Le dramaturge n’écrit que les didascalies. Note sur l’écriture créative1
p. 283-292
Texte intégral
1J’ai passé ma vie académique à me moquer des collègues d’études théâtrales qui voulaient jouer les dramaturges (ou les romanciers), mais récemment j’ai été pris moi aussi par le démon de la création et de l’écriture dramaturgique. La faute à l’une de mes doctorantes, Argia Coppola, qui depuis longtemps me parlait d’un texte qu’elle voulait écrire, dédié à Cristina de Belgiosioso2. Ensuite je suis passé, tout seul, de mon côté, à Cavour, personnage qui m’a toujours fasciné par son énergie politique un peu cynique et un peu machiavélique. L’insistance sur la thématique risorgimentale dépend naturellement de l’occasion commémorative et des célébrations pour le 150e anniversaire de l’Unité italienne. Il m’a semblé juste (même obligatoire, étant donné sa localisation piémontaise) que l’université de Turin participât à ces célébrations très précisément en organisant un Laboratoire d’écriture dramaturgique fondé sur des matériaux ayant trait au Risorgimento. Le point de départ a été la correspondance amoureuse éditée par Maria Avetta3, où les échanges entre Cavour et la marquise génoise Anna Giustiniani Schiaffino, dite Nina, qui se suicida en se jetant d’une fenêtre quelques années après que Cavour eut mis brusquement fin à leur liaison, témoignent d’une exceptionnelle qualité humaine, mais aussi littéraire. Par ailleurs, les historiens eux-mêmes tendent aujourd’hui à considérer les correspondances comme une source possible et autorisée pour l’historiographie : en France, les spécialistes parlent même d’écrits du « for privé4 ». Certes, une correspondance amoureuse est étroitement et intensément liée à l’individu, à ses sentiments, elle permet de porter sur le personnage historique – dans notre cas, Cavour –, un regard débarrassé des ornements rhétoriques très ennuyeux qui accompagnent toujours le profil d’un illustre père de la patrie. Ce qui n’empêche pas que dans une biographie, quelle qu’elle soit, tout se tient. J’étais donc très intrigué par l’idée de pouvoir retrouver dans la jeunesse amoureuse de l’homme d’état des traits de comportement qui seront ceux ensuite de l’homme politique. Je veux dire que dans la gestion désinvolte de son histoire d’amour, qui à certains moments se trouve traversée par d’autres femmes, Cavour montre la même froide capacité de manœuvre qui lui permettra de triompher dans les batailles historiques du Risorgimento qu’il mènera ensuite. Au moment le plus intense de leur liaison, en juillet 1835, Nina s’enfuit de chez elle, de Ligurie elle arrive à Asti, à quelques lieues de Turin, où Cavour est arrivé lui aussi, de retour d’un long voyage d’apprentissage et de formation politique en Europe (Paris, Londres, etc.). Il y a dix mois qu’ils ne se sont pas vus, mais Cavour comprend qu’il s’agit d’un tournant décisif, dangereux. Le futur homme d’état comprend parfaitement qu’il ne faut pas que cette folie, que ce coup de tête de la femme, arrive. Le scandale de la séparation, le poids d’un rapport stable, au moment même où, lui, il a compris ce qu’il veut faire plus tard. Nous sommes donc à l’affrontement final. Un affrontement que Cavour, cependant, joue à sa façon avec cet art de la diplomatie qui sera celui du tisserand raffiné, avec une hypocrisie subtile : il écarte la femme avec un discours génial, terrible et paradoxal en même temps, documenté par une lettre datée du 1er août 1835. Il l’envoie à Voltri, car il ne sait pas qu’elle est arrivée à Asti. C’est du moins ce que disent les historiens. Personnellement je pense qu’il s’agit d’un stratagème, mais de toute façon, ce n’est pas important :
« Me voici arrivé, je suis presque près de toi, et cependant nous sommes encore séparés ! Qu’il men coûte de ne pouvoir suivre l’impulsion de mon cœur, de courir à Voltri me rassasier du bonheur de te voir, de t’entendre, d’être avec toi, tout à toi, rien qu’à toi.
Mais hélas ! La raison qui m’a fait précipiter mon retour me retient maintenant ici : le choléra nous menace. […] Ma famille est à la campagne, mais mon père, nommé président de la commission de salubrité publique, ne peut plus bouger de Turin. Il doit y rester pendant tout le temps que durera la maladie, et il n’aura auprès de lui personne d’autre de sa famille que moi, dans de pareilles circonstances l’idée seule de le quitter serait criminelle, et Nina m’en voudrait d’y avoir songé. Dès que nous serons débarrassés du choléra, mon premier pas sera à Gênes, sera à Voltri. Je volerai dans tes bras, j’irai te demander du bonheur, que seul l’amour peut donner, et dont j’ai une soif si ardente.
Par bonheur le choléra jusqu’ici ne semble pas s’avancer vers Gênes. […] Malgré cela je te conseille fortement de chercher un abri pour toi et ton enfant. C’est un devoir de ne pas t’exposer inutilement : surtout quand on est comme toi si nécessaire au bonheur d’un être qui t’adore. Je t’en conjure : quitte Voltri, emmène ton fils dans un endroit où le fléau ne puisse pas t’atteindre. »
2Tout est peut-être vrai, qu’il y avait le choléra et que donc il ne pouvait pas rejoindre (à Asti ou à Voltri, peu importe) celle qu’il n’avait pas vue depuis presque un an, mais il est clair que Cavour utilise l’incident comme une excuse pour se soustraire, pour éloigner la femme de lui, pour la rapprocher de son mari, et même de ses parents (avec lesquels cette femme était en conflit à cause de sa relation adultère, tolérée par son mari, mais vivement blâmée et contestée par sa famille). Le registre verbal se fait soudain autoritaire, comme il ne l’a jamais été dans les relations entre Cavour et Nina :
« Ne me refuse pas : c’est une prière, c’est un conseil, c’est un ordre que je te donne, au nom de tout ce qui t’est plus cher, au nom de l’amour. […] N’y manque pas ma chérie. Ne me mets pas de mauvaise humeur contre toi. […] Toi tu n’as rien à craindre pour moi. Je suis un colosse de santé ; mon voyage m’a donné de nouvelles forces ; je suis en état de lutter avec quelque mal que ce soit, et puis je te promets de me soigner, de ne pas m’exposer inutilement. […] Tu auras tous les courriers de mes nouvelles, mais à condition que tu ne restes pas à Voltri. Je pense qu’à l’heure qu’il est ton mari t’aura déjà proposé de partir. Rends-toi à ses désirs, et suis-le où il voudra te mener. Ces grandes crises sont époques de réconciliation : peut-être tes parents reviendront-ils à toi, leur affection te sera rendue. Et le danger passé, nous pourrons espérer des jours calmes et sereins, remplis de bonheur et d’amour. Berce ton esprit dans l’espoir de l’avenir. Mon cœur me dit que nous sommes proches d’une saison de dédommagements.[…] Remplissons avec courage les devoirs qui nous sont imposés : toi en emmenant ton fils […] ; moi, en restant auprès de mon père, en me rendant le moins inutile que possible. Nous trouverons des consolations dans le témoignage de notre conscience, et ensuite la Providence ne nous abandonnera pas.
Le temps presse. Je suis obsédé de tous côtés. Adieu, mon amour5. »
3Voilà, précisément parce que la densité directement théâtrale des textes épistolaires est ici vraiment –comme on peut voir– d’un très haut niveau, je me suis efforcé, dans l’écriture de mon texte intitulé La giovinezza amorosa di Cavour6, d’adhérer étroitement à la leçon des lettres (disons à 80 % – 90 %), sauf à devoir les traduire en italien puisque tant Cavour que Nina écrivaient en français, comme cela était normal à l’époque dans le royaume de Sardaigne.
4Une fois sur cette voie, je n’ai pas hésité –je le confesse– à la tentation d’aller jusqu’au bout de ce défi. Le troisième texte, Mazzini, prigioniero della Rivoluzione, publié sur la revue online de Siro Ferrone7, est un long monologue en huit tableaux, fondé, précisément parce qu’il s’agit d’un monologue, à presque 98 % sur des fragments de la correspondance de Mazzini. Evidemment les fragments sont soumis à un montage, et parfois il a fallu opérer quelques raccords, mais minimes (les 2 % restants). Je donne rapidement des exemples, en citant l’incipit du septième tableau : « Les cartouches envoyées par Bertani ne conviennent pas pour ces fusils. “J’ai donc dû acheter d’autres cartouches.” J’essaie de faire front sur tout. (Pause). Le jour où nous commencerons à tirer, je boirai une bouteille entière de champagne. » La phrase entre crochets : « J’ai donc dû acheter d’autres cartouches », constitue le raccord, tout le reste est repris à différentes lettres8.
5Même en ce qui concerne la surface du texte, je me suis tenu au respect le plus strict de l’original, hormis quelques corrections formelles. Par exemple, non pas « cela compte-t-il ? », mais « peu importe ». « Cela compte-t-il ? », était plus beau, mais le niveau de connaissance lexicale moyenne du public (en pensant à une éventuelle représentation), aujourd’hui est particulièrement bas. De la même manière, j’ai écrit « j’ai les cheveux blancs », là où l’original employait le terme « mon crâne chenu ». J’ai respecté les italiques de Mazzini, en en ajoutant quelques-uns, pour l’acteur non pour le personnage, comme par exemple dans la phrase : « Garibaldi lit mes lettres trois fois, et ne me répond jamais. » Qu’est-ce que je veux démontrer ? Que le rapport entre le dramaturge et l’écriture mazzinienne –de ce point de vue– n’est pas différent de celui du critique qui pose son regard sur l’écriture d’Ibsen, de Pirandello ou de Goldoni. Quelque chose leur préexiste, et continuera d’exister après eux, dans l’absolu, sans être contaminé. Il y a une qualité d’écriture qu’il faut re-connaître préalablement. La phrase qui revient sans cesse dans les lettres de Mazzini autour de 1853, c’est qu’il est prisonnier d’une chambre, il est un prisonnier attaché à sa table. Il passe sa journée, du matin au soir, à recevoir et à écrire des lettres9. Les conspirations et les insurrections s’organisent par le biais des messages épistolaires. Quand il est à Londres, en exil, il peut sortir de chez lui, aller à la taverne ou au pub, il peut voir des gens. Quand il est en action en Italie, dans la clandestinité, la vie-prison n’est pas seulement une métaphore, elle tend à coïncider avec la réalité pour d’évidentes raisons de sécurité. À force de rester seul des jours et des jours, pour ne pas devenir fou il a appris à parler tout seul. La structure du monologue naît précisément de cette praxis existentielle, avant même que de sacrifier à la mode du teatro di narrazione.
6En somme, le texte est là, compact, dense, uniforme, et au fond (d’un autre côté) même gris, générique, indéterminé. Il faut le reparcourir, en sonder les jointures, mettre à découvert ses articulations, choisir les timbres qui doivent être mis en évidence, les accents sur lesquels il faut insister. C’est un travail tout entier –et exclusivement– mis au service du texte, au moins au départ. Le dramaturge, en suivant cette voie, pourrait n’être qu’un dramaturg, suivant l’emploi allemand du terme, quelqu’un qui met la main sur des écritures qui ne sont pas siennes, un adaptateur plus qu’un auteur.
7Donc, je me suis borné à cueillir cette image fulgurante qui émerge de la correspondance mazzinienne et à construire, à partir de celle-ci, le dispositif scénique : une simple chambre, avec une table et une chaise, pour écrire, et le minimum indispensable pour vivre (une cheminée pour faire chauffer l’eau du thé, une petite table pour les bouteilles de vin et de liqueur, une fenêtre d’où l’on peut jeter de la mie de pain à des moineaux et des poules qui rompent la solitude du personnage, selon ce qui est raconté précisément dans quelques lettres). Un lieu unique, qui peut se trouver selon le cas à Londres, ou à Gênes, ou à Florence, ou en Suisse. Seul le drapeau du Royaume-Uni, par une sorte de choix ludique, permet de distinguer la chambre anglaise des autres chambres où le révolutionnaire professionnel est en opération.
8Quel est le noyau du flux monologué de notre héros ? La désillusion de voir que les meilleurs combattants de 1848-1849, les militaires comme les appelle Mazzini (Garibaldi, Medici, Cosenz, etc.), ne croient plus, contrairement à lui, dans la possibilité de reproposer une « guerre de barricades régulière10 », et qu’ils aient choisi plus ou moins à contre cœur de travailler avec la Maison de Savoie et Cavour. En prenant en compte cette donnée, Mazzini se sent seul, isolé, abandonné. Il n’est plus qu’une voix seule qui se lève dans le désert d’une chambre et que personne n’écoute. Le choix du monologue naît de cela, de la constatation qu’il ne lui est rien resté d’autre que sa propre parole, l’expression de sa désillusion de sa protestation, de sa rage.
9Naturellement, tirer à peine plus de trente pages d’une correspondance qui se déroule sur quelques soixante volumes implique, par la force des choses, une sélection intrépide et hasardeuse, un choix déterminé, qui isole, coupe, colle, et qui ne peut qu’apparaître, à tort ou à raison, décisif, dominant. Dans le texte mazzinien aussi, comme dans tous les textes de théâtre, il y a un sous texte, un accent secret, parfois seulement une allusion, souvent cachée, masquée, occultée. Il y a une douleur inavouée, la prise de conscience amère, par le leader politique, de ne pas être en même temps un leader militaire, un homme d’action, le chef charismatique des minorités combattantes. Comme l’a écrit un brillant historien-romancier (au sens où il écrit des livres d’histoire qui se lisent comme des romans), Mazzini est un général sans armée, un révolutionnaire sans révolution, un Luther sans Réforme11.
10Un fil rouge subtil court tout au long du monologue, c’est le rapport que Mazzini entretient avec Garibaldi, inlassablement défini comme bon, mais aussi comme faible, soumis au roi pour ne pas être soumis à Mazzini. Le fil se casse entre le mois de septembre et le mois d’octobre 1860, quand Garibaldi est arrivé à Naples. Mazzini le rejoint, car il espère pouvoir jouer encore une carte majeure, il rêve de pouvoir avoir de l’influence sur lui. Mais il s’aperçoit rapidement que Garibaldi est désormais absolument indépendant, pleinement autonome dans ses actions politco-militaires. Mazzini alors se perçoit pour ce qu’il est : un invité de Garibaldi. Dans la ville de Naples libérée par Garibaldi, même Mazzini est libre, il ne doit plus rester caché dans une chambre, il peut loger commodément à l’hôtel. Mais il n’est qu’un invité (illustre sans doute, mais un invité), qui doit attendre dans l’antichambre, faire la queue, demander un rendez-vous, que Garibaldi lui accorde naturellement, mais qui dure dix minutes, pas plus, car il a tant de choses à faire, il est sans cesse entouré de tant de monde… La scène unique de la chambre-prison, obsessionnelle et omniprésente pendant sept des huit tableaux du monologue, disparaît subitement dans le dernier tableau, situé à Naples. C’est le moment épiphanique, un des rares moments où celui qui a combattu durant sa vie entière dépose les armes, reconnait qu’il est vaincu et, pendant un instant, se détend : il fait le touriste, il se promène dans la ville, visite les musées, va voir Mergellina et Pompéi. Les lettres qu’il écrit depuis Naples à ses amies de Londres contiennent de véritables passages de reportage journalistique, riches en notes de couleur sur le paysage, la nature, l’humanité vibrante et bruyante de la métropole napolitaine.
11On comprend que cette retraite n’est qu’une démission psychologique momentanée au-delà de laquelle Mazzini se replonge très vite dans son rôle d’éternel opposant, que les événements de la réalité cynique et trompeuse ne peuvent faire plier. Significative sur ce point la lettre qu’il écrit à Garibaldi, de Naples, le 23 septembre 1860, où il lui dit point par point ce qu’il doit faire pour pouvoir « espérer selon toute probabilité renverser Cavour12 ». Mazzini est un héros bâtonné qui ne comprend pas, qui n’acquiert aucune sagesse, mais il est juste (au sens brechtien) que le spectateur le comprenne. C’est pour cela que j’ai clos le monologue au moment où il démissionne momentanément.
12Le recours au dieu tutélaire brechtien pourra paraître excessif, mais il me semble fonctionnel. Il aide à mettre en pratique la proposition minimaliste d’un dramaturge qui ne soit qu’un scripteur de didascalies. La distanciation du personnage théâtral passe, justement, par les mouvements qu’il accomplit à l’intérieur de l’espace étroit de la chambre. Les lettres disent que Mazzini, à cause de douleurs lombaires, se déplaçait avec une extrême lenteur, et d’autres disent aussi qu’il mélangeait le vermouth et le quina. Elles ne disent rien d’autre. Toutefois, lui faire prononcer certains fragments de lettres en jouant sur le contraste entre la rapidité d’élocution des projets politiques et l’exaspérante lenteur proxémique (cinquième tableau), ou encore faire sortir les moments de plus grande frustration politique de l’intérieur d’un état d’ébriété (septième tableau) me semblent une concession modérée et calibrée aux prétentions d’un petit dramaturge.
13Je transcris ci-après, pour illustrer mon propos, la totalité du septième tableau13. J’insiste sur le fait que que le texte proprement dit de ce long monologue reprend des fragments de lettres mazziniennes, opportunément montées, tandis que les didascalies et le mouvement scénique qu’elles dessinent, sont, évidemment, de ma main.
« Les cartouches envoyées par Bertani ne conviennent pas pour ces fusils. J’ai donc dû acheter d’autres cartouches. J’essaie de faire front sur tout. (Pause). Le jour où nous commencerons à tirer, je boirai une bouteille entière de champagne, cher Bertani. (Pause. Se souvenant, il sourit, ironique.) Cher Bertani, tu es un médecin, Garibaldi t’a nommé médecin chef des Chasseurs des Alpes, mais tu représentes la part de l’énergie, face à Medici et aux autres qui, au début, critiquaient l’expédition de Garibaldi en Sicile parce qu’il n’avait pas de canons rayés. Reste fidèle à ton rôle, cher Bertani. Va te coucher tôt, pas comme hier où tu as veillé jusqu’à trois heures du matin. (Pause.) J’ai écrit à Aurelio Saffi, à Oxford, pour qu’il vienne en Italie, sur ses terres de Romagne. Sans faire d’histoire, avec ou sans laissezpasser, même clandestinement. (Pause. À partir de ce moment, il range les fusils dans les caisses, vérifiant chaque fusil, pour que tout soit en ordre.) Attaquer sans hésiter : il n’y a qu’une seule chose, un seul point qu’il faut éviter –aujourd’hui– c’est la ville de Rome. Il ne faut pas assaillir ou provoquer directement les Français. (Pause.) Ces deux mois mériteraient une victoire de ma part. J’ai tellement occupé la place du subalterne, j’ai dû avaler tant d’amères pilules comme si c’étaient des bonbons, je me suis renié moi-même avec tant de patience –pour atteindre mon but– que je crois avoir droit à un résultat qui me récompense. Et pourtant, je n’en suis pas du tout certain. (Pause.) Garibaldi lit mes lettres trois fois, et ne me répond jamais ; il accueille aimablement les personnes que je lui envoie, mais il reste indépendant, et il tend à monopoliser à son profit les initiatives et tout le reste. Il m’a pris des hommes. Il avait besoin de soldats ; et ainsi il absorbe tous les éléments sur lesquels nous comptions pour nos propres opérations. Par le mot d’ordre La Sicile et Garibaldi, ils attirent là-bas très facilement tous nos partisans. Le Gouvernement lui-même y contribue : Cavour –du moment que les apparences sont sauves– permet que les armes et les munitions aillent au Général, mais pas aux mazziniens. Et parmi ceux-ci, selon lui, le plus dangereux est Bertani qui pourtant –à chaque expédition sicilienne– donne l’argent et le matériel mis de côté pour notre projet. Et moi, comme l’araignée, je recommence sans cesse à tisser ma toile. (Longue pause.) Mais peut-être inconsciemment Garibaldi désapprouve-t-il toute tentative qui ne dépendrait pas de lui. (Introduisant une soudaine parenthèse, interrogatif). Et s’il allait plus loin ? Je crois qu’il le fera. Il débarquera sur le continent, je ne sais pas où. (Retournant à ses préoccupations habituelles). Il y a dans son cœur, malgré les déclarations d’amitié qu’il a réitérées ces derniers temps, un sentiment de jalousie envers moi que je ne comprends absolument pas. Un jour, en écoutant notre plan d’action qu’un de mes amis –envoyé exprès d’ici à Palerme– lui expliquait, il lança d’un air attristé : “Ah oui, celui dont on me parla il y a douze ans – nous ferons mieux que vous.” Moi, je ne me souviens pas d’avoir parlé ainsi, il y a douze ans… Il n’est pas dans ma nature de m’exprimer ainsi. Mais il y a douze ans –c’était en 1848– après son départ de Lombardie, alors qu’il me disait qu’il allait à Gênes, nous avons discuté, oui, et très probablement je lui ai dit : “Très bien, nous chercherons à faire quelque chose sans vous.” Voilà, cela, et rien que cela. (Pause. Il prend une bouteille de vermouth et une de quina, il verse de l’une et de l’autre dans un verre, et boit d’un trait.) Je me suis senti très faible, mais maintenant je vais mieux, grâce à ce vermouth mélangé au quina. Le quina, je le prends toujours avec le vermouth. C’est ma façon de me remonter. (Il remplit un autre verre, qu’il avale d’un trait). Nous étions prêts à entrer, sur une grande échelle, par voie de terre. Mais trois fois déjà, Garibaldi a fait disparaître du matériel et des commandements. (Il a terminé de ranger les fusils dans les deux caisses qu’il ferme avec soin. Il traîne avec peine les deux caisses dans une armoire murale et il ferme la porte de cette armoire. Épuisé de fatigue, il vide un nouveau verre de son cocktail). Je suis fatigué physiquement et moralement d’une manière que je ne saurais dire. Ce reste de vie que les autres voient en moi peut-être est toute feinte, et elle me pèse. Je suis donc un cadavre galvanisé. (Encore un verre, le quatrième). Si je ne cède pas, cela veut dire qu’il reste encore en moi quelque chose d’une structure de fer. (Pause). Les bataillons que nous avons organisés, appelés par Cosenz, puis par Sacchi, appelés ensuite par Garibaldi, nous échappent pour aller en Sicile. (Il parle d’une manière détachée, mais il est déjà clairement un peu ivre à cause des quatre verres avalés l’estomac vide.) Envahir l’État pontifical… Marcher depuis Montalto jusqu’à Pérouse, en traversant entre le lac de Bolsena et la frontière toscane, puis entre la Chiana et le lac de Pérouse. (Comme un disque rayé, il reprend quelques passages de son vieux plan stratégique, qu’il a déjà exposés souvent et qui ne s’accordent pas avec son nouveau plan.) Trois marches et demie. Passer la Cattolica. On sauve la Sicile et on fonde l’Italie d’un seul coup. Dans l’action politique insurrectionnelle, le moment est tout. (Toujours plus confus.) Ce n’est pas ta faute, car tu manques de matériel, mais c’est un fait, je crois que le meilleur moment est en train de s’éloigner. (Il vacille, se retient à la table.) Ils craignent mon influence et celle de Garibaldi. Ils sont en désaccord avec Garibaldi presqu’autant qu’avec moi. Sauf que lui, il est à la tête de 30 ou 40 000 hommes, et maintenant il est le dieu de tout un peuple. Moi, au contraire, je n’ai que 2 000 hommes, pas un sou à ma disposition et toute la bourgeoisie contre moi. (Il tourne autour de la table, en s’agrippant au bord avec la main.) Voilà tous mes hommes… Les 2 000 de la Brigade Nicotera, qui campent devant Livourne. Mais les difficultés que nous oppose le Gouvernement sont immenses, il est farouchement contraire à chacune de nos tentatives. (En s’échauffant et en se répétant.) Le Gouvernement a déclaré une guerre ouverte à mon entreprise. Ils emploieront même la force pour les empêcher d’agir. (Pause.) Triste, très triste. Sur moi, je ne puis rien vous dire en ce moment, sinon que mon tour viendra. Le Gouvernement me pourchassera, mais peu importe… Je crois que je ne resterai pas longtemps où je suis… (Il glisse et s’assoit par terre, devant la table. Désespéré, tragique.) Par je ne sais qu’elle fatalité, l’action se retire devant moi… comme les eaux devant Tantale… (Noir.) »
14Je crois déjà entendre les observations des créateurs (jeunes et vieux) : pourquoi voler si bas, avoir besoin de se mettre à genoux devant la philologie documentaire ? Et pourquoi cette homologation d’une langue du XIXe siècle, patinée, une langue de salons, qui ne distingue pas les moments de l’écriture épistolaire de ceux du récit direct, monologué, et de ceux adressés à la salle ? Je réponds que Mazzini est un homme de salon, comme l’a expliqué mon historien qui le définit comme « un fascinant discoureur de salon14 ». Ils étaient révolutionnaires, mais ils se disaient vous, même quand ils se disputaient avec âpreté. Vous préféreriez peut-être un Mazzini qui dirait « cet abruti de Garibaldi » ?
15Pour ce qui est du refus de la créativité, il me semble que c’est un peu comme la question du peu d’amour présent dans les Promessi sposi : dans ce monde –répondait le Grand écrivain– il y a déjà assez d’amour, plus qu’il n’en faut, et il n’est pas besoin d’en ajouter. Des auteurs de théâtre, il y en a déjà en abondance, on n’en sent pas le manque. Au besoin, c’est la créativité scénique, celle de l’acteur et/ou celle du metteur en scène, qui trouvera les accents et les modulations, capables d’articuler et de varier le timbre général du récit.
Notes de bas de page
1 Traduction de ce chapitre par Françoise Decroisette.
2 Le texte, Cristina principessa di Belgiojoso, signé avec Argia Coppola, a été publié le 9 octobre 2009 sur la revue numérique Turin D@ms Review, [www.turind@msreview.unito.it]. Cf. dans le présent volume l’étude de Argia Coppola.
3 Camillo Cavour, Lettere d’amore, éd. Maria Avetta, Turin, ILTE, 1956. Quelques lettres avaient été initialement publiées par Domenico Berti, en 1886 (Il Conte di Cavour avanti il 1848, Rome, Voghera, 1886). Par la suite, Henry Nelson Gay entra en possession de quelques lettres inédites, publiées dans Cavour’s tragic love story ; new light on the great italian statesman, New York, Century Magazine, 1925, dont celle citée ci-dessous.
4 Christian Jouhaud, Dinah Ribard, Nicolas Schapira, Histoire littérature témoignage, Paris, Gallimard, 2009, p. 11.
5 Cette lettre se trouve dans Camillo Cavour, Lettere d’amore, op. cit., p. 258-260.
6 Le texte La giovinezza amorosa di Cavour a été publié le 9 octobre 2009 sur la revue numérique Turin D@ms Review, et il a été joué ensuite au théâtre Giacosa d’Ivrea le 22 février 2011, pour une seule représentation, grâce à Paolo Bosisio, directeur du théâtre Giacosa, dans une mise en scène d’Alessia Gennari, avec un quatuor de jeunes acteurs. Cf. le compte-rendu de Giovanni Rosmarino publié le 24 février 2011 sur TurinD@msReview.
7 Texte publié le 19 avril 2010 sur Drammaturgia.it.
8 Pour le très vaste épistolaire de Mazzini (près de 60 volumes), cf. Giuseppe Mazzini, Scritti editi ed inediti, Imola, Cooperativa Paolo Galeati, 1906-1974. Les phrases « Les cartouches envoyées par Bertani ne conviennent pas pour ces fusils » et « J’essaie de faire front sur tout » sont extraites du volume 68, p. 331 ; et la phrase « Le jour où nous commencerons à tirer, je boirai une bouteille entière de champagne » est extraite du volume 68, p. 374.
9 Cf. ibid., vol. 48, p. 105-106.
10 Cf. ibid., vol. 48, p. 275.
11 Sergio Luzzatto, La mummia della repubblica. Storia di Mazzini imbalsamato 1872-1946, Milan, Rizzoli, 2001, p. 93.
12 Giuseppe Mazzini, Scritti editi ed inediti, op. cit., vol. 70, p. 101.
13 Roberto Alonge, « VIIe tableau », in Mazzini, Il prigioniero della Rivoluzione, juillet-aout 1860. Mazzini est toujours à Gênes, mais il voit s’évanouir son projet d’invasion de l’état pontifical par voie de terre, depuis la Romagne, pour conquérir ensuite le royaume de Naples. (Jour. Sur la table une vingtaine de fusils. Par terre, près de la table, deux caisses, vides. Mazzini est debout, à côté de la table, il prend en main les fusils, les contrôle, il en pointe un vers l’orchestre, comme s’il voulait tirer. On entend le déclenchement de la gachette. Il a l’air heureux. Il semble très excité.) »
14 Sergio Luzzatto, La mummia della repubblica, op. cit., p. 11.
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