Le Risorgimento de Silvio Pellico Lecture d’Iginia d’Asti
p. 135-145
Texte intégral
1Bien qu’il s’agisse d’une pièce aujourd’hui quasi inconnue, Iginia d’Asti se prête à d’intéressantes réflexions sur le rapport entre le théâtre et l’actualité politique. Ecrite depuis la prison des Piombi de Venise en mai 1821 (en épigraphe apparaît la date du 29 mai 1821), cette tragédie est liée à l’un des moments les plus dramatiques de la vie de son auteur, qui était alors en procès pour carbonarisme. En écrivant l’histoire d’Iginia, héroïne qui subit un procès pour des raisons politiques, Pellico semble faire allusion à son histoire personnelle. Sans vouloir établir une correspondance exacte entre les faits dont Pellico fut le protagoniste et les souffrances d’Iginia, ce qui dénaturerait l’œuvre et donnerait lieu à une interprétation forcée, nous nous limiterons à établir certaines analogies entre l’histoire d’Iginia et celle de Pellico et nous formulerons quelques hypothèses sur les raisons d’un tel rapprochement. Nous observerons comment l’auteur utilise le passé historique pour proposer ses réflexions sur l’actualité politique et nous nous questionnerons aussi sur le rôle que le pathétique joue à l’intérieur de cette pièce où le passé historique renvoie à des circonstances précises de la vie de son auteur.
2Silvio Pellico fut arrêté le 13 octobre 18201 chez le comte Porro, auprès duquel il travaillait comme instituteur. Il avait été impliqué dans des activités clandestines par Pietro Maroncelli, poète et musicien qui était arrivé à Milan en 18192. Maroncelli avait adhéré au carbonarisme en 1815, quand il était étudiant en musique au conservatoire de Naples. Il avait salué avec enthousiasme la révolution napolitaine du 2 juillet 1820, tout comme Pellico. Il avait alors proposé à Pellico et à Porro de faire ressurgir le Conciliatore, supprimé en 1819 par ordre de la censure autrichienne, sous forme de réunions3 clandestines. Le projet prévoyait aussi d’élargir la propagande des carbonari au Piémont : Maroncelli rêvait d’établir un contact avec d’éventuels carbonari de la région ou bien d’y créer une secte.
3Lorsque, compromis par des lettres mises sous séquestre par les autorités autrichiennes, Maroncelli fut arrêté, Pellico s’empressa de détruire les preuves de son implication dans le carbonarisme et de prévenir l’ami carbonaro Bonelli. Arrêté à son tour, il avait été conduit dans la prison milanaise de Sainte Marguerite où, interrogé, il avait nié toute accusation. Bien qu’il eût réussi à convaincre les juges milanais, le 19 février 1821, sur ordre de l’empereur François Ier, il fut transféré de Milan à Venise. Incarcéré dans le Palais des Doges, il fut interrogé par Antonio Salvotti, un juge de Trente choisi par l’empereur en raison de la renommée qu’il avait acquise dans les procès politiques4. Le 17 avril, Pellico, trahi par une lettre compromettante et par le témoignage d’autres accusés, fut contraint d’admettre ses responsabilités.
4La sentence fut émise en 1822 : le 11 janvier Pellico fut conduit dans la prison de Saint Michel à Murano. Le 22 février il fut condamné à la peine de mort qui fut tout de suite commuée en 15 ans de réclusion dans la forteresse du Spielberg, à Brünn (Moravie). Les conditions de détention y étaient particulièrement dures. En compagnie de Maroncelli, Pellico arriva dans la prison du Spielberg le 10 avril 1822 ; les deux amis en sortirent le 26 juillet 1830, graciés par l’empereur.
5Cette chronologie succincte nous permet de situer la composition d’Iginia d’Asti dans la période du procès vénitien, au moment où Pellico venait d’admettre ses responsabilités. Les interrogatoires avec l’habile Salvotti se succédaient, et Pellico et les autres prisonniers politiques accusés de carbonarisme étaient soumis à une énorme pression psychologique. La situation était rendue encore plus difficile par l’approbation le 31 août 1820 d’une loi qui établissait de lourdes peines aussi bien pour les carbonari que pour ceux qui ne les dénonçaient pas. À côté des délateurs qui sacrifiaient délibérément leurs camarades aux autorités, il y avait aussi ceux qui faisaient des aveux partiels dans le but illusoire d’améliorer leur situation et celle de leurs amis. Les plus intègres, et parmi eux figuraient Pellico et Maroncelli, étaient tourmentés par l’idée d’apparaître comme des traîtres aux yeux de leurs camarades. Dans ces circonstances, Pellico avait été réconforté par la religion catholique à laquelle il s’était définitivement converti.
6Des deux tragédies composées aux Piombi, Ester d’Engaddi, que Pellico acheva en juin 1821, et Iginia d’Asti, cette dernière est celle qui reflète de façon la plus claire les circonstances et le climat qu’on vient d’évoquer. Comme en témoigne une lettre que Silvio écrivit à son père Onorato la veille de son départ pour la forteresse de Spielberg, les deux pièces devaient être envoyées au Consul qui les remettrait ensuite à la famille du condamné. Elles passèrent certainement dans les mains de Salvotti qui garda pour lui une copie d’Ester.
7L’action d’Iginia d’Asti, située au XIIIe siècle dans la ville piémontaise d’Asti, s’articule autour de la relation amoureuse qui lie Iginia, fille du consul gibelin Evrardo, et Giulio, proscrit pour avoir supporté le parti guelfe. Giulio revient à Asti en secret et, grâce à la complicité de Roberta, la nourrice d’Iginia, réussit à s’introduire dans les appartements de sa bien-aimée. Il plaide son innocence auprès d’Iginia : il n’est pas un traître, mais un ami fidèle qui, pour défendre Manfredo de fausses accusations du Sénat, a été contraint d’abandonner Asti et a trouvé refuge auprès des guelfes. Giulio révèle ensuite à Iginia que les guelfes ont ourdi un complot afin de reprendre possession de la ville et l’invite à s’éloigner du palais consulaire pour ne pas être victime d’une fureur populaire souvent aveugle. Pendant cet entretien, les deux jeunes sont surpris par Evrardo et les sénateurs Giano et Roffredo : Giulio réussit à s’enfuir, et Roberta, qui avoue avoir organisé la rencontre, est arrêtée par les gardes du consul. Les gibelins découvrent les plans des guelfes et Giano, adversaire politique d’Evrardo, incite le Sénat à arrêter Iginia, considérée comme une complice de Giulio. En accord avec la nouvelle loi, les deux femmes sont condamnées à mort pour avoir caché un guelfe. Souhaitant donner de lui l’image d’un consul intègre et respectueux de la loi, Evrardo accepte de sacrifier sa fille. En réalité, il craint de compromettre son pouvoir en la soustrayant à la mort. Arnoldo, religieux et frère d’Evrardo, parle en faveur d’Iginia et de Roberta, mais il ne réussit pas à influencer le Sénat. Le moment de l’exécution approche. Giulio fait irruption dans la ville à la tête des troupes guelfes pour renverser le consul et sauver Iginia, mais il est trop tard : Iginia meurt avant que son amant puisse la libérer. Giulio crie vengeance et entraîne le peuple dans la révolte.
8Bien que l’amour entre Iginia et Giulio soit l’élément déclencheur de l’action, il n’occupe ensuite qu’une place marginale à l’intérieur de la tragédie. Les sentiments qui lient Iginia et Giulio appartiennent au passé, le présent étant occupé par la guerre civile et par la lutte pour le pouvoir du consul Evrardo et de son adversaire Giano. Pellico peint le tyran qui vise à consolider son pouvoir en alimentant le conflit civil, en jouant sur la corruption du Sénat et sur l’ignorance du peuple, qu’il sait manipuler. Ce climat de conflit et de division semble être le trait d’union entre le passé et le présent. Voici quelques éléments qui semblent particulièrement significatifs dans ce sens.
9En ouverture de la pièce (I, 1), le Sénat se prononce favorablement à propos du durcissement des mesures contre les gibelins qui ne dénoncent pas les guelfes. Une seule voix, celle d’Arnoldo, se lève contre cette loi. Arnoldo se dit méfiant vis-à-vis d’un gouvernement républicain, dont les jalousies et les rivalités amènent souvent à la tyrannie :
« Depuis le jour
Où je fus élevé au saint ministère et eus droit
De siéger parmi vous, je blâmai l’ancienne forme
De gouvernement républicain, où plusieurs
Se partageaient le pouvoir et où chacun,
lançant à l’autre des regards envieux,
Désirait ardemment l’action et était contraint à l’inaction.
Et je blâmai davantage l’outrage souvent fait aux citoyens
Alors que, le besoin exigeant une intervention vigoureuse,
On confiait le sceptre du dictateur tantôt à un chef barbare,
Tantôt à un Podestat altier étranger à la terre,
Comme si les fils de la patrie étaient indignes d’un tel honneur. »
10Il est légitime de relier ces propos au climat antinapoléonien dans lequel Pellico baignait depuis son arrivée à Milan5. Dans les lettres à son frère Luigi, nombreux sont les témoignages de son mépris à l’égard de Napoléon. Pellico lui reprochait d’avoir trahi la révolution et d’avoir plongé le peuple dans un état de guerre permanent et d’esclavage6. La situation n’avait pas évolué depuis l’arrivée des Autrichiens, dont le gouvernement despotique faisait dire à Pellico dans une lettre à Foscolo :
« Nous seuls, Lombard – vénitiens, n’avons pas ce fléau honteux7 : la philosophie des Autrichiens ne va pas plus loin ; elle hait les moines car armés par Rome, non parce qu’ils sont porteurs d’ignorance ; elle est méfiante, éclairée pour obscurcir – philosophie de rois despotiques et vils ; – ils ont peur de tout, et à tort, car tu connais notre nullité. On murmure, on abhorre, mais qui refuserait une pension ? Qui le premier dégainerait son épée contre les souverains8 ? »
11C’est contre ce climat de guerre et de suspicion qui s’insurge Arnoldo :
« Entends-tu
Le frémissement confus de la plèbe ? Pour le père
Qui donne abri à son fils dévoyé,
L’exil n’est pas une peine suffisante !
Celui qui ne foule pas aux pieds les droits de la nature
Et ne conduit pas ses enfants à l’échafaud
Mérite la mort ! […]
Les têtes des guelfes les plus illustres, seules nuisibles, sont tombées.
Cela ne suffit pas : maintenant l’épée
Du noble gibelin frappe
Dans les taudis des plébéiens, avide de sang.
De qui ? Des guelfes ? Mais le plébéien a-t-il jamais été guelfe ou gibelin ?
N’est-il pas l’instrument aveugle des puissants ? […]
Et l’on ne voudra pas fermer les yeux sur un guerrier inconnu,
Mais valeureux, qui reviendrait repenti
Dans la maison paternelle et, cachant
Qu’il était guelfe, s’allierait aux gibelins ?
Ne veut-on pas racheter ces enfants
Utiles à la patrie abandonnée ? »
12Se profilent ici deux catégories de coupables : les chefs des guelfes qui ont mal agi et qui ont été justement punis, et les gibelins qui sont poussés au crime par l’affection qu’ils portent à leurs chers, par l’ignorance et par le besoin. De plus, il y a des guelfes qui pourraient réintégrer les rangs des gibelins s’ils étaient accueillis avec clémence ; l’excès de rigueur se transforme en fureur. De même, la répression du gouvernement autrichien vis-à-vis du carbonarisme avait largement dépassé les limites de la clémence. La loi autrichienne s’abattait durement sur les coupables de subversion ainsi que sur ceux qui ne dénonçaient pas les subversifs. Par le biais de sa tragédie, Pellico ne veut ni ne peut lancer des accusations contre l’autorité autrichienne (en prison et sous le coup d’un procès, il n’était certainement pas en mesure de le faire) mais il semble plutôt inviter à la clémence vis-à-vis de ces coupables dont les idéaux étaient nobles. Iginia, qui sera bientôt accusée de complicité avec les guelfes et condamnée sur la base de cette nouvelle loi, fait partie de cette typologie de coupables.
13La rencontre entre Iginia et Giulio (II, 2) est l’occasion de montrer la noblesse d’esprit de cette héroïne et la pureté de ses idéaux. Elle s’oppose avec force à la conjuration ourdie par Giulio et les guelfes au nom de la paix, de l’unité et de la concorde entre les citoyens que seul « un héros, qui est enflammé aussi bien par la vertu que par l’amour » peut inspirer. Iginia appelle Giulio à la gloire :
« Non celle des vengeances cruelles et inutiles,
Ni celle obtenue par une brusque envie de triomphes cruels,
Mais celle qui consiste à essuyer les larmes de la patrie affligée,
À rassembler les frères ennemis sous le même étendard
En écartant les drapeaux maudits et sanglants des guelfes et des gibelins.
Parfois surgirent de grands hommes
Dont le geste avait pouvoir absolu sur les foules :
Oh, puisse mon époque n’être pas dépourvue d’un tel homme !
– Et que celui-ci soit mon bien-aimé
Et que son ambition brille si pure et magnanime
Que les cœurs se sentent transportés
Par un enchantement doux et irrésistible
Et, rapprochés par une pitié mutuelle,
qu’ils s’attendrissent sur leur malheur commun et d’une seule voix
Répètent avec lui : “Que la paix soit, oublions
Nos mutuelles erreurs ! Nous sommes enfants d’une seule patrie.” »
14La réponse de Giulio, empreinte de pessimisme, creuse un fossé entre les deux personnages :
« Un rêve mensonger, ô jeune fille, t’abuse.
Il existe des époques corrompues,
Où un homme, bien que grand,
Ne peut se montrer tel qu’ il est.
Mon lignage est abject :
Il est sourd aux beaux noms de paix fraternelle,
De vertu, d’amour de la patrie. Colère et vengeance
Guident les moins mauvais, lâcheté et pillage, les pires,
Et moi, j’ai choisi les moins mauvais. »
15Deux conceptions différentes de l’engagement politique s’opposent ici : tandis que Giulio adopte la logique de la violence et de la vengeance, l’héroïne de Pellico la refuse et fait appel à la vertu, qui conquiert les cœurs et les dispose à bien opérer. Giulio s’allie aux conjurés et se prépare à exercer la violence, Iginia espère que la paix sera le fruit d’un changement qui s’opère tout d’abord dans les esprits. Dans les propos idéalistes d’Iginia, il nous semble reconnaître le jeune Pellico tel que ses écrits nous l’ont présenté. C’est dans une dimension intellectuelle et idéaliste que l’auteur agit depuis les temps du Conciliatore, dont la mission civilisatrice était celle de « promouvoir les études et les progrès de la raison » à travers l’éducation du peuple. Cela s’accorde avec les valeurs de fraternité du carbonarisme qui s’unissaient à présent à celles de la foi catholique que Pellico venait de retrouver.
16Dans la tragédie, c’est justement la naïve Iginia, porte-parole d’un message de paix, qui paye le prix du conflit qui ensanglante sa patrie. Pour illustrer les étapes du parcours qui mène cette héroïne-victime jusqu’à l’échafaud, il convient d’abord de s’arrêter sur la relation entre Iginia et Roberta, qui est une importante source de pathétique. La nourrice est une seconde mère pour Iginia, orpheline depuis le plus jeune âge. Mère et fille partagent le même horrible destin en faisant preuve d’une grande loyauté l’une envers l’autre. Tandis que Roberta, en prison, refuse de trahir Iginia même sous la menace de la torture, Iginia refuse d’accuser sa nourrice et supplie son père Evrardo de lui sauver la vie. Plus tard, face au Sénat qui les juge, chacune essaie de disculper l’autre en déclarant être la seule responsable des faits qui leur sont reprochés. Arnoldo, qui se charge de défendre Iginia et Roberta, souligne la générosité des deux femmes qui « donnent l’exemple d’une amitié sainte et magnanime ». Malheureusement, dans cette époque de corruption, l’exemple vertueux d’Iginia et de Roberta n’a pas d’effet. L’idée de vertu que les deux femmes défendent appartient à une époque révolue. Iginia et Roberta sont deux âmes candides, non accoutumées aux malignités du temps présent : « elles n’ont pas appris les mœurs de notre temps ; elles ont conservé l’ancienne croyance en la vertu », IV, 2.
17Dans cette tendre amitié se devine le reflet de celle qui liait Pellico et Maroncelli. Le dévouement que les deux femmes manifestent l’une à l’égard de l’autre et la loyauté dont elles font preuve nous renvoient aux sentiments de Pellico pour son ami et surtout à sa crainte, évoquée plus haut, d’apparaître à ses yeux comme un traître. Les mêmes préoccupations tourmentaient Maroncelli au point qu’après la sentence définitive, il en appela à Salvotti afin qu’il certifie sa conduite exemplaire vis-à-vis de Pellico et des autres accusés. Comme nous l’avons rappelé, la délation était à l’ordre du jour, même de la part d’accusés animés par les meilleures intentions. Dans la tragédie, Iginia, interrogée et menacée par Evrardo, avoue ce que Giulio lui a confié dans l’espoir de sauver Roberta. Il est improbable que Pellico ait voulu suggérer d’identifier le procureur Salvotti avec Evrardo : les documents recueillis par Luzio nous montrent que la relation entre Salvotti et Pellico était fondée sur le respect et que le procureur jouissait de la confiance des accusés. Il faut plutôt mettre en relief le fait qu’Iginia n’accepte de faire des aveux que lorsqu’elle apprend que Giulio est en sécurité9, que ses aveux ne nuisent donc à personne car elle ne connaît pas les noms des chefs de la révolte et que, encore une fois, elle est victime de sa naïveté et d’un excès de confiance à l’égard de son père : elle le supplie en vain de commencer à régner par un geste de clémence, Evrardo ne pense qu’à exploiter les informations reçues pour s’attribuer le mérite d’avoir sauvé la patrie.
18C’est en considération de cet idéalisme et d’une faute commise par imprudence que, pendant le procès, Arnoldo demande aux juges d’être cléments (IV, 2). Iginia et Roberta ne représentent pas une menace pour l’État : la mort doit être réservée aux traîtres, non infligés aux malhabiles.
« Non, les factions exécrables ne nourrissent pas
Ces âmes naïves de haines fratricides.
De tels esprits ne peuvent frapper de terreur la république.
Elles furent imprudentes si, transgressant la loi,
Elles offrirent un bref asile à un proche
– Pour l’une c’est un fils
et pour l’autre un frère. – Qu’elles soient blâmées
Et que cela soit leur peine… Je vois certains être émus ;
Ne rougis pas, Roffredo, cette larme n’est pas indigne ! […]
Malheur si la loi de la guerre
Franchit les bornes de l’humanité. […]
Lequel de vos enfants n’aura pas d’accusateurs
Qui condamneront à mort cette vertu hors-la-loi ? […]
Il y a des imprudents et des traîtres :
Donnons la mort à ces derniers, mais usons de clémence avec les autres. »
19Si le procès d’Iginia renvoie au procès de Pellico, la plaidoirie de la défense illustrerait les raisons pour lesquelles l’écrivain méritait l’indulgence des juges. Il est improbable que par ce biais Pellico ait voulu influencer Salvotti ou les juges : vraisemblablement, Iginia d’Asti n’arriva entre les mains de Salvotti que lorsque l’auteur l’envoya à sa famille, une fois le procès terminé. Il s’agirait alors d’une tentative d’affirmer son intégrité sur le plan moral et de se réhabiliter aux jeux des lecteurs et des spectateurs futurs. Dans cette perspective, Pellico confie au pathétique un rôle important. Les larmes qu’Arnoldo voit jaillir des yeux des sénateurs et qu’il sollicite invitent implicitement les lecteurs à la compassion.
20Les situations pathétiques se multiplient à partir de la dernière scène de l’acte IV, où Evrardo est appelé à signer la sentence de mort pour sa fille, et surtout dans l’acte V, où Iginia est exécutée. En prison, Iginia pleure et délire : elle associe au souhait de mourir avec Roberta de funestes présages sur le sort d’Evrardo et d’Asti. Quand la sentence de mort tombe, l’héroïne, ayant perdu la raison, ne la comprend pas, alors que Roberta, accablée par la souffrance de savoir son amie condamnée, meurt soudainement. Iginia retrouve la raison et pleure la mort de son amie, dont elle envie le sort : le ciel lui a épargné l’échafaud. La scène 4, qui porte sur les derniers instants de l’héroïne avant l’exécution, fait écho aux scènes correspondantes de Marie Stuart de Schiller. Marie prend congé de sa suite, tout comme Iginia salue affectueusement les demoiselles qui l’entourent avant d’être emmenée face à son bourreau. La comparaison entre les deux textes montre que Pellico s’inspire des mots prononcés par Marie10. Dans les derniers instants de leurs vies, les deux femmes sont assistées par un homme de Dieu : Iginia par son oncle Arnoldo et Marie par Melvil, qui a embrassé le sacerdoce afin de lui apporter le sacrement de la confession. Tombée dans le délire, Iginia invoque la présence de Roberta, sensée lui donner assistance au moment de l’exécution. Mais Roberta est décédée et Iginia accepte le soutien d’Arnoldo après avoir fait ses adieux à ses amies. La situation évoquée rappelle la tragédie de Schiller, où Marie demande que sa nourrice Anne l’accompagne jusqu’à l’échafaud11.
21Pellico connaissait et appréciait Marie Stuart de Schiller, dont il avait écrit un compte rendu pour le Conciliatore. La scène des adieux de la Reine avait aussi été louée par Ermes Visconti dans son compte rendu de La pucelle d’Orléans. Les deux auteurs exaltaient le pathétique des situations décrites par Schiller. De plus, Pellico était charmé par le personnage de Marie chez qui l’innocence et la faute se confondaient :
« Marie Stuart avait souillé son royaume de fautes graves ; elle était accusée d’un crime atroce, le meurtre de son mari : certains soutinrent qu’elle était innocente, mais elle avait confirmé les accusations en épousant celui qui était tenu pour l’auteur de cet assassinat. Jamais une femme plus dénuée de bon sens ne fut vue sur un trône ; aucune femme n’occasionna plus de scandales et de malheurs à son peuple : néanmoins la postérité n’a pas eu son nom en exécration. […] Et puisque Elisabeth fut la splendeur et le salut de sa nation, tandis que Marie n’apporta à l’Écosse que déchéance et décadence, ne devraiton chérir la mémoire de la première et avoir en horreur celle de la seconde ? Eh bien, non ; il n’existe pas de philosophie qui commande l’amour ou la haine en jugeant de la totalité des actions sans considérer la nature intime des individus qui les accomplirent et le discernement ou la folie de leurs esprits : cette philosophie serait le plus inique des juges. »
22Créature faible et défaillante, Marie est chérie pour sa sensibilité et elle mérite la bienveillance qu’on exerce à l’égard des âmes capables de tendres sentiments :
« Celle-ci ne peut s’exercer qu’à l’égard des âmes qui ont été capables de tendres sentiments. Quelle que soit l’erreur qu’ils ont commis, entraînés par la passion ou par leur faiblesse de jugement, les êtres sensibles seront toujours honorés d’affectueuse compassion par ceux qui en gardent le souvenir12. »
23Il faut aussi souligner que, bien que coupable d’autres crimes, la reine écossaise paye de sa vie une faute qu’elle n’a pas commise (la conjuration contre sa cousine Elisabeth, reine d’Angleterre), et cela après un long emprisonnement, ce qui rend sa situation encore plus pathétique.
24Dans Iginia d’Asti, Pellico convoque donc l’un des moments les plus pathétiques de la tragédie de Schiller. Bien que les fautes d’Iginia soient beaucoup moins graves que celles de Marie Stuart, le rapprochement que Pellico opère entre ces deux héroïnes vaut à renforcer l’idée qu’Iginia (et implicitement l’auteur lui-même) est une âme noble qui a failli par un excès passionnel ou par manque de jugement. Le supplice d’Iginia est suivi par le peuple qui participe activement aux événements qui marquent la fin de la tragédie.
25Évoqué jusque-là comme facilement manipulable et excitable, le peuple est présent sur la scène pendant l’acte V en tant que spectateur de la mort d’Iginia et en tant qu’acteur de la révolte qui éclate contre Evrardo et les Gibelins. Le triste sort d’Iginia excite d’abord les larmes puis la haine des citoyens à l’égard du tyran Evrardo, coupable d’avoir brisé les lois de la nature en donnant la mort à sa fille. Cependant, l’opposition légitime au tyran dégénère en représailles contre tout le parti gibelin. Fou de rage pour avoir perdu Iginia, Giulio entraîne le peuple dans sa vengeance. Les mots conclusifs, réservés à Arnoldo, sont empreints de pessimisme : « Oh, horrible destin des villes divisées !/Les carnages succèdent aux carnages […] les bons succombent/Ou ils deviennent furieux et imitent les tyrans. » La tragédie porte en épigraphe ces vers qui sont la clé de lecture de l’œuvre et qui peuvent aussi nous éclairer sur l’affliction de Pellico vis-à-vis des tensions de son temps. Les réflexions de l’écrivain autour de ce thème se poursuivirent plus tard avec ses tragédies Leoniero da Dertona et Gismonda da Mendrisio, dans lesquelles l’auteur imagine une issue heureuse aux conflits, même si les héros en payent le prix par de lourds sacrifices. La dédicace de son livre à ses parents nous confirme qu’un message de paix et de réconciliation se cachait derrière le thème des guerres civiles médiévales :
« Dans Leoniero, en peignant les malheureuses guerres civiles du Moyen Âge, j’ai voulu vous faire ressentir à quel point la société a besoin d’indulgence mutuelle et de réconciliations sincères entre les bons et que celles-ci peuvent être bénéfiques dans les plus dures épreuves. Il en est de même, en formes différentes, dans Gismonda13. »
26Iginia d’Asti peut donc être considérée comme le point de contact entre le théâtre de Silvio Pellico et son histoire personnelle, qui fait partie elle-même de l’histoire du Risorgimento. Sous le voile de la fiction historique, Pellico propose une lecture de son temps et des faits dont il a été le protagoniste. Par le biais de son héroïne, il dresse un portrait idéal de lui-même. Le jeune patriote intègre et animé par de grands idéaux pèche par imprudence et naïveté. Cette image héroïque est à mettre en relation avec celle que Pellico propose de lui-même dans sa correspondance quand, adulte et croyant, il prend ses distances avec les idéaux de sa jeunesse.
27Même s’il est légitime de lire Iginia d’Asti d’un point de vue spécifiquement littéraire et théâtral, il nous semble que l’étude des circonstances de sa création fait apparaître les aspects littéraires et théâtraux sous un nouveau jour. Le pathétique qui est un élément cathartique incontournable de la dramaturgie de Pellico et de la dramaturgie romantique semble ici chargé d’une fonction supplémentaire, celle de resserrer les liens entre l’auteur et ses lecteurs.
Notes de bas de page
1 Pour la reconstitution des événements dont Pellico fut le protagoniste à partir de 1820, cf. Alessandro Luzio, Il processo Pellico-Maroncelli secondo gli atti officiali segreti, Milan, Cogliati, 1903.
2 Maroncelli avait participé aux travaux du Conciliatore et avait travaillé entre autre auprès des éditeurs Ricordi et Bettoni. Il connut Silvio Pellico chez les sœurs Marchionni, célèbres comédiennes. Maroncelli était épris de Carlotta tandis que Silvio l’était de Teresa, dite Gegia.
3 Dans le jargon des carbonari, on parlait de vente (vendita) : ce mot désignait les affiliés du carbonarisme ainsi que le lieu où leurs réunions avaient lieu.
4 Sur ce personnage insaisissable, élève de Francesco Salfiet de Antonio Romagnosi au service des Autrichiens, cf. Alessandro Luzio, Il processo Pellico-Maroncelli, op. cit., et Salfitra Napoli e Parigi : carteggio 1792-1832, éd. Rocco Froio, Naples, G. Macchiaroli, 1997, p. 84.
5 Sur les années milanaises et sur le rôle joué par Pellico dans le carbonarisme, cf. Beatrice Alfonzetti, « Silvio Pellico », in Beatrice Alfonzetti, Silvia Tatti (dir.), Vite per l’Unità. Artisti e scrittori del Risorgimento civile, Rome, Donzelli, 2011. Je remercie Mme Alfonzetti pour ses conseils et suggestions.
6 « Je l’appelle tyran et scélérat car il a secoué et fait tomber par terre les fruits de la révolution avant qu’ils fussent mûrs et, afin que personne n’y goûte, il les a empoisonnés impunément ; ne pouvant pas déraciner la plante, il l’a pliée dans la boue et ces branches qui s’élevaient au ciel sont maintenant la pâture des animaux les plus immondes. […] L’armée d’un tyran a-t-elle jamais souhaité la liberté des citoyens ? A-t-il jamais existé un tyran qui, n’étant en sécurité que dans la guerre, veuille la paix ? Que la guerre soit donc éternelle et que s’en suivent ou des conquêtes qui entraînent l’esclavage éternel (le pire qui soit) des autres peuples, ou de nouvelles défaites qui amènent ces peuples à vous détruire ou à vous imposer une loi plus dure. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de calamités familiales, mais nationales », lettre à Luigi du 9 juin 1815, dans Silvio Pellico, Lettere milanesi (1815-1821), éd. Mario Scotti, Turin, Lœscher-Chiantore, 1963, p. 14-15.
7 Celui des religieux qui accablent la péninsule.
8 Ibid., p. 349.
9 « Ah, je peux te raconter tout sur Giulio, puisqu’il est en sécurité », III, 2.
10 Dans la tragédie de Pellico une didascalie indique que Iginia « embrasse reconnaissante son oncle, puis embrasse la demoiselle qui se tient à ses côtés : les autres femmes voudraient l’embrasser aussi. Elle comprend leur désir charitable et l’exauce : elle les embrasse longuement les unes après les autres. Elle ne pleure pas et voudrait leur donner du courage par la dignité de son visage ». L’héroïne dit : « Retiens tes sanglots, ma chère Rienza […] Laura – Eloisa… que tes noces soient heureuses, Eloisa ! Que Guido apprécie ton bon cœur comme je l’apprécie », V, 4. Dans la tragédie de Schiller, Marie Stuart, entourée de ses fidèles, « tend les mains, l’une après l’autre, ils tombent à ses pieds et embrassent sa main tendue en pleurant à chaudes larmes », et dit : « Adieu Marguerite… Alix, adieu…/Merci, Burgoyn, de vos fidèles services…/Ta bouche est brûlante, Gertrude. […] Qu’un noble mari rende ma Gertrude heureuse,/Car ce cœur ardent a besoin d’amour… », Friedrich Schiller, Marie Stuart, traduction et postface de Sylvain Fort, Paris, L’Arche, 1998, p. 151.
11 Pour les deux héroïnes, seule la figure maternelle qui les a accompagnées dans la vie peut les assister au moment de la mort. Ainsi s’exprime Iginia : « Oh, mère, seule la main maternelle/peut accomplir cet acte charitable !/De grâce, pitié ! », V, 4 ; de même, Marie dit à Burleigh : « Soyez bon, Milord. Ô ne me séparez pas à l’heure de la mort/De celle qui m’a fidèlement soignée et élevée./Ses bras m’ont portée à la vie,/Que sa douce main me mène à la mort », Friedrich Schiller, Marie Stuart, op. cit., p. 160.
12 Il Conciliatore : foglio scientifico-letterario, éd. Vittore Branca, vol. 2, Florence, Le Monnier, 1948-1954, p. 106.
13 Opere complete di Silvio Pellico, Milan, Bietti, 1886, p. 181.
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Shakespeare au XXe siècle
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Eugène Scribe
Un maître de la scène théâtrale et lyrique au XIXe siècle
Olivier Bara et Jean-Claude Yon (dir.)
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