Du monde exotique au territoire intime
L’émergence de nouvelles altérités dans l’œuvre de Francis Poulenc
p. 321-330
Texte intégral
1Au cours du grand XIXe siècle, le développement des États-nations, la conscience aiguë d’identités nationales spécifiques tout comme la conscience amplifiée d’une partition du monde entre colonisateurs et colonisés, redéfinissent le rapport à ce qui n’est pas soi, le statut de l’autre et de l’étranger, mais aussi l’idée de soi comme membre d’un ensemble qui le contient et le définit pour grande partie, la nation. De toute nécessité, pour qu’il y ait altérité, il faut qu’il y ait identité. L’altérité est ce que l’on constitue à partir d’un point de départ : l’identité (d’une personne, d’un groupe, d’une ethnie, d’une nation, d’une culture, etc.). L’altérité désigne le caractère de ce qui est autre et, dans le même temps, négativement, ce qui nous distingue de cet autre. Si je repère et caractérise cet autre par le fait qu’il est ou bleu, ou monstrueux, ou s’exprime grossièrement, c’est que précisément, à mes yeux, je ne suis ni bleu, ni monstrueux ni grossier. Tout discours sur l’altérité, quelle que soit sa nature, est également un discours sur soi et sur la norme, sur l’identique et sur le différent. L’Autre peut être considéré comme un miroir en négatif, ainsi que le suggérait Edward Said : « Le portrait que nous prétendons faire de l’Autre est, en réalité, tantôt une caricature, tantôt un complément de notre propre image1. »
Perspective sur l’altérité en musique
2En musique, le point de vue qui a prévalu est celui de l’Occidental regardant, écoutant, représentant des autres plus ou moins précis, plus ou moins rêvés, associés à des terres plus ou moins lointaines. Cet ailleurs est très relatif ; ainsi la province est du point de vue du Parisien un ailleurs ; Provence et Bretagne par exemple ont une « exoticité » marquée pour le public des théâtres de la capitale. Dans cette cartographie particulière, l’Espagne apparaît comme l’Orient de l’Europe, ainsi que le formule Victor Hugo dans ses Orientales. Sur un autre plan, la musique dite savante a laissé peu de place à l’altérité culturelle et sociale, généralement édulcorée et passée au filtre du langage élevé et des stéréotypes artistiques. C’est un monde policé que nous présente l’opéra, un monde sinon harmonieux du moins contrôlé, où paysans et campagnes sont idéalisés, où même la folie est généralement une belle folie, une folie touchante (celle de Lucia ou celle d’Ophélie par exemple) et non l’expression d’une véritable altérité mentale. Dans ce monde opératique fortement codifié, des genres, comme celui de l’opérette (précisément située dans un entre-deux, entre art élevé et divertissement), permettent des dérives et des représentations plus audacieuses de formes d’altérité ; d’autres genres, tels que le grand opéra, se servent de l’histoire pour organiser le drame autour d’un couple antithétique complexe opposant et articulant soi à un autre : catholique/protestant dans Les Huguenots de Meyerbeer, peuple opprimé/oppresseur dans Guillaume Tell de Rossini ou La Muette de Portici d’Auber, Européens/personnages d’une terre lointaine dans L’Africaine de Meyerbeer, etc. Dans une œuvre d’art se pose la question des moyens, des matériaux, du vocabulaire utilisés pour donner à voir et à entendre une altérité – altérité souvent écrasée par le fait qu’elle se manifeste ou qu’elle est exprimée dans nos codes et avec notre langage. Dans la conception de l’art musical qui prévaut au XIXe siècle, l’altérité n’est pas livrée telle qu’en elle-même mais est, fondamentalement, représentée. Ce travail s’exerçant dans le domaine de l’imaginaire et de la création passe de surcroît par le filtre de lieux communs.
3À l’opéra, l’altérité peut être représentée et exprimée sous trois espèces : littéraire par le livret, théâtrale par l’espace scénique, musicale par la partition. C’est une des richesses de ce genre polymorphe, mais aussi une limite. Un personnage marqué du sceau de l’altérité peut très bien être traité sans grande singularisation musicale. Il parle français même s’il vit sur l’île de Ceylan ; il chante avec une jolie voix de ténor formée au Conservatoire de Paris ; il suit le langage tonal et module parfaitement. La difficulté tient à l’intégration dans un langage européen savant d’éléments extérieurs permettant de dire ou de faire entendre, ou de créer l’impression d’une altérité. La réussite d’une musique exotique (à l’opéra, mais aussi au piano, dans la mélodie ou tout autre genre) tient à la faculté du compositeur à représenter, à suggérer ou à évoquer, dans un contexte historique et culturel donné, par des moyens du langage savant occidental, une réalité sonore tout autre. La musique dite exotique est cantonnée dans un style où l’on ne retient que quelques formules suggestives (la seconde augmentée, l’effet de modalité, quelques sonorités particulières, etc.). Les musiciens occidentaux ont mis plusieurs siècles à intégrer, adapter et plus simplement à pouvoir écouter pour s’en inspirer des formes sonores étrangères à leur propre univers2.
4Il convient de compléter cette altérité centrifuge, qui propulse l’Européen hors de son territoire (régions, pays, continents et îles lointaines), par une altérité centripète qui découvre l’autre et l’ailleurs chez soi (par exemple les bas-fonds parisiens). Ce que dit Said en analysant le rapport à l’Orient vaut à une autre échelle, à l’intérieur de la société européenne : « Chaque époque et chaque société recréent ses propres “autres”. Loin d’être un concept statique, notre identité ou celle de “l’autre” résultent d’un processus historique, social, intellectuel et politique très élaboré qui se présente comme un conflit impliquant les individus et les institutions dans toutes les sociétés3. » La production de Poulenc met au jour la prise en considération d’autres Autres pour aboutir à l’exploration de territoires intimes.
5La codification morale et esthétique des livrets d’opéra ou des mélodies sur textes poétiques, la force des institutions et la hiérarchie des valeurs esthétiques empêchent la plupart du temps la représentation discordante d’une altérité interne, socio-culturelle (le voyou, la prostituée, le peuple sans manières, etc.). La mise en place des catégories de la bienséance, du beau, du pur, de l’homogène, du sublime, du moral notamment, permet un filtrage de tout matériau non codifié, non normalisé, non esthétisé. S’il n’était filtré, ce matériau produirait une altérité altérante, d’autant plus inquiétante pour l’ordre (esthétique et bourgeois), qu’elle survient de l’intérieur de la société. Cette altérité n’est pas liée à un ailleurs (qui fonctionne comme une mise à distance pour ainsi dire naturelle), mais au contraire monte des couches ou des groupes oubliés, rejetés ou inquiétants, contenus dans une même société.
6Le cas de Francis Poulenc permet d’observer le passage d’une altérité centrifuge à une altérité centripète, ou encore la bascule du mode de représentation dix-neuviémiste de l’altérité en musique, à des questionnements et modes de représentations vingtiémistes ; mais il faut ajouter aussitôt que cette bascule se produit en réalisant un saut historique et culturel par dessus l’avant-garde musicale. Poulenc choisit une posture et produit une écriture que l’on pourrait qualifier de postmodernes par bien des aspects, dont le plus frappant est l’acceptation de l’hétérogénéité des matériaux dans une même œuvre.
7Pour suivre les figures de l’altérité dans sa production, nous procèderons en quatre étapes, en présentant tout d’abord l’exotisme au second degré de ses premières partitions ; puis, dans un deuxième temps, le positionnement initial par lequel Poulenc se constitue comme compositeur du XXe siècle autour d’une altérité que l’on peut qualifier d’historique ; dans un troisième temps, l’altérité sociale ; enfin dans un quatrième temps, l’altérité sexuelle.
L’exotisme au second degré
8En 1918, Cocteau demande à Poulenc de composer pour un spectacle de « music-hall d’art » une chanson espagnole destinée à Pierre Bertin. Toréador est une mise à distance du spectacle de l’altérité produit sur les scènes de divertissement. C’est un pastiche de l’exotisme de pacotille qui sévit un peu partout. La chanson est conçue comme si elle devait être interprétée sérieusement à Bobino, avec de grossières erreurs prosodiques et un mélange invraisemblable des imaginaires hispanique et italien – « bien mais moche » précise sans ironie Cocteau. Les premiers vers du refrain font en effet rimer « espagnole » avec « gondole » :
« Belle Espagno o le
Dans ta gondo o le
Tu caraco o les
Carmencita ! »
9C’est une chanson au second degré, faite pour une élite restreinte, et qui rejoint le goût de Poulenc pour les fausses chansons espagnoles – Yo t’aime et yo te veux de Mayol, ou Avec son tralala de Francis Lopez.
10Avant cette espagnolade à trois sous, Poulenc a commencé sa carrière de compositeur par une Rapsodie nègre qu’il considère comme son premier opus4. L’œuvre sédimente un imaginaire fait de poésies, de chansons, de peintures et d’admirations musicales. Composée au printemps 1917 pour piano, quatuor à cordes, flûte, clarinette et voix de basse, elle renvoie à la période nègre de Picasso, à l’exposition d’art nègre qui a eu lieu rue Huyghens fin 1916 et aux « chansons nègres » qui fleurissent dans le répertoire populaire. Poulenc ne s’inspire pas pour sa rapsodie du courant musical noir américain et des premières formes dansées venues du Nouveau Monde, pas plus qu’il ne se situe clairement dans une quête du paradis primordial, ou la recherche d’un renouvellement des sources et des techniques à partir de modèles extra-européens. Il s’agit d’une œuvre à la fois sérieuse, rêveuse par moments, iconoclaste à d’autres, empreinte du ton colonialiste de l’époque. Stylistiquement, elle accomplit le grand écart entre des sonorités ravéliennes raffinées et un ridicule stupéfiant et provocateur quasi dadaïste. « L’exotisme, dit Poulenc lors d’une émission de radio, était presque toujours prétexte à un ton gouailleur. Après la guerre de 14, l’exotisme est devenu fleur de rêve5. » La rapsodie combine ces deux tendances. Elle comprend cinq mouvements. Le premier, Prélude, est un joli pastiche de Ravel, doux et mystérieux. Le deuxième mouvement, Ronde, introduit l’esprit de la danse sauvage. Le troisième, « Honoloulou », est un intermède vocal dont le texte est tiré d’un recueil, Les Poésies de Makoko Kangourou6. « Honoloulou » est écrit dans la pseudo-langue maternelle du faux poète, Makoko :
« Honoloulou, poti lama !
Honoloulou, Honoloulou,
Kati moko, mosi bolou
Ratakou sira, polama ! »
11Le texte joue sur l’inscription de mots connus dans le flot de sonorités sauvages dénuées de sens. On discerne ainsi : Honolulu, caca, lama, nounou. Musicalement, on passe donc graduellement d’une vision idéalisée, stéréotypée, du lointain scintillant (image d’Épinal de la terre exotique), exprimé ici par un emprunt stylistique à l’écriture ravélienne, à une représentation primitiviste faite de répétitions. Insistons sur la double lecture possible de ce type de chanson. À un premier niveau, négatif, il s’agit de faire rire par le ridicule attribué au « nègre » ; mais, inversement, d’une manière plus positive, le « nègre » permet une forme de provocation et offre la possibilité d’ébranler l’ordre de l’art, d’imaginer une nouvelle forme d’expression.
12Poulenc composera encore, vraisemblablement dans ce style, des Poèmes sénégalais en août 1917, pour voix et quatuor à cordes, aujourd’hui disparus. Dans un article de 1935, Cocteau avance que l’art 1900 a été balayé par l’art nègre, le sport, Picasso et Chanel7. Avec Rapsodie nègre, Poulenc balaie et désamorce l’altérité exotique. Il n’y reviendra plus, si ce n’est l’espace de quelques clins d’œil. La question politico-esthétique « comment être français en musique » passe alors au premier plan.
L’altérité historique
13Le parcours de Poulenc débute véritablement par un positionnement vis-à-vis d’une double altérité historiquement déterminée, tenant d’une part à l’héritage, d’autre part au modèle dominant.
14Héritage. Les aînés ne sont pas nous ; nous ne sommes pas comme nos aînés ; pour exister pleinement il nous faut nous démarquer, c’est-à-dire être autre. La révolte générationnelle amplifiée par l’idéologie de l’avant-garde érige les pères et les fils en ennemis, et pose comme acte premier du créateur un geste d’auto-reconnaissance par la différenciation, la coupure, la mise à distance de sa généalogie. Le jeune Georges Auric, qui comme son ami Poulenc suit les préceptes de Cocteau, s’enflamme en 1920 :
« Si Jean Cocteau a raison, si “toute affirmation profonde nécessite une négation profonde”, les jeunes musiciens se doivent de beaucoup nier et, pour ma part, je crois que leur négation ne sera jamais trop violente. Quant à l’affirmation, n’en doutez pas, elle aussi sera violente. Il ne s’agit plus de discuter sur les faillites successives de trop d’esthétiques. Ayant grandi au milieu de la débâcle wagnérienne et commencé d’écrire parmi les ruines du debussysme, imiter Debussy ne me paraît plus aujourd’hui que la pire forme de la nécrophagie8. »
15L’affranchissement permet l’avènement d’une expression personnelle. Émerge dès lors une altérité inversée. Ce sont les fils qui s’érigent en l’Autre des pères. Poulenc rejette (dans un premier temps du moins) Debussy ; comme il va rejeter Ravel, deux pères de la musique française du début du siècle. Signe de cette rupture, Satie (nouveau modèle proposé par Cocteau) peut écrire : « Ravel refuse la Légion d’honneur mais toute sa musique l’accepte9. »
16Passons au modèle dominant. Le modèle germanique (plus particulièrement wagnérien) domine l’art musical de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Ce que dit Ouriel Eeschef dans sa thèse consacrée aux Rêves, symboles et mythes de la guerre franco-allemande de 1870 vaut en partie pour la musique : « avant 1870, l’identité nationale française découlait d’une affirmation positive qui pouvait, dans une certaine mesure, ignorer superbement les autres peuples : 1870 marque ce réveil aux autres, et d’abord à l’Autre par excellence, l’Allemagne10 ». Le nationalisme esthétique permet de se ressaisir au milieu de la débâcle, ou de conserver une part de son identité première devant un autre dont la puissance de fascination pourrait conduire à n’être qu’un épigone. Au temps du wagnérisme triomphant, Cocteau découvre et proclame des valeurs et des modèles permettant de redéfinir une identité française en musique. Poulenc souscrit pleinement aux préceptes du Coq et l’Arlequin (achevé en 1918, paru au début de 1919) d’autant qu’à l’encontre de nombre de compositeurs, il a une naturelle indifférence pour Wagner. En revanche, le rejet de Debussy est dans son cas une violence consentie. En 1919, le compositeur âgé de 20 ans écrit avec Cocteau trois mélodies, intitulées Cocardes, appelées à devenir l’hymne du groupe qui se réunit autour des jeunes amis du poète. Outre le programme nationaliste évident, ne serait-ce qu’à travers le titre, les Cocardes dévoilent une autre façon de composer – une façon étrangère à l’idée allemande de la musique. Rupture avec l’esprit de suite, avec le sérieux et le sublime ; écriture de la surprise, du coq-à-l’âne ; poétique du cirque, du music-hall, de la marche militaire, des danses populaires… Poulenc et Cocteau ouvrent les oreilles sur une réalité musicale et des formes de spectacle tout autres que celles de la grande tradition savante occidentale. La version pour voix et ensemble instrumental est créée lors d’un spectacle-concert conçu par Cocteau sur la scène de la Comédie des Champs-Élysées, le 21 février 1920. Les deux amis avaient pensé introduire un accordéon. Ils ont finalement opté pour un trombone, un cornet à pistons, un violon, une grosse caisse et un triangle. Cette version fait entendre la sonorité populaire des orchestres de bal musette et de cirque en lieu et place du piano ou de tout autre ensemble plus orthodoxe.
17Cocteau a aidé Poulenc à se découvrir en lui faisant prendre conscience d’un nouveau folklore contemporain11, utilisable pour régénérer l’art français. Ce folklore des Cocardes introduit une nouvelle altérité au sein de l’art savant, celle de la rue, du populaire et du divertissement.
L’altérité sociale : la rue et l’argot
18J’ai développé ailleurs l’idée que très rapidement le recours au style musette, aux musiques populaires citadines tenait, chez Poulenc, de l’argot musical12. Comme dans la langue parlée et écrite, il y a un bon usage musical auquel Poulenc choisit de déroger. L’art savant fonctionne selon une hiérarchisation de la langue et un jugement esthético-moral. L’utilisation d’un jargon quelconque, de l’argot notamment, introduit une langue dans la langue, l’autre de notre langue ou l’autre dans notre langue13. À côté de la belle langue, de la langue noble, digne, élevée, artiste, se trouve une altérité langagière – langue du peuple, patois, langue des gens hors-normes, sans foi ni loi, situés à une distance incommensurable de la haute société. C’est chez Apollinaire et Max Jacob que Poulenc a trouvé l’expression poétique lui permettant d’explorer cette altérité sociale. Dans sa cantate profane Le Bal masqué (sur des poèmes de Max Jacob), il n’hésite pas à représenter musicalement l’énorme, l’argotique, l’outrance, le grotesque. Il ose transformer la trivialité et la vulgarité en matériaux esthétiques. Il laisse la parole, il donne droit de cité au monde ordinairement exclu de l’expression musicale savante.
19La mélodie, qui a fleuri dans la serre raffinée des salons, est un autre exemple de genre noble traversé par le souffle populaire. L’Anguille, premier des Quatre poèmes de Guillaume Apollinaire, use de formules argotiques et présentes des personnages à peine recommandables, Bébert dit l’Anguille, Narcisse et Hubert le merlan. Ces types, Poulenc les a croisés dans son enfance, du côté de Joinville. Poème puis mélodie décrivent la vie et la mort de « Jeanne Houhou la très gentille » qui se condensent en quelques images emportées par un mouvement de valse à un temps, en un do majeur déglingué par des fausses notes gouailleuses et de petits motifs au relent populaire.
20Allons plus vite, autre mélodie sur un poème d’Apollinaire, noue le raffiné et le vulgaire. Après le ciel, « le trottoir parisien », pour reprendre une formule de Poulenc qui explique par ailleurs la relation biographique qu’il entretient avec ce poème14. En une expression saisissante, il remet en question l’ordre des choses dont participe ordinairement la représentation exotique : « Pour Apollinaire et pour moi, le boulevard de Grenelle est aussi rare et poétique que le sont, pour d’autres, les bords du Gange15. » Non content de faire entrer prostituée, proxénète et grossièreté dans la sphère délicate de la mélodie française, il opère un renversement total des valeurs, exhaussant le pavé en ciel et dégageant la puissance émotionnelle d’une scène sordide. Cette aptitude à confronter, mêler, permuter le haut et le bas, tient à sa nature qui combine deux identités, Je et (pour reprendre la formule de Rimbaud) un autre Je, tout aussi important. Cette dualité intérieure est souvent évoquée sous l’étiquette « moine et voyou16 ». Une telle altérité morale et sociale s’oppose à la conception de l’homogénéité de l’être, fondement à la fois d’une éthique et d’une psychologie. Tout comme son être, le style de Poulenc est non homogène, altéré de disparités et il combine presque constamment une chose et son contraire (ou son autre). Du point de vue poétique (au sens de modalité du faire) Poulenc travaille sa vie durant à confronter, combiner, superposer ou relier les contraires ; du point de vue personnel, il tente d’imposer à soi comme aux autres sa dualité fondatrice comme un tout.
21On trouve cette marque de l’altérité identitaire jusque dans les Dialogues des Carmélites. Dans l’opéra tiré du texte de Bernanos, le monde référent est le couvent. L’extérieur, le monde (au sens social), est un ailleurs ; les révolutionnaires une altérité hostile qui jaillit sur scène et provoque désordre et effroi. Accentuant l’altérité de la gent révolutionnaire, Poulenc laisse percer les accents d’un air bouffe quand le premier commissaire est face à Mère Marie, traduisant l’incompatibilité des deux êtres et de leurs deux mondes par une forme de dissonance stylistique. La présence d’un « autre style » semble parfois le fait d’une irruption incontrôlée de l’autre de soi. C’est particulièrement frappant dans le Stabat Mater. Le genre religieux, la gravité du texte, tout indique l’exigence d’un style élevé, pourtant contredit à deux endroits (no 4 et no 7) par des accents de musique de danse. Ne pourrait-on parler ici de l’émergence du refoulé, ou de révolte de l’autre soi17 ?
22Nous venons d’évoquer les figures du voyou et de la prostituée… La réflexion sur les formes de l’altérité chez Poulenc conduit inévitablement au sexuel.
L’altérité sexuelle
23Le musette possède dans l’imaginaire poulencquien une charge érotique. On peut avancer qu’il y a chez lui une volonté de sexualiser la langue musicale et d’exprimer parfois, souvent même, de façon triviale, le désir et le plaisir. Il y a là une altérité morale très forte. La subversion musicale (du music-hall dans un concerto, du musette dans une mélodie, du style bouffe dans un drame théologique par exemple) peut aussi être entendue comme le signe d’une subversion de genre. Tous les goûts sont dans la nature, nous dit la musique de Poulenc, et cela dans tous les sens de l’expression. L’œuvre emblématique de cette interrogation sur l’altérité sexuelle, sur la femme comme Autre de l’homme, est bien sûr Les Mamelles de Tirésias, opéra bouffe tiré de la pièce d’Apollinaire créée en 1917. Le point de départ est la révolte d’une femme (Thérèse) contre l’ordre masculin incarné d’abord par son Mari. Poulenc, via Apollinaire, déconstruit sur deux plans les rapports humains sexués ordinaires ; sur le plan du genre et sur le plan du désir.
24Premier plan : le genre. À bien suivre l’opéra bouffe, on comprend que le compositeur, d’une manière très actuelle, remet en question l’altérité fondatrice homme/femme. Bien avant Judith Butler18, il indique, via Apollinaire, que le genre est construction sociale de la différence des sexes et manière de signifier des rapports de pouvoir. La pièce joue sur un échange des attributs de la féminité et de la masculinité. Second plan de déconstruction : le désir. La sexualité normale et normée est dite hétéro-sexualité ; très exactement : sexualité qui intègre l’autre. Le terme grec hétéros (autre) contient l’idée d’une différence de forme, de nature, de provenance, etc., entre des individus, des espèces, des éléments, et cela souvent en opposition avec homo. Le grec homos désigne ce qui est semblable. L’homosexuel est « une personne qui éprouve une appétence sexuelle plus ou moins exclusive pour les individus de son propre sexe19 ». Dans l’opéra bouffe, deux couples d’hommes s’exhibent sur scène : celui du mari et du gendarme, celui de Presto et de Lacouf. La norme bourgeoise masculine intègre l’Autre (la femme) mais en le dominant. L’opéra de Poulenc fait voler en éclat cette altérité maîtrisée. Plus radicalement encore, si on y prête attention, la morale que met en avant Poulenc est l’amour libre, l’échangisme, l’acceptation de toute formule du désir : « il faut s’aimer », chante-t-il en un langoureux Boston. Puis tout le monde reprend : « Aimez le blanc, ou bien le noir, c’est bien plus drôle quand ça change. »
*
25Poulenc laisse filtrer au sein de la culture bourgeoise élevée le souffle d’une contre-culture mais sans visée anarchiste, sans intention politique marquée. C’est sur le plan du goût, de l’esthétique, de la morale, de la personne, du genre et de la sexualité que la lutte a lieu. Folklore, argot, personnages troubles ou ambigus et mondes auxquels ils renvoient, lui permettent de se différencier, de faire valoir une forme de contestation face à la normalité, à la représentation unitaire de la personne. Ils lui permettent de faire reconnaître la diversité possible de tout un chacun. Parti d’un imaginaire de l’Autre hérité du XIXe siècle, Poulenc se replie sur soi, explore son territoire et nous convie à découvrir le spectacle de sa propre altérité.
Notes de bas de page
1 Said E., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, nouvelle éd., Paris, Le Seuil, 1997, 4e page de couv.
2 J’ai suggéré (Lacombe H., Géographie de l’opéra, Paris, Fayard, 2007) d’aborder l’emprunt à une altérité musicale selon deux grandes directions, celle de la marque et celle de l’assimilation. Dans le second cas, le travail de l’emprunt atteint à un niveau d’abstraction tel qu’il dissout toute trace d’« exoticité ». C’est le cas bien connu du Marteau sans maître de Boulez inspiré par le gamelan et la musique africaine. C’est aussi, d’une certaine manière, le cas du motif inspiré par le gamelan dans le Concerto pour deux pianos de Poulenc (voir Lacombe H., Francis Poulenc, Paris, Fayard, 2013, p. 385).
3 Said E., op. cit., p. 358.
4 Voir Lacombe H., Francis Poulenc, op. cit., p. 123.
5 Poulenc F., À bâtons rompus. Écrits radiophoniques, édité par L. Kayas, Arles, Actes 1999, p. 52.
6 Canular publié en 1910 par Marcel Prouille (pseudonyme de Marcel Ormoy [1891-1934]) et Charles Moulié (pseudonyme de Thierry Sandre [1891-1950]).
7 Cocteau J., « Portraits-souvenir » (articles parus en 1935), Romans, poésies, poésie théâtre, cinéma, Paris, Librairie générale française, coll. « La Pochothèque », 1995, p. 790.
8 Auric G., « Bonjour, Paris ! », Le Coq, no 1, 1er avril 1920.
9 Satie É., sans titre, ibid.
10 Cité par Tison S., « L’autre comme ennemi, la haine et la perception de l’ennemi germanique », in Baillaud B., Gramont, J. de et Hüe D. (dir.), L’Autre dans les encyclopédies, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 205.
11 Voir « Folklore personnel », in H. Lacombe, Francis Poulenc, op. cit., p. 54 sq.
12 Voir Lacombe H., Francis Poulenc, op. cit., p. 61 sq.
13 Voir Nédélec C., « Les lexicographes des bas-fonds », in Baillaud B., Gramont, J. de et Hüe D. (dir.), L’Autre dans les encyclopédies, op cit., p. 155.
14 Voir Lacombe H., Francis Poulenc, op. cit., p. 469
15 Poulenc F., Journal de mes mélodies, édité par R. Machart, Paris, Cicero-Salabert, 1993, p. 25.
16 À ce sujet, voir par exemple Lacombe H., Francis Poulenc, op. cit., p. 444. Dans Paris-Presse du 26 juillet 1950, Claude Rostand lance la formule qui va faire fortune chez les commentateurs du compositeur : « Il y a deux personnes chez Poulenc : il y a, si j’ose dire, du moine et du voyou. »
17 Voir Lacombe H., Francis Poulenc, op. cit., p. 630-631.
18 Voir Butler H., Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. de l’anglais par Cynthia Kraus, Paris, Éditions La Découverte, 2005.
19 Voir Rey A. (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, nouvelle éd. augmentée, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2010.
Auteur
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