Ubu, c’est l’Autre
p. 233-243
Texte intégral
1Il faut en premier lieu expliciter ce titre : « Ubu, c’est l’Autre » doit être lu comme un croisement entre « Madame Bovary, c’est moi » et « Je est un autre », comme le symbole d’une tension entre l’identité et l’altérité qui déchire les écrivains fin-de-siècle, tension très perceptible dans l’œuvre d’Alfred Jarry. L’élite littéraire de cette époque de production et de diffusion industrielle de la culture tend à se définir par opposition au flux envahissant d’idées, d’images, de modèles, brassé par la presse et l’édition marchandes. C’est en somme l’objectif du « Culte du Moi » de Maurice Barrès, auteur dont l’influence fut grande sur la jeunesse littéraire de la dernière décennie du siècle : « Notre Moi, en effet, n’est pas immuable ; il nous faut le défendre chaque jour et chaque jour le créer. […] C’est une culture qui se fait par élaguements et par accroissements : nous avons d’abord à épurer notre Moi de toutes les parcelles étrangères que la vie continuellement y introduit, et puis à lui ajouter1. » Barrès synthétise sous le terme de « Barbares » toutes les formes d’altérité qui menacent l’intégrité du Moi de l’auteur : « Je m’en tiens à dégager mon moi des alluvions qu’y rejette sans cesse le fleuve immonde des Barbares2. » Alfred Jarry, qui entre en littérature en 1893 avec une première publication dans un journal littéraire, fait sienne cette horreur de l’altérité. Dès ses premiers essais littéraires, fidèle en cela à ses maîtres symbolistes, il présente la vie comme un combat de l’esprit singulier contre la multiplicité des expériences extérieures (les Barbares barrésiens), et plus particulièrement la littérature comme une lutte contre les influences des autres auteurs, qu’il faut transfigurer pour faire œuvre personnelle. Le personnage d’Ubu devient rapidement l’incarnation de tout ce qu’il faut rejeter loin de soi, le symbole de l’altérité détestable et plus précisément du Bourgeois. Mais pour bien comprendre la fonction d’Ubu dans l’œuvre de Jarry et les enjeux de son utilisation, il faut rappeler que ce personnage auquel on l’associe tellement n’est pas de son invention. Jarry n’a pas écrit Ubu roi.
2Toutes les recherches effectuées dans ce sens permettent d’affirmer qu’il n’est sans doute responsable, dans la pièce telle que nous la connaissons, que de quelques changements de noms et d’interventions minimes. C’est paradoxalement à un critique qui détestait la littérature pataphysique3 que l’on doit ces découvertes : Charles Chassé entreprit en effet, dans les années 1920, de retrouver et d’interroger les véritables auteurs d’Ubu roi, non pas pour réparer un oubli, mais par haine du Symbolisme. Ubu roi représentant pour lui l’emblème de la vacuité de ce mouvement littéraire, il s’imaginait, en flanquant par terre le mythe Ubu, effacer par la même occasion la valeur des œuvres de tous ceux qui l’avaient défendu : Mallarmé, Marcel Schwob et toute la génération symboliste, autour de Vallette, directeur du Mercure de France, l’une des revues phares du Symbolisme. Il tira deux livres de ses recherches, dans lesquels il prouva qu’Ubu roi n’était bien au départ qu’une simple pochade de lycéens intitulée initialement Les Polonais, que Jarry avait découverte en entrant au lycée de Rennes, pièce destinée à moquer un de leurs professeurs et qui avait été écrite par Charles Morin (avec l’aide de son frère Henri), un élève un peu plus âgé que Jarry4. Ce dernier n’en faisait pourtant pas mystère, déclarant qu’Ubu n’était peut-être que « la déformation par un potache d’un de ses professeurs qui représentait pour lui tout le grotesque qui fût au monde5 ». Ce professeur, Félix-Frédéric Hébert, spécialiste de météorologie, avait été muté à Rennes en 1881. Dénué de toute forme d’autorité, chahuté dans chacun des postes qu’il occupa, il n’attendrissait pas les inspecteurs généraux : « M. Hébert est lourd, diffus, parfois même il laisse échapper de grosses erreurs. C’est un pitoyable professeur6. » Des générations de lycéens se saisirent de cette figure pour la transformer en personnage mythique : le professeur Hébert, sous les surnoms d’Ébé, Ébouille, Éb ou le PH, vivait une existence parallèle, entre Pantagruel et Polichinelle, dans les marges des cahiers des potaches7.
3Entré au Lycée de Rennes en 1888 (à 15 ans), Jarry se lia d’amitié avec Henri Morin, petit frère de Charles, qui lui apprit l’existence de la geste hébertique : une vaste compilation anonyme de chansons, récits, drames mettant en scène le PH, à laquelle avait largement contribué Charles et Henri Morin, qui avaient tenté de donner une cohérence à cette matière foisonnante à travers des pièces entières consacrées au personnage d’Ébé, dont certaines ont été conservées. La pièce centrale de ce dispositif parodique était Les Polonais, parodie de Macbeth, Gil Blas et autres références obligées des lycéens de l’époque. Ces pièces, auxquelles Jarry ajouta des œuvres de son cru, furent montées dès 1888 (en marionnettes ou avec des acteurs, voire en théâtre d’ombres) par Henri Morin, Jarry et quelques camarades, pour le plus grand plaisir de leurs familles. En 1891, Alfred emporta à Paris dans ses bagages le cahier dans lequel était retranscrit le texte des Polonais ; c’est ce texte qui devint Ubu roi. D’après Henri Morin, Jarry n’a presque rien changé à la pièce originale, qu’il a simplement rebaptisée, en donnant de nouveaux noms aux personnages ; Charles, lui, expliqua l’origine de la plupart des termes à Chassé : « Pourquoi ce “merdre !” devant lequel des commentateurs se sont extasié ? “Ah ! c’est bien simple, me dit M. Charles M***. N’oubliez pas que nous étions encore des gosses ; nos parents ne voulaient naturellement pas que nous fassions usage du mot tel qu’il était ; alors, nous avons imaginé d’y intercaler un r ; voilà tout”8 ! » Chassé en conclut qu’Ubu n’était enflé d’aucun symbole subtil : si toute la génération symboliste s’était fait duper par cette mystification, ses propres productions ne valaient rien de plus.
4Les choses ne sont évidemment pas aussi simples, et l’idée d’une pure mystification de la part de Jarry est difficilement tenable, ce dernier ayant prouvé par ailleurs qu’il admirait sincèrement ses camarades symbolistes-décadents. On peut analyser cette transposition d’une pochade lycéenne sur la scène d’avant-garde du théâtre de l’Œuvre comme une forme de ready-made avant l’heure ; si Jarry n’a pas écrit Ubu roi, il s’en servit comme d’un matériau populaire, comme l’analyse Alain : « Jarry fut artiste en ceci surtout qu’à ses vingt ans il sut n’ajouter rien à cette œuvre d’enfance. On voit très bien comment la simplicité enfantine fait profondeur […]. Ainsi Ubu est vivant à la manière des contes9. » Mais Ubu résiste toujours à l’assimilation, et Jarry multiplia les articles et présentations du personnage pour faire sien ce texte écrit par un autre que lui. On peut ainsi explorer la question de l’altérité d’Ubu à trois niveaux :
- le niveau de l’écriture, avec la question de la « peur de l’influence10 » : comment publier sous son nom ce qu’a écrit autrui ?
- le niveau du champ littéraire (et politique), avec la structuration de l’avant-garde par opposition à la littérature bourgeoise : Jarry présente Ubu roi comme une pièce symboliste critiquant toutes les valeurs que rejettent les écrivains idéalistes, une image de l’altérité littéraire ;
- le niveau de la communication littéraire, avec la question de la dépossession de sa création par les spectateurs, critiques et lecteurs : Jarry laisse à d’autres le soin de donner un sens à son œuvre.
La peur de l’influence
5Pour comprendre l’usage que Jarry fait de ce texte trouvé, Les Polonais, il faut le remettre dans le contexte du symbolisme, mouvement auquel il s’affilie lorsqu’il entre en littérature au début des années 1890. Une tension structure les pratiques des écrivains de l’époque, déchirés entre une quête de la singularité et une esthétique fondée sur la réécriture. Remy de Gourmont, qui fut le mentor de Jarry, résume bien le premier pôle de cette tension en faisant de l’originalité le critère de la valeur littéraire :
« Le crime capital pour un écrivain c’est le conformisme, l’imitativité, la soumission aux règles et aux enseignements. L’œuvre d’un écrivain doit être non seulement le reflet, mais le reflet grossi de sa personnalité. La seule excuse qu’un homme ait d’écrire, c’est de s’écrire lui-même, de dévoiler aux autres la sorte de monde qui se mire en son miroir individuel ; sa seule excuse est d’être original ; il doit dire des choses non encore dites et les dire en une forme non encore formulée. Il doit se créer sa propre esthétique – et nous devrons admettre autant d’esthétiques qu’il y a d’esprits originaux et les juger d’après ce qu’elles sont et non d’après ce qu’elles ne sont pas.
Admettons donc que le symbolisme, c’est, même excessive, même intempestive, même prétentieuse, l’expression de l’individualisme dans l’art11. »
6L’autre facette des pratiques d’écriture des écrivains fin-de-siècle transparaît dans les études que Jean de Palacio a consacrées à cette période : romans, nouvelles, poèmes de la fin-de-siècle réutilisent sans cesse les mêmes matières, réécrivent les mêmes mythes, mettent en scène les mêmes figures historiques (Salomé, le Sphinx, Messaline…), comme s’il n’y avait plus rien à dire dans cette civilisation arrivée à bout de souffle, et que la littérature n’existait plus que sous la forme de la redite. Comment être original en répétant l’histoire littéraire ? Le subjectivisme schopenhauerien, mêlé à la théorie de la déformation singulière du monde par un esprit fort, permet de résoudre cette tension : on refait le monde et la littérature, certes, mais on les déforme selon son idiosyncrasie12. Chaque créateur est unique parce que le monde n’est que sa représentation, et que l’œuvre d’art est une déformation singulière des expériences de l’artiste.
7Dès ses débuts, Jarry a pleinement conscience de ce paradoxe, et vit douloureusement la « peur de l’influence » qui lui semble le condamner à la réécriture, à la parodie des auteurs célèbres (qui forme tout un recueil de jeunesse, Ontogénie) et au pastiche de Remy de Gourmont et de Lautréamont, qui ont été ses lectures les plus marquantes. Ce sentiment de rejet de l’altérité, pourtant conçue comme la seule manière de faire une œuvre, est analysé dans l’un des premiers textes théoriques de Jarry, « Être et Vivre » paru dans L’Art littéraire en mars-avril 1894 :
« Vie égale action de sucer du futur soi par le siphon ombilical : percevoir, c’est-à-dire être modifié, renfoncé, retourné comme un gant partiel ; être perçu aussi bien, c’est-à-dire modifier, étaler tentaculairement sa corne amiboïde. Car et donc on sait que les contraires sont identiques.
Être, défublé du bât de Berkeley, est réciproquement non pas percevoir ou être perçu, mais que le kaléidoscope mental irisé se pense13. »
8On remarquera le vocabulaire et la syntaxe volontairement obscurs de ces premiers textes : il s’agit pour Jarry de ne pas se laisser lire, c’est-à-dire d’éviter que son esprit ne soit pénétré par autrui. « Être et Vivre » oppose deux modes d’existence ; l’Être diffère du Vivre comme la Pensée de l’Action. Le premier est un mode d’existence inétendu, immanent, continu, tandis que le second est un mode d’existence dans la relation à autrui et au monde14. On retrouve ici un éloge de l’égoïsme de l’écrivain symboliste, qui refuse de se mêler à la foule pour ne pas troubler l’unité de sa monade parfaite.
9Mais le texte « Être et Vivre » se clôt sur le meurtre de l’Être et un appel nietzschéen à la vie, qui est perte de la singularité : « Vivons, et par là nous serons Maîtres15. » C’est que Jarry, selon le principe cher à son esthétique de l’équivalence des contraires, propose finalement de retrouver paradoxalement la singularité par l’assimilation de toutes les influences extérieures. Pour être unique, il suffit d’accepter en soi le flux de toutes ses expériences, de ne rien en rejeter mais au contraire de le déformer selon sa formule personnelle et de livrer une œuvre qui soit la synthèse de toutes ses influences, et qui représente donc la singularité d’une vie. Plutôt que d’avoir peur de l’influence d’autrui, « assimilez-vous-le, pour que votre crainte cesse16 ».
10C’est pourquoi son œuvre intègre finalement, souvent sous la forme de plagiats directs de fragments textuels ou d’allusions cryptiques, un nombre considérable d’emprunts : occultisme, littérature enfantine, contes, revues de vulgarisation, science dure coexistent dans ses textes. La fameuse bibliothèque des « livres pairs » du Dr Faustroll, où se côtoient Baudelaire, Homère, Poe, Verne, Cyrano de Bergerac et les Mille et une nuits, est un bon exemple de cet éclectisme17. Sa culture est hétérogène, contingente, partielle, et c’est souvent dans les revues mêmes auquel il participe qu’il trouve son inspiration. L’originalité de Jarry consiste à tenter de réintégrer la totalité de son canon personnel dans le canon du symbolisme, de fonder sa persona littéraire sur la contingence même de ses influences. C’est finalement le plagiat qui individualise, selon une théorie de la synthèse déformante qui doit beaucoup aux théories des milieux littéraires qu’il fréquente. Cette méthode de création emprunte son mode de fonctionnement à l’alchimie, comme le montre un article plus tardif de Jarry (publié en 1903) :
« Expliquons-nous : un cerveau vraiment original fonctionne comme l’estomac de l’autruche : tout lui est bon, il pulvérise des cailloux et tord des morceaux de fer. Qu’on ne confonde point ce phénomène avec la faculté d’assimilation, qui est d’autre nature. Une personnalité ne s’assimile rien du tout, elle déforme ; mieux, elle transmute, dans le sens ascendant de la hiérarchie des métaux18. »
Une synthèse de l’altérité
11C’est ici que l’on retrouve Ubu, ce personnage que Jarry n’a pas inventé mais dont il a hérité et qu’il doit également assimiler pour le faire sien. Le Maître des Phynances lui fournit une forme abstraite, synthétique, apte à se prêter à toutes les significations. Les Polonais, par leur caractère simpliste, sont susceptibles de toutes les réinterprétations ; il peut traiter ce texte comme une légende populaire pour le transformer en œuvre personnelle. Mais l’assimilation de cette pièce lui pose des problèmes délicats. Après avoir collé l’action des Polonais dans un drame symboliste, César-Antechrist, publié en 189519, pour lui donner un cadre d’interprétation intellectualisant, Jarry décide de présenter Ubu roi au public dépouillé de tout contexte susceptible de contrôler sa réception. C’est le simple fait de lancer le personnage d’Ubu sur une scène d’avant-garde qui doit transmuter en chef-d’œuvre symboliste cette pochade lycéenne qu’il n’a pas écrite ; les spectateurs seront responsables de l’attribution du sens de la pièce, selon l’analyse qu’il en donne dans le discours qu’il prononce lors de sa première représentation d’Ubu roi :
« Le swedenborgien docteur Misès a excellemment comparé les œuvres rudimentaires aux plus parfaites et les êtres embryonnaires aux plus complets, en ce qu’aux premiers manquent tous les accidents, protubérances et qualités, ce qui leur laisse la forme sphérique ou presque, comme est l’ovule et M. Ubu, et aux seconds s’ajoutent tant de détails qui les font personnels qu’ils ont pareillement forme de sphère, en vertu de cet axiome, que le corps le plus poli est celui qui présente le plus grand nombre d’aspérités20. »
12Jarry utilise cette équivalence des contraires, cette potentialité du vide, pour inciter son public à interpréter Ubu roi comme s’il s’agissait d’une pièce extrêmement travaillée ou d’une bouffonnerie sans importance :
« C’est pourquoi vous serez libres de voir en M. Ubu les multiples allusions que vous voudrez, ou un simple fantoche, la déformation par un potache d’un de ses professeurs qui représentait pour lui tout le grotesque qui fût au monde21. »
13Le sens d’Ubu roi n’est pas prévu, Ubu est un être indéterminé, apte à recevoir toutes les interprétations possibles, à se plier à toutes les théories ; plutôt que de le réécrire, Jarry le met en scène (à tous les sens du terme) pour le faire sien à travers la réaction du public.
14Henri Béhar a exposé la manière dont Jarry s’est attaché Lugné-Poe pour parvenir à faire représenter Ubu roi. Parallèlement, il met en place une stratégie publicitaire d’envergure, multipliant les publications, les articles et les demandes de comptes rendus – après de nombreuses sessions de lectures que rappelle par exemple Jean de Tinan22. Le texte même d’Ubu roi paraît à de multiples reprises plus d’un an avant la représentation ; l’état définitif de la pièce est publié en préoriginale dans Le Livre d’art de Paul Fort en deux livraisons23 (avril et mai 1896), puis aux éditions du Mercure de France le 11 juin de la même année. Jarry a donc laissé à ses lecteurs quatre occasions de se familiariser avec son texte ; ce qui ne l’empêche pas, quelques jours avant les deux représentations des 9 et 10 décembre 1896, de livrer dans La Revue blanche « Les paralipomènes d’Ubu », où il introduit son personnage par divers morceaux plus ou moins inédits24 ; puis, malgré les conseils de Rachilde, de faire une conférence avant le spectacle et de distribuer une brochure aux spectateurs.
15En effet, les actions du Père Ubu n’étant plus intégrées dans une pièce-prétexte comme César-Antechrist, Jarry préfère donner des pistes d’interprétation à son public, présentant ce personnage comme une incarnation de toutes les valeurs honnies par le symbolisme. Le texte du programme de l’Œuvre, distribué lors de la représentation, définit le personnage d’Ubu comme l’ennemi absolu, l’envers de l’Idéal, l’Autre du symbolisme :
« Ubu parle souvent de trois choses, toujours parallèles dans son esprit : la physique, qui est la nature comparée à l’art, le moins de compréhension opposé au plus de cérébralité, la réalité du consentement universel à l’hallucination de l’intelligent, Don Juan à Platon, la vie à la pensée, le scepticisme à la croyance, la médecine à l’alchimie, l’armée au duel ; et parallèlement, la phynance, qui sont les honneurs en face de la satisfaction de soi pour soi seul ; tels producteurs de littérature selon le préjugé du nombre universel, vis-à-vis de la compréhension des intelligents ; et parallèlement, la Merdre25. »
16Ce passage fait d’Ubu une sorte de Zola essentiel, une idole naturaliste offerte aux critiques. Jarry réinterprète les éléments de son drame pour en faire des symboles des valeurs que rejette l’espace littéraire symboliste : le réalisme (la nature opposée à « l’hallucination de l’intelligent », seule réalité véritable) ; le démocratisme (« l’armée » républicaine opposée au « duel » aristocratique, le « consentement universel » à la vérité singulière des génies) ; le capitalisme et la médiatisation (l’argent comme preuve de médiocrité et de rabaissement au niveau de la foule opposé à la littérature d’initiés) ; enfin la merdre, matière que l’on reproche aux naturalistes de mettre en avant dans leurs œuvres. Il ne manque qu’un mot pour le définir, celui de Bourgeois, que Jarry se refuse à écrire – n’allant pas jusqu’à rabaisser sa pièce au rang de simple allégorie. Il ne veut en effet pas limiter la potentialité d’Ubu : le but n’est pas de restreindre les interprétations de ce personnage, de livrer la clef d’Ubu, mais de permettre à chacun de voir dans sa forme simplissime les figures qu’il souhaite y projeter. Avant la représentation de la pièce, Jarry rejette toute interprétation politique ou sociale unique : « Ce n’est pas exactement Monsieur Thiers, ni le bourgeois, ni le mufle : ce serait plutôt l’anarchiste parfait, avec ceci qui empêche que nous devenions jamais l’anarchiste parfait, que c’est un homme, d’où couardise, saleté, laideur, etc.26. » Aussi bien anarchiste que Zola, Ubu est avant tout l’Autre, l’Ennemi.
Dépossession : la surinterprétation
17Les interprétations de la pièce qui suivent les représentations sont cependant quasiment unanimes pour voir en Ubu une caricature de la bourgeoisie ; rares sont les critiques comme Henry Bauër qui explique au lendemain des représentations qu’il s’agissait avant tout d’un prétexte à exercer l’imagination des spectateurs, une potentialité vide de sens : « Comment certains spectateurs ne comprenaient-ils pas qu’Alfred Jarry se moquait de lui et de nous, qu’il offrait un canevas où chacun avait de quoi broder sa joie, où tout le monde pouvait concerter en folie27 ? » Les autres critiques voient dans Ubu une incarnation du Mufle, à l’instar de Catulle Mendès, qui résume bien la manière dont on a interprété le personnage :
« Fait de Pulcinella et de Polichinelle, de Punch et de Karagheuz, de Mayeux et de Joseph Prudhomme, de Robert Macaire et de M. Thiers, du catholique Torquemada et du juif Deutz, d’un agent de la sûreté et de l’anarchiste Vaillant, énorme parodie malpropre de Macbeth, de Napoléon et d’un souteneur devenu roi, il existe désormais, inoubliable28. »
18On peut considérer ces critiques comme un échec de la programmation de la réception de sa pièce par Jarry : Ubu roi, pièce située Nulle Part, dont le personnage incarne l’altérité absolue, se résume finalement pour les critiques à une caricature du Bourgeois, voire à une pièce de circonstance dans laquelle on peut reconnaître des personnalités politiques du moment. Dans un premier temps, Jarry essaye de corriger ces interprétations ; s’il remercie, le soir de la première, « Messieurs Silvestre, Mendès, Scholl, Lorrain et Bauër » pour leurs articles critiques (celui de Mendès vient de paraître le soir même dans Le Journal daté du 11 décembre), il avoue que « leur bienveillance a vu le ventre d’Ubu gros de plus de satiriques symboles qu’on ne l’en a pu gonfler pour ce soir29 ». Comme l’explique, en paraphrasant Jarry, Romain Coolus dans son compte rendu de la pièce, le Père Ubu « n’est ni Monsieur Thiers, ni le Bourgeois essentiel, ni le général Boulanger, ni Francisque Sarcey, ni vous, ni moi, ni personne : c’est le père Ubu, c’est-à-dire un épouvantail destiné à terroriser les petits garçons30 ». D’une certaine manière, ces interprétations incarnent tout ce que Jarry voulait éviter : des sens figés, délivrés par des autorités critiques qui imposent au public une lecture précise de la pièce.
19Mais, dès le numéro du 1er janvier 1897 de La Revue blanche, Jarry revient sur sa position et valide l’identification d’Ubu au Bourgeois et au public qui siffla dans la salle :
« J’ai voulu que, le rideau levé, la scène fût devant le public comme ce miroir des contes de Mme Leprince de Beaumont, où le vicieux se voit avec des cornes de taureau et un corps de dragon, selon l’exagération de ses vices ; et il n’est pas étonnant que le public ait été stupéfait à la vue de son double ignoble, qui ne lui avait pas encore été entièrement présenté31. »
20Ubu cesse d’être un être germe en devenir pour devenir une allégorie facilement décodable ; son vide n’est plus promesse de sens mais réalisme plat. Il devient un miroir du public bourgeois, le « Mufle » : ce n’est plus l’autre, mais soi-même.
21Pourquoi Jarry accepte-t-il finalement de considérer Ubu comme une simple personnification du « Bourgeois essentiel », et non plus comme un vide plein de potentialités sémantiques ? Il pratique ici la technique élaborée dans ses premiers écrits du « colin-maillard cérébral », en assumant après-coup une interprétation qu’il n’avait pas entièrement prévue et en l’autorisant par son discours. La création véritable a lieu dans la salle, au moment de l’interprétation, par un travail collectif : le « théâtre du petit nombre […] n’est ni fête pour son public, ni leçon, ni délassement, mais action ; l’élite participe à la réalisation de la création d’un des siens, qui voit vivre en soi-même en cette élite l’être créé par soi, plaisir actif qui est le seul plaisir de Dieu et dont la foule civique a la caricature dans l’acte de chair32 ». C’est pourquoi la création relève ici de la performance ou de l’événement : l’auteur s’efface pour laisser le dernier mot au public, dans un geste de désappropriation. Jarry avait tiré Ubu d’un fonds anonyme d’écrits potachiques ; il le rend à la foule, nouveau mythe qui traversera les siècles.
*
22Cette représentation a de lourdes conséquences sur toute la carrière littéraire de Jarry, ce qu’on pourrait appeler son « devenir Ubu » : en acceptant les interprétations d’Ubu roi, en se présentant comme l’auteur d’une farce satirique sur la bourgeoisie, il modifie en profondeur la manière dont on interprète tous ses textes et l’ensemble de son œuvre passée et à venir. Ubu roi fait de son auteur un satellite, non plus de Mallarmé ou de Gourmont, comme ses premières publications incitaient à le faire, mais d’un Laurent Tailhade ou d’une myriade d’« auteurs gais » de l’époque : les Veber, Jules Renard, Tristan Bernard, George Auriol… Les lecteurs de ses œuvres s’attendent désormais à une certaine verve rabelaisienne, à de l’humour, à un ton satirique. Cette mésinterprétation de son œuvre lui ouvre un nouvel espace d’écriture qu’il investira avec les Almanachs du Père Ubu, puis, au sein de La Revue blanche après 1900, avec Ubu enchaîné (qui porte un message politique assez clair) et la série des Gestes, mais aussi avec ses tentatives de théâtre mirlitonesque et d’opérettes33. Ubu devait représenter l’autre ; il est devenu à présent Jarry, qui s’affuble du masque d’Ubu, signe Ubu, imite la diction du Maître des Phynances, écrit des chroniques journalistiques sur un ton pataphysique. Surtout, cette création lui échappe : malgré tous ses soins pour s’approprier une pièce qu’il n’avait pas écrite, malgré les restrictions d’interprétations de la pièce en 1896, Ubu reste un personnage plein de potentialités, un symbole que se réapproprient ses contemporains, en particulier Ambroise Vollard, qui livre en collaboration avec Bonnard et Rouault une série d’ouvrages mettant en scène le Maître des Phynances : Le Père Ubu à l’hôpital, Le Père Ubu à l’aviation, La Politique coloniale du Père Ubu, Le Père Ubu à la guerre…
Notes de bas de page
1 Barrès M., « Examen des trois romans idéologiques » [1892], Le Culte du Moi, in Romans et voyages, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1994, p. 20.
2 Barrès M., Sous l’œil des Barbares [1888], ibid., p. 77
3 Jarry crée la notion de pataphysique pour désigner le style de réflexions paradoxal d’avant de s’en servir pour désigner sa propre esthétique de déconstruction des a priori de la pensée et du monde bourgeois, par exemple dans ses chroniques réunies après sa mort sous le titre de La Chandelle verte.
4 Voir Chassé C., Sous le masque d’Alfred Jarry, les sources d’Ubu-Roi, Paris, Floury, 1922 ; repris et augmenté in Chassé C., Dans les coulisses de la gloire. D’Ubu Roi au Douanier Rousseau, Paris, Nouvelle Revue critique, 1947.
5 Jarry A., « Conférence prononcée à la création d’Ubu roi », Œuvres complètes, t. II, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 609.
6 Rapport de l’inspecteur général, juillet 1891, cité in Pascarel B., Ubu roi, Ubu cocu, Ubu enchaîné, Ubu sur la Butte d’Alfred Jarry, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », 2008, p. 19.
7 Voir Béhar H., Les Cultures de Jarry, Paris, PUF, coll. « Écrivains », 1988.
8 Chassé Ch., Dans les coulisses de la gloire…, op. cit., p. 40.
9 Alain, Propos I, cité in Pascarel B., op. cit., p. 233-234
10 Voir Bloom H., The Anxiety of Influence. A Theory of Poetry, Oxford, Oxford Press, 1997.
11 Gourmont R. de, Le Livre des masques, portraits symbolistes, gloses et documents sur écrivains d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Mercure de France, 1896, p. 12-13. Voir Citti P., La Mésintelligence. Essais d’histoire de l’intelligence française du symbolisme à 1914, Paris, Éditions des Cahiers intempestifs, coll. « Lieux littéraires », 2000.
12 Voir Henry A. (dir.), Schopenhauer et la création littéraire en Europe, Paris, Méridiens/Klincksieck, 1989.
13 Jarry A., « Être et Vivre », Œuvres complètes, t. I, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 406.
14 Voir Edwards P., « Les petits monstres dans les œuvres nostalgiques d’Alfred Jarry », in Ochsner B. (dir.), Jarry. Le Monstre 1900/Jarry. Das Monster 1900, actes du colloque de l’université de Mannheim du 1er au 3 février 2001, Aachen, Shaker, coll. « Medusa-Médias », 2002, p. 78.
15 Jarry A., op. cit., p. 409.
16 Ibid., p. 407.
17 Jarry A., « Gestes et Opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien », Œuvres Complètes t. III, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 55 sq.
18 Jarry A., « Toomai des éléphants », Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « thèque de la Pléiade », 1987, p. 393.
19 Voir Schuh J., « César-Antechrist : un écrin occulte pour Ubu », La Licorne, no 80, « Jarry. Monstres et merveilles », Rennes, Presses universitaires de Rennes, mars 2007, p. 13-45.
20 Jarry A., « Conférence prononcée à la création d’Ubu roi », art. cit., p. 608
21 Ibid., p. 609.
22 Tinan J. de, « Chronique du règne de Félix Faure (juin, juillet, août) », Le Centaure, vol. II, 1896, p. 134-135.
23 Jarry A., « Ubu Roi », Le Livre d’art, no 2, 25 avril 1896, p. 25-33 ; no 3, 25 mai 1896, p. 62-72.
24 Jarry A., « Les Paralipomènes d’Ubu », La Revue blanche, t. XI, no 84, 1 er décembre 1896 p. 489-493.
25 Jarry A., « Programme d’Ubu roi », brochure présentant la pièce aux spectateurs des 10 décembre 1896, reprise dans La Critique, le 20 décembre 1896, et dans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 606.
26 Jarry A., « Les Paralipomènes d’Ubu », ibid., p. 594.
27 Bauër H., « Les Premières Représentations », L’Écho de Paris, 12 décembre 1896, p. 3.
28 Mendès C., « Ubu Roi », Le Journal, 11 décembre 1896, p. 2.
29 Jarry A., « Conférence prononcée à la création d’Ubu roi », op. cit., p. 608.
30 Coolus R., « Notes dramatiques », La Revue blanche, t. XII, no 86, 1 er janvier 1897, p. 38.
31 Jarry A., « Questions de théâtre » (1er janvier 1897), Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 613.
32 Jarry A., « Réponses à un questionnaire sur l’art dramatique », ibid., p. 588.
33 Par la Taille, Ubu sur la Butte, ou encore nombre d’opérettes écrites en collaboration Eugène Demolder comme Le Manoir enchanté ou Le Bon Roi Dagobert.
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