzinienne, en italien comme en français ou en anglais, est évidemment immense. Toutefois, concernant l’épisode ci-dessus évoqué, on se rapportera au livre de Sergio Luzzatto, La mummia della repubblica. Storia di Mazzini imbalsamato, 1872-1946, Milan, Rizzoli, 2001.
Auteurs
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