Entre Charcot et Darwin
Le caf’conc’ et le music-hall parisiens (1875-1908)
p. 203-220
Texte intégral
« Les Aïssaouas (danseurs de transe algériens) […] accomplissent leurs mômeries sans se douter que nous avons bien mieux à la Salpêtrière1. »
E.-M. de Vogüé.
1On ne souligne pas assez le fait que la dégénérescence a servi de lien entre les maladies nerveuses et l’idée de régression évolutionnaire. En effet, la presse populaire qualifie les internés de la Salpêtrière comme « une bande de maniaques gesticulant » et comme « ces bêtes humaines2 ». Pour certains, les défaillances « génétiques » de plus en plus nombreuses en France, telles que les déficiences mentales comme l’idiotie et le crétinisme signalaient clairement que l’évolution avait déjà atteint son acmé et ne faisait que de s’inverser, donnant lieu à la régression. Les neurologues et psychopathologistes déclaraient avec conviction que l’hystérie se développait là où il existait déjà un arrière-fond de dégénérescence. La catégorie de la dégénérescence inclut aussi la neurasthénie, les perversions sexuelles, la criminalité, la prostitution et l’alcoolisme. Enfin, selon les médecins et les ethnologues, ces symptômes hystériques reproduisaient étrangement certains traits observés chez les « sauvages3 ».
2L’opinion médicale communément répandue à la fin du XIXe siècle concernant l’hystérie est qu’elle consiste dans la prédominance des actes inconscients sur la vie cérébrale. Ces actes inconscients sont assimilés aux automatismes sensori-moteurs du système nerveux, et produisent un clivage dans le psychisme du sujet. Selon le psychophysiologiste Théodule Ribot, il en découlerait « une réversion, un retour à l’état ancestral ». Et il poursuit : « Dans le cas de désagrégation mentale, le retour à l’état primitif se produit4. » Beaucoup de psychophysiologistes et pathologistes partagent cet avis. Les notions psychiatriques et évolutionnistes, vulgarisées et retransmises par la presse, jouent un rôle considérable dans la réception des spectacles du dernier quart du XIXe siècle. Les mouvements convulsifs, les contorsions acrobatiques, les tremblements, les tics, les grimaces et l’agitation des hystériques sont au cœur de ce qui fait spectacle au café-concert et plus tard au music-hall5. On peut dégager deux rythmes à l’intérieur de ces mouvements : des mouvements saccadés et mécaniques, ou bien composés de dislocations et secousses désordonnées, voire frénétiques. Cette gestuelle est illustrée par deux nouveaux genres : le Chanteur Agité, créé par Paulus en 1871 (à Toulouse, puis à Paris), et la Chanteuse Épileptique, créée en 1875 par Émilie Bécat (fig. 1).
3Le journaliste Georges Montorgueil écrit en 1896 : « Pour une bonne moitié, la chanson à succès de ce temps-ci relève du trémoussoir de feu Charcot. Elle trépide. Elle a l’hystérie gesticulatoire6. » Cette chorégraphie qui, à partir des années 1870, attire tant les spectateurs rappelle les mouvements observés dans les deux premières périodes de la grande crise d’hystérie, telles qu’elles sont codifiées par Charcot, où les mouvements convulsifs ou épileptoïdes sont suivis des contorsions acrobatiques du clownisme. Comme on le voit dans les figures 2 et 3, les images d’hystériques circulent grâce à la presse populaire et bourgeoise, ainsi que par L’Iconographie photographique de la Salpêtrière.
4Or ces performances de caf’conc’ ressemblent encore davantage à une pathologie nerveuse rattachée par Charcot en 1878 à l’hystéro-épilepsie, la chorée. L’observation publiée dans L’Iconographie en 1878 aurait pu servir de compte-rendu pour une chanteuse épileptique : « Elle trépide, saute, danse convulsivement, gesticule, grimace, et tire la langue7 » (fig. 4 et 5).
5En 1900, Mistinguett chante La Parisienne épileptique qui commence par ces paroles : « Quand j’entends la musique, je deviens épileptique. »
6Les numéros des chanteuses épileptiques comme Duclerc, Lucy Muger, Mistinguett et Polaire (pour ne citer qu’elles) exhibent des mouvements saccadés en apparence incontrôlés, excessifs et fortement sexualisés, et qui sont perçus de la même façon que les mouvements des danses africaines : comme primitifs et étranges. Dans son Voyage d’exploration en Afrique équatoriale de 1875, le Marquis de Compiègne écrit que « les danseurs semblaient complètement fous, ils sautaient, criaient, riaient à tue-tête. L’un d’entre eux faisait des contorsions et grimaces incroyables8 ». Le psychologue Boris Sidis note en 1908 : « Plus bas on descend l’échelle de la vie animale, plus les réactions motrices sont prononcées9. » Cette observation vaut pour les idées développées autour de l’hystérie et de l’épilepsie aussi bien que pour celles qui concernent la danse africaine. Les sauts, contorsions, rires et grimaces des danseurs africains, comme on vient de le voir, font également partie de la gestuelle de la chorée hystérique et des performances des chanteuses épileptiques ; c’est précisément l’exagération des réactions motrices qui excite les spectateurs dans le dernier quart du siècle, et la présence simultanée de ces trois formes de spectacle a contribué à l’assimilation entre elles de certaines de leurs caractéristiques.
7Les chanteuses épileptiques étaient d’ailleurs assimilées à un autre groupe de dégénérées, les prostituées. Et ceci non seulement par le décolleté outrancier de leur robe retroussée, ou par le fait qu’elles étaient très souvent cocottes ou courtisanes, mais aussi par un désir de danser, trait marqué chez la prostituée qui est aussi « caractéristique des dégénérées et rappelant les sauvages10 », comme nous le rappelle Alain Corbin. Les fantasmes autour de la sexualité des Africains vont bon train à la Belle Époque, et sont appuyés par la profusion de photographies d’Africaines aux seins nus dans les magazines populaires. La sexualité et la brutalité accompagnaient presque chaque portrait des Africains, et même le cannibalisme, considéré comme le plus primitif de leurs traits sauvages, a alimenté les fantasmes sexuels qui les entouraient : « Au son d’un orchestre barbare […] les danseuses esquissent des pas lascifs et provocants [pour accompagner un défilé de jeunes vierges devant les prétendants]. Certaines noires çà et là sont anthropophages. Mais leur charme n’en est que plus vif, à ce qu’on dit11. » Le directeur de music-hall Jacques-Charles explique le succès de Polaire :
« [Il] venait de ce qu’elle était physiquement tout à fait différente […] avec son nez trop gros, sa bouche trop grande, sa peau foncée d’Algérienne, mais ses yeux aux paupières bistrées […] étaient admirables. […] En scène, elle avait une sorte de trépidation nerveuse, un sautillement d’un pied sur l’autre. Le corps nerveux de Polaire, ce corps musclé de petite Arabe faisait sensation. Son type plaisait. Elle fut une devancière12. »
8Les fantasmes sur la sexualité débridée de Polaire (avec ou sans Colette et Willy) et sur ses origines nord-africaines ont fait d’elle la plus grande star de music-hall de sa génération, en même temps qu’ils lui ont valu des attaques d’une rare férocité. Parmi ses nombreuses caricatures de la chanteuse, Sem l’a d’abord dessinée comme la Vénus hottentote13, puis comme une cannibale (fig. 6).
9La description de « sa grande bouche vorace14 » est à mettre en rapport avec ce fantasme. Notons qu’en dépit de sa légende, Polaire affirme qu’aucun de ses parents n’est maghrébin. Polaire figure au centre de la question de l’altérité au café-concert/music-hall, parce qu’elle a apporté un nouvel élément au spectacle populaire : la grande vedette comme une figure hybride (si on laisse de côté la danseuse barbue Julia Pastrana). Cette hybridité se décèle dans sa gestuelle, dans les rythmes de ses danses et dans son physique de belle laide ; rajoutez à cela les fantasmes sur sa sexualité et ses origines. Polaire « la devancière » a incarné la modernité, et sa modernité découle de son hybridité. On y reviendra.
La laideur et l’imitation inconsciente
10L’attrait érotique des chanteuses épileptiques est pour le moins curieux, comme le suggère cette description : « Avec les contorsions d’une poule étranglée, une femme […] a beuglé une chanson populaire15. » Ce mélange inédit de grotesque, de comique et de sexualité explicite dans les paroles, dans les mouvements et dans le costume peut être difficile à comprendre aujourd’hui. Il est certain qu’on ne l’avait jamais vu sur scène. Mais on pouvait le voir à l’hôpital dans les crises d’hystérie.
11En 1886, Maurice Vaucaire appelle le café-concert « le spectacle de la laideur, de l’obscène et du grotesque ». Et il affirme : « cela rend stupide, mais cette névrose a son charme16 ». La laideur est un élément essentiel pour créer un choc et déclencher les rires ; elle distingue les chanteuses épileptiques de la masse et leur donne une présence physique encore plus forte. La grande et maigre Louise Balthy est connue pour sa « laideur chic ». Félicia Mallet est « une créature si bizarre, si originale, si drôle17 ! ». Les grimaces et la maigreur de Mlle Abdala l’ont rendue célèbre :
« [Elle] devance son siècle. L’avez-vous vue ? Il faut la voir. […] Elle met son charme à s’enlaidir [et] pousse la grimace jusqu’au chef-d’œuvre. […] Et si un jour les chanteurs se mettent à exploiter quelque laideur spéciale à la façon des nègres musicaux, Mlle Abdala sera une étoile de la première grandeur18. »
12Selon Raoul Ponchon, elle est « plus bizarre [et] plus barbare » que les autres chanteuses : « Elle torture le masque de son visage […] les bras ressemblent aux pattes d’un animal. […] Ses yeux sortent de leurs orbites et sa bouche s’agrandit au point où elle pourrait [y] enfoncer son poing19. » C’est une physionomie qui reproduit le maquillage caricatural et hyperbolique des yeux et de la bouche énorme des Blackface minstrels20. Les Georgia Minstrels, par exemple, « ont l’air d’essayer d’avaler leur propre tête21 ».
13D’ailleurs, la laideur idéale contiendrait des traits raciaux ou darwiniens : le chanteur agité Éloi Ouvrard possède « un faciès admirablement simiesque, planté à la diable sur un paquet de nerfs22 ». Mlle Bécat remue ses « pattes de magot abruti23 ». Quant à Naya, « si vous n’avez pas vu Naya, la gommeuse excentrique hyperbolique, vous n’êtes pas Parisien pour deux jetons de cercle. […] C’est une bestiole à chignon24 ». Enfin, dix ans avant d’écrire Nana, Zola publie des articles sur des performances outrées des opérettes d’Offenbach : « Ah ! misère ! le jour où une femme aura l’idée sublime de se mettre à quatre pattes sur la scène et de jouer au naturel le rôle d’une chienne errante, ce jour-là Paris se rendra malade d’enthousiasme25. » La chanteuse excentrique Mlle Paquerette « se défigure instantanément [et] se change en une sorte de monstre sans yeux, sans dents ; rien n’est plus cocasse que l’opposition entre sa beauté coutumière et cette subite laideur. – et alors le rire éclate26 ». La raison donnée par le journaliste pour ce rire est le répit offert par la blague à « la lutte constante pour la survie ». Comme tant d’autres chanteuses avant elle, la « gommeuse nerveuse » Foscolo « ne craint pas, au besoin, de se ridiculiser, de s’enlaidir, pour faire une création intéressante27 ». Notons en passant que Foscolo est Turque, et qu’elle « a su rendre son accent turc parisien28 ». Mais nous sommes en 1908, et l’engouement du public pour cette forme d’attraction est en train de disparaître, exactement comme l’hystérie selon Charcot a cédé la place depuis peu aux troubles nerveux moins spectaculaires de la neurasthénie.
14Le plaisir de voir des contorsions, des tics et des grimaces répond à une demande pour des sensations fortes chez le public. Cependant, ce n’est pas tout : le magnétisme extraordinaire de ces chanteuses est dû à leur talent pour incarner l’Autre. Le style de leurs performances est suffisamment grotesque et comique pour en chasser les aspects troublants, aspects qui ont servi à attirer et fasciner le spectateur. En cela, elles ressemblent aux Minstrels parisiens, vus aux Ambassadeurs, dont le spectacle est « bizarre, inquiétant et amusant [donnant] l’illusion de quelque rêve tourmenté29 ». La laideur – à mettre en rapport avec l’hystérie, avec les minstrels noirs et avec les danses africaines – est donc fort prisée, car elle procure des chocs psychophysiologiques. Notons surtout l’impact sur le corps du spectateur dans cette description de danse africaine en 1887 :
« Ces danses sont pénibles à voir, les mouvements en sont trop rapides et trop violents. La bête y cherche sa joie dans la détente éperdue de ses muscles [sans se soucier] de l’harmonie des évolutions et de l’équilibre des lignes déplacées. On n’y sent que le déploiement aveugle des forces animales30. »
15Les Aïssaouas font également une « impression pénible » sur les spectateurs de l’Exposition universelle de 1889 : ils fournissent néanmoins
« le spectacle le plus extraordinaire, bien que répugnant. […] Ils font sortir leurs yeux hors des orbites, se transpercent les joues avec de longues aiguilles […] se tiennent sur le tranchant d’un sabre (etc.)31 ».
16Les expériences psychophysiques et psychophysiologiques de la fin du XIXe siècle ont démontré que la vue des mouvements d’autrui produit une répétition inconsciente dans le corps du spectateur par les systèmes vasculaire, musculaire, et respiratoire. Charles Henry écrit en 1885 dans son Introduction à une esthétique scientifique qu’il « n’y a pas d’idée sans mouvement virtuel, puis réel32 ». Le sociologue Gabriel Tarde pouvait écrire en 1890 qu’il n’y avait rien de plus communément admis que l’idée selon laquelle une action « nous donne l’idée [de] l’imiter33 ». À la même époque, le philosophe Paul Souriau écrit que les mouvements convulsifs de la danse « peuvent, par une sorte de contagion, provoquer des symptômes similaires dans celui qui regarde34 ». De même, l’aliéniste P.-M. Simon, forçant le trait selon son habitude, se lamente : « l’on mettait son système nerveux en unisson avec les trépidations de la musique d’Offenbach et l’on devenait immanquablement hystérique35 ». L’impact des gestes des artistes épileptiques sur le spectateur n’a pas échappé aux chroniqueurs du spectacle populaire, chez qui l’on retrouve très souvent cette notion d’imitation inconsciente. Par exemple dans ce compte-rendu de La Belle de New York : « Les spectateurs avaient été à ce point mis en joie, émoustillés […] entraînés par l’extraordinaire mouvement, que d’aucuns sortaient en dansant involontairement la gigue, cependant que d’autres esquissaient de folâtres pas de cake-walk36. » L’intensité et la spécificité de l’échange entre l’artiste et le public sont particulièrement intenses au caf’conc’, et il était pétri de la dynamique d’imitation inconsciente. Lorsqu’on y rajoute des identifications raciales dans cet échange, la dynamique se complique davantage. Qui plus est, les recherches des vingt-cinq dernières années dans les neurosciences sur les « neurones miroir », à commencer par celles de Giacomo Rizzolato et son équipe à l’université de Parme en 1996, ont confirmé le bien-fondé de ces travaux psychophysiologistes effectués un siècle auparavant.
17Les expériences en stimulus-réponse de l’esthétique scientifique divisent les réactions des sujets en deux catégories : dynamogénique et inhibitoire ; la première est agréable et la deuxième est désagréable, et même douloureuse. Plaisir/douleur. L’esthétique évolutionniste de Taine, suivant H. Spencer dans The Data of Ethics, peut ainsi qualifier le Laid comme néfaste pour l’organisme, car la douleur est un corollaire des actes internes qui diminuent notre vitalité. Néanmoins, le critique Émile Faguet écrit en 1907 : « Tout ce qui est nouveau est laid37. » La laideur constitue un élément important de la modernité, non seulement dans le spectacle populaire, mais dans les avant-gardes du début du XXe siècle. Le Manifeste du futurisme du 11 mai 1912 exhorte ainsi : « Faisons crânement du “laid” en littérature38. » Or cette modernité est apparue trente-cinq ans auparavant dans les performances de café-concert, et peu après en littérature.
Polaire
18Ce n’est pas pour rien que les chanteuses épileptiques Eugénie Fougère et Polaire furent parmi les premières artistes blanches à danser le cake-walk qui avait eu ses débuts parisiens en novembre 1902. À peine deux mois après la première au Nouveau-Cirque, l’hebdomadaire Paris qui Chante s’exclame que « le Cake Walk de couples nègres [est] le triomphe de la Bamboula américanisée avec toutes sortes de gestes dégingandés, de contorsions abracadabrantes, aux [rythmes] rapides, hérissés de contretemps et de syncopes39 ». Pourtant, ce sont les chanteuses épileptiques qui ont transformé cette danse en exhibition acrobatique et épileptique, la transformant selon l’attente ethnologique des Français bien versés dans les classifications raciales grâce à la presse à grande diffusion, aux Expositions universelles et aux zoos humains40. Car la danse noire doit être frénétique, violente et hyperbolique. Désormais, les jugements seront basés sur cette attente : « Le Cake-Walk ne vaut que s’il est outré et si les gestes […] perdent toute mesure41. » Ou bien dans Le Courrier français du même mois : « [Dans] cette danse de nos pères, les singes [il faut] s’agiter et se tordre42 » (fig. 7). Notez que la posture hystérique de l’arc de cercle est reprise par les chanteuses épileptiques et par les danseurs de cake-walk.
19La fascination autour de l’énergie du corps noir en mouvement est désormais incorporée dans la personne de Polaire, par son physique, son lieu de naissance, ses mouvements, et ce grâce aux journalistes et caricaturistes. Même si le teint est basané, la séduction qu’exerce le corps noir sur les Français est enrobée de peau blanche – que le spectateur peut alors désirer ouvertement. L’expérience des spectateurs est donc celle d’une performance raciale où, à côté de l’identité noire performée, une identité raciale composée, indéterminée – celle de Polaire et d’autres – était également présentée. La dynamique entre Noir et Blanc effectuée par le cake-walk fut un moyen d’incorporation. Ce qui n’empêche pas des sentiments résiduels de peur et de répulsion de subsister. Entretemps, on en avait fait une danse de salon. Dès lors, non seulement le corps des spectateurs au cirque ou au music-hall incorporait inconsciemment les rythmes et poses du cake-walk, mais les femmes du monde se mettaient à danser celui-ci dans leur salon. W. T. Lhamon souligne que le désir de posséder les gestes et les signes de l’autre groupe subsiste « même s’ils sont recouverts par le dédain43 ». Cet échange entre high and low, noir et blanc, est inquiétant et bientôt il va falloir mettre en garde la bonne société contre le danger de contagion. Et voilà que se constitue une « Ligue anti-cake-walk44 ».
20Est-ce qu’un désir de régresser s’est emparé des Français ? La folie du cakewalk s’étend comme une « épidémie » dans toutes les couches de la société. Naturellement, on craint que cette danse qui rend floue la séparation entre noir et blanc n’en vienne à détruire les distinctions. Si l’on en croit les textes satiriques, tout le monde deviendra un sauvage. Or dans cet interstice entre civilisation et sauvagerie, se niche une autre spécificité française. Paris est connu pour l’indécence du cancan, pour ses revues de danseuses quasiment nues et ses cartes postales pornographiques. André Chadourne exècre « ces Goulues, ces Grilles d’égout, qui dansent sur une scène française des pas inconnus aux sauvages les plus vilipendés45 ». En effet, les Français sont vus par leurs voisins européens comme licencieux, voire comme des obsédés sexuels : ils sont déjà des Exotiques ! Cet étalage des instincts est représenté en 1899 dans un dessin de Willette (fig. 8).
21La situation est encore plus grave dans ce dessin de 1901 : un couple, assis dans une forêt, hirsute et nu, est en train de mâcher des os et un crâne humain. Ils sont donc devenus des cannibales ! La raison de cette dégringolade se trouve dans la légende : « Privés de la Comédie-Française, les Parisiens retournent à la vie des sauvages » (fig. 9).
22Il suffit de peu de chose ; enlevez le vernis de la grande culture, et les Parisiens régressent à la sauvagerie de l’époque préhistorique.
Instinct, hybridité, modernité
23Polaire a décrit sa gestuelle et son style de performance dans ses mémoires : « Mon instinct m’a fait faire des gestes follement excités. […] Je chantais […] avec mes poings crispés. […] Je laissais au vent ma toison sauvage [et] chantais courbée en arrière avec des mouvements nerveux, exaspérés46. » La description de sa performance aux Ambassadeurs en 1894 résume bon nombre de traits hystériques et exotiques :
« [Polaire est] nerveuse à l’excès avec son masque étonnamment mobile de clownesse [et] ses déhanchements fous […] tandis que le torse et la nuque se renversent soudain – c’est la chanteuse électrique. Elle excelle dans ce genre [de] morbidesse névrosée. […] Un peu androgyne, et tenant du chat sauvage dont les yeux luisent dans les nuits algériennes, avec de bizarres et fauves reflets. […] Elle a les seins d’Almée. […] Toute cette bruyance instinctive, tout ce mouvement, cette trépidation incessante. […] C’est, désormais, le genre Polaire47. »
24Elle a 17 ans et deux ans de carrière. Polaire est le portrait de l’hystérie (nervosité, clownisme, déhanchements fous, arc de cercle, mouvements frénétiques) ; or trois cent mille spectateurs parisiens avaient vu cette même année et les deux années précédentes les danseurs du Dahomey : ce vocabulaire ne pouvait manquer d’évoquer « la sauvage » pour le public de Polaire. D’ailleurs, Polaire proclame fièrement : « Je suis une sauvagesse48. » De plus, l’attention des médias sur l’hystérie et l’épilepsie avait fourni un vocabulaire déjà tout prêt pour décrire les mouvements des danseurs africains, et plus tard, le cake-walk noir-américain. Dans un poème publié dans Le Rire, Jacques Redelsperger marie pathologie et évolution :
« Hélas ! la cabriole des singes a bouleversé l’univers. Qu’on se trémousse, Hardi ! Chimpanzés et guenons, chacun y va de sa secousse. Le Cake-Walk épileptique nous fait […] tourne[r] comme des fous. Laissez suer cette ronde aux abonnés de Charenton49. »
25Polaire a dit que les gens persistaient à ne voir en elle qu’un Phénomène – à cause de sa taille de guêpe, contrastant avec son derrière réputé callipyge. Mais n’était-ce pas aussi parce que, par ses origines nord-africaines – elle était née et avait été élevée en Algérie – et son parisianisme sans pareil, elle était une hybride ? Avec son « visage […] de petit animal délicat et pervers qui se profile sur le plus moderne des horizons parisiens », Polaire est « la plus parisienne d’entre les Parisiennes » en même temps que « fille d’Afrique plutôt, aux yeux de langueur [et] à la démarche lente et lascive des femmes de là-bas50 ». Cette hybridité-là est doublée par l’allure d’androgyne précédemment évoquée. Jean Cocteau confirme et l’ambiguïté sexuelle et sa modernité : « Elle domine la mode. Elle déroute les femmes. Elle énerve les hommes51. » Et j’ajouterai un autre élément qui contribue à sa modernité : sa prétendue laideur (fig. 10).
26L’hybride est, bien sûr, le Phénomène darwinien montré dans les foires, au café-concert et au music-hall, tel l’Homme-chien ou Krao à l’Éden-Concert (fig. 11)52.
27Est-ce pour faire allusion aux Phénomènes que Sem a dessiné des poils sur le corps de Polaire ? Comme nous l’apprend ici Ariane Martinez, c’est Bonnaire (une autre chanteuse épileptique), et non pas Polaire, qui a joué Krao (bien enjolivée et ayant perdu ses poils) en 1886 à l’Eldorado dans la revue Carabo-Carabi.
28Que peut nous apprendre l’étude de l’évolution de la gestuelle dans un endroit qui est à la fois un lieu de culture de masse et un lieu pour la germination de l’avant-garde ? Lorsque les chanteuses épileptiques ont repris à leur compte des caractéristiques d’artistes noirs, cette convergence du primitivisme avec la pathologie nerveuse fin de siècle a créé une modernité populaire. L’excès d’énergie communiqué par les performances au café-concert a explosé les couches d’inhibition contre la sexualité, l’abandon corporel, la laideur et les images du corps pathologique, dégageant l’espace où l’Autre pouvait resurgir. Cette forme de spectacle inédit a précédé le Primitivisme en art de trois décennies.
Notes de bas de page
1 Vogüé E.-M. de, « À travers l’exposition », La Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1889, p. 454.
2 « À la Salpêtrière », Paris Illustré, 24 janvier 1887.
3 Voir Gordon R. B., Dances with Darwin, 1875-1910, Vernacular Modernity in France, Aldershot, Royaume-Uni, et Burlington, USA, Ashgate Press, 2009.
4 Ribot T., Essai sur l’imagination créatrice, Paris, Alcan, 1900, p. 286. Ribot, fondateur de La Revue philosophique de la France et de l’étranger, fut l’une des figures les plus importantes à répandre la pensée de Darwin et Spencer en France.
5 Pour une analyse détaillée de cette gestuelle en rapport avec l’hystérie, voir Gordon R. B., De Charcot à Charlot : Mises en scène du corps pathologique, Rennes, PUR, 2013. Dans l’étude présente, par contre, l’accent est mis sur les mouvements et postures pathologiques dans le contexte de l’évolution et de l’ethnologie.
6 Esparbès G. d’, Ibels A., Lefevre M. et Montorgueil G., Demi-Cabots : le café-concert, le cirque, les forains, dessins de H.-G. Ibels, Paris, Fasquelle et Charpentier, 1896, p. 2.
7 Régnard Dr P., « Observation III », in Régnard P. et Bourneville D.-M., L’Iconographie photographique de la Salpêtrière, t. II, Paris, Delahaye et Lecrosnier, 1878.
8 Compiègne Marquis de, « Voyage d’exploration en Afrique équatoriale », Le Correspondant, no 62, 1875, p. 1287.
9 Sidis B., « The Doctrine of Primary and Secondary Sensory Elements », The Psychological Review, XV, 1908, p. 56-57.
10 Corbin A., Women for Hire : Prostitution and Sexuality in France after 1850, A. Sheridan, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990, p. 303.
11 Weindel H. de, « Le Charme noir », Fantasio, 1er septembre 1906, p. 100. Je souligne.
12 Jacques-Charles, 100 ans de Music-Hall, Paris/Genève, Jeheber, 1966, p. 118-119.
13 Saartjie Baartman, amenée d’Afrique du Sud en Europe, fut exhibée sous le nom de hottentote comme un « phénomène » entre 1810 et 1815. L’intérêt scientifique pour son corps égala la fascination populaire. Voir les travaux de Bancel Nicolas, Blanchard Pascal et Gilman Sander sur ce sujet.
14 Lorrain J., Pall-Mall Paris, Paris, Jean Crès, 1936, p. 279.
15 Renault G. et Le Rouge G., Le Quartier latin, Paris, Flammarion, 1899, p. 116.
16 Vaucaire M., « Les Cafés-Concerts », Paris illustré, no 50, 1er août 1886, p. 2
17 Dossier Cafés-Concerts « Loges d’artistes », Paris, BnF, arts du spectacle, fonds Rondel 15.848.
18 Montorgueil G., Demi-Cabots, op. cit. Je souligne.
19 Ponchon R., « Abdala », Courrier français, 16 avril 1893, p. 2.
20 Les premiers Minstrel Shows datent de la fin des années 1870, et sont constitués de comiques, de chansons et de danses. Ils sont réalisés par des Noirs dont le maquillage noir foncé accentue les yeux et crée une bouche énorme, ou bien par des Blancs en black-face, c’est-à-dire grimés en noir.
21 Sampson H. T., The Ghost Walks : A Chronological History of Blacks in Show 1865-1910, Metuchen, N. J., Scarecrow Press, 1998, p. 28.
22 Montorgueil G. et D’Arc J., in Caradec F. et Weill A., Le Café-concert, Paris, Ateliers Hachette/Massin, 1980, p. 138.
23 Huysmans J.-K., « L’Exposition des Indépendants », L’Art moderne/Certains, Paris, UGE, 1975, p. 227. L’article sur Degas poursuit la thématique darwinienne avec les « mufles d’animaux » dans les ébauches que Degas a faites de criminels.
24 « Profils d’Artistes et de Mondaines » [1892], recueil factice « Naya », BnF, arts du spectacle, fonds Rondel 16.227.
25 Zola É., La Tribune, 3 octobre 1869. Cité par Mitterand H., « Étude de Nana », in Zola É., Les Rougon-Macquart, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1657. Il faudra attendre la sortie de scène de Joséphine Baker en 1925 pour voir une danseuse se mettre « à quatre pattes » ; les journalistes n’ont pas hésité à qualifier ses mouvements par les mots épileptiqueet grotesque.
26 Piobb P., article [s. d.], recueil factice « Paquerette », BnF, arts du spectacle, fonds 16.253.
27 Viterbo M., « Médaillon », août 1908, Paris, BnF, arts du spectacle, collection Fréjaville, fonds Rondel 16.026.19.
28 Ibid.
29 Le Rideau De Fer,Courrier français, 12 mai 1895, p. 8.
30 Citation non attribuée dans Bachollet R. et alii, Négripub : l’image des noirs dans la publicité, Paris, Somogy, 1990, p. 44. Je souligne.
31 Grison G., « Les Concerts exotiques », Figaro-Exposition, 1889, p. 95. Je souligne. On n’est pas étonné que le spectacle produise une impression pénible ! Ce qui donne encore plus de sel au mot de Melchior de Vogué en exergue à cet article : « Nous avons bien mieux à la Salpêtrière. »
32 Henry C., Introduction à une esthétique scientifique, Paris, Hermann, 1885, p. 2. La année, le psychiatre C. Féré met cette idée du mouvement en rapport avec ses recherches sur l’induction psychomotrice qui joue un grand rôle dans la contagion des émotions : « L’histoire des épidémies spasmodiques nous montre que chez les névropathes plus sensibles […] la seule vue d’un mouvement rythmique provoque l’exécution de ce mouvement. » De plus, l’énergie d’un mouvement correspond à l’intensité de la représentation mentale de ce même mouvement. (Féré C., La Revue philosophique de la France et de l’étranger, juillet-décembre 1885, p. 342.)
33 Tarde G., Les Lois de l’imitation [1890], Paris, Kimé, 1993, p. 84 et p. 87
34 Souriau P., L’Esthétique du mouvement [1889], trad. Manon Souriau, Amherst, of Massachusetts Press, 1993, p. 120.
35 Simon Dr P.-M., Hygiène de l’esprit au point de vue de la préservation des maladies et nerveuses, Paris, Ballière, 1877, p. 98.
36 Ralph R., « Moulin-Rouge : La Belle de New York », Courrier français, 7 juin 1903, p. 4. souligne. Sur le cake-walk, voir infra.
37 Faguet É., Propos littéraires, IV, cité par Lalo C., L’Esthétique expérimentale contemporaine, Paris, Alcan, 1908, p. 177.
38 Manifeste technique de la littérature futuriste, dans Les Manifestes du futurisme, Paris, Séguier, 1996, p. 34.
39 « Le Cake Walk des Négrillons », Paris qui chante, 31 janvier 1903. Je souligne.
40 On trouvera la démonstration chronologique de cette transformation dans Gordon R. B Dances with Darwin, op. cit.
41 C. C. B., « Le cake-walk », Le Monde illustré, 21 février 1903, p. 184
42 Ponchon R., Le Courrier français, 1er février 1903, p. 2
43 Lhamon W. T. Jr., Raising Cain: Blackface Performance from Jim Crow to Hip-Hop, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1998, p. 76-77.
44 Ponchon écrit sa « Gazette rimée » du 1 er février 1903 (cf. supra) en réponse à la nouvelle dans un journal que « Les femmes du monde sont en train de former une Ligue contre le cake-walk. »
45 chadourne A., Le Café-concert, Paris, Dentu, 1889, p. 311.
46 Polaire (pseud. Émilie-Marie Bouchaud), Polaire par elle-même, Paris, Figuière, 1933, p. 93. Je souligne.
47 D’Arc J., « Mlle Polaire aux Ambassadeurs », Le Courrier français, 22 avril 1894, p. 9.
48 Par exemple, dans « Leurs confidences : Polaire », Fantasio, 15 novembre 1909, p. 272.
49 J. Redelsperger, Le Rire, 14 mars 1903 (revue non numérotée).
50 Gondoin J. et Nemo L., « Polaire », La Vie en rose, 26 octobre 1902 (revue non numérotée).
51 Cocteau J., Portraits-souvenir, 1900-1914, Paris, Grasset, 1935, p. 90-91.
52 L’hybridation de la danse ne concerne pas uniquement le cake-walk. Ainsi, Jules Lemaitre décrit une « nouveauté » de la foire de Neuilly en 1893, le Concert dahoméen : « Deux ou trois nègres, une mulâtresse assez jolie, une femme albinos […]. Les autres Dahoméennes sont évidemment Montmartroises. Une d’elles […] danse le “chahut” et fait le grand écart, exercices éminemment parisiens. Au reste, peut-être bien qu’elles en sont toutes, de Paris, et même la mulâtresse ; et peut-être que les nègres en sont aussi. Avez-vous remarqué la variété stupéfiante de l’ethnographie parisienne ? » (Lemaitre J., « La foire de Neuilly », Impressions de théâtre, 8e série, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1896, p. 329.)
53 Cette aiche choquante (mais a-t-elle choqué les lectrices et lecteurs de Femina en 1910 ? Rien n’est moins certain) révèle encore un versant de la relation que Polaire entretenait avec la culture noire américaine. Elle s’en explique ainsi, d’une manière totalement incongrue : « Dans le secret dessin de narguer le préjugé yankee qui fait du nègre un animal inférieur, j’en achetai, moi, un nègre. » Une fois à Paris, le jeune homme a servi comme domestique chez Polaire. L’aiche et l’article se trouvent dans d’Ax S., « Impressions d’Amérique », Femina, 15 septembre 1910, p. 493-494.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Shakespeare au XXe siècle
Mises en scène, mises en perspective de King Richard II
Pascale Drouet (dir.)
2007
Eugène Scribe
Un maître de la scène théâtrale et lyrique au XIXe siècle
Olivier Bara et Jean-Claude Yon (dir.)
2016
Galions engloutis
Anne Ubersfeld
Anne Ubersfeld Pierre Frantz, Isabelle Moindrot et Florence Naugrette (dir.)
2011