I nuovi Tartufi (1865) : Giovanni Verga à Florence capitale
p. 243-255
Texte intégral
1Giovanni Verga est principalement connu pour ses romans et nouvelles à sujet sicilien, ainsi que pour ses romans mondains. On sait cependant, grâce aux écrits de Federico De Roberto1 et aux recherches de Carmelo Musumarra2, que l’activité littéraire florentine de l’auteur catanais fut inaugurée par une pièce de théâtre. En effet, au printemps 1865, alors qu’il était âgé de 25 ans, le jeune écrivain gagna pour la première fois Florence, alors capitale de l’Italie, venant, comme avant lui de nombreux intellectuels siciliens tels que le folkloriste Giuseppe Pitrè, l’historien Michele Amari, le linguiste Vincenzo Mortillaro et bien sûr Luigi Capuana, s’abreuver à la source de la vie culturelle mais aussi sociale et politique de la nation.
2Ce voyage était le fruit d’un désir ardent d’échapper à une atmosphère sicilienne suffocante pour le jeune Verga, fasciné par une capitale italienne propice à la conquête de la gloire littéraire mais aussi à la réflexion politique, lui qui s’était engagé dès 1860 dans la garde nationale. De ce fait, s’il convient de souligner le rôle de l’expérience florentine dans la formation de l’auteur mondain et attentif au genre rustique qu’allait devenir Verga, il nous semble également essentiel de s’attarder sur les quelques lignes que l’actualité de Florence capitale inspira au jeune sicilien. En effet, cette ville qui abritait un monde littéraire brillant et fécond et où « on ne [pouvait] pas ne pas réussir à quelque chose », se trouvait aussi au cœur d’un processus de démocratisation balbutiant. Verga se fit alors le témoin de cette vie culturelle en ébullition, mais aussi le metteur en scène d’une vie politique et sociale marquée par la tentative de définir la démocratie et la manière de faire les italiens. L’intérêt de l’élite florentine tout à la fois pour la politique, pour la vie mondaine et pour le théâtre transparaît dans la première pièce de l’auteur des Malavoglia qui écrivait ainsi en 1869 à sa famille :
« Florence est vraiment le centre de la vie politique et intellectuelle de l’Italie ; ici, on vit dans une autre atmosphère. […] Il faut vivre au contact de ces illustrations, vivre au milieu de ce mouvement incessant, se faire reconnaître et connaître, respirer l’air en somme3. »
3À ses yeux, Florence est le lieu idéal où commencer une carrière, mais aussi, où faire naître, politiquement et culturellement, la nouvelle Italie. C’est un jugement semblable que l’on retrouvera dans les Studi di Letteratura Contemporanea de Luigi Capuana, en ces termes :
« Je me souviens de la fois ardente et du grand enthousiasme qui nous avaient tous envahis durant ces années, entre 64 et 65, alors que Florence conservait encore sa physionomie de petite capitale, et que l’activité littéraire y semblait entièrement vouée à produire le miracle de donner vie au théâtre italien moderne4. »
4I nuovi Tartufi, dont on pense qu’elle serait la première pièce de Giovanni Verga, fut écrite pour le concours Ristori, dans le jury duquel on trouvait Luigi Capuana. Elle fut évoquée autrefois par Federico De Roberto et retrouvée dans les manuscrits de l’auteur des Malavoglia par Carmelo Musumarra, qui la fit publier en 19805. Verga y dresse le portrait d’une capitale italienne se préparant aux élections nationales d’octobre 1865, prise dans une campagne électorale que Musumarra décrit ainsi :
« La lutte politique fut très féroce, entre cléricaux et libéraux, et l’enjeu n’était pas qu’un siège au parlement, mais bien l’instauration de moeurs politiques qui s’affranchiraient des provincialismes et deviendraient véritablement nationaux6. »
5Dans ce manuscrit, qui porte la date du 14 décembre 1865, l’auteur catanais semble mettre l’histoire en scène pour la première fois, bien loin de l’image d’Épinal du peintre d’une Sicile lointaine et immuable. Le protagoniste, Prospero Montalti, un petit propriétaire de la province toscane, se laisse persuader de se présenter aux élections par le dottor Codini. Le nom même du personnage en fait de toute évidence un codino, un conservateur réactionnaire, semblable aux défenseurs de la monarchie qui portaient souvent une petite tresse au temps de la révolution française et de la restauration. Il anticipe le qualificatif de « codino marcio » (« réactionnaire pourri »), que le Don Silvestro des Malavoglia assène à Padron Ntoni en l’accusant d’espérer le retour de Franceschiello. Le spectateur et le lecteur savent donc d’emblée dans quel camp situer le personnage.
6L’épouse et la fille de Montalti appuient cette décision, la mère, Emilia, étant sous l’influence de Codini qu’elle considère comme un saint homme, et la fille, Maria, ayant hâte de prendre part aux fastes de la vie mondaine florentine. Seul le fils, Carlo Montalti, est déjà réticent, de même que son ami Alberto. Une fois à Florence, Montalti, appartenant à la minorité parlementaire, doit subir huées et sifflets, tandis que la trame glisse du public vers le privé lorsque Codini trouve un prétendant à Maria et manigance pour entraîner Carlo sur une mauvaise pente et le faire déshériter par son père. Ainsi, toute la fortune des Montalti serait léguée à Maria, et donc à son futur mari, qui versera à l’homme pieux une commission non négligeable en signe de reconnaissance. La trame est toutefois découverte et dévoilée par deux amis, Alberto et Rodolfo, arrivés de la campagne pour rendre visite à Montalti. Ayant fait montre, tout au long de la pièce, d’une désillusion croissante envers son activité politique, ce dernier décide de retourner s’occuper de ses terres.
7Cette pièce à thèse, dans laquelle les noms mêmes des personnages permettent d’identifier des types sociaux tels que Codini le réactionnaire, Prospero le bourgeois aisé, ou Maria la jeune femme innocente, et où les artifices et la rhétorique envahissent chaque page, est cependant fondée sur le thème central au théâtre du masque et de la représentation : les nouveaux tartuffes réintroduisent, en quelque sorte, le masque antique, pour se prêter à une forme de « théâtre dans le théâtre ». Le destinataire du texte est sans aucun doute la société de l’époque, et plus particulièrement la bourgeoisie foncière qui s’implique alors dans la politique.
8Au-delà des motifs du drame romantique tardif, entre intrigues de salons, scènes de jalousies et manigances secrètes qui font avancer l’intrigue, on s’attardera sur la dénonciation de l’hypocrisie et des manœuvres du parti clérical, mais aussi de la naïveté et de l’inexpérience de nouveaux acteurs politiques que propose le jeune auteur sicilien. Nous verrons également qu’une critique des institutions parlementaires s’installe au fil de la pièce, autour de la question centrale de la définition des critères permettant à un citoyen d’être élu. Enfin, on remarquera que Verga esquisse déjà, à travers un personnage qui, désenchanté, s’en retourne à ses vignes, les thèmes de la désillusion post-risorgimentale et de l’honnêteté et de la tranquillité provinciale dont le cycle des Vinti a ensuite bouleversé le traitement.
Anticléricalisme et naïveté des nouveaux acteurs politiques
9Le thème choisi par Verga s’inscrit bien sûr dans un contexte historique et politique, mais reprend également une tradition littéraire, qui ne se limite pas à Molière. Le tartuffe est un type théâtral à la mode, notamment dans le Nord et le centre de l’Italie, depuis le milieu du XIXe siècle. En 1847, Domenico Guerrazzi a en effet publié un texte lui aussi intitulé I nuovi Tartufi, tandis que les années 1850 ont vu la publication du Tartufo moderno de Paolo Ferrari7, modénais, puis du Tartufo politico de Angelo Brofferio, piémontais8. Verga ajoute à son tour une réflexion sur la politique italienne des premières années qui suivirent l’unité au thème de l’hypocrisie et de la fausse dévotion. Mais ce qui frappe tout d’abord, c’est que si les manigances cléricales fonctionnent, c’est parce que les personnages qui s’engagent en politique sont extrêmement naïfs.
10Ainsi, le personnage de la jeune Maria, fille de Montalti, qui exulte à l’idée qu’elle pourra peut-être bientôt se rendre à Florence, provoque d’abord le sourire attendri du lecteur ou du spectateur lorsqu’elle s’exclame, dès la première scène : « Monsieur Ferdinando, vous avez dit que nous réussirions ? Papa sera député ! Nous irons donc à Florence, la capitale ! », et elle commente : « Moi, il me suffit que maman me conduise au parc des cascine le dimanche et que papa loue tous les huit jours un balcon à la Pergola9. » C’est donc la vie mondaine de la capitale qui attire la jeune fille, qui n’a pas la moindre préoccupation politique. En outre, Maria a de Florence une représentation idéalisée, la scène d’exposition en témoigne :
« Maria
Dites, monsieur Ferdinando, est-il vrai qu’à Florence, on danse tous les soirs, quand on ne va pas au théâtre, et qu’on se promène tous les matins, quand on ne va pas rendre des visites ?
Ferdinando
Qui vous l’a dit ?
Maria avec gravité
Oh, mon cousin Rodolfo, qui y est allé lui-même, il y a quatre ans, et qui y est resté deux jours entiers10 ! »
11La naïveté de Maria provoque ainsi un comique de répétition quelque peu artificiel. Cependant, ce n’est pas tant la naïveté de Maria, que le Tartuffe Codini a acquise à sa cause, mais bien l’absence de sens critique d’Emilia, sa mère et l’épouse de Montalti. On se souviendra pourtant que dans la comédie de Molière, le soutien indéfectible de Tartuffe était la mère d’Orgon, Madame Pernelle. Ici, il s’agit de la femme du personnage, qui ne s’apercevra de son erreur que durant la dernière scène.
12Comme Dorine s’adressant à Madame Pernelle, on pourrait dire à Emilia,
« Il passe pour un saint dans votre fantaisie
Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie11. »
13qu’elle continuerait à le qualifier de « saint homme », « d’homme pieux », et à lui obéir, en répondant « Puisque vous me l’avez conseillé » ou bien « si vous le dites », ou encore « si c’est le dottor Codini qui le dit12 ». Ne percevant pas l’ironie de son entourage, Emilia contribue à son tour à un comique de répétition qui ne laisse pas d’être fort amer.
14Enfin, le Tartuffe Codini exploite également l’ingénuité et la vanité de Prospero, qui propose d’abolir la conscription, conformément aux revendications de nombreux cléricaux, mais aussi d’abolir la guerre, et enfle lorsqu’il pense que de nombreux députés viendront à la fête qu’il organise, s’exclamant : « Eh… ! Eh ! Quels gens ! […] presque tous mes collègues ! Des aristocrates pur sang… ! Des professeurs… ! Des diplomates13… ! » Codini réussit sans grandes difficultés à le manipuler, par des propos flattant sa vanité, tels que :
« Cher et honorable monsieur Montalti, ces messieurs sont les plus chaleureux admirateurs de votre esprit et les plus fervents soutiens de votre candidature, qui viennent vous remercier de vous être rendu aux instances de tous les hommes bons en vous engageant dans cette lourde charge14. »
15C’est donc à cette naïveté et à ces faiblesses que s’attaquent le Tartuffe et son élève, qu’il choisit comme prétendant pour Maria, à travers une critique sociale hypocrite, mais aussi et surtout, à travers le levier politique qui sert en fait leurs intérêts individuels. S’en prenant aux plaisirs mondains, tout comme madame Pernelle qui affirmait sous l’influence de Tartuffe que : « Ces visites, ces bals, ces conversations/Sont du malin esprit toutes les inventions./Là, jamais on n’entend de pieuses paroles./Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles » (Tartuffe, I, 1), Codini conseille à Emilia de tenir ses enfants à l’œil à Florence, « une capitale où le vice est plus effronté et les mauvais exemples plus fréquents » (I, 1), et lui propose de la mettre en relation avec « quelques personnes de sa connaissance qui sont des modèles de dévotion et de piété » (I, 1), mais qui se révèleront de simples pique-assiettes. La pièce attribue donc, au contraire, le basculement de la mondanité au vice aux trames des cléricaux, qui utilisent la politique mais aussi les intrigues amoureuses pour faire venir la famille à Florence, perdre Carlo et obtenir la dot de Maria.
16Ce projet particulier est masqué par un sacrifice proclamé, au nom de l’intérêt général. Ferdinando Codini dit en effet agir « pour servir Dieu et son Église » (II, 2) et, une fois la victoire obtenue, récite tout son latin, en criant « Victoire ! Victoire ! Gloria in excelsis ! », « ad maiorem gloriam Dei ! » (I, 9). Lui et son « élève tartuffe » (II, 4), Giorgio, n’hésitent pas ensuite avec cynisme à détourner les paroles de l’Évangile à propos des députés laïcs qui sifflent un Montalti ébahi :
« Giorgio
Ils ne savent pas ce qu’ils font !
Ferdinando
Ils sont comme les incrédules de la Bible : ils ont des yeux qui ne voient pas, des oreilles qui n’entendent pas15. »
17Les doutes du spectateur sur leur probité politique sont confirmés et leur cause dévoilée, dès que Ferdinando, qui avait couru dans la salle où l’on votait « pour voir ce qu’on fait, pour conforter ceux qui doutent, encourager les tièdes, faire les derniers efforts en somme pour que [Prospero] réussisse » (I, 1), affirme que Montalti a été élu à l’unanimité. Dès lors, le doute, instillé par la didascalie « con ipocrisia » répétée par un Verga très didactique, n’abandonne ni le spectateur ni le lecteur qui apprennent rapidement que l’intérêt politique de Codini, s’il existe, se limite à la défense des biens et du pouvoir temporel de l’Église, et se résume à l’affirmation selon laquelle « les corporations religieuses ne doivent pas être touchées ! » (I, 10). Codini induit même Prospero à affirmer que « la garde nationale sera maintenue pour accompagner les processions du Corpus Domini » (I, 10). On sent bien là toute l’ironie et la colère contenues dans cette réplique écrite de la main d’un Verga qui s’était lui-même engagé dans la garde nationale par enthousiasme patriotique.
18L’influence de Codini est toutefois progressivement remise en cause, et lui et Giorgio sont enfin démasqués. Les premières révoltes proviennent des enfants des Montalti, depuis le timide mais impatient « Toujours ce dottore Ferdinando ! » (I, 2) de Maria au « Au diable le dottore et tous les corbeaux, ses pareils » (I, 3) de Carlo, qui réalise que les manigances de Codini ont un impact négatif sur la réputation de son père :
« Si mon père veut être député, il n’est pas nécessaire que ce monsieur aille crier sur les toits que c’est lui qui le pousse, comme si mon père était un fantoche !... Et savez-vous ce que cela a fait ? Cela a fait que tous ceux du village qui ne soutiennent pas le dottore disent que mon père est le candidat du parti noir ! […] Le parti des soutanes noires et des mauvais chapeaux à tricorne. Le parti des bigots… Le parti du dottor Ferdinando, ma mère ! […] Enfin, mon père est assez riche et assez galant homme pour ne pas être redevable à qui que ce soit de son élection16. »
19Toutefois, c’est paradoxalement grâce à Giorgio que le spectateur a pour la première fois devant lui le « masque nu » de Ferdinando, à la deuxième scène du deuxième acte :
« Giorgio
Oh ! Regardons-nous en face, monsieur Codini… Me faites-vous le tort de croire que vous pouvez me leurrer moi aussi avec vos hypocrisies ? Ou l’hypocrisie est-elle déjà devenue une nature chez vous ?
Ferdinando, effrayé
Silence ! Pour l’amour de Dieu… ! Imprudent !
Giorgio
Il n’y a pas d’imprudence qui tienne ! S’il est vrai que je trouve mon compte en faisant le cou-tordu comme vous, je me réserve ensuite la liberté de rire des grimaces que nous faisons tous deux. Je veux pouvoir vous dire : Maître, je suis un mauvais sujet, mais vous êtes un fourbe patenté ! […] Vous perdez votre temps, mon cher ; nous nous connaissons. Moi, marquisde San Giocondo, complètement ruiné (entre parenthèses) par le jeu et les femmes, je sers votre intérêt de paysan parvenu qui veut avancer. Vous m’avez dit : séduisez mademoiselle Montalti ; épousez-la et je vous aiderai. Vous deviendrez le soutien de notre parti, et avec votre nom, votre esprit (quelle bonté, n’est-ce pas !) et l’argent qui vous viendra de la dot, vous serez en état de nous rendre des services plus importants que ceux que pourrait nous rendre un député imbécile comme Montalti. Vous êtes jeune, résolu, audacieux ; vous avez besoin d’une position, c’est pour cela que vous avez rejoint notre parti ; nous vous la procurerons à condition que vous nous souteniez à votre tour, je me contenterai du tiers de la dot au titre du courtage. Contrat établi.
Ferdinando
Tout cela pour le service Dieu et le bien de son Eglise, mon petit marquis !
Giorgio
Je jure devant Dieu qu’il y a là trop d’effronterie17 ! »
20Enfin, c’est la conjonction des efforts d’Alberto et Rodolfo, les deux amis provinciaux et honnêtes de la famille, qui permettront de faire tomber les masques. C’est d’ailleurs bien cette métaphore qu’emploie Alberto, au troisième acte, lorsqu’il déclare : « J’ai dans les mains un fil qui arrachera de nombreux masques » (III, 5) et réclame « un moyen, un fil pour arriver à découvrir cette intrigue, pour enlever son masque au petit marquis et vous verrez tomber aussi celui de Codini » (III, 7). Le masque est devenu une marionnette, un Pinocchio sinistre, qui dévoie l’unité italienne et dont il faut arracher les fils. Les deux hommes peuvent alors dresser un portrait à charge de
« ceux qui ne regardent pas aux moyens pour arriver à leur fin : le déshonneur, la ruine, l’homicide ; […] ceux qui profitent également de l’amour chaste de la vierge et des séductions de la courtisane ; […] ceux qui volent l’affection de l’épouse et de la mère à ses enfants et à son mari pour l’enfermer dans un ascétisme stupide et mortel18. »
21Et lorsque Montalti demande des preuves à son ami, le rejet des cléricaux est viscéral, la démonstration délaisse la logique pour l’émotionnel, car « quand on a affaire à des hommes comme Codini, on ne demande pas de preuve ; on interroge son cœur19 ». Cet argument peut, lui aussi, sembler d’une naïveté assourdissante, mais il est à mettre en relations avec les probables positions politiques de Verga à cette époque. En effet, dans le Roma degli italiani, journal fondé, comme ensuite L’Italia contemporanea et L’Indipendente, avec son maître Antonino Abate et avec Niceforo, on pouvait lire un article du 5 octobre 1861, signé Niceforo et Stagnitti, intitulé Il Clero e l’Istruzione pubblica, auquel Verga adhérait probablement et qui montre que derrière le décor toscan de I nuovi Tartufise profile également la Sicile de l’auteur :
« Qui l’aurait cru ? […] Au beau milieu du XIXe siècle, à peine sortis des merveilleux bouleversements civils qui firent briller la lumière en Italie, on apprend de monsieur Tholosano, gouverneur de notre province, […] qu’alors que le laïcat se prépare à pourvoir à tous les besoins de la nouvelle société, il nous faut […] employer des hommes qui se sont dédiés à l’éducation de la jeunesse, de longue date et par talent plus que par métier : et lui, Tholosano, s’est donc tourné, pour la direction du collège Cutelli, vers la Toscane et le Piémont afin de voir si d’autres maisons – religieuses – […] voudraient et pourraient assumer cette charge. Bravo monsieur Tholosano ! Un compilateur de l’Armonia ou de la Civiltà Cattolica n’aurait pas écrit de mots plus tendres et plus flatteurs pour les frères. Or ne savez-vous pas que vous pensez précisément l’inverse de la grande majorité libérale de la péninsule, et du ministre de l’Instruction publique lui-même, monsieur De Sanctis, qui, il n’y a guère, confiait au gouvernement du roi la direction de certains instituts de la région de Naples où on mélangeait prêtres et frères… ? […] Le clergé a été condamné par la voix unanime du peuple italien parce qu’il voit en lui l’ennemi de la grande patrie italienne, qui, depuis le confessionnal, depuis la chaire, se bat pour le pouvoir temporel du Pape, gangrène de l’Italie, et aujourd’hui obstacle à sa rédemption complète20. »
22Après avoir ainsi indiqué le clergé comme ennemi d’une unification laïque de l’Italie et, en cela, d’une véritable unité, Niceforo attaque l’ignorance proverbiale du clergé depuis la Réforme, pour poursuivre en démontrant l’incompatibilité entre les vœux de chasteté, de pauvreté et d’obéissance, et l’édification de la société italienne nouvelle « qui s’appuie sur le mariage, sur la propriété et sur la liberté de penser21 ». Les principes que le clergé inculquerait aux jeunes italiens sont eux aussi contraires à l’institution d’une jeunesse « qui soutienne la souveraineté nationale, la séparation des pouvoirs, la tolérance religieuse22 », et donc aux lois fondamentales ancrées dans le Statuto. Enfin, le clergé est indiqué comme un ennemi politique et militaire de l’unification italienne, lorsque Niceforo et Stagnetti l’accusent de défendre le pouvoir temporel du Pape, à une époque où Rome n’est pas encore italienne, de sanctifier le brigandage et d’encourager les désertions des appelés.
Un texte qui s’interroge sur les institutions italiennes
23La présence des cléricaux au sein des institutions pose donc problème, dans le cadre d’une problématique plus large qui concerne la manière de « faire les Italiens ». Bâtir un peuple de citoyens honnêtes et vertueux implique en effet de réfléchir sur la représentation démocratique de ce peuple. Dans cette première pièce, Verga s’interroge sur les institutions italiennes, et notamment sur les critères selon lesquels un personnage peut légitimement participer aux décisions de l’État en tant qu’élu. Cette question est délicate, puisqu’elle cache une peur sociale, en ces années d’agitation post-unitaire. Prospero exprime ainsi ses angoisses et ses refus :
« Voudrais-tu toi aussi que tous les indigents, tous les fauchés qui, n’ayant pas un sou à perdre, nous ruinent avec des impôts lourds et injustes… ? Moi, par exemple, qui ai dans ma cave plus de cinquante mille bouteilles de Montepulciano qui valent de l’or, je n’aurais jamais fait passer le traité commercial avec la France qui me nuit, à cause de la concurrence des vins de Bordeaux et de Champagne ; et cette autre affaire du Droit de consommation… ! Pourrais-je jamais approuver la suppression des corporations religieuses qui ferait baisser le prix de la propriété en mettant en circulation les biens immenses des Corps Moraux… moi qui ai cent cinquante hectares de vignes23 ! »
24Ces peurs sont déjà très concrètes et préfigurent le thème de la roba, des biens et des intérêts des propriétaires. Toutefois, la réponse d’Alberto, personnage positif dont on peut raisonnablement considérer les paroles comme proches des idées du jeune Verga formé par le républicain Antonino Abate, n’est pas si univoque qu’on pourrait s’y attendre :
« Alberto
Maintenant si toi, membre de la société d’œnologie et distingué par une médaille, tu voyais qu’un avocat, un architecte, par exemple, voulait te donner des conseils sur la façon de mettre ton vin en bouteille, tu te mettrais à rire, sans doute ?
Prospero, riant:
Eh! Eh! Eh! Par Bacchus…! Si j’en ris rien que d’y penser !
Alberto
Mais si c’était un de tes associés viticulteurs, ou même ton intendant qui te donnait un conseil, tu l’écouterais, au moins.
Prospero
Les oreilles grandes ouvertes.
Alberto
Eh bien toi, même si tu es propriétaire, même si tu es honnête homme, tu serais au parlement cet avocat qui viendrait te conseiller sur tes vignes, alors que le fauché, comme tu dis, l’indigent, qui aurait de l’honnêteté, des études adaptées et du zèle, serait l’intendant, l’associé viticulteur24. »
25À ses yeux, ce n’est pas tant l’origine sociale qui compte que la compétence. En outre, selon Alberto, l’acteur politique doit donc avoir la modestie d’admettre, quelle que soit son origine sociale, qu’il n’est pas compétent dans un domaine, voire qu’il n’est pas à même de discuter des grands problèmes que rencontre la nation. Sans cela, le parlement devient une institution paresseuse et inutile, où nombreux sont ceux qui se contentent de « regarder voler les mouches, de faire des boulettes de papier25 ». Cette vision est, certes, elle aussi simplificatrice, et Alberto, loin de réfléchir à l’éducation politique, ne propose à Prospero que le repli.
De la déception parlementaire au retour à la terre
26La première étape dans le retour de Prospero à ses vignes est la déception qu’il ressent dans son activité de parlementaire. Lui qui pensait naïvement et vaniteusement être écouté et défendre des valeurs, quelles qu’elles fussent, se rend compte qu’il est
« dans la minorité » et que ses ennemis « ont des bouches, cependant… ! Des bouches endiablées… ! Et ils s’en servent pour siffler et pour faire les diablotins quand un honnête homme se lève pour parler du pouvoir temporel des Corporations religieuses… Ils vous brouillent l’esprit et vous font perdre le fil de vos idées… si bien que vous croyez parler du Saint Père et vous parlez du Montepulciano, que vous confondez les corporations religieuses avec le Droit de consommation… Ils vous assourdissent, ils vous aveuglent… vous ne savez plus ni ce que vous dites ni ce que vous faites ; vous prenez votre chapeau et vous vous en allez26 ».
27Ces confusions sont certes destinées à faire naître un effet comique, mais elles sont une nouvelle fois la preuve de l’incompétence de Montalti, qui est cependantsuffisamment clairvoyant pour noter la prééminence de l’intérêt particulier chez ceux qui lui demandent son aide. Toutefois, la naïveté de l’acteur politique est dangereuse, puisque, si ce dernier est vaniteux, elle peut se transformer en tyrannie. En effet, Montalti, surpris qu’on puisse l’insulter et le caricaturer dans les journaux et tenant à son honneur de galantuomo respecté au village, envisage de faire censurer journaux et caricatures27. Lorsqu’il maudit son mandat et le dottor Codini « qui l’a fourré dans ces diableries », sa résignation à ne plus « ouvr[ir] la bouche » (II, 6) apparaît comme une sage décision.
28C’est d’ailleurs l’honneur, auquel s’ajoute l’aspiration à une paix familiale et provinciale vague et idéalisée, qui pousse Montalti à partir. C’est aussi ce même honneur qui préoccupait son entourage dès le premier acte. Alberto affirmait ainsi : « Le dottor Codini est un triste personnage ; mais si Prospero se laisse attraper par ses astuces, il aurait l’air d’un homme peu honnête » (I, 6), obtenant une réaction immédiate de Carlo, dans laquelle les champs lexicaux de l’honneur et de l’honnêteté, ainsi que le terme galantuomo, sont omniprésent, de même que l’idée d’une tranquillité villageoise.
« Si c’est comme ça, quoi qu’il m’en coûte de renoncer à Florence, nous parlerons clairement à mon père. Nous lui dirons ce qui circule sur toutes les lèvres à son propos. Mon père est un honnête homme, bon sang ! […] Maman, laisse-nous nous passer du siège de député, mais qu’on puisse au moins sortir dans la rue sans rougir28 ! »
29En effet, s’il existe bien une critique explicite du « provincial » dans cette pièce, elle s’exprime par la bouche du personnage négatif de Giorgio. Alberto, quant à lui, insiste sur « la tranquillité et le calme enviable de la […] famille » et sur la position locale établie de Prospero, qui sera toujours « le très illustre M. Prospero, que tout le monde respecte, devant qui tout le monde enlève son chapeau29 », qu’il soit député ou non, et qui pourra profiter à nouveau d’une promenade à travers ses vignes ainsi que de ces parties de tresette dont il rêve de plus en plus souvent30. Sa décision de « redevenir obscur mais heureux au sein de [sa] famille » résume cette désillusion. Il est toutefois impossible de ne pas remarquer que les personnages naïfs et, de ce fait, potentiellement nuisibles politiquement, sont des provinciaux.
30Dès cette première pièce, Verga nous propose donc une toile en nuances de gris, qui se conclut toutefois sur le constat que, si l’infamie peut procurer du pain, si les masques ne sont pas toujours arrachés et si les hypocrites peuvent réussir, « ce qui est faux et injuste ne triomphe pas toujours en ce monde31 ».
31L’enthousiasme laïc et libéral du jeune Verga est bien là, mais les doutes et la désillusion percent et rongent les idéaux pré-unitaires de l’auteur des romans patriotiques Amore e Patria, I Carbonari della Montagna et Sulle Lagune. Tout en se gardant de toute téléologie, on se doit de remarquer que, malgré les tâtonnements littéraires évidents, les questionnements politiques et sociaux qui ont contribué à faire naître une construction artistique de valeur sont déjà palpables dans I Nuovi Tartufi, qui semble faire figure de tournant dans le cheminement de Verga. Comme plus tard dans ses grands romans siciliens, c’est lorsqu’il semble se détourner de toute prise de position politique directe que Verga interroge avec le plus d’acuité le Risorgimento, notamment le rapport politique, social et culturel des couches populaires à l’Italie unifiée. Ce cheminement intellectuel, qui a connu détours et obstacles, semble ici déjà amorcé.
Notes de bas de page
1 Federico De Roberto, Casa Verga ed altri saggi, éd. Carmelo Musumarra, Florence, Le Monnier, 1964.
2 Carmelo Musumarra, Vigilia della narrativa verghiana, Cultura e letteratura a Catania nella prima metà dell’Ottocento, Catane, N. Giannotta, 1958.
3 Giovanni Verga, Lettere sparse, a cura di Giovanna Finocchiaro Chimirri, Rome, Bulzoni, 1979, p. 10.
4 Luigi Capuana, Studi di letteratura contemporanea, seconda serie, Catane, Giannotta, 1882, cité par Gianni Oliva, in Giovanni Verga, Tutto il teatro, Milan, Garzanti, 1987, p. 33.
5 Giovanni Verga, I nuovi tartufi, comédie en 4 actes, éd. Carmelo Musumarra, Florence, Le Monnier, 1980, avec une préface de G. Spadolini sur le monde de Florence capitale.
6 Carmelo Musumarra, Vigilia della narrativa verghiana, op. cit., p. 65.
7 Sur Paolo Ferrari, modénais, qui est l’auteur de Goldoni e le sue sedici commedie nuove, cf. Tiberia de Matteis, « Auctor in fabula : Ferrari rappresenta Goldoni », texte consultable sur [http://www.disp.let.uniroma1.it/fileservices/filesDISP/auctor%20de%20matteis].
8 Angelo Brofferio, Il Tartufo politico, drame en 3 parties, Turin, Benedetto e comp., 1854, le texte est consultable sur [http://books.google.fr/books?id=S8dKAAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false].
9 Giovann Verga, I nuovi Tartufi, I, 1, in Tutto il teatro, Milan, Garzanti, 1987.
10 Ibid.
11 Molière, Tartuffe, I, 1.
12 Giovanni Verga, I nuovi Tartufi, I, 2 et 5. Ces répliques d’Emilia continuent ensuite de parsemer la pièce.
13 Ibid., II, 4.
14 Ibid., I, 10.
15 Ibid., p. 36.
16 Ibid., I, 3.
17 Ibid., II, 2.
18 Ibid., IV, 4.
19 Ibid., IV, 4.
20 Niceforo,Stagnitti, Il Clero e l’Istruzione pubblica, extrait du journal Roma degli Italiani, publié à Catane le 5 octobre 1861.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Giovanni Verga, Tutto il teatro, I nuovi Tartufi, I, 7.
24 Ibid., loc. cit.
25 Ibid., II, 6.
26 Ibid., II, 4.
27 Ibid., II, 8.
28 Ibid., I, 6.
29 Ibid., I, 7.
30 Ibid., II, 5.
31 Ibid., IV, 9.
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Shakespeare au XXe siècle
Mises en scène, mises en perspective de King Richard II
Pascale Drouet (dir.)
2007
Eugène Scribe
Un maître de la scène théâtrale et lyrique au XIXe siècle
Olivier Bara et Jean-Claude Yon (dir.)
2016
Galions engloutis
Anne Ubersfeld
Anne Ubersfeld Pierre Frantz, Isabelle Moindrot et Florence Naugrette (dir.)
2011