Édouard de Max, une autre altérité
p. 221-231
Texte intégral
« Comme l’océan, dont il avait les gestes, la rumeur et le glauque, de Max était “redouté des mères à genoux”1. »
Jean Cocteau.
1S’agissant d’une star de l’envergure d’Édouard de Max, il serait téméraire de vouloir dégager la vérité du personnage de l’image du comédien qu’il a été. À la ville comme à la scène, l’individu joue son rôle, règle des postures, tient des positions… Son art est un mode de vie, sa vie, une forme d’art… Il n’est question ici ni de retracer la biographie de cette figure exceptionnelle ni de mesurer son apport à l’esthétique théâtrale de la Belle Époque. Ma contribution n’ambitionne qu’à mettre en évidence la dimension hétérogène d’un homme remarquable dans un contexte lui-même pittoresque et contrasté. Telle semble, du reste, la modalité de reconnaissance de toute « altérité » : considérer la possibilité qu’une découverte ou qu’une rencontre vienne bousculer nos catégories d’espèces et de genres.
2S’inspirant des stars studies, telles qu’elles se développent actuellement dans le champ des recherches cinématographiques2, mon approche de de Max entend minimiser la dimension théâtrale (au sens limité du terme) au profit de la dimension spectaculaire du phénomène, celle qui résulte d’une interaction spécifique dans un contexte socioculturel donné. Or, déconstruire la mythologie d’un acteur, surtout lorsque celle-ci est en perdition, revient, au fond, à œuvrer à sa restauration. Tout propos tenu sur la star participe, en fait, de la fascination qui s’attache à elle, à son aura, au charme de son geste. Cela semble particulièrement vrai dans le cas d’Édouard de Max, dont la gloire aujourd’hui en souffrance ne demande qu’un peu d’attention pour se réactiver, ce que cette brève présentation, centrée sur la marginalité de l’individu et l’étrange éclat de ses réalisations, permettra peut-être, faisant de cet acteur d’exception le représentant d’une autre altérité.
Étude de star
3Il existe fort peu d’études récentes consacrées à Édouard de Max. On ne peut que s’étonner que la notoriété de cet émule de Sarah Bernhardt se soit, contrairement à celle de la Divine, à ce point évaporée. Et, sans doute, est-il tentant de voir dans cette relégation en arrière-plan l’effet d’une forme d’« altérité » dont il s’agit, dès lors, de saisir le caractère discriminant. Tâche rendue délicate par le fait que l’altérité en question participe pleinement de ce talent particulier pour lequel on aura célébré le personnage autant qu’on l’aura dénigré. Jean Cocteau, qui fut « lancé » par de Max3, écrit dans ses Portraits-souvenir :
« Notre jeunesse, folle de théâtre, fut dominée par deux grandes figures : Sarah Bernhardt, Édouard de Max. […] Qu’avaient-ils donc à faire avec le comme il faut, le tact, la mesure, ces princes du comme-il-ne-faut pas, ces tigres qui se lèchent et baillent devant tout le monde, ces forces de l’artifice aux prises avec cette force de la nature, le public ? […] De Max fut un tragédien génial. Pareil à Mmes Duncan et Bernhardt il ignorait les codes, les formules. Il cherchait, il inventait. Il gênait. Il déraillait. On se sentait comme responsable de ses erreurs. On n’osait regarder ses voisins ; on suait à grosses gouttes. Soudain vous aviez honte de votre honte. Des “chut !” éteignaient le dernier rire. De Max, d’une poigne rageuse, domptait le ridicule et le chevauchait. Sa superbe l’emportait et vous emportait au galop4. »
4S’il y a bien deux poids et deux mesures dans la manière dont la postérité a jugé ces deux « monstres sacrés » que le jeune Cocteau, dans son panthéon personnel, plaçait sur le même plan, ce serait donc en raison du caractère indomptable d’Édouard, dont le génie fut tout aussi fulgurant mais beaucoup plus capricieux et aléatoire que celui de Sarah… Cette dernière, élevant des crocodiles et dormant dans un cercueil, possède bien sa propre légende mais son statut de femme contribue, aux yeux du public, à neutraliser, en quelque sorte, son caractère fantasque. Il y a donc, de toute évidence, le signe d’une distinction de genre dans cette inégalité de traitement. L’altérité qui est considérée comme un caprice charmant chez la femme devient, chez l’homme, une faute de goût, une tare grotesque ou une menace inquiétante. Un jour que Sarah surprend Cocteau travesti en compagnie de de Max dans une loge du Théâtre des Arts, ne vient-elle pas se substituer à la mère du jeune poète pour lui conseiller de rentrer se coucher5 ? L’anecdote est révélatrice. Si, aux yeux de la société ordinaire, le monde du théâtre constitue, par définition, une hétérotopie, le comportement d’Édouard de Max et de ses jeunes compagnons dépasse les bornes de l’acceptable. Il se situe en marge d’une marginalité de convention. Or, c’est cet excès dans l’excès, cette touche de too much qui définissent, à mon sens, l’altérité d’Édouard de Max6.
5Du reste, le caractère ambigu du personnage se manifeste jusque dans ses triomphes. Sa grandeur porte les stigmates d’une abjection propre à ceux qui, du fait de leur orientation homosexuelle, sont marqués du sceau de l’infamie. La star de Max est, de toute évidence, une personnalité queer, au sens littéral d’étrange, de bizarre, mais également au sens figuré et injurieux de « pédé » ou de « tapette ». De Max est tout à la fois sublime et infâme, sa splendide réussite compose avec une part de souffrance intime liée à une forme de rejet social. Je me propose d’aborder son « cas » sous trois angles différents, qui sont autant de regards ambivalents qu’on a posés sur lui. Le premier est celui de la célébration ambiguë de sa beauté physique, le second est celui de son geste (qu’on admire, bien qu’il effraie), le dernier pose la question de son appropriation par la culture gay contemporaine.
La beauté du diable
6Aux yeux de ses contemporains, Édouard de Max passe pour la beauté personnifiée :
« Unique et incomparablement beau parmi tous7… »
« Beau comme un ouragan furieux, il émeut comme un harmonieux paysage, comme un ciel où se joue la féerie des couleurs8. »
« Il a le profil magnifique des Césars romains, ce profil retrouvé aux vieilles médailles frappées sous l’Augustule, qui rappelle celui de Néron et celui de Probus, au masque dur, grave et fatal9. »
« Ah ! ce profil ! C’est une vision inoubliable pour ceux qui le virent. À des rôles toujours divers, âpres, sarcastiques, démesurés ou effrénés, il prêta sa beauté souveraine10. »
7Mais, à vrai dire, cette beauté est toujours quelque peu spéciale. Hector Fleischmann, à qui j’emprunte ces phrases laudatives, s’empresse de le préciser : « Il personnifie magnifiquement dans l’aujourd’hui veule et plat la Décadence avec tout ce qu’elle a d’héroïque et de morbide11. » La beauté de de Max, artiste fin-de-siècle, ne se contente pas d’être simplement belle, il convient qu’elle soit, à la fois, « héroïque et morbide ».
8De nombreux documents visuels témoignent du caractère étrange de cette beauté mais, comme on l’observe sur les photographies, l’image de de Max résulte toujours d’une collaboration entre le modèle et son portraitiste. Particulièrement protéiforme (ses premiers prix de comédie et de tragédie lui permettent de prétendre à des rôles qui vont de la tragédie noble au grotesque affirmé), de Max semble avoir toujours mis un soin particulier à gérer les modalités de sa représentation. On pourrait parler d’une forme de narcissisme, mais ce serait sous-estimer la difficulté que rencontre une sensibilité comme la sienne à dompter son caractère excessif. Ainsi s’exprime Pierre Scize, homme de théâtre avant que journaliste :
« Peu à peu, une année suivant l’autre, il a maîtrisé ce que sa fougue avait de trop exubérant, virilisé certains côtés peu mâles de son jeu, simplifié jusqu’au style classique sa plastique, longtemps égarée dans des outrances à la Loïe Fuller12… Vains efforts. De Max reste pour la majorité du public (j’entends de ce public spécial qui forme le monde théâtral) un acteur roumain qui joue en roumain des pièces françaises en prenant des poses alanguies de Pétrone décadent13. »
9Tel le Charlus de la Recherche, qui dévoile sa vraie nature en parlant d’une voix de fausset et en se déhanchant14, de Max ne peut empêcher son goût du « sexe fort » de transparaître. En outre, sa beauté est décadente parce qu’elle est orientale, ainsi que le souligne à l’envi cette nécrologie rédigée par Gabriel Boissy, journaliste à L’Intransigeant :
« Il nous vint d’Orient voici trente ans. Beau comme un éphèbe syrien, d’une grâce à peine efféminée que galvanisait une âme chimérique […]. En quoi importait qu’il fût né, un jour, en Roumanie, d’un médecin israélite, dit-on ? Pour nous, il était de cette race de mortels faits pour ranimer la foi aux demi-dieux hiératiques, aux héros légendaires15… »
10Surgissent ici, dans la même phrase, trois variantes du thème de l’altérité. De Max s’y révèle à la fois Roumain (étranger), juif et efféminé. Plutôt que de nier ces « tares », de Max doit s’en accommoder, en doser les effets (pervers) car, au fond, sa (mauvaise) réputation n’est rien de moins que sa marque de fabrique, y compris sur le plan artistique. Ce sont les mêmes arguments qui servent aux xénophobes, antisémites et homophobes à le décrier et, à ses admirateurs, à célébrer celui qui est parvenu à dépasser ces handicaps natifs. En fin de compte, c’est cette capacité à s’élever au-dessus de sa malédiction native (ou « anti-physique ») qui lui confère un caractère quasi divin. Fleischmann écrit : « Et répétant les inscriptions grecques du colosse de Memnon, on a pu dire de lui : “Quel prodige !… C’est quelque divinité qui, enfermée dans cette statue, fait entendre sa voix16 !” » Béatrix Dussane, elle aussi, classe Édouard de Max parmi les « dieux et déesses », non seulement dans son ouvrage intitulé Dieux des planches, mais dans l’Encyclopédie du théâtre contemporain de Philippe Quéant :
« une manière de demi-dieu : Édouard de Max. […] Son visage accusé : nez aquilin, bouche mince, menton fortement dessiné, doit sa beauté aux masses rebelles de sa chevelure noire et au gris vert de ses yeux cernés de bistre. Beauté de tourment, de satanisme, au besoin… De Max prête une voix admirable, bronze mêlé d’or17 que la résonance nasale de l’accent étoffe encore, aux essors d’un lyrisme passionné qui cherche sans cesse une région intermédiaire entre la diction et le chant18… »
11Curieuse divinité que celle qui se voit, d’emblée, qualifiée de satanique ! En 1897, lorsque Sarah Bernhardt monte, dans son propre théâtre, La Samaritaine d’Edmond Rostand (cet « évangile en trois tableaux »), elle s’oppose vigoureusement à ce que de Max tienne le rôle de Jésus (ce sera Brémont) : « Non, dit-elle, de Max c’est un satanique19. »
12On se tromperait en pensant que, dans l’expression « une autre altérité », l’adjectif puisse, en bonne logique, annuler le substantif. Car, si une beauté exceptionnelle constitue en soi un signe d’altérité, celle de de Max est autre : exception de l’exception, elle confine à la laideur physique ainsi que, surtout, à la laideur morale (selon les critères ordinaires), de même que sa divinité est satanique, sans que, curieusement, le caractère satanique n’annule ni la beauté (beauté du diable, donc) ni la divinité. Gabriel Boissy nous aide à préciser ce statut tout à fait singulier, en esquissant une comparaison avec le grand Mounet-Sully20 :
« Mounet-Sully venait d’Athènes, il était bâti par plans et lignes droites. De Max nous vint de Byzance, tout mêlé de sublime et de mièvreries et ses lignes étaient toutes en courbures. Il fut notre visible prince de Byzance, coloré des coruscances vestimentaires des Porphyrogénètes, surchargé de pierreries, d’or et de diaprures comme les mosaïques ravenaires21… »
13Dans le même ordre d’idées, Jeanne Sully (qui avait probablement lu Nietszche) : « Mounet-Sully était apollinien, de Max était dionysien22. » De Max n’est pas un dieu classique, un dieu de la mesure et de l’harmonie (un dieu de bon goût) ; c’est un dieu débordant, ivre, incontrôlable…
Le geste de l’acteur
14Hector Fleischmann, en même temps qu’il le hisse sur un plan mythologique de façon à l’idolâtrer, parle bien de de Max comme d’un « rénovateur de l’art dramatique23 ». Et si, aux yeux d’Edmond Rostand, Sarah Bernhardt apparaît comme la « princesse du geste » et la « reine de l’attitude », les poètes, selon Fleichmann, reconnaissent également en de Max un « maître du Geste24 ». En fait, le geste de de Max est inséparable de sa beauté, il en partage le caractère divin. Bien plus qu’un simple réformateur ou rénovateur, Édouard de Max est même un créateur. Tel le dieu biblique, il procède ex nihilo. Ainsi, dans le rôle de Hamlet :
« N’ayant jamais rien pris à personne25, il s’est encore une fois trouvé fort à l’aise pour donner au héros de l’homme de Stratford-sur-Avon, un aspect inattendu. Ici pas de cris, une mélancolie amère et désespérée, c’est une silhouette sombre et morne, des plus dramatiquement saisissante. Depuis que moi-même, après tant d’autres, j’ai sacrifié à la Muse glorificatrice, je n’ai pas eu assez de louanges pour célébrer le génie de cet homme extraordinaire qu’est M. de Max. Ici, j’avoue mon impuissance. Cet homme est parmi nous comme l’Eschyle de la tragédie. Il est effroyablement grand, et on se sent apeuré et étonné devant la violence et l’exaspération de ce génie tumultueux26. »
15La fascination brouille ici, de toute évidence, la lucidité de l’analyse. Le spectateur reste coi devant le geste sublime de l’acteur. Mais c’est bien du « génie » de ce dernier qu’il s’agit, génie qui ne doit rien à personne, qui ne relève d’aucun modèle.
16Peut-être, est-ce dans le Prométhée de Jean Lorrain et André Ferdinand Hérold27 que de Max est le plus emblématiquement divin : « M. de Max apparut grand comme le dieu antique qui, comme s’exprime le manuscrit d’Ousirtasen III, peut dire : “C’est éternel ce que j’ai fait28.” » Philippe Julian décrit « une nudité dans l’envolement d’un grand manteau rougeâtre29 ». Le geste possède bien une dimension technique (entre la nudité et le costume : l’art d’un enveloppement (ou « envolement »), art de la vêture donc, du costume, du drag, chez celui que ses contemporains appellent parfois « l’homme aux robes ». Mais le geste est aussi profondément inscrit dans le programme (inné, inconscient) d’un individu qui, par nécessité autant que par contingence, procède à cette mise en scène sociale ou intime, faisant de son ethos (à quoi il est assigné) une posture esthétique.
17Il ne sert à rien de creuser plus avant la contradiction entre la star qui brille et l’acteur qui crée, entre l’esthète dolent et le travailleur du plateau… La moindre anecdote qui le met en scène apporte sa leçon d’altérité, même – et surtout – lorsqu’elle se développe en dehors de tout discours doctrinaire. Soit, ce petit récit recueilli, de la bouche de l’acteur, par Louis Delluc :
« À la fin de sa tournée dans l’Amérique du Sud, [Sarah] avait acheté un perroquet. Moi aussi. Le mien parlait. Le sien ne voulait rien savoir. Sans doute avait-elle une perruche et moi un mâle.
– Comment se fait-il que le vôtre parle et pas le mien ? s’étonna-t-elle.
– Confiez-moi le vôtre pendant le voyage. Je lui apprendrai à parler.
Elle consentit, me confia son perroquet, auquel je substituai le mien… que je confiai aux hommes du bord, en leur enjoignant à prix d’or d’apprendre à la bête tout leur répertoire le plus gras. De sorte que, lorsque Sarah redemanda le perroquet avant d’arriver au Havre, on lui rendit une bête bruyante qui ne s’arrêtait pas de parler une minute et qui interpellait la tragédienne avec une familiarité ordurière, pornographique, scatologique
– au moins.
– Êtes-vous contente ? lui dis-je. Mais elle me tourna le dos. Et je gardai le perroquet. Il est toujours là. Il s’appelle Cucu. Il est vieux, triste et taciturne. Il écoute les bavardages et, de temps en temps, dit mélancoliquement :
– Merde.
D’ailleurs, je ne l’aime pas. C’est un imposteur. Voilà vingt ans qu’il passe pour un mâle. L’autre jour, j’ai trouvé un œuf dans sa cage30. »
18L’anecdote peut paraître futile – voire vulgaire31 ? –, elle n’en est pas moins terriblement éloquente. Sa pointe marque une inquiétude de portée existentielle. Le perroquet transgenre est, ici, comme la métaphore de de Max lui-même, à qui l’on reproche d’être efféminé, bien que sa voix (de cuivre) soit on ne peut plus mâle. Lui aussi est un oiseau splendide et bizarre qui serait bien capable, s’il ne se surveillait pas, de pondre, quelque jour, un œuf qui révélerait sa véritable nature ! À moins qu’il ne réserve cette dernière cartouche comme une botte secrète, le secret de son art. Soit une sorte de torsion du geste expressif qui, tout en frôlant le scandale permanent, ne cesse d’explorer et de repousser les limites de son registre singulier. C’est le même de Max qui répond, à une Sarah qui essaie, selon lui, de l’enjôler : « – Je vous en prie, madame... Je suis aussi fille que vous32. »
Une icône gay ?
19L’approche ontologique que se partagent, au fond, star studies et queer studies est donc celle qui convient lorsqu’on se penche sur cet objet d’étude aussi fragile qu’un château de cartes. Elle conditionne l’étude du « cas » de Max. La notion même de représentation (registre dans lequel se déploie la vie d’un acteur) trouve ici sa limite. Car une représentation à laquelle on se trouve assigné par son orientation sexuelle peut aussi bien s’appeler une identité. C’est une attitude existentielle, la vie elle-même devenue œuvre d’art. Dans le contexte d’hostilité sociale qu’il suscite, le geste vital (tout autant qu’artistique) de de Max doit être interprété sous un jour éthique, sinon parfaitement politique.
20Édouard de Max est, de l’avis général, l’un des plus grands acteurs français de son temps. Il triomphe sur les scènes de l’Odéon, de la Renaissance, de la Comédie-Française… Mais il n’en reste pas moins un acteur étranger33 et un individu déviant, un « autre », qui doit vivre avec sa différence : assumer et rentabiliser sa beauté, son génie et son homosexualité.
21Le statut de de Max dans la société française de la IIIe République ressemble finalement à celui de l’acteur romain tel que décrit par Florence Dupont34 : à la fois star et exclu, « infâme », au sens moral et juridique du terme. De Max est un Roscius ! La stigmatisation qui le frappe n’empêche pas la plus large reconnaissance publique ; au contraire, elle la favorise. Mais elle exclut simplement l’individu du train ordinaire de la vie civique, d’une forme de circulation ordinaire, pour le hisser sur le plan spectaculaire de l’otium, d’un empyrée d’esthètes où tout relève de l’art, du loisir et de la fiction. Là, l’acteur peut effectivement briller, moyennant courage et souffrance. Les préjugés qui l’atteignent peuvent être dépassés par des esprits libres ou « décadents », son génie n’en reste pas moins confiné dans une sphère marginale, à l’écart de l’ordre régnant. De Max en a largement pâti. Comme pendant la guerre de 14, où l’on s’opposa à son engagement au service de la France. Comme, peut-être aussi, lorsqu’on lui refusa de jouer Chantecler35, sous prétexte qu’il n’était ni assez viril, ni assez gaulois. De Max n’est pas un citoyen français. Il n’est pas un citoyen du tout.
22Voici donc, précisément, tout le satanisme de de Max. Par sa beauté et son talent, ce Lucifer est plus que les autres mais, stigmatisé par le manque (de francité, de virilité), il est aussi beaucoup moins. Et l’on comprend que ceci puisse faire de lui un héros queer, ou, ce qu’on appelle, dans le langage d’aujourd’hui, une icône gay36.
« Parmi les historiens, les catins et les pitres,
Vous passez, Monseigneur, magnifique et royal,
Entraînant, ondulé d’un geste triomphal,
Quelque rare manteau raillé par les bélîtres.
Du livre d’aujourd’hui mystérieux chapitre
Vous êtes pour la foule et l’énigme et le mal,
Vous êtes l’incompris, l’Étranger, l’Idéal
Du vice qui dans vous a salué l’arbitre.
Prestigieux démon, Lucifer, ô porteur
Du flambeau des damnés, unique et fier acteur,
Je vous tends mes deux bras à travers la nuit chaude,
Car un instant j’ai vu, vacillante lueur,
Entre les cils baissés de vos yeux d’émeraude,
Fuir votre âme enfantine et douce, monseigneur37. »
23Tels ces vers énamourés d’un poète anonyme, tout propos tenu sur Édouard de Max relève, en fin de compte, d’une représentation imaginaire du personnage. Jeanne Sully écrit : « Lui qu’on représente comme un fantasque a toujours mené une existence bourgeoise38. » Question de point de vue, sans doute… Au fond, de Max ne choque vraiment que ceux qui veulent être choqués, qui n’admettent pas sa différence, et qu’embarrasse une altérité dont ils voient bien, sans pouvoir l’admettre, qu’elle a quelque chose à voir avec son génie propre. D’après le témoignage de Jean Cocteau, Édouard de Max était tout sauf satanique :
« Comme l’océan, dont il avait les gestes, la rumeur et le glauque, de Max était “redouté des mères à genoux”. (J’excepte la mienne, confiante et parfaite.) “Votre fils connaît de Max, il est perdu !” C’était le leitmotiv et l’inexactitude même. Point de messes noires ou roses. Point de pièges à jeunes gens. L’intimité d’Édouard de Max évoquait plutôt l’intérieur familial d’une roulotte de romanichels, et son alcôve, celle de Louis XIV. Il recevait ses courtisans, ses favoris, ses favorites (un véritable harem de femmes ravissantes). […] Le désordre, chez de Max, c’était son style, son jeu, les caprices d’une nature orientale, chaude et généreuse. Dans cet appartement moqué, redouté, qui moulait son âme, nous ne reçûmes que des exemples de noblesse39. »
Notes de bas de page
1 Cocteau J., Portraits-souvenir, Paris, Grasset, 1935, p. 155.
2 Depuis l’ouvrage pionnier d’Edgar Morin (Les Stars, 1957) et, surtout, celui de l’Richard Dyer (Stars, 1979), l’étude des « stars », en corrélation avec les cultural et gender studies, a acquis une légitimité universitaire dans les pays anglo-saxons avant de pénétrer timidement dans le domaine français. On peut citer, par exemple, les travaux récents de Gwénaëlle Le Gras.
3 Édouard de Max organisa et finança un récital poétique consacré à Cocteau, au théâtre Femina, où Laurent Tailhade prononça une conférence, « véritable massacre des poètes de l’époque », qui laissait seul Cocteau debout. Des actrices célèbres récitèrent ensuite ses vers. « Mon départ date de cette séance », écrit Cocteau dans les Portraits-souvenir (op. cit., p. 155).
4 Ibid., p. 152-154.
5 « Sarah Bernhardt me dépêcha M lle Seylor, sa suivante. “Si j’étais votre mère, je vous enverrais coucher.” Je reniflais mes larmes. Le caviar du rimmel me barbouillait et me cuisait. De Max comprit sa bévue. Il nous emmena, nous défrisa, nous démaquilla et nous déposa chez nous » (ibid., p. 162-163).
6 Cocteau pense que de Max devrait avoir pour devise « cette réponse du chef indien auquel on reprochait de manger un peu trop à la table de la Maison Blanche : A little too much is juste enough for me » (ibid., p. 164).
7 Fleischmann H., Édouard de Max, étude critique, s. l., sans édition, 1904, p. 19.
8 Ibid., p. 34.
9 Ibid., p. 19.
10 Ibid., p. 21.
11 Ibid.
12 Cocteau, à propos de l’interprétation par de Max d’Andromaque reprend l’analogie Loïe Fuller : « “Pour qui sont — ces serpents — qui sifflent — sur — vos têtes.” De Max haletait, secouait les propres couleuvres de sa chevelure, agitait les voiles de Loïe Fuller » (op. cit., p. 153).
13 Scize P., « Les grands artistes, Édouard de Max », recueil factice « De Max », Paris, BnF, fonds Rondel, 1919. Pierre Scize (1894-1956), de son vrai nom Michel-Joseph Piot, journaliste français et compagnon de Jacques Copeau (qui n’aimait pas de Max), dans sa tournée d’après-guerre à New York.
14 « Des rafraîchissements étaient servis sur une table. M me Verdurin invita les messieurs à aller eux-mêmes choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir près de la table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : “Avez-vous pris de mon orangeade ?” Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : “Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’est délicieux.” […] en entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : “Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette”, on pouvait dire : “Tiens, il aime le sexe fort”, avec la même certitude, pour un juge, que celle qui permet de condamner un criminel qui n’a pas avoué » (Proust M., Sodome et Gomorrhe [1922], cité ici d’après l’édition de la Pléiade, À la recherche du temps perdu, t. II, Paris, Gallimard, 1954, p. 966.)
15 Boissy G., « De Max est mort », Comœdia, 29 octobre 1924.
16 Fleischmann H., op. cit., p. 15.
17 On est évidemment tenté d’entendre, dans la voix de bronze de de Max, un écho à la « voix d’r » de la divine Sarah.
18 Dussane B., in Quéant G., Encyclopédie du théâtre contemporain, t. I, Paris, Les de France, 1957, p. 113.
19 Delluc L., Chez de Max, Paris, L’Édition, 1918, p. 257. Diable séduisant, certes, le jeune de Max ne compte pas que des admirateurs. Il dit lui-même qu’il est, au début de sa carrière, la bête noire de Francisque Sarcey. En 1918, un « écho » de Louis Delluc, rédacteur en chef du Film, défend l’acteur contre une certaine hostilité ambiante : « Est-ce qu’on ne va pas fiche la paix à de Max ? […] S’il est des amateurs bizarres pour ne pas “aimer, qu’ils aillent en applaudir un autre, personne n’y contredira. Quelle folie est la leur ! S’acharner sur un comédien de cette envergure pour on ne sait quels détails imbéciles – interprétation puérile des décrets de la Comédie-Française, fantaisies d’élégance théâtrale, somptuosité d’attitude ou de parure – s’acharner avec tant d’aigre patience pour des choses que ces pauvres diables ne comprennent pas, n’est-ce pas drôle ? »
20 De presque trente ans son aîné, Jean-Sully Mounet, dit Mounet-Sully, fut un grand sociétaire de la Comédie-Française. La comparaison entre les deux géants est d’autant plus tentante qu’ils tenaient le même emploi et qu’ils brillèrent tous deux dans le rôle de Néron de Britannicus.
21 Boissy G., « De Max, prince de Byzance », Opéra, 25 février 1948.
22 Sully J., « 30 ans après », Les Nouvelles littéraires, 28 octobre 1954.
23 Fleischmann H., op. cit, p. 23.
24 Ibid., p. 17
25 C’est moi qui souligne.
26 Fleischmann H., op. cit., p. 33.
27 Prométée a été présenté aux arènes de Béziers, le 27 août 1900, avec une musique de Gabriel Fauré.
28 Fleischmann H., op. cit., p. 29
29 Cf. Julian P., Jean Lorrain, ou le Satiricon 1900, Paris, Fayard, 1974, p. 143.
30 Delluc L., op. cit., p. 147-148.
31 « Je suis trop mal élevé. Mon Dieu ! comme c’est agréable d’être mal élevé » (ibid., p. 17).
32 Ibid., p. 146.
33 « À Bucarest, mes camarades m’appelaient l’étranger, j’étais donc habitué à ce vocable, il prit fantaisie aux Parisiens de me l’appliquer » (ibid. p. 15).
34 Dupont F., L’Acteur-roi, Le théâtre à Rome, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Realia »,
35 En 1910, le décès inattendu de Constant Coquelin laissa Edmond Rostand dans un grand désarroi. À qui demander de remplacer celui pour qui avait été écrit le rôle ? De Max semble avoir figuré un temps dans la liste des prétendants mais c’est Lucien Guitry qui fut finalement choisi. De Max eut, tout de même, l’occasion d’endosser, une fois au moins, le costume du coq. En mai 1919, lors d’un gala organisé par Sarah Bernhardt, en hommage à l’auteur de Cyrano de Bergerac, récemment disparu, il interpréta un acte de Chantecler.
36 Pour preuve de cette assertion, j’ai voulu produire, lors de l’intervention qui précéda publication de cet article, la photo de couverture d’une conférence multimédia tenue au Québec en 2002 : Le Rideau rose, histoire du théâtre gay et lesbien jusqu’en 1969, par Louis Godbout, ainsi qu’un article paru dans Pride, Il mensile gay italiano, no 104, février 2008.
37 Poème cité par un journaliste, coupure de presse non identifiée, recueil factice « De Max », Paris, BnF, fonds Rondel.
38 Sully J., art. cit.
39 Cocteau J., op. cit., p. 155-158.
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