Aliénation dramatique et idéologie politique dans Giovanni da Procida de Giovan Battista Niccolini
p. 147-156
Texte intégral
1Dans un célèbre passage du De pictura, Leon Battista Alberti introduit la figure de l’ammonitore auquel revient le rôle de médiateur entre l’œuvre et le public :
« Ensuite il me plaît que dans l’histoire représentée il y ait quelqu’un qui attire l’attention des spectateurs sur ce qui se passe, que de la main il appelle le regard ou, comme s’il voulait que cette affaire fût secrète, qu’avec un visage farouche et des yeux menaçants il les dissuade d’avancer, ou qu’il indique là quelque danger ou quelque chose à admirer, ou encore que, par ses gestes, il invite à rire de concert ou à pleurer en même temps qu’eux1. »
2Les historiens de l’art, à partir de Michael Baxandall2, ont rapproché l’ammonitore de l’ange de la sacra rappresentazione florentine, qui récitait le prologue et l’épilogue de la pièce, en explicitant son message moral dans un but didactique. De cette façon, donc, la peinture historique et le théâtre religieux du Quattrocento affrontent le problème de la lecture de l’œuvre dans des genres qui ne prévoient pas le « moi » de l’auteur pour en guider l’interprétation : ce n’est pas un hasard si, avec le temps, la figure originairement « chorale » et anonyme de l’ammonitore finit par coïncider avec l’autoportrait de l’artiste, puisque, comme le remarque Carlo Pedretti, « personne ne pouvait expliquer l’ouvrage mieux que son auteur3 ».
3Quant au théâtre, sa polyphonie statutaire ne rend pas toujours simple l’identification du porte-parole idéologique de l’écrivain, dont le point de vue peut ne pas correspondre à celui d’un seul personnage ou, même quand c’est le cas, se superposer à lui intégralement. Au contraire, selon Anne Ubersfeld, « la voix de l’auteur investit-désinvestit la voix du personnage par une sorte de battement, de pulsation qui “travaille” le texte de théâtre4 ». Dans les pièces qui tirent leurs sujets des siècles passés – exclusion faite pour l’univers greco-romain assumé en tant que modèle idéalisé dans les reprises classicisantes – l’un des critères pour déceler la pensée de l’auteur derrière les mots de ses personnages peut être l’anachronisme, en vertu duquel l’on projette les instances du présent dans le passé, en actualisant les enjeux de l’ouvrage. Il en découle qu’il s’applique surtout aux représentants du paradigme axiologique auquel l’auteur adhère. Déjà Alfieri avouait avoir pourvu l’Ildovaldo de sa Rosmunda d’un caractère « à mi-chemin entre les coutumes barbares de son époque, et la pensée juste et éclairée des temps postérieurs, raison pour laquelle il ne parvient pas peut-être à paraître entièrement lombard5 ». À leur tour, ni le marquis de Posa de Schiller, ni Adelchi de Manzoni ne se soustraient à la même accusation d’invraisemblance historique : quoiqu’exprimant dans les Notizie storiche accompagnant sa tragédie Adelchi son intention d’« adapter les discours des personnages à leurs actions connues, et aux circonstances où ils se sont retrouvés », Manzoni déclare que « cependant le caractère d’un personnage, tel qu’il est présenté dans cette tragédie, manque entièrement de fondements historiques6 ».
4Dans le cas de Giovanni da Procida de Giambattista Niccolini, il est intéressant de remarquer que les critiques du XIXe siècle soulignent la compromission avec le présent tantôt de Procida tantôt de Tancredi, selon leur interprétation de cette pièce. Si pour De Sanctis le succès de Niccolini s’explique « car l’auteur imagina un Giovanni da Procida non Sicilien, mais Italien7 », pour Carlo Tenca « les deux personnages de Imelda et Tancredi sont anachroniques » parce que dans les répliques du second « nous voyons les sens moral du poète qui d’une certaine façon proteste contre la nécessité cruelle des guerres et du sang et antépose à l’amour envers la patrie un sentiment plus noble, plus sublime, l’amour envers l’humanité8 ». Le noyau idéologique de Giovanni da Procida se situe dans les deuxième et troisième actes. Procida rencontre Gualtiero qui aspire à la main de sa fille Imelda, et ils s’apprêtent à déclencher la conjuration des Vêpres, première étape d’un projet plus ambitieux. En effet, la coalition entre les nobles gibelins et Pierre III d’Aragon, héritier de Manfred pour avoir épousé sa fille Constance, doit aboutir à l’unification de la Péninsule que les rois de Souabe avaient essayé de réaliser avant d’être arrêtés par le pape et ses alliés français. C’est ce qui apparaît aussi dans une lettre de Niccolini où il critique le déroulement d’une pièce de Casimir Delavigne écrite sur le même sujet9. Face aux hésitations de Gualtiero qui craint la domination espagnole après celle angevine10, Procida rappelle qu’« en Aragon/Le roi et les Grands ont les mêmes droits » et poursuit en souhaitant la réunification de l’Italie sous la couronne d’un « roi puissant et guerrier », capable de ramener la concorde entre les factions en lutte (II, 3) :
« Pense, Gualtiero,
Quelle est l’Italie. Je ne dis pas à un Gibelin
Combien la grandeur est ennemie de la liberté.
Je pense qu’ici il faut un roi puissant ;
Que ce roi ait un sceptre pour épée, et un heaume
Pour couronne. Qu’il ramène à la concorde
Les volontés partagées ; qu’il soigne les blessures
Serviles de l’Italie, et la recompose.
Que celle qui eut le monde comme province
Ne soit plus la province de tous, la proie
Et la risée des peuples étrangers. Les guerres
Aboutissant à des triomphes infâmes vont cesser.
Et ce puissant sera comme le soleil qui lutte contre des ténèbres
Épaisses, où des frères aveugles se battent
Entre eux. Et pour finir, après que cette nuit cruelle
A cessé, ils se reconnaissent
Et s’embrassent en pleurant. »
5Le débat sur le soulèvement des Siciliens contre le joug français et l’alliance avec Pierre III d’Aragon continue dans la scène 5 de l’acte III, où Tancredi, marié secrètement à Imelda, alors qu’il est le fils du tyran Eriberto, le gouverneur de Messine ennemi de Procida, répète les objections de Gualtiero et dénie l’existence d’un peuple italien :
« J’entends
Des mots magnifiques, tu parles de l’Italie
Comme si elle existait ; ce n’est qu’un nom ;
Ici il y a des gens, mais il n’y a pas de peuple, et les vertus
Sont misérables, les délits inutiles.
Tu accomplis un grand exploit ! Tu donnes un nouveau tyran
À la patrie ; et le joug de l’Ibère qu’on invoque
Sera long, vil et lourd pour l’Italie. Hélas, l’insensée
A mille fois vainement souillé de sang ses chaînes ! »
6En même temps, contrairement à Procida qui réunit les conjurés dans la haine contre les abus des oppresseurs, Tancredi, comme on l’a vu, désavoue toute distinction ethnique qui porterait préjudice à son union avec Imelda. Au contraire, pour justifier son mariage, contracté dans l’ignorance de ses véritables origines, Tancredi déclare la fraternité de tous les hommes face à Dieu, dans un passage correspondant aux positions des intellectuels catholiques tels que Pellico et Manzoni : « Face à Dieu il n’y a ni Italien ni Français,/Mais l’homme ; et je sens toute la douceur/De cette loi qui nous rend frères (I, 1). » Malgré le sentiment de culpabilité qui la saisit dès qu’elle apprend qu’elle a épousé le fils d’Eriberto, Imelda montre qu’elle a été convaincue par les mots de Tancredi, car elle refuse de partager la haine de son père contre les Français et fait appel à son tour aux principes chrétiens : « Je ne dois pas haïr, fidèle à Celui qui pardonne volontiers,/même à ses ennemis (III, 3). »
7Le spectateur de Giovanni da Procida est-il supposé s’identifier au patriotisme italien du protagoniste ou bien à l’humanitarisme chrétien de Tancredi, qui efface toute distinction entre les peuples ? Lequel des deux personnages reflète la pensée politique de l’auteur ? Pour éclaircir sa position idéologique dans le débat opposant les personnages, l’on peut se servir des témoignages externes fournis par ses recueils des poèmes qui développent les mêmes sujets. Là, les textes dans lesquels Niccolini manifeste ses ardeurs patriotiques et exhorte l’Italie à repousser les barbares au-delà des Alpes et à retrouver ainsi sa liberté sont nombreux. Mais on en trouve également d’autres inspirés par le désir de la paix, où il décrit une humanité concorde, composée par des frères qui ont abandonné leurs rivalités, selon une perspective chrétienne qui coïncide avec les répliques de Tancredi mentionnées précédemment. C’est le cas du sonnet du Canzoniere posthume de Niccolini intitulé par son éditeur, Corrado Gargiolli, Il trionfo della fratellanza cristiana11 :
« Que désormais parle aux âmes de tous
La voix de Dieu, qui nous invite à l’amour
Et cria aux hommes : Soyez frères !
Oh, aimons le bien, et ne rions pas du mal ;
Que la douleur n’occupe plus les maisons vides ;
Et que les hommes s’embrassent et ne se tuent pas ! »
8ou bien de L’amore universale12 :
« Oh, si en nous vivait une étincelle
De cet amour qui nous rend égaux,
Elle serait bien un remède à nos maux,
Et aux larmes qui jaillissent de la douleur !
Alors un rayon de piété brillerait,
Et nous serions tous frères et non rivaux.
Cet espoir qui resplendit en nos cœurs
Deviendrait amour entre tous les mortels. »
9Cependant, en poursuivant la lecture de la production lyrique de Niccolini, il devient clair que son rêve d’une fraternité dépassant les barrières nationales est subordonné au rétablissement de la souveraineté de l’Italie : ce n’est qu’après avoir été libérée de la domination étrangère qui détermine l’oppression de l’ethnie des vainqueurs sur celle des vaincus, que les conditions d’équité et justice indispensables pour nouer des rapports d’amitié entre les peuples y seront présentes. C’est dans ce sens qu’il faut interpréter l’exclamation du sonnet Luce, amore ed armonia nell’Italia13 : « Et à qui a été notre ennemi,/Nous tendrons notre main droite, mais victorieuse ! », ou la description de Lo stato futuro dei popoli14 : « Plus de conflits,/Les peuples autrefois ennemis/Prospéreront grâce à la paix/Et oublieront les anciennes discordes », ou encore le sonnet Pace e virtù nel mondo représentant une Europe finalement libre et en paix15. D’ailleurs dans Giovanni da Procida le protagoniste exprime le même concept dans un passage de la scène 4 de l’acte III constituant sa réponse indirecte aux propos de Tancredi :
« Cette main qui jamais ne se trompe
A marqué les cœurs de tous
D’une loi d’amour ancienne et sacrée.
Mais l’oppresseur est le premier à la violer : que les Francs
Repassent les Alpes et ils seront de nouveau nos frères. »
10Tant que les Français ne se seront pas éloignés du sol italien, aucune alliance ne sera possible entre les oppresseurs et les opprimés, comme le démontre le dénouement de la pièce, où la proposition de Tancredi échoue tragiquement. L’union avec Imelda, loin de sceller la fusion entre les peuples ennemis comme cela se produit dans d’autres textes littéraires contemporains – à partir des romans de Walter Scott –, se révèle contre-nature, car les époux découvrent qu’ils sont enfants de la même mère. En effet, la perversion des liens de sang provoquée par leur mariage incestueux est la conséquence de la violence d’Eriberto contre la femme de Procida, qui se pose à l’origine du bouleversement de l’ordre moral que la vengeance du protagoniste vise à restaurer. La divergence entre les deux positions idéologiques de Procida et de Tancredi – a priori toutes les deux plausibles pour les spectateurs et bien représentées même dans le macro-texte de Niccolini – se résout ainsi à travers la stratégie textuelle de la tragédie, orchestrée par l’auteur de façon à imposer son véritable point de vue. Comme on l’a vu, sur le plan rhétorique il assigne le dernier mot à Procida, qui peut contrecarrer à distance les propos de Tancredi sans être à son tour réfuté par lui, et sur le plan dramaturgique il fait de Tancredi la victime sur laquelle s’abat la catastrophe finale, en faisant jouer contre lui son rêve de concorde chrétienne.
11Le sujet tragique traité par Niccolini acquiert naturellement une valeur métaphorique en rapport avec les vicissitudes politiques italiennes. Le déchirement de la famille de Procida provoqué par Eriberto – responsable aussi de la mort du fils du protagoniste – n’est qu’un épisode exemplaire résumant les abus des dominateurs angevins du XIIIe siècle (claire allusion aux Autrichiens du XIXe siècle, comme on ne manqua pas de remarquer lors de la première mise en scène de la pièce16). Cet élément se prête à être interprété selon les catégories indiquées par Alberto Mario Banti17. Dans ses recherches sur le débat autour de la nation pendant le Risorgimento, il a en effet montré comment l’identité nationale italienne se définit en des termes géo-parentaux qui la fondent sur les rapports de descendance et donnent lieu à des figurations familiales. Dans cette perspective tout mélange entre des ethnies différentes contamine les liens de sang et porte atteinte à la cohésion de la communauté, qu’il soit dû à une violence perpétrée contre les femmes des peuples assujettis, ou qu’il découle d’une union consensuelle, perçue comme une trahison. Procida renvoie à cette conception quand il critique les mariages interethniques imposés par Charles d’Anjou aux sujets Siciliens et maudit les femmes prêtes à accepter ces mésalliances, dans un passage chargé d’ironie tragique car alors il ignore qu’il décrit la condition de sa propre fille (III, 2) :
« Je pleure,
Je pleure celle qui dans un lit étranger
A subi l’offense des étreintes altières :
Mais que celle qui y est rentrée heureuse, et a dit je t’aime
À un ennemi de l’Italie, reçoive un mépris
Plus cruel que les offenses et ne soit fertile
Que pour donner naissance à un fils matricide. »
12Cependant il faut préciser que dans l’œuvre de Niccolini ce n’est pas tellement la sauvegarde de la pureté ethnique perçue comme un critère identitaire qui interdit toute fraternisation avec les ennemis, que plutôt les rapports d’oppression que ces derniers ont instaurés avec les vaincus, en configurant leur pouvoir comme une tyrannie. Au contraire, le modèle d’intégration représenté dans le Canzoniere par l’ancienne république romaine témoigne de la possibilité d’une coexistence pacifique entre vainqueurs et vaincus : « Les triomphes étaient heureux et beaux,/car à cette époque les vaincus devenaient des frères18. »
13Après avoir vérifié comment la stratégie textuelle de la pièce favorise le discours patriotique de Procida plutôt que celui de Tancredi, il faut se pencher plus à fond sur la proposition politique qu’il avance pour la libération de l’Italie : sa réunification sous la couronne aragonaise. On sait que les vers invoquant la venue d’un « roi puissant et guerrier » furent par la suite interprétés comme une préfiguration du rôle de la maison de Savoie dans l’unification de la Péninsule et Niccolini lui-même fut le premier à valider cette lecture, puisqu’il en fit hommage à Victor Emmanuel II à l’occasion de son entrée à Florence19. S’il est vrai que, malgré sa foi républicaine, le poète avait adhéré à la solution que représentait le Piémont pour le règlement du problème national, cela se vérifia bien après la composition du Giovanni da Procida, terminé dès 1817. À l’origine donc, les mots prononcés par le protagoniste étaient conformes à son inébranlable foi gibeline, sans refléter pour autant l’opinion de l’auteur qui à plusieurs reprises dans ses ouvrages dramatiques et dans sa correspondance fait la distinction entre le poète et ses personnages, prétendant leur avoir fourni une caractérisation conforme aux sources historiques. Dans les notes accompagnant Giovanni da Procida, par exemple, Niccolini précise :
« On connait bien les intentions de Fréderic, de son fils Manfred et de leurs partisans Gibelins : et qui voudrait m’accuser d’avancer des idées politiques modernes est prié de lire les observations que Gravina fait dans sa Raison poétique à propos de Guelfes et des Gibelins, quand il parle de Dante20. »
14Certainement la revendication de cette distanciation constitue une mesure de prudence par rapport à la censure et aux persécutions politiques qui pouvaient en dériver. « Les arguments que j’ai traité sont dangereux » – écrit Niccolini à Felice Bellotti en 182821 – « et j’hésite à publier ce que j’ai fait, pour qu’on n’attribue pas à l’auteur les opinions de ses personnages ». Par ailleurs, on lit dans une lettre à l’actrice Maddalena Pelzet qui souhaitait mettre en scène Giovanni da Procida : « Mais vous serez certainement la seule à l’avoir, si j’estime qu’il pourrait me faire honneur sans danger ; pas de la part des critiques, dont je me moque, mais de la part de ceux qui attribuent à l’auteur malheureux les idées de ses personnages22. » Néanmoins, au-delà de mécanismes de dépistage de la censure, le principe de l’aliénation dramatique est bien présent à la conscience poétique de Niccolini, pour qui l’auteur tragique « doit posséder en plus une qualité rare : l’oubli de soi même, et la capacité de vivre dans le personnage qu’il représente23 », en opposition à la subjectivité du théâtre romantique qui avait habitué les spectateurs/lecteurs à reconnaître une représentation indirecte de l’auteur derrière le masque de ses protagonistes. Si l’on revient au passage sur le soutien de Procida à Pierre III d’Aragon, on est étonné par l’écart existant entre « grandeur » et « liberté » considérées comme incompatibles par le protagoniste, qui privilégie la première par rapport à la seconde. Les poèmes lyriques de Niccolini montrent qu’en fait il pensait le contraire : alors que dans les sonnets dédiés à Victor Emmanuel II, il se préoccupe de conjuguer royaume et liberté (« Que la liberté s’asseye sur le trône avec toi24 »), ailleurs il associe les deux concepts (« Et si chacun la nomme libre et grande25 »), ou bien il choisit la liberté, notamment dans le sonnet Fine che debbono proporsi gl’Italiani26 :
« Maintenant qu’il lui suffise d’être heureuse ;
Et qu’elle ne se dise plus avec un orgueil aveugle :
Je veux redevenir dominatrice du monde !
Parce que la vague qui se brise contre le dur écueil,
Peut bien être écumante, elle ne peut pas gagner :
Que l’Italie soit libre, je ne veux rien de plus ! »
15Qui plus est, Corrado Gargiolli réfère un malentendu entre Niccolini et l’historien allemand Raumer, provoqué justement par ces mêmes vers du Giovanni da Procida (« Je ne dis pas à un Gibelin/Combien la liberté est ennemie de la grandeur »). Raumer les loua, suscitant le blâme de Niccolini qui dans une lettre à Alessandro Poerio de 1842 le critiqua en tant que « vrai pédant et partisan de la Monarchie absolue27 ». D’ailleurs, lors de la recherche du matériel préparatoire pour la rédaction de sa Storia del Vespro Siciliano, Niccolini s’était interrogé sur le véritable lieu de la sépulture de Procida et avait accusé les Aragonais d’ingratitude envers l’homme qui leur avait donné un royaume, et à la fin de sa vie avait été forcé de s’adresser à ses anciens ennemis français : « Le malheureux Procida eut cette récompense, que les Rois élargissent à qui leur a donné un sceptre, et il fut obligé d’abandonner la Sicile qu’il avait libérée28. » Comme on le voit, Niccolini nourrissait de fortes réserves sur la monarchie aragonaise qui, dans sa pièce, est connotée positivement, en accord avec l’idéologie de Procida. Donc, dans les scènes examinées où le protagoniste expose ses projets politiques, la pensée de l’auteur se manifeste plutôt à travers les doutes de Gualtiero et les avertissements de Tancredi, qui jettent une ombre sur les intentions du roi Pierre III. Et même si par la suite Niccolini s’approprie la réplique de Procida, en la détournant de son contexte originaire pour la faire correspondre aux circonstances politiques présentes, l’identification imparfaite du point de vue de l’auteur avec celui de son protagoniste en sort confirmée, tout comme sa possibilité de confier son message idéologique aussi à d’autres personnages, en exploitant la multiplicité des voix propre au genre théâtral.
Notes de bas de page
1 Leon Battista Alberti, La Peinture, texte latin, traduction française, version italienne, édition de Thomas Golsenne et Bertrand Prévost revue par Yves Hersant, II, 42, Paris, Le Seuil, 2004, p. 149.
2 Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy, Oxford University Press, 1972.
3 Carlo Pedretti, Leonardo. Il ritratto, Florence, Giunti Editore, 1998, p. 25.
4 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, I, Paris, Belin, 1996, p. 197.
5 Vittorio Alfieri, « Rosmunda », idem, Parere dell’autore e altre prose critiche, éd. Morena Pagliai, Asti, Casa d’Alfieri, 1978, p. 114.
6 Alessandro Manzoni, Adelchi, éd. Gilberto Lonardi, Paola Azzolini, Venise, Marsilio, 1992, p. 82.
7 Francesco De Sanctis, La letteratura italiana nel secolo XIX. Scuola liberale – Scuola democratica (1897), Saggio critico e nota di Toni Iermano, XII, Rome, Vecchiarelli Editore, 1996, Giambattista Niccolini, p. 544-556.
8 Carlo Tenca, « Giovan Battista Niccolini », idem, Saggi critici. Di una storia della letteratura italiana e altri scritti, éd. Gianluigi Berardi, Florence, Sansoni, 1969, p. 181-203 ; Rivista Europea : nuova serie del “Ricoglitore italiano e straniero”, Primo semestre, fasc. 3-4, Milan, mars-avril, 1845, p. 408-432.
9 Cf. Atto Vannucci, Ricordi della vita e delle opere di G.-B. Niccolini raccolti da Atto Vannucci, vol. 1, Florence, Le Monnier, 1866, p. 444-445 ; lettre à Gino Capponi, avril 1820 : « Et si je publie mon Procida, je vengerai par une Préface l’honneur outragé de notre pays. L’auteur [sc. Delavigne] y montre une ignorance crasse de l’histoire, en incluant le Pape de l’époque, Martin de Tours, un français, dans la conjuration. Celui-ci était fidèle au roi Charles et les Papes, en tant que chefs des Guelfes, étaient français. Qui plus est, toutes les persécutions subies par la Maison de Suède, et la mort même de Conradin, sont imputables à la cour de Rome, qui appela les Angevins en Italie, comme auparavant elle y attira Charlemagne, pour empêcher les Lombards d’en devenir les seigneurs. Voilà l’enjeu politique de cette tragédie, et Procida n’est qu’un Gibelin qui, comme Dante, veut que l’Italie soit unie et que l’épée ne soit pas associée au bâton pastoral. Je pense qu’il faut considérer ce fait sous cet aspect ; et alors la conjuration devient très intéressante, en se liant à un but politique. » Cf. aussi Adrian Lyttelton, « Creating a National Past: History, Mith and Image in the Risorgimento », in Making and remaking Italy. The Cultivation of National Identity around the Risorgimento, éd. Albert Russell Ascoli, Krystyna von Henneberg, Oxford/New York, Berg, 2001, p. 27-74.
10 Giovan Battista Niccolini, Giovanni da Procida, in Opere edite e inedite di G. B. Niccolini, éd. Corrado Gargiolli, t. 1, Turin/Milan, Casa Editrice Italiana M. Guigoni, 1862, p. 409 et suiv. : « Mais dis-moi : pour cette/Patrie malheureuse que tu pleures et aimes,/Le sang des Francs sera-t-il le début d’un sort meilleur/Ou bien changera-t-elle de tyrans ?/Procida, tu le sais bien ; ici on vainc l’étranger/Avec l’étranger, et dès qu’on se soumet à un nouveau joug/On regrette l’ancien,/Que d’autres ont brisé : nous sommes lâches comme des esclaves,/Et traitres comme des rebelles ; nos tyrans/Sont éphémères, mais notre esclavage est éternel », et plus loin : « Et Pierre ne pourrait-il/Devenir un tyran ? », II, 3.
11 Giovan Battista Niccolini, Canzoniere nazionale, in Opere edite ed inedite di G. B. Niccolini, éd. Corrado Gargiolli, t. 4, Milan, Casa editrice italiana di M. Guigoni, 1863, p. 168.
12 Ibid., p. 361.
13 Ibid., p. 223.
14 Ibid., p. 110.
15 Ibid., p. 279.
16 Cf. Atto Vannucci, Ricordi della vita…, vol. 1, op. cit., p. 58.
17 Cf. Alberto Mario Banti, La nazione del Risorgimento. Parentela, santità e onore alle origini dell’Italia unita, Turin, Einaudi, 2000 ; idem, L’onore della nazione. Identità sessuali e violenza nel nazionalismo europeo dal XVIII secolo alla Grande Guerra, Turin, Einaudi, 2006 ; La memoria degli eroi, in idem et Paul Ginsborg (dir.), Il Risorgimento (Storia d’Italia. Annali 22), Turin, Einaudi, 2007, p. 637-664.
18 Giovan Battista Niccolini, Canzoniere nazionale, op. cit., p. 60. Sur le modèle inclusif de la Rome ancienne, cf. Francesco Bruni, Italia. Vita e avventure di un’idea, Bologne, il Mulino, 2010.
19 Cf. Atto Vannucci, Ricordi della vita…, vol. 1, op. cit., p. 82 et Corrado Gargiolli, Introduzione à Vespro siciliano storia inedita di G. B. Niccolini pubblicata per cura di Corrado Gargiolli, Milan/Florence, Ditta G. Brigola – Ariani e Landi, 1882, p. 79-80.
20 Giovan Battista Niccolini, Giovanni da Procida, op. cit., p. 519-520.
21 Cf. Atto Vannucci, Ricordi della vita…, vol. 2, op. cit., p. 100.
22 Ibid., p. 96-97.
23 Ibid., p. 31, lettre adressée « Alla signora Angelica Palli, a Livorno », le 10 août 1825.
24 Giovan Battista Niccolini, Canzoniere nazionale, op. cit., p. 147.
25 Ibid., p. 243.
26 Ibid., p. 235. [But que doivent se proposer les Italiens.]
27 Corrado Gargiolli, Introduzione à Vespro siciliano…, op. cit., p. 67-69.
28 Ibid., p. 134.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Shakespeare au XXe siècle
Mises en scène, mises en perspective de King Richard II
Pascale Drouet (dir.)
2007
Eugène Scribe
Un maître de la scène théâtrale et lyrique au XIXe siècle
Olivier Bara et Jean-Claude Yon (dir.)
2016
Galions engloutis
Anne Ubersfeld
Anne Ubersfeld Pierre Frantz, Isabelle Moindrot et Florence Naugrette (dir.)
2011