L’Empire du désir
Furyo (Merry Christmas Mister Lawrence, Nagisa Oshima, 1983)
p. 81-97
Texte intégral
1Au moment de donner un titre à cette conférence, L’Empire du désir m’est venu assez spontanément, sans doute parce que, d’un film que je n’avais pas revu depuis bien longtemps, il me restait cette image d’un baiser sidérant donné par un prisonnier de guerre anglais (le major Celliers, joué par David Bowie) à celui qui sera bientôt son bourreau (le commandant Yonoi/Ryuichi Sakamoto). Ce n’est d’ailleurs pas tant l’image du baiser qui m’avait frappée, que celle du mouvement au terme duquel il advient : d’abord, l’impulsion qui pousse Celliers à sortir du rang et, dans la foulée, cette marche lente et résolue vers Yonoi, une marche tellement souveraine qu’elle neutralise, le temps d’un instant, la force militaire (les soldats japonais sont, à ce moment précis, tout à fait en mesure d’intervenir pour empêcher Celliers de parvenir à ses fins, mais ils restent pétrifiés, comme englués dans l’arrière-plan d’une transparence pourtant inexistante).
2Dans cette séquence, beaucoup ont vu quelque chose comme une victoire du désir sur tout ce qui s’y oppose depuis le début du film, que cette opposition soit rapportée à la raison guerrière ou à la norme sexuelle. Hubert Niogret écrit par exemple que Yonoi est, par ce baiser, « terrassé par une réalité désirée depuis sa rencontre avec Celliers, mais que sa fonction et sa culture rendaient impossible à assumer1 ». En somme, de la rencontre, il semble que Furyo montre tout spécialement le désir, au sens ordinaire du terme, c’est-à-dire au sens d’une force d’aimantation entre les êtres, ou encore à celui d’un élan irrépressible qui propulse un corps singulier vers un autre, lui aussi singulier.
3Et il est vrai qu’il n’y a pas de rencontre sans désir. Daniel Sibony l’a souligné dans le très beau texte auquel j’emprunte le passage suivant :
« La rencontre est toujours à plusieurs niveaux d’intensité. Cet homme connaît une femme, il l’avait rencontrée depuis un an, c’était “sympa” ; il ne se passait rien, et nul n’avait idée qu’il pouvait se passer quelque chose. Puis un jour, soudain, il l’a rencontrée : là, dans le creux du regard ordinaire qu’il portait sur elle, un point noir est apparu, une brûlure. Il l’a vue soudain comme il ne l’avait jamais vue […] Ça existe, des coups de foudre dans le ciel vide ou serein des rapports ordinaires. Quelque chose était là, et n’attendait que leur accord pour faire “rencontre”, que leur acquiescement pour flamber. C’était là, au vu et au su des deux acteurs, mais on aurait dit qu’ils attendaient un signal pour se déclencher, pour engager le plein jeu d’une rencontre. Ils étaient là, se voyaient, travaillaient ensemble, et ils attendaient qu’un cinéaste mystérieux, un preneur de vues imprenables fit donner le signal avec ce fameux clapet donnant le titre du film : c’est une rencontre ! Alors ils se lèvent, tous deux, et ils y vont à la défonce de la rencontre. Ils sont dans un état second. Ils disent qu’ils se sont rencontrés “vraiment”, mais c’est plus vrai de dire qu’ils ont rencontré un événement qui les soulève et qui les jette l’un contre l’autre2 […] »
4Pour qu’une rencontre advienne, il ne suffit donc pas que des êtres soient mis en présence, il faut encore qu’un agent précipite les choses, et cet agent a nom désir. L’un des intérêts du texte de Sibony est qu’il permet de façonner une définition du désir moins ordinaire que celle que j’ai énoncée il y a quelques instants : en substance, désirer, ce n’est plus seulement éprouver de l’attirance pour un être, mais aussi bien être saisi, happé par un événement singulier qui nous enchaîne l’un à l’autre. Le désir aurait alors deux faces, une face érotique, la plus visible, et une face plus secrète, qui touche à ce qui fait nœud entre deux histoires – manière de suggérer que le mouvement du corps désirant n’opère pas simplement de personne à personne, mais constitue davantage un mouvement de, dans et vers l’histoire. Je ne fais pas de mystère, j’annonce tout de suite l’hypothèse autour de laquelle je vais tourner : au delà de l’élan érotique, il me semble que ce qui fait l’événement de la rencontre dans Furyo, c’est-à-dire ce qui soulève Yonoi et Celliers et les jette l’un contre l’autre, cette chose est de l’ordre de la Passion, avec un « p » majuscule…
5Sans entrer dans le détail de la vie et de la mort de Jésus-Christ, la plupart des critiques de Furyo se sont montrés sensibles à la présence d’éléments qui relèvent d’un tout autre récit que celui qui retrace la vie de prisonniers occidentaux dans un camp tenu par les Japonais, pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, à propos du jeune frère de Jack Celliers, Pascal Bonitzer évoque un « double angélique et monstrueux », un « ange au cheveux d’or et à la voix céleste », et va jusqu’à interpréter la bosse qui déforme son dos comme « un embryon d’aile3 ». L’idée d’une présence diffuse du religieux se laisse également repérer sous la plume de Hubert Niogret, lorsqu’il qualifie le fameux baiser de « geste sacrilège4 ». De manière tout aussi symptomatique, Louis Danvers et Charles Tatum Jr mettent l’accent sur le comportement singulier de Yonoi à la toute fin du film, Yonoi « qui vient, la nuit, couper au front de Celliers mourant une mèche de cheveux » destinée à être consacrée sur « son autel familial5 ».
6Un personnage angélique, un geste situé par rapport au sacré, une mèche qui prend valeur de relique : on est en droit de penser qu’il y a là bien peu de choses, tout au plus quelques grammes de religieux disséminés dans un récit dont le propos est ailleurs. Cependant, au cours d’un entretien réalisé par les Cahiers du cinéma lors de la projection du film au festival de Cannes, le cinéaste lui-même nous invite discrètement à reprendre l’analyse de Furyo à partir d’éléments spécifiques de la culture judéo-chrétienne. Les Cahiers s’adressent à lui de la façon suivante : « Dans la scène où est simulée l’exécution de Celliers, il y a un cadrage de type crucifixion christique. Vous avez fait en 1962 un film sur une révolte de Japonais chrétiens, Amakusa Shiro Tokisada (Le Révolté). Cette attirance pour le christianisme vous est-elle personnelle, ou est-ce un trait japonais ? » La réponse de Nagisa Oshima est à la fois laconique et stimulante : « Personnellement, je pense que Le Nouveau Testament est une chose remarquable. Quant aux Japonais, ils n’ont pas de religion à eux mais ils savent que les Occidentaux ont des religions fantastiques et ils ont une espèce d’attirance pour ces religions qu’ils respectent sans les connaître très bien6. »
7Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’avoir l’aval ou l’assentiment du cinéaste pour proposer une lecture de son œuvre. Mais force est de reconnaître que, en l’absence de cette déclaration d’Oshima, comme en l’absence de ces indices qui affleurent un peu partout dans les critiques consacrées à Furyo (le relevé qui précède est loin d’être exhaustif), j’aurais sans doute eu le sentiment que le « problème christique » était ici secondaire, sinon hors de propos – et cela, quand bien même un pressentiment inverse me taraudait. Puisque la voie a été ouverte, je vais essayer de déplier cette hypothétique Passion japonaise, en commençant par revenir sur la crucifixion.
1.
8Chose curieuse, l’épisode en question donne lieu, dans Le Nouveau Testament, à un compte-rendu assez rapide – aucun des Évangiles ne s’y attarde longuement –, alors que la tradition picturale religieuse en a fait l’un de ses sujets de prédilection. Pour l’essentiel, les Évangiles insistent sur le lieu de la crucifixion (Golgotha, le lieu du Crâne), sur le motif de la condamnation à mort (Jésus est accusé d’avoir déclaré être le fils de Dieu et le roi des Juifs), ainsi que sur les humiliations et les souffrances endurées par le condamné (alors qu’il agonise, certains soldats romains l’apostrophent en ricanant, pendant que d’autres, déjà, se partagent sa tunique). Il est également précisé que deux malfaiteurs sont crucifiés en même temps que Jésus, le bon et le mauvais larron, l’un étant disposé sur sa droite, l’autre, sur sa gauche. Voilà, brossée à grands traits, la matière narrative dont la peinture hérite, trame minimale vouée à être transposée, convertie en figures, en motifs, en espace visuels.
9Je vous propose de regarder quelques-unes des représentations picturales de cet épisode, à la suite de quoi nous verrons un premier extrait du film, précisément celui qui avait retenu l’attention des rédacteurs des Cahiers du cinéma.
10[Diapositives : 1. La Crucifixion, École de Rimini, vers 1350 / 2. La Crucifixion, partie centrale du retable d’Issenheim, Matthias Grünewald, vers 1515 / 3. Le Golgotha, Marten Van Heemskerck, vers 1540 / 4. Le Christ en croix, Diego Velazquez, 1632 / 5. La Crucifixion blanche, Marc Chagall, 1938.]
11[Projection d’un extrait de Furyo : exécution simulée de Celliers.]
12Je crois que l’on retrouve en effet, dans cet extrait, quelque chose de la crucifixion christique, à condition de reconnaître que ce « quelque chose » prend place dans un décor et, de manière plus générale, dans un contexte renouvelés. Que la scène de Furyo se déroule en intérieur plutôt qu’en extérieur ne constitue pas une rupture très importante : les peintures de Velazquez et de Grünewald que nous venons de voir situent l’action sur un simple fond d’obscurité7 ; par ailleurs, le tableau de Chagall, avec sa synagogue en feu, ses maisons détruites et sa population qui prend la fuite, susbtitue un paysage affreusement contemporain au traditionnel lieu du Crâne – réalisée en 1938, la crucifixion de Chagall s’inscrit sur fond de pogrom.
13Outre le site, la plupart des personnages qui apparaissent dans les Crucifixions sont eux aussi absents du film, à commencer par la Vierge Marie, traditionnellement représentée évanouie au pied de la Croix. En fait, la Vierge n’est pas indispensable à la crucifixion : après tout, Velazquez ne peint que le corps du Christ et, de surcroît, seul l’Évangile de Jean précise que la mère du Christ se trouve à ses côtés lorsqu’il est mis en croix, les autres n’en soufflent pas mot.
14Plutôt que de continuer à pointer tout ce qui s’écarte du Nouveau Testament comme des représentations picturales de la crucifixion, il serait peut-être plus judicieux d’essayer de voir ce qui s’y rattache. J’ai fait remarquer que, à première vue, la séquence filmique évacue pas mal des personnages de la crucifixion ; j’ajoute maintenant qu’elle en conserve d’autres, parmi lesquels les instances militaires, même si le film substitue des soldats japonais aux soldats romains. Cela étant, l’essentiel de toute crucifixion, c’est le corps sur la croix, et non pas les soldats…
15Lorsque la séquence débute, on aperçoit un tronc d’arbre dans le tiers supérieur du plan, disposé horizontalement. C’est à cet arbre que le major Celliers est ensuite attaché, bras en croix, adoptant une posture qui évoque sans conteste celle du Christ ; un peu plus tard, Jack Celliers inclinera légèrement la tête, selon un mouvement qui peut rappeler la tête affaissée du Christ mourant. Mais c’est surtout la fin de la séquence qui accomplit la crucifixion. Après que les soldats ont tiré sur lui, un plan frontal nous ramène vers le personnage joué par David Bowie. Celui-ci s’inscrit alors sur un arrière-plan que le début de la séquence avait pris soin de dissimuler, notamment par le biais de fortes contre-plongées. Au fond du plan, au fur et à mesure que la fumée se dissipe, on distingue une porte en bois à double battant et, à la charnière des deux battants, une croix, sur laquelle se dresse le corps de Celliers, légèrement en décalage.
16Je ne veux pas forcer l’analyse, mais il me semble que l’on peut également reconnaître, dans les fusils pointés vers le condamné, quelque chose des lances des soldats romains. Ce qui m’incite à avancer cela, c’est l’un des plans sur les soldats agenouillés : vus de profils, les fusils prennent la forme d’une série de lignes noires, autant de hachures qui zèbrent l’image filmique, un peu comme les lances romaines zébraient certains des tableaux que je vous ai montrés tout à l’heure.
17Si l’on accepte cette hypothèse d’une crucifixion déguisée, alors il faut admettre que David Bowie joue au moins deux rôles, en tout cas dans cette séquence : il joue un soldat anglais prisonnier de l’armée japonaise et il constitue, dans le même temps, une figure apparentée au Christ. Une figure apparentée au Christ plutôt qu’une figure du Christ et de lui seul, dans la mesure où le film construit son personnage d’une façon qui interdit de le rabattre tout uniment sur Jésus-Christ. Une chose remarquable, en effet, lorsque l’on revoit Furyo dans son entier, est que le personnage du soldat anglais ne s’éclipse jamais au profit de la figure christique ; c’est bien plutôt le Christ qui, de temps à autre, apparaît furtivement sur le corps du prisonnier anglais, comme le fantôme d’un personnage second qui viendrait se poser sur le premier personnage, mais sans aller jusqu’à l’absorber.
2.
18Avant d’être crucifié, Jésus aura été jugé et ce jugement passe par une double comparution, ou un double procès. En effet, Jésus est condamné, une première fois par le tribunal des prêtres juifs (le Sanhédrin), une seconde fois par Ponce Pilate (qui aurait plus ou moins tenté de le faire relâcher), et finalement crucifié par les soldats romains (les autorités religieuses n’ayant pas le pouvoir de mettre à mort). Voici comment l’évangile de Luc rend compte de l’ensemble de ce procès :
« Et quand il fit jour, le conseil des Anciens du peuple s’assembla, grands prêtres et scribes. Ils l’amenèrent dans leur Sanhédrin et dirent : “Si tu es le Christ, dis-le nous.” Il leur dit : “Si je vous le dis, vous ne croirez pas, et si je vous interroge, vous ne répondrez pas. Mais désormais, le Fils de l’homme siègera à la droite de la Puissance de Dieu !” Tous dirent alors : “Tu es donc le Fils de Dieu !” Il leur déclara : “Vous le dites : je le suis.” Et ils dirent : “Qu’avons-nous encore besoin de témoignage ? Car nous-mêmes l’avons entendu de sa bouche !” Puis toute l’assemblée se leva et ils l’amenèrent devant Pilate […] Ils se mirent alors à l’accuser, en disant : “Nous avons trouvé cet homme mettant le trouble dans notre nation, empêchant de payer les impôts à César et se disant Christ Roi.” Pilate l’interrogea : “Tu es le Roi des Juifs ?” – “Tu le dis”, lui répondit-il. Pilate dit-alors aux grands prêtres et aux foules : “Je ne trouve en cet homme aucun motif de condamnation.” Mais eux d’insister en disant : “Il soulève le peuple, enseignant par toute la Judée, depuis la Galilée, où il a commencé, jusqu’ici.” […] Pilate leur dit : “Vous m’avez présenté cet homme comme détournant le peuple, et voici que moi je l’ai interrogé devant vous, et je n’ai trouvé en cet homme aucun motif de condamnation pour ce dont vous l’accusez […] Vous le voyez, cet homme n’a rien fait qui mérite la mort, je le relâcherai donc, après l’avoir châtié.” Mais eux se mirent à pousser des cris tous ensemble […] : “Crucifie-le ! crucifie-le !” […] Et Pilate prononça qu’il fût fait droit à leur demande8. »
19À ce récit, il faut encore ajouter un détail, qui ne provient pas du texte de Luc mais de celui de Jean : au tribunal, Jésus est placé en un lieu spécifique appelé Le Dallage9. De ce lieu, je n’ai trouvé qu’une seule représentation picturale – la plupart des tableaux du procès de Jésus privilégiant les personnages au détriment du décor.
20[Diapositive : Jésus devant le tribunal du Sanhédrin, école hollandaise, seizième siècle10.]
21Je voudrais à présent vous montrer un deuxième extrait du film : il s’agit d’une scène qui précède de peu la supposée crucifixion, et surtout, il s’agit du moment où Yonoi aperçoit Celliers pour la toute première fois.
22[Projection d’un extrait de Furyo : procès au tribunal de Batavia.]
23Jack Celliers ne prétend être le roi d’aucun peuple, ni le fils d’aucun Dieu et, au demeurant, on ne trouve rien, dans ce tribunal militaire, qui ressemble de près ou de loin à une instance religieuse. Mais nous avons tout de même une scène de procès, dont je voudrais examiner attentivement les tenants et les aboutissants.
24De manière générale, dans le cas de Celliers comme dans celui de Jésus-Christ, le motif de l’accusation tourne autour d’un trouble semé dans la nation : Celliers aurait déclenché une guerrilla contre l’armée japonaise, après la capitulation des Alliés en Indonésie, et tenté de rallier des indigènes à sa cause ; quant à Jésus, on sait qu’il est notamment accusé de soulever le peuple contre l’empire romain et, son enseignement s’étendant par toute la Judée, de gagner de plus en plus de disciples. À cela, il faut peut-être ajouter qu’aucun de ces hommes n’agit en son nom propre, mais en celui d’une instance supérieure – la parole Divine, d’un côté, et, de l’autre, l’armée de « His Majesty »…
25Par ailleurs, dès le début de cette scène, mon regard s’est arrêté sur un élément du décor difficile à considérer comme un élément anodin, en l’occurrence le dallage : visible dès le début de l’interrogatoire, ce motif ré-apparaît à la fin de l’extrait – alors que le tribunal délibère hors champ –, par le biais d’un cadrage en plongée qui en souligne l’importance. J’essaie à présent d’entrer dans le détail du procès.
26La première question adressée à l’accusé concerne son identité : « Vous avez déclaré vous appeler Jack Celliers » – « Pourquoi pas ? » – « Que voulez-vous dire ! Vous appelez-vous Jack Celliers ? Répondez ! » – « J’ai répondu à cette question une centaine de fois… » La lassitude du soldat anglais, contraint de revenir encore et encore sur une identité d’emblée problématique, fait écho à celle du Christ devant ses juges : « Si tu es le Christ, dis-le-nous ! » – « Si je vous le dis, vous ne croirez pas, etc. »
27La phrase décisive, cependant, est celle prononcée par Yonoi : « Être ou ne pas être, telle est la question Major Celliers ». Cette phrase ne doit pas être entendue en référence à son origine – il s’agit de la fameuse tirade de Hamlet, dans laquelle le personnage se demande si la vie est réellement préférable à la mort, dans la mesure où elle implique tant de souffrances. Cette phrase, donc, ne doit pas être rapportée à Hamlet, car le commandant japonais n’est pas en train de philosopher sur les avantages respectifs de la vie et de la mort, mais plutôt en train de réorienter l’interrogatoire. En bref, l’intervention de Yonoi précise que le problème, ici, n’est pas de savoir si le prisonnier s’appelle ou non Jack Celliers, mais s’il est bien celui qu’il prétend être.
28Première confrontation entre Yonoi et Celliers, la scène du procès fait éclater l’événement (ou le désir, c’est tout un) qui est au cœur de la rencontre. En Celliers, Yonoi aperçoit immédiatement quelque chose qui le bouleverse en sorte que, lorsqu’il se lève pour le questionner, ce n’est pas seulement vers un homme qu’il marche mais aussi vers cette brûlure évoquée par Daniel Sibony, ou encore, toujours selon les termes du psychanalyste, « vers le point singulier, le point critique où leurs histoires vont s’accrocher, se greffer, se traverser11. » Or, à partir de ce moment-là, de la même manière que le fantôme de Jésus-Christ s’enlève sur le corps du prisonnier anglais, le fantôme de Ponce Pilate semble venir recouvrir le commandant japonais, qui en rejoue la clémence : l’accusé n’est pas un criminel – dit-il en substance – mais un soldat régulier qui obéit aux ordres qui lui sont donnés ; c’est pourquoi il doit être traité en prisonnier de guerre, et non condamné à mort.
29Dans cette première confrontation, la double dimension du désir est exprimée de la façon la plus claire possible : le trouble qui s’empare de Yonoi, au moment où Celliers déboutonne sa chemise, tient sans doute, pour une bonne part, à la semi nudité du corps – c’est la première face du désir, la face sensuelle. Mais ce trouble tient aussi bien, de mon point de vue, aux marques de flagellation tout à coup rendues visibles. Par ces marques, Yonoi achève de reconnaître, en Celliers, autre chose qu’un simple soldat anglais. Pour être plus précise, le commandant japonais déchiffre l’événement singulier qui est littéralement gravé dans la peau de l’accusé – la flagellation – et il y reconnaît le fragment d’une histoire dans laquelle il a un rôle à jouer. Bref, aussitôt qu’il croise la route de Celliers, Yonoi est projetté dans la Passion, au double sens du terme.
30« Ceux qui se rencontrent sont dans un état second », écrit Sibony, avant de poursuivre : « Une autre réalité s’est introduite. Et avant, c’était quoi alors ? C’était la réalité, mais celle-là est tout autre. Il y en a donc tant que ça, des “réalités”, où l’on baigne en même temps ? Et ce qu’on nomme “rencontre”, ce serait deux plans de réalité qui se télescopent12 ? » Deux plans de réalité qui se télescopent : voilà, en somme, ce qui se produirait ici. Le film exposerait d’abord une première réalité : la Seconde Guerre mondiale, le procès d’un soldat anglais détenu par l’armée japonaise, etc. Puis, une seconde réalité viendrait s’infiltrer dans la première ou, pour le dire mieux, un second plan d’histoire viendrait se superposer au premier, soit le temps reculé de la vie et de la mort de Jésus. En fin de compte, Yonoi et Celliers baignent bien dans deux « réalités » étroitement imbriquées par le film. Amenés à jouer simultanément sur deux tableaux, les personnages sont pour ainsi dire écartelés entre le présent de la guerre et la mémoire de la Passion. Enfin, il me semble que l’on peut en effet parler d’un « état second » de ces personnages : escortés ou hantés par les fantômes de la Passion, le commandant Yonoi et le major Celliers ne sont, ici comme en d’autres endroits du film, plus tout à fait eux-mêmes…
31Je voudrais maintenant que nous regardions un troisième extrait du film. Après son procès, après sa fausse exécution, Jack Celliers rejoint le bataillon des prisonniers de guerre – Yonoi a visiblement réussi à sauver la tête du soldat anglais, en négociant son transfert dans le camp qu’il dirige. Alors que Celliers se remet, à l’infirmerie, d’une énième séance de passage à tabac, Yonoi oblige les autres prisonniers à assister au hara-kiri d’un garde coréen, coupable d’avoir abusé d’un prisonnier hollandais, en l’occurrence un certain De Jong. Le hara-kiri est laborieux… Confronté à l’horreur d’une mise à mort qui n’en finit pas, et déjà passablement traumatisé, De Jong s’écroule, pris de suffocation. L’extrait qui m’intéresse se situe juste après : les prisonniers sont de retour dans leur baraquement, éprouvés par l’enfermement et, surtout, par un jeûne qui dure depuis plus d’une journée.
32[Projection d’un extrait de Furyo : distribution du manju.]
3.
33D’emblée, la scène est placée sous le signe de la nourriture : « eggs and bacon », « steak and kidney pie », « whisky, please ». Parce qu’ils s’adressent au soldat qui fait l’appel comme on s’adresse au serveur venu prendre la commande, les prisonniers transforment virtuellement le baraquement en restaurant. Transformation du lieu toute virtuelle, bien sûr, puisque ces prisonniers restent, pour l’instant, affamés et assoiffés.
34En même temps qu’il met l’accent sur le manque de nourriture, le moment de l’appel fait surgir une seconde donnée cruciale : De Jong est mort. La séquence précédente l’avait vu défaillir, mais l’empressement du médecin pouvait encore laisser croire à une guérison. En fin de compte, non : outragé, puis contraint d’assister au hara-kiri de celui qui l’avait offensé, le prisonnier hollandais n’aura pas résisté à une double torture, morale et physique.
35C’est dans ce contexte, marqué par la faim et par la mort d’un homme, que Celliers fait son apparition, avec son panier rempli de fleurs et de manju. À la question du militaire japonais – « Pourquoi ces fleurs ? » –, le major anglais rétorque, avec moins d’ironie qu’il n’y paraît, « pour manger… » À première vue, les fleurs sont d’abord des « choses de commémoration », puisqu’elles sont distribuées en souvenir de De Jong. Les choses à manger sont, pour leur part, dissimulées tout au fond du panier et distribuées en même temps que les fleurs. Ces choses sont des manju13, ce terme japonais désignant un petit pain ou une petite brioche farcie. Ainsi, Celliers distribue, ensemble, des « choses pour la bouche » et des « choses de commémoration ». Autrement dit, il réunit deux actes – celui de manger et celui de commémorer un mort –, cette corrélation étant encore renforcée, et même scellée, chaque fois que le major Celliers dévore une fleur14.
36Il n’est guère difficile de voir où je veux en venir… Je résume rapidement l’un des épisodes les plus célèbres de la Passion, à savoir La Cène ou L’Institution de l’Eucharistie. Lors de son dernier repas en compagnie des apôtres, Jésus-Christ pose l’équivalence entre le pain et son corps, entre le vin et son sang, à la suite de quoi il distribue la nourriture aux apôtres en leur demandant, après sa mort, de manger le pain et de boire le vin en mémoire de lui. Dans la séquence du manju, Celliers reconduit cette association entre nourriture et commémoration. À coup sûr, il serait inexact de dire que, dans Furyo, les prisonniers mangent le pain en mémoire d’un mort – de toute évidence, ils mangent d’abord parce qu’ils ont faim. En revanche, ce que l’on peut dire sans trahir le film est que, dans le même temps, les prisonniers mangent le pain et honorent la mémoire de De Jong.
37Cet extrait est en réalité plus complexe puisqu’il évoque, non pas un, mais deux épisodes distincts de la vie de Jésus : d’une part, le rituel de l’Eucharistie et, d’autre part, la multiplication des petits pains pour nourrir la foule affamée des disciples. Or, la connexion entre ces deux épisodes apparaît déjà dans Le Nouveau Testament. L’évangile de Jean rapporte en effet que, au lendemain de la multiplication des pains, Jésus précise à l’intention des disciples : « Je suis le pain vivant, descendu du ciel15. » Cela signifie que l’équivalence entre le pain et le corps du Christ n’est pas instaurée au moment de la Cène, mais bien avant, au moment du miracle des pains. Et, de cela, la séquence du manju prend acte. J’ajoute que l’idée du manju est, de mon point de vue, une idée magnifique de simplicité : on l’a vu, le manju n’est pas uniquement un petit pain mais un petit pain farci, autrement dit, du pain avec quelque chose à l’intérieur…
38Il y a encore, dans cet extrait particulièrement dense, plusieurs éléments qui mériteraient d’être commentés. Je pense en particulier à ce petit geste de Bowie lorsqu’il donne son manju au second prisonnier – un tout petit geste de la main qui ressemble fort à une bénédiction. Autre élément non négligeable, la prière récitée par John Lawrence pendant la distribution. Tous ces détails sont importants, au moins parce qu’ils montrent que la mise en scène d’Oshima ne laisse décidément rien au hasard. Toutefois, plutôt que de continuer à décortiquer cet épisode, je voudrais le rattacher à ceux qui le précèdent, pour essayer de comprendre de quelle manière la Passion évolue – et avec elle la Rencontre.
39Première remarque : dans Furyo, la supposée Cène vient après la supposée Crucifixion. Par rapport au Nouveau Testament, la Passion fait donc l’objet d’une ré-organisation ou d’une libre redistribution de ses épisodes. C’est assez logique, dans la mesure où la Passion est ici seconde par rapport à un récit premier, qui est le véritable fondateur de l’organisation temporelle du film.
40Seconde remarque : au regard des extraits précédents, l’épisode du manju bouleverse deux choses. Le premier bouleversement tient au « lieu d’apparition » du Christ, autrement dit, au personnage à l’intérieur duquel son fantôme vient se loger. J’ai précisé tout à l’heure que le personnage de Jack Celliers et la figure du Christ ne devaient pas être complètement rabattus l’un sur l’autre, au point d’être confondus. Cet extrait le confirme puisque l’on y trouve, non pas un, mais deux fantômes du Christ, attachés à deux supports ou à deux personnages différents. Nous avons en premier lieu le major anglais, dans lequel on peut reconnaître quelque chose du Christ vivant. Nous avons ensuite le soldat hollandais dont on commémore la disparition, un personnage qui renvoie plus évidemment à la mort du Christ. Une petite phrase de dialogue, apparemment anodine, va rattacher De Jong, à la fois à Jésus-Christ, mais aussi à Celliers. Pour des raisons différentes, on l’a vu, Celliers et De Jong manquent à l’appel. « De Jong est mort ! De Jong a été tué ! » s’écrient les prisonniers, aussitôt que son nom est prononcé. « Taisez-vous ! » répond le militaire japonais, « Il n’est pas mort, il reviendra dans quelques jours ». De la même façon, l’absence de Celliers est suivie de la remarque suivante : « Il devrait bientôt revenir… » En attendant la résurrection, je constate qu’il n’y a pas que les petits pains qui se multiplient, puisque l’on assiste ici à une multiplication ou à un dédoublement du Christ lui-même.
41Le second bouleversement introduit par cette séquence concerne plus particulièrement le commandant Yonoi. On se souvient que, au moment du procès, apercevant Celliers pour la première fois, Yonoi se précipite à son secours, en reprenant les arguments invoqués par Ponce Pilate lorsqu’il tente de sauver Jésus. La fin de cet extrait suggère que le fantôme de Pilate a déserté Yonoi, plus très enclin à la clémence. Cela signifie-t-il que Yonoi est en train de sortir du Jeu de la Passion ? Ou alors qu’il joue désormais, dans ce Jeu, un tout autre rôle ? Vous allez voir, coup sur coup, deux extraits de films, dont le raccord fournira un élément de réponse.
42[Projection d’un extrait de L’Évangile selon St Matthieu, Pier Paolo Pasolini, 1964 : baiser de Judas.]
43[Projection d’un extrait de Furyo : baiser de Celliers à Yonoi.]
4.
44Ce petit montage explicite le trouble que j’avais ressenti à la première vision du film : dans l’élan et dans le baiser de Furyo, j’avais entendu résonner un autre baiser et un autre élan, j’avais reconnu (ou cru reconnaître) ce qui jette Judas et Jésus l’un contre l’autre. Contrairement à celui d’Oshima, le film de Pasolini est une adaptation du Nouveau Testament, aussi les événements de la Passion ne sont-ils, ici, ni dérangés, ni déguisés, et encore moins enfouis dans une matière narrative qui porterait sur tout autre chose. La confrontation entre ces deux films permet de mesurer à quel point ce que le film de Pasolini formule explicitement est, dans le film d’Oshima, désigné d’une manière à la fois allusive, travestie et déplacée. En gros, pour le cinéaste italien, la Passion est l’objet non problématique du récit. Dans Furyo, au contraire, la Passion fait problème, puisqu’elle sème, un peu partout dans le film, des données irréductibles au récit de guerre et à la vie du camp de prisonniers. Je vais revenir sur cette guerre, mais avant cela, je m’arrête sur le fameux baiser.
45Dans l’épisode de l’arrestation de Jésus comme dans les autres épisodes représentés, le film de Pasolini reprend fidèlement les données du Nouveau Testament. En résumé, Jésus a passé la nuit en compagnie des apôtres Pierre, Jacques et Jean ; au petit matin, il voit accourir Judas, escorté par les soldats romains et les prêtres. Après que le traître a donné le baiser indiquant aux soldats celui qu’ils doivent saisir, Jésus est arrêté, sans résistance – il sait que tout cela devait arriver et il l’a d’ores et déjà accepté.
46Une première chose remarquable, dans cet extrait de L’Évangile selon St Matthieu, tient à la course de Jésus vers le groupe composé des instances religieuses et militaires, une course au terme de laquelle il se jette littéralement dans les bras de Judas. L’allure de David Bowie est bien plus tranquille – et le montage bien moins haché –, mais il effectue au fond un trajet semblable : il n’est pas tout à fait dans un jardin mais on aperçoit beaucoup d’arbres aux abords du terrain ; il n’est pas encerclé par des soldats romains mais par leurs homologues japonais (je souligne que, là encore, le film d’Oshima évacue les grands prêtres) ; enfin, on retrouve l’idée de sacrifice puisque, à l’instar de Jésus, Celliers marche volontairement vers un baiser par lequel sa mort adviendra.
47Ce trajet de Jack Celliers constitue fondamentalement une réponse à celui effectué par Yonoi au moment du procès : de la même manière que Yonoi s’avançait vers le fantôme du Christ, Celliers marche à présent vers celui de l’apôtre infidèle. Toutefois, si l’ombre de Judas passe alors sur Yonoi, il faut souligner que c’est à son corps défendant : non seulement le baiser est reçu et non donné par Yonoi – Furyo transforme le baiser de Judas en baiser à Judas – mais surtout, le commandant japonais résiste, commence par repousser brutalement le prisonnier anglais. En bref, Celliers contraint ici Yonoi à assumer un rôle dont il ne veut pas – dont il ne veut pas mais qui est pourtant le sien – et, surtout, il le force à aller jusqu’au bout de l’événement qui les enchaîne. Il faut se rendre à l’évidence : on ne sort pas de la rencontre simplement parce qu’on l’aurait décidé.
48Comme dans la séquence du manju, une petite phrase de dialogue assez banale précise, d’entrée de jeu, en quoi consiste l’accomplissement de cet événement qui est au cœur de la rencontre. Agenouillé près de l’un des blessés que Yonoi, ivre de haine et assoiffé de sang, n’aurait jamais dû obliger à marcher, le commandant Hicksley murmure : « Christ, he’s going to die ». On peut y entendre quelque chose comme « Mon Dieu, cet homme va mourir », mais on peut également y entendre une annonce de la mort du Christ. L’homme qui agonise est allongé par terre, juste vêtu d’un linge blanc-grisâtre enroulé autour des hanches, et son torse nu porte des traces de coups : il me semble que cet homme constitue, après De Jong, une seconde figure du Christ mort. L’une des choses intéressantes, dans Furyo, tient justement à cette espèce de double figuration de Jésus-Christ, à la fois déjà mort et toujours vivant. En combinant plusieurs figures du Christ mort avec le Christ vivant incarné par Celliers, le film apporte une solution intéressante au problème de la représentation du Christ : Celliers forme le centre d’une sorte de « constellation christique », par l’intermédiaire de laquelle le fils de Dieu prend une forme humaine, tout en étant un peu plus qu’un homme…
49Je laisse en suspens ce problème de figuration, pour poser une question incontournable : pourquoi faut-il que la Passion s’accomplisse dans un tel contexte ? En d’autres termes, comment comprendre l’articulation entre ces « deux plans de réalité » ou entre ces « deux plans d’histoire » dont je parlais tout à l’heure ? Lorsque le commandant Yonoi exige qu’on lui amène les blessés, le film s’attarde longuement sur la colonne effrayante formée par ces hommes dépouillés de leurs vêtements, plus maigres les uns que les autres, dont chaque pas semble devoir être le dernier. Bien sûr, on ne peut espérer que des blessés de guerre surgissent frais et dispos, mais quelque chose insiste dans ce plan, qui suggère que les portes de l’infirmerie ne s’ouvrent pas seulement sur des blessés de guerre. Là encore, il y a un fantôme dans l’image, qui n’est pas celui d’un personnage mais plutôt celui d’une catastrophe : en clair, à ce moment précis, c’est l’image des camps d’extermination qui se superpose à celle des camps de prisonniers.
50Je ne vais pas me lancer dans une interprétation de la Passion de Furyo, dans la mesure où mon propos se limite à montrer comment elle advient dans le film, et comment elle travaille la rencontre. Je suggère simplement ceci que, si la Passion d’Oshima fait sens, c’est en relation étroite avec la réalité des camps d’extermination – manière de réitérer, en cinéma, le geste de Chagall dans La Crucifixion blanche ?
5.
51On le sait, le cycle de la Passion s’achève avec la mort de Jésus et sa mise au tombeau, à la suite de quoi vient la Résurrection. Je voudrais, pour terminer, esquisser un commentaire de la fin de Furyo en reprenant le principe de « frottement d’images » mis en œuvre tout au long de cette intervention et, en l’occurrence, en superposant deux reproductions de tableaux aux dernières images filmiques. Il s’agit de tableaux qui sont, je crois, au cœur des plans d’Oshima, et qui contribuent à éclairer les enjeux de la mort de Celliers.
52[Diapositives : La Décollation ou la Tête de St Jean-Baptiste, Andrea Solario, 1507 / « La Ronde des Anges », détail de l’un des Jugement dernier de Fra Angelico, vers 1440.]
53Deux remarques, en guise de conclusion… Première chose : la mort de Jack Celliers – cette mort différée tout au long du film – finit bel et bien par advenir, mais pas sur une croix. Celliers est en effet enterré vivant, ou plutôt, son corps est enseveli, cependant que sa tête dépasse. Ce que l’on voit alors du personnage, c’est une tête sans corps qui repose délicatement sur un halo d’ombre. Ultime ruse du film, ultime déplacement de la Passion d’Oshima : Celliers meurt en Saint Jean Baptiste plutôt qu’en Christ – même si la décapitation est ici strictement visuelle. Sans rentrer dans le détail de la vie de Saint Jean Baptiste, je précise simplement que cette stratégie de figuration filmique est cohérente puisque, dans Le Nouveau testament, Jean Baptiste fait figure de précurseur du Christ.
54Deuxième remarque : la mort du major Celliers s’effectue entre deux plans séparés par une séquence singulière que l’on peut interpréter, au choix, comme une sorte de rêve du soldat mourant, ou bien comme un accomplissement de la figure. Entre ces gros plans sur le visage de Celliers, le film nous emmène dans un jardin radieux, tout à fait comparable à celui dans lequel les Anges de Fra Angelico font la ronde. Dans ce jardin, un Celliers bien vivant retrouve son jeune frère – la fameuse créature angélique mentionnée par la critique –, et lui promet de revenir bientôt. Résurrection dans le Jardin, en somme, puisque le corps de Celliers semble s’être arraché à la terre, extirpé de la fosse dans laquelle les soldats l’avaient fait descendre.
55Le mot de la fin revient, en toute logique, à Daniel Sibony :
« On rencontre l’autre comme un fragment de notre mémoire, celle de l’appel ou du rappel […] rencontrer, c’est déchiffrer une part du monde, qui vous révèle pris à partie dans l’écriture de ce qui se lit et se déchiffre16. »
Notes de bas de page
1 Hubert Niogret « Furyo. Le baiser sacrilège », Positif, n° 268, juin 1983, p. 53.
2 Daniel Sibony, « À la rencontre du temps », La Rencontre. Figures du destin, éd. Autrement, série Mutations, n° 135, 1993, pp. 18-19.
3 Pascal Bonitzer, « La bosse et la voix », Cahiers du cinéma, n° 348/349, juin-juillet 1983, 20 et p. 21.
4 Hubert Niogret, « Furyo. Le baiser sacrilège », art. cit., p. 52.
5 Louis Danvers et Charles Tatum Jr, Nagisa Oshima, éd. Cahiers du cinéma, collection Auteurs, 1986, p. 201.
6 Alain Bergala, Jean Narboni et Charles Tesson, « Entretien avec Nagisa Oshima », Cahiers du cinéma, n° 348/349, juin-juillet 1983, p. 26.
7 Obscurité cohérente : « C’était déjà environ la sixième heure quand, le soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur la terre entière, jusqu’à la neuvième heure. Le voile du Sanctuaire se déchira par le milieu et, jetant un grand cri, Jésus dit : “Père, en tes mains je remets mon esprit.” Ayant dit cela, il expira. » Citation de l’Évangile selon saint Luc, Le Nouveau Testament, éd. du Cerf, 1973 & Desclée de Brouwer, 1975, p. 155.
8 « L’Évangile selon saint Luc », Le Nouveau Testament, op. cit., pp. 153-154. [Note de l’auteur : ici, César désigne l’empereur Tibère.]
9 Le Dallage ou, en hébreu, Gabbatha, cf. « L’Évangile selon saint Jean », Le Nouveau Testament, op. cit., p. 202.
10 Tableau reproduit dans « La Vie de Jésus », Éric Santoni, Paris, éd. Hermé, 1990.
11 Daniel Sibony, « À la rencontre du temps », art. cit., p. 21.
12 Daniel Sibony, « À la rencontre du temps », art. cit., p. 19.
13 Dans le Dictionnaire thématique japonais – français, Librairie You Feng, 1993, p. 115, manju est traduit par « farci » et nikumanju par « petit pain farci de viande à la vapeur ».
14 Georges Didi-Huberman précise qu’une « figure du Christ-fleur est universelle dans l’Occident médiéval », figure dépliée dans Fra Angelico – Dissemblance et figuration, éd. Flammarion, 1990, en particulier pp. 276-281 (en collection Champs).
15 « L’Évangile selon saint Jean », Le Nouveau Testament, op. cit., p. 173.
16 Daniel Sibony, « À la rencontre du temps », art. cit., p. 27 et p. 31.
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