Afficher l’Autre. Jules Chéret ou la familiarisation de l’étranger
p. 287-301
Texte intégral
1En 1886, déjà, Henri Béraldi enjoignait les collectionneurs du XXIIe siècle à se pencher sur les affiches de son temps, pour y apprendre « comment on s’amusait trois siècles auparavant, quelles cabrioles faisaient les prodigieux Hanlon-Lees » ou encore « comment la jeune danseuse qui répondait au nom poétique de “Grille d’Égout” faisait le grand-écart1 ». Lui emboîtant le pas, Octave Uzanne ouvrait en 1891 une rubrique sur « Les Collectionneurs d’affiches illustrées » dans sa revue Le Livre moderne. Il y déclarait :
« L’affiche ne vaut pas seulement qu’on la garde pour la beauté de son image ; son texte même, sa tournure, sa typographie, sa réclame vertigineuse, le cynisme de ses boniments, tout la désigne à l’attention des générations futures, car nos affiches sont comme les miroirs de nos mœurs, de nos passions, de notre état d’esprit, de nos engouements, de notre crédulité, de nos lectures et de nos plaisirs2. »
2Si l’affiche est un « miroir de nos mœurs », il s’agit néanmoins d’un miroir à la fois « fidèle et déformant3 », pour reprendre l’expression de Max Gallo. C’est d’autant plus le cas lorsqu’elle fait la réclame du monde du spectacle. En effet, la mise en scène des affiches vient complexifier la théâtralité du modèle, parfois en accentuant des traits déjà perceptibles sur scène, parfois en en faisant saillir de nouveaux. Subjective et suggestive, la vision de l’altérité qu’expose l’affiche illustrée ne saurait donc être exacte : elle emprunte autant à nos imaginaires collectifs qu’au modèle lui-même.
3Jules Chéret est réputé être, avec Willette, le peintre ayant le plus incarné un certain esprit français durant la fin-de-siècle, notamment par l’invention du type de la « Parisienne ». Achille Ségard vante, par exemple, « son art si équilibré, si sain, si élégant et si français, si parisien, si évidemment en accord avec une bonne santé physique et morale4 ». C’est en regard de son image mythifiée du Paris Belle Époque, festif, lumineux et dansant, qu’il paraît pertinent d’observer les portraits dressés par Chéret des figures de l’autre. En effet, le peintre tend à rattacher l’autre géographique à des références de la culture occidentale et chrétienne, mêlant exotisme et images familières. Produisant une forme de syncrétisme, l’affiche selon Chéret engage un processus d’acclimatation, qui tend à faire de l’autre un représentant du passé ou de l’avenir, plus que d’un ailleurs.
Cosmopolitisme et parisianisme
4Si Chéret est un « apporteur de neuf5 », il est aussi un formidable emprunteur et « adaptateur6 ». La dernière exposition consacrée à son œuvre a mis l’accent à juste titre sur la formation du lithographe, et notamment sur ses deux séjours anglais, l’un de six mois en 1854, et l’autre de sept années (1859-1866)7. C’est à Londres qu’il a découvert la chromolithographie, et c’est d’Angleterre qu’il a importé des machines, une fois installé en France, pour réaliser ses vues8. Pour Chéret, l’innovation en matière d’affiches vient sans conteste d’Angleterre9, mais l’inspiration tient autant des grands maîtres européens du XVIIIe siècle, Watteau et Tiepolo, que de l’art de l’estampe japonaise. Ses associations de couleurs, en aplats et contrastées, ses lignes obliques, dynamiques et anguleuses, doivent beaucoup à la peinture japonaise. On ne s’étonne pas de les voir survenir dans son affiche dédiée aux équilibristes japonais de 1882, mais on est surpris de constater qu’il traite de manière tout à fait similaire les quatre clowns de l’Hippodrome, la même année10.
5Chéret ne craint donc pas le métissage en matière artistique : c’est de l’hybridité de ses sources que vient la vigueur de son art, et si son Paris s’affirme comme peu réaliste, c’est à la fois parce qu’il l’esquisse avec des traits étrangers, et parce qu’il lui adjoint souvent des figures féeriques empruntées au monde du spectacle : d’un côté les clowns et Pierrots, figures masculines si peu ancrées dans la vie sociale, de l’autre la « chérette », cette jeune femme qui évoque autant l’intouchable ballerine que la cousette gouailleuse. À en croire les propos d’Achille Ségard, ce type « entièrement nouveau » de la Parisienne serait le résultat d’un curieux mélange, entre passé et présent, entre France, Espagne, Italie et Angleterre. Il s’agit, affirme-t-il :
« [d’]une sorte de personnage demi-réel et demi-fantastique, sœur de la Colombine italienne, de la Zerline espagnole, émule des soubrettes de notre XVIIIe siècle et même des danseuses de Pompéi ou de Tanagra, personnification de la grâce spirituelle, de l’ironie, de l’enjouement, de l’espièglerie, de la gaieté malicieuse, symbole de la Parisienne enivrée de plaisirs de Paris et dont l’agitation nerveuse fait penser à la gaieté trépidante des petites danseuses anglaises, des clowns au rire silencieux et inextinguible, des pantins fardés et des poupées vivantes11 ».
6Le mouvement syncrétique opéré par Chéret est en fait double : d’un côté, il « exotise » la Française, de l’autre, il introduit dans les rues de Paris des images de l’autre, qui tendent à nous le rendre plus proche. Les affiches rendent compte « de l’univers étranger au quotidien qu’évoquaient les gens du voyage, aux origines exotiques, en tournée dans la capitale12 ». Par le biais de « l’affichomanie », cette passion de la collection qui commence au début des années 1880, elles pénètrent dans les appartements, après avoir envahi les rues. Georges Rodenbach explique, en 1895, que les esthètes étrangers ont souvent une affiche du peintre français chez eux, car « [p]osséder une œuvre de M. Chéret, c’est avoir un peu de Paris à domicile13 ». La réciproque est vraie : pour les Français, l’affiche accrochée dans la masure étudiante ou le cabinet d’amateur y apporte une touche d’étrangeté, quand elle prend pour modèles le dompteur noir Delmonico14, les tziganes en concert15, ou les Indiens Galibis au Jardin d’acclimatation16.
7La singularité de Chéret tient à sa façon de mettre en évidence le corps de ses modèles, dans des positions dynamiques, en plein élan, voire en plein envol, ou bien dans des postures baroques, en torsion. C’est ce double mouvement, en déséquilibre et de côté, que Chéret impulse à la danseuse américaine Loïe Fuller, dans sa célèbre affiche de 1893 (fig. 1). Comme l’a souligné justement Giovanni Lista, cette Loïe « légère, sautillante », dont le voile transparent laisse voir les « formes opulentes », a tout d’une « Bacchante joyeuse17 ». On notera qu’elle est relativement éloignée du modèle : sur les photographies, Fuller n’apparaît jamais pieds nus, et tout son art réside précisément dans sa manière de masquer son corps sous des tissus lumineux. En la déshabillant et en lui faisant adopter une posture aguichante qui interpelle le spectateur, Chéret la rapproche de la danseuse de revue parisienne, tout en maintenant ses singularités : sa maîtrise de la lumière colorée, son art du mouvement avec ce voile qui semble la soulever dans les airs.
Krao ou le mythe des origines ?
8Loïe Fuller n’est pas la seule étrangère à être transfigurée et mise au goût parisien. Chéret procède de même avec Krao, qui fut exhibée à l’Alcazar en 1886. Le cas Krao a été commenté de manière approfondie dans le cadre des Cultural Studies américaines18. On sait que la petite fille avait été trouvée au Laos vers l’âge de 7 ans par le voyageur suédois Carl Bock, qui recherchait des hommes-singes pour le compte de l’entrepreneur canadien G. A. Farini. C’est Farini qui l’exhiba en Europe à partir de 1882, d’abord en Angleterre, puis en France et en Allemagne. Plus tard, Krao partit aux États-Unis et intégra le Cirque Barnum and Baily, puis celui des Ringling Brothers, et enfin l’entreprise de ces deux cirques réunis. Elle y mourut de la grippe, en 1926. L’enfant avait une pilosité surdéveloppée, qu’on pourrait attribuer à l’hypertrichose. L’argument publicitaire de Farini pour l’exhiber était qu’elle n’était pas un phénomène à la manière des femmes à barbe, mais qu’elle constituait la preuve vivante de la théorie de l’évolution, étant le chaînon manquant entre le singe et l’animal. Cette allégation avait été contestée à plusieurs reprises par des scientifiques qui avaient examiné l’enfant : l’ethnologue irlandais Augustus Henry Keane avait écrit un article sur elle en 1883, expliquant qu’elle relevait de « la pathologie plutôt que de l’anthropologie19 » ; le Docteur Charles Fauvelle avait établi en 1886 un rapport pour la Société d’anthropologie de Paris. Il y diagnostiquait une « malformation » évoquant « la persistance ou le développement anormal du système pileux du fœtus (lanugo)20 ». Il soulignait en outre que les zones velues du corps de l’enfant ne correspondaient pas à celles des primates, mais évoquaient plutôt celles d’un sujet mâle adulte21.
9Observons l’affiche de Chéret (fig. 2) : l’image de la femme-singe y est claire et indéniable, mais elle se mêle à d’autres références. La comparaison avec le tract diffusé par Farini en Angleterre est révélatrice sur ces points. Nadia Durbach a souligné que c’est en France, en particulier dans l’affiche peinte par Chéret, que l’érotisation de Krao a atteint son comble22. Si on se rappelle que Krao avait à l’époque une dizaine d’années, ce qui explique sa poitrine plate, on ne peut que s’accorder avec l’analyse de Durbach, qui met en évidence la posture troublante du modèle et son œillade racoleuse au public. Notons, en outre, que le même rouge vif est employé pour souligner les lèvres de la jeune fille et le maillot qui lui sert de cache-sexe, ainsi que les bijoux et le nom de Krao. À la différence du tract anglais, qui montre une Krao sauvage au milieu d’une jungle, Chéret ne retient qu’un morceau de tronc : perchée dans l’arbre à la manière d’un singe, Krao semble surtout nous inviter à en faire autant. C’est une Ève tentatrice qui apparaît là, prête à croquer un fruit invisible. Mais c’est aussi une bonne sauvage dans la lignée de ceux de la littérature du XVIIIe siècle, facile d’approche, sans costume et sans pudeur, ornée pourtant de quelques bijoux révélant la coquetterie pseudo-naturelle de toute femme. En effet, Krao n’est pas seulement sexualisée, elle est en quelque sorte « parisianisée », en dépit de ses poils et de sa nudité. Chéret lui attribue l’une des postures favorites de ses réclames : de profil, et presque de dos, tournant son regard pour émoustiller le spectateur, elle se refuse et s’offre, d’un même mouvement. Son sourire est très éloigné de la mine revêche du tract anglais. Par ailleurs, quand on sait que Krao avait une pilosité irrégulière, on ne peut que souligner l’uniformité de sa toison. Chéret en fait une sorte de fourrure, de maquillage intégral, qui accroit la fascination sexuelle du modèle.
10S’il reste peu de documents sur Krao l’originale, de nombreuses traces subsistent de sa célébrité, suite à l’affiche de Chéret. Pour l’anecdote, on relève 147 occurrences du nom « Krao » dans les charades logogriphes et autres « passe-temps » du journal Gil Blas au cours de l’année 1886-1887, signe que l’affiche a marqué les esprits et fait rayonner le nom de Krao, bien au-delà des spectateurs qu’elle a pu connaître. D’ailleurs, la version « avant la lettre » (sans les mots de la réclame) existe encore, ce qui témoigne du fait que ce motif a attiré les collectionneurs23. Surtout, on notera que Krao est, cette année-là, récupérée et recyclée comme personnage dans deux revues parisiennes. Ces exemples soulignent combien l’imaginaire en germe dans l’affiche a pu être développé et décliné. Dans les deux cas, la jeune femme apparaît comme un personnage secondaire, qui ne fait que passer, pour apporter une touche exotique et comique à la pièce. La revue Carabo-Carabi, présentée en décembre 1886 à l’Eldorado, dont le texte n’a pas été publié, a cependant été résumée dans les pages du journal Gil Blas. Voici ce qu’on y trouve concernant Krao :
« Après le défilé obligatoire de la tour Eiffel, des soldats barbus, des brasseries de femmes, de la bascule automatique et du métropolitain, Mme Bonhaire apparaît en femme-singe, Krao, avec des noix de coco sur les genoux, sous le dos et même dans les mains.
Elle se livre à une danse de sauvage qui a été bissée avec enthousiasme. Elle se tape la poitrine avec ses noix de coco de façon à produire un bruit de castagnettes énormes. Quelle fermeté24 ! »
11Krao, transformée en personnage de la gouaille parisienne, sert ainsi de prétexte à un divertissement grivois et à une caricature d’exotisme.
12L’apparition de Krao dans La Briguedondaine, revue créée au théâtre du Palais-Royal le 7 septembre 1886, et écrite par Paul Ferrier, Gaston Jollivet, Charles Clairville et Ernest Depré, est plus intéressante. La pièce, qui a été publiée, a pour point de départ la montée à Paris d’un baron de Province, Montargis, qui souhaite ramener dans les deux Cercles où il a été admis une revue de music-hall parisienne. Il y rencontre la Briguedondaine, personnage allégorique sorti d’un placard, qui est « l’âme des chansons sans façon », « l’âme de ces bonnes vieilles pièces25 » jouées, par le passé, au Palais-Royal. La Briguedondaine installe le baron dans le public et lui présente une série de personnages, selon le principe de la revue : on trouve, entre autres, dans ce défilé, la tour Eiffel, quatre soldats si poilus que les bonnes refusent de les embrasser, et bien sûr Krao. Alors que la Briguedondaine s’étonne que le baron ne connaisse pas Krao, ce dernier lui répond : « Krao ? Je ne l’ai vue que sur les affiches ; mais je ne serais pas fâché de la contempler26. » Aude Lavigne incarne la jeune fille, qui apparaît en pleurant parce qu’elle vient de perdre tous ses poils après s’être immergée dans une potion célèbre. Dans La Briguedondaine, Krao est une jeune fille française, qui emploie des expressions comme « j’t’écoute », sur lesquelles le Baron s’interroge en ces termes : « Cette locution serait-elle exotique27 ? » Comme elle n’est plus « velue comme un ours » et ne peut plus à ce titre se « montrer pour de l’argent », elle décide de se reconvertir en chanteuse de café-concert. La Briguedondaine achève donc le processus de familiarisation entamé par Chéret : devenue parisienne, la Laotienne se dépouille de son seul attribut étrange, sa pilosité hors-norme, pour incarner une autre sociale peu farouche : la fille du peuple, sympathique et vulgaire, prête à se vendre pour quelques sous.
Les Hanlon-Lees, un pas vers les horizons modernes
13À l’inverse de Krao, les mimes britanniques Hanlon-Lees ont suscité plus d’écrits en France qu’au Royaume-Uni, y compris de la part de poètes et de romanciers, tels que Banville, Zola, Mallarmé ou Huysmans. Ils étaient au départ six frères d’origine irlandaise qui avaient pris le chemin de l’acrobatie, mais Thomas mourut en 1868 des suites d’une mauvaise chute, et n’en restèrent que cinq : George, William, Alfred, Edward et Frederick. Ils tournèrent dans le monde entier : en Europe, aux États-Unis, en Turquie, en Inde, en Australie, à Java, à Singapour, etc. Après s’être longtemps cantonnés à l’acrobatie et au trapèze volant, ils se tournèrent vers la pantomime, et composèrent des trames mimées décousues, extravagantes et féeriques, où leurs qualités physiques étaient théâtralisées dans des chutes, des décapitations truquées, des coups de pieds et de poings aux effets dévastateurs28. Jules Claretie les surnomme les « Edison de la pantomime29 », surnom qui laisse deviner l’impression d’innovation qu’ils apportèrent à Paris, où ils se produisirent à maintes reprises30 au cours des années 1870.
14Chéret compose, en 1878, les affiches des deux pantomimes où les Hanlon-Lees parodient le monde de l’art, un monde dont ils ont dressé une image décadente, fantasque et explosive.
15Si l’on en croit Ernest Coquelin, Une soirée en habit noir est « une pantomime d’une modernité exagérée. Elle se passe dans un salon du faubourg Saint-Germain31 ». La composition éclatée de l’affiche (fig. 3) rend fidèlement compte de la dimension décousue et acrobatique de cet acte sans queue ni tête, où les domestiques renversent les boissons sur les invités, où les hommes giflent les femmes auxquels ils font la cour, et où un musicien et un peintre se livrent à des essais artistiques incongrus. Dans la tradition des pantomimes anglaises, les Hanlon-Lees interprétaient aussi bien les rôles masculins que féminins, ce qui n’est pas complètement perceptible dans l’affiche de Chéret. On ne le saisit que par les silhouettes burlesques des deux femmes : l’une pose pour un peintre en balançant ses jambes sur le côté ; l’autre porte de manière conquérante et virile son partenaire de danse. L’affiche comporte en outre des allusions à deux moments-clefs de la pantomime, les plus spectaculaires : d’une part, la disparition momentanée des invités dans un piano transformé en trappe ; d’autre part, la séance de portrait expérimentale du peintre. Cette dernière est narrée par William Lesclide, qui a retranscrit à sa manière les arguments des pantomimes :
« Cependant le peintre se dispose à portraiturer une dame […]. Craignant de ne point attraper la ressemblance, il crève sa toile et y fait place à la tête de son modèle. Mais on ne peut passer sa vie dans une toile percée. La dame se fait remplacer par un domestique de confiance qui tire la langue à l’artiste au moment où celui-ci lui pose des touches d’ombre sur la figure. Alors paraît un papillon bleu, image de la poésie éternelle qui plane au-dessus des misères humaines ; il décrit dans ce milieu nerveux et tumultueux des cercles pleins. Hélas ! mal inspiré, il se pose sur le nez du tableau que le peintre caresse, et celui-ci l’écrase d’un tel coup de poing qu’il tue l’infortuné valet.
Cette catastrophe jette un froid dans l’assemblée, et l’on propose de jouer à Colin-Maillard pour égayer la situation32. »
16L’habit noir, qui donne son titre à la pantomime, est caractéristique. Dans son ouvrage intitulé Des hommes en noir, le costume masculin à travers les siècles, John Harvey a montré comment le noir, dont la mode a commencé en Angleterre, s’est imposé au cours du XIXe siècle dans toute l’Europe. Il analyse les diverses connotations de cette couleur, rattachée au deuil et à la sévérité, portée aussi bien par les dandys que par les hommes d’affaire, liée à une forme d’impersonnalité. Dans Une soirée en habit noir, l’uniformité de l’habit « fashionable » contribue à donner une image indistincte de la fratrie, image rattachée à celle de la société citadine de la révolution industrielle. C’est l’homme fabriqué en série.
17L’affiche la plus célèbre de Chéret sur les Hanlon-Lees est sans conteste celle de Do mi sol do, pantomime inspirée des minstrels, ces comiques burlesques noirs américains33 (fig. 4). Coquelin cadet décrit Do mi sol do en ces termes : « C’est une critique, des plus excellentes, de la musique charivarico et cacophonico-wagnérienne34. » Lesclide note que « la scène se passe dans un milieu indéfini occupant un point indécis d’un espace sans bornes, mais qui néanmoins est éclairé et chauffé au gaz35 ». Au centre de la composition, Chéret place Agoust, clown français, qui joue le rôle principal de la pantomime : celui d’un chef d’orchestre excentrique et obsédé par sa musique. Avec son costume rouge et ses cheveux dressés comme des cornes, le personnage prend des allures sataniques36. Derrière lui, l’arrière-plan est composé d’une nuée de musiciens adonnés à leur tâche, dont l’un chute dans le vide. Cette agitation donne raison à la description que faisait Paul Hugounet de la pantomime anglaise, qu’il comparait à « la rue de Londres, encombrée, tumultueuse, forêts de bras qui s’agitent, de jambes qui détalent, de fourmis humaines courant sans répit aux affaires : Business is business37 ». Une locomotive énigmatique traverse l’affiche de gauche à droite. Ce train miniature est mentionné dans les deux résumés du spectacle, sans qu’on sache bien s’il était seulement évoqué par un son, ou véritablement convoqué sur scène – comme il le sera du reste, un an plus tard, dans Le Voyage en Suisse. Lesclide décrit « des crescendos dont la note culminante est donnée par un chemin de fer dont la locomotive fait explosion38 » et Coquelin parle de « trains qui passent en sifflant dans l’air39 ». Associé à des bruits de coups de feu, le vacarme assourdissant du train introduit sur scène le symbole de la révolution industrielle, dont les Anglais ont sauté le pas avant les Français. Par ces quelques éléments – habits noirs et locomotive – Chéret pointe donc, dans les Hanlon, une forme de modernité aiguë, associée à l’Angleterre, et qui trace la voie aux Français, une voie perçue à la fois comme inéluctable et périlleuse. Dans les années 1880, les commentaires sur la mort de la pantomime blanche française, et son remplacement par les mimes anglais, rapides et brutaux, sont innombrables. Elles reflètent une angoisse de l’avenir. Citons la description que fait Claretie des Hanlon :
« Ils sont de leur temps, ceux-là, d’un temps où chaque seconde est une pièce de monnaie. […] Leur pantomime a la vitesse d’un train express. Elle est pressée comme un télégraphe. C’est le mouvement perpétuel, un mouvement insensé, affolé, furieux, féroce, le Go ahead ! des Yankees mis en pratique par des gens qui ont dû inventer la transfusion du vif-argent40. »
18Aux yeux des auteurs et critiques français, une conjonction s’opère entre mimes anglais, civilisation industrielle et modernité artistique. Les Hanlon représentent le progrès en marche, un progrès aux allures diaboliques, peut-être fatal, mais inévitable. Paul Margueritte, écrivain et mime français, raconte que Chéret, rencontré lors d’une soirée, lui aurait conseillé « de renoncer au costume de neige et d’endosser l’habit noir à basques de clown anglais, comme l’avaient fait les incomparables Hanlon-Lee [car] la pantomime y prendrait un modernisme plus aigu41 ». Mallarmé, quant à lui, confie dans une lettre à Félicien Champsaur que les Hanlon-Lees ont été des révélateurs. Et d’ajouter : « [I]l sera très difficile de traiter (même en le roman) aucune modernité sans rien de ces raccourcis, de leurs éclairs et de la simplicité vertigineuse par eux faite42. »
19Notons d’ailleurs que les Hanlon-Lees, et les affiches que Chéret fit sur eux, devinrent une source d’inspiration pour les auteurs français : on leur doit le roman d’Edmond de Goncourt Les Frères Zemganno, ainsi que celui de Jean Richepin Braves gens, où un mime français, Marchal, se convertit à la pantomime anglaise pour représenter» toute l’humanité moderne, nervosée [sic], martyrisée, diabolisée43 ». C’est aussi après les avoir vus que Joris-Karl Huysmans et Léon Hennique ont eu l’idée de leur Pierrot sceptique, album théâtral illustré, lui aussi, par les soins de Chéret44. Ce Pierrot noir, en deuil de sa femme et du XIXe siècle dans son entier, y détruit tout ce qu’il touche, par les coups et par les flammes. Il vient parachever l’effet dévastateur que les Hanlon avaient initié, et confirmer la dimension apocalyptique de l’affiche de Do mi sol do. Comme l’affirma David Murray, les Hanlon-Lees s’avérèrent être les « philosophes cyniques de cette fin-de siècle, et les prophètes inconscients de l’effondrement de sa civilisation45 ».
20« Louis Mullem a dit qu’il en était [des affiches de Chéret] comme du boniment des théâtres forains, plus intéressant que la pièce jouée à l’intérieur46. » On ne peut que s’accorder avec ce jugement, quand on constate que les réclames du peintre n’ont pas seulement reflété le spectacle de son époque : elles ont suscité de nouveaux personnages et de nouvelles représentations de l’altérité.
21Chéret a eu l’habileté de mettre en scène les autres, non comme des étrangers, mais comme des autres nous-mêmes. En leur adjoignant des références empruntées aux mythologies antiques, à la religion chrétienne, aux peintres du XVIIIe siècle, il a transfiguré ses modèles, révélant les fantasmes et les craintes du Paris fin-de-siècle. L’une de ces craintes pourrait se résumer en des termes très banals : « On n’arrête pas l’histoire en marche. On n’arrête pas le progrès, fût-il pernicieux. » Krao la Laotienne est ainsi présentée comme une Parisienne en herbe, sur le point de se convertir en « chérette » ; et l’agitation frénétique des Hanlon-Lees s’affirme comme l’avenir de la Ville-Lumière. Si la cosmogonie picturale de Chéret invite l’autre à se mêler à l’univers parisien, cet univers est présenté comme déjà métissé, instable, et en pleine mutation.
Notes de bas de page
1 Béraldi H., « Chéret », Les Graveurs du XIXe siècle, Paris, Conquet, 1886, t. IV, p. 177
2 Uzanne O., « Les collectionneurs d’affiches illustrées », Le Livre moderne, revue du littéraire et des bibliophiles contemporains, t. III, Paris, Maison Quantin, 1891, p. 196.
3 Gallo M., L’Affiche miroir de l’histoire, miroir de la vie, Paris, L’Aventurine, 2002 [édition Libri illustrati 1972], p. 12.
4 Ségard A., Peintres d’aujourd’hui, les décorateurs, Albert Besnard – Gaston La Touche – Chéret – Paul Baudoüin, Paris, librairie Paul Ollendorf, 1905, p. 28.
5 Rodenbach G., « Quelques peintres. M. Jules Chéret », Le Figaro, 12 janvier 1895, p. 2.
6 Uzanne O., art. cit., p. 258.
7 « La Belle Époque de Jules Chéret, de l’affiche aux décors », 24 juin-7 novembre 2010, Les arts décoratifs.
8 Bargiel R. et Le Men S. (dir.), La Belle Époque de Jules Chéret, de l’affiche aux décors, Les arts décoratifs/Bibliothèque nationale de France, 2010, p. 12.
9 Chéret a continué d’admirer toute sa vie le savoir-faire des ouvriers anglais en matière chromolithographie, comme le laisse entendre ce témoignage de Joris-Karl Huysmans : « L’art de l’image en couleurs, si grossier en France qu’il devait se confiner exclusivement dans l’industrie, a atteint chez les Anglais une perfection plénière. Regardant ces planches, M. Chéret qui, en sus de son original talent, est le plus expert de nos chromistes, soupirait me disant : “Il n’y a pas ici un ouvrier capable de tirer ces planches” » (Huysmans J.-K., « Le salon officiel de 1881 », L’Art moderne, in Œuvres complètes de Joris-Karl Huysmans, vol. 6, Paris, G. Crès, 1929, p. 232).
10 Bargiel R. et Le Men S. (dir.), La Belle Époque de Jules Chéret, de l’affiche aux décors, op. cit., « Catalogue raisonné », Équilibristes japonais et dompteur, 1882, cat. 515 ; Hippodrome, 4 clowns, 1882, cat. 516, p. 207.
11 Ségard A., Peintres d’aujourd’hui, les décorateurs, op. cit., p. 226.
12 Le Men S., Jules Chéret, le cirque et l’art forain, Paris, Somogy éditions d’art, 2002, p. 12
13 Rodenbach G., « Quelques peintres. M. Jules Chéret », art. cit., p. 2.
14 Delmonico a écrit son autobiographie : Delmonico L., Biographie du dompteur noir Delmonico, écrite par lui-même, Paris, imprimerie de V. Fillion, 1873. Pour les affiches de Chéret, voir Bargiel R. et Le Men S. (dir.), La Belle Époque de Jules Chéret, de l’affiche aux décors, op. cit., « Catalogue raisonné », Folies-Bergère, Le Dompteur noir Delmonico, Lions et Tigres, 1875, cat. 97 ; Fantaisies-Oller, Music-Hall, Delmonico le dompteur noir, 1876, cat. 332 ; Valentino Delmonico le célèbre dompteur noir, 1874, cat. 425.
15 Ibid., Les Tziganes, 1874, cat. 87.
16 Ibid., Jardin zoologique d’acclimatation Indiens Galibis, 1882, cat.
17 Lista G., Loïe Fuller, danseuse de la Belle Époque, Paris, Hermann éditeur des sciences et des arts, 2006, p. 125.
18 L’article le plus complet sur le sujet est celui de Durbach Nadia, qui a été publié dans ouvrages: d’abord sous le titre « Krao and the Victorian Discourses of Evolution, Imperialism, and Primitive Sexuality », in Tromp M. (dir.), Victorian Freaks : the Social Context of Freakery, Columbus, The Ohio State University, 2008, p. 134-153; puis dans l’ouvrage : Durbach N., The Spectacle of Deformity : Freak Shows and Modern British Culture, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2010 (chap. 3 : « The Missing link and the Hairy Belle: Evolution, imperialism and Primitive Sexuality », p. 89-114.) On trouve aussi mention de Krao dans Garland Thomson Rosemarie, Freakery : Cultural Spectacles of the Extraordinary Body, New York, New York University Press, 1996, ainsi que dans Goodall J. R., Performance and Evolution in the Age of Darwin, New York, Routeledge, 2002.
19 Keane A. H., « Krao, the “human monkey” », Nature, vol. 27, janvier 1883, p. 245.
20 Fauvelle C., « Un cas de pilosisme chez une jeune Laotienne », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, IIIe série, t. 9, 1886, p. 439-448.
21 Si la presse anglaise avait relayé la polémique autour de Krao en 1883, force est de constater que la documentation sur son séjour en France est limitée. On notera cependant que dans les articles français qui portent sur elle dans Gil Blas, tout comme dans l’affiche de Chéret, l’expression « chaînon manquant » n’est jamais employée, alors que celle de « missing link » l’est dans les réclames et la presse anglaises. Un article de 1883, trois années avant l’arrivée de Krao en France, énumère toutes les caractéristiques simiesques de la petite fille – pilosisme, face prognathe, pied préhensible dont elle se sert pour ramasser à terre des objets menus – mais ajoute qu’elle possède le langage articulé et rentre, selon le savant Keane, dans la catégorie des hominiens (Gil Blas, 16 juillet 1883, p. 4). La critique contemporaine française s’est d’ailleurs peu penchée sur la notion de « chaînon manquant », sans doute parce que cette dernière a été moins exploitée dans le spectacle populaire français. Les rares textes critiques en français sur cette notion sont des traductions, comme Bear G., La Quête du chaînon manquant, aventures interdisciplinaires, Paris, Synthélabo, 1995 (titre original : Forging the missing link, interdisciplinary stories, inaugural lecture, 18 novembre 1991).
22 Durbach N., « Krao and the Victorian Discourses of Evolution, Imperialism, and Primitive Sexuality », art. cit., p. 148.
23 Les collectionneurs préféraient ces posters dénués de signes publicitaires, où primait le dessin : voir à ce sujet Bargiel R. et Le Men S. (dir.), La Belle Époque de Jules Chéret, de l’affiche aux décors, op. cit., p. 27. Une affiche avant la lettre de Krao est conservée au département des estampes et photographies de la BnF (numérisée sous la cote IFN-9003478).
24 « La Soirée parisienne : Carabo-Carabi », Gil Blas, 1er décembre 1886, p. 3. Les auteurs la revue ne sont pas cités, et le texte de la pièce n’a vraisemblablement pas été publié.
25 Ferrier P., Jollivet G., Clairville C. et Depre E., La Briguedondaine, revue en trois et cinq tableaux, Paris, Librairie théâtrale, 1887, p. 15.
26 Ibid., p. 57.
27 Ibid., p. 58.
28 Voir Martinez A., La Pantomime, théâtre en mineur (1880-1945), Paris, Presses de Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 26-28.
29 Claretie J., La Vie à Paris 1881, Paris, Victor Havard, 1882, p. 358.
30 En 1867 (en tant qu’acrobates), puis en tant que mimes en 1870, 1872-1873, 1878, 1879 (Le Voyage en Suisse), 1885, 1894. Voir à ce sujet Cosdon M., « A chronological outline of the Hanlon Brothers », http://www.siupress.com/downloads/excerpts/9780809329250_expt.pdf.
31 Coquelin Cadet, La Vie humoristique, Paris, Paul Ollendorff, 1883, p. 215
32 Mémoires et pantomimes des frères Hanlon Lees, rédigées par Lesclide R., préface de Théodore de Banville, gravures à l’eau-forte de Frédéric Regamey, Paris, Chez tous les libraires, s. d. [1879], p. 164-165.
33 Si l’on en croit Leroux, les Hanlon-Lees auraient joué Do mi sol do grimés, à l’origine, mais on ne trouve pas trace de ce maquillage lors de leur venue en France : ils l’ont probablement abandonné pour leur tournée européenne. Leroux H., Les Jeux du cirque et de la vie foraine, Paris, Plon, 1889, p. 215-217.
34 Coquelin Cadet, La Vie humoristique, op. cit., p. 197.
35 Lesclide R., Mémoires et pantomimes des frères Hanlon Lees, op. cit., p. 128.
36 « Cet homme, en maillot vermillon, agitant un crâne piriforme, surmonté de deux touffes de cheveux en escalade, projetant les yeux hors du front, tordant sa bouche en fer à cheval, dans un rire d’hospice, s’enlevait en l’air, et fouettait à tour de bras le délire de l’orchestre au-dessus duquel passait subitement, en pétillant comme une fusée, un minuscule train. Agoust devenait presque satanique, dans ce dessin qui bondissait, étoffé de rouge sur un fond verdâtre pointillé d’encre, surmonté d’éclatantes lettres blanches, doublées de noir » (Huysmans J.-K., Certains, Paris, P. V. Stock, 1898, 3e édition, p. 54.)
37 Hugounet P., Mimes et Pierrots, notes et documents inédits pour servir à l’histoire de la pantomime, Paris, Librairie Fischbacher, 1889, p. 193.
38 Lesclide R., Mémoires et pantomimes des frères Hanlon Lees, op. cit., p. 132.
39 Coquelin Cadet, La Vie humoristique, op. cit., p. 198.
40 Claretie J., La Vie à Paris 1881, op. cit., p. 358.
41 Margueritte P., Le Printemps tourmenté, Paris, Ernest Flammarion, 1925, p. 179-180.
42 Mallarmé S., « Lettre à Félicien Champsaur, le 17 juin 1888 », Correspondance, t. III, Paris, Gallimard, 1969, p. 210.
43 Richepin J., Braves Gens, Paris, Maurice Dreyfous, 1886, p. 478
44 Hennique L. et Huysmans J.-K., Pierrot sceptique, pantomime, dessins de Jules Paris, Édouard Rouveyre, 1881.
45 « They were the cynic philosophers of the fin-de-siècle, the unconscious prophets of the crash of its civilisation » (Murray D. L., Scenes and Silhouettes, Londres, Jonathan Cape, 1926, p. 129).
46 Geoffroy G., La Vie artistique, deuxième série, Paris, E. Dentu, 1893, p. 154
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