Spectacles de l’anormalité
Le dispositif de « l’étude de cas » dans le théâtre de la fin du XIXe siècle
p. 191-201
Texte intégral
1Le XIXe siècle a inventé une forme d’altérité bien particulière, liée au développement, dans la société française, du savoir et du pouvoir médicaux. Comme l’a montré Michel Foucault, la psychiatrie judiciaire a élaboré au cours du siècle la catégorie de l’anormal, dont la fonction est de repérer ce qui, dans les comportements humains, s’écarte d’une double norme : la « règle de conduite » (permettant de repérer des irrégularités de comportement par rapport aux règles sociales) et la norme, plus strictement médicale de la « régularité fonctionnelle » (permettant de repérer des dysfonctionnements pathologiques1). L’anormalité est une « immoralité morbide2 », qu’il s’agit à la fois d’examiner et de normaliser.
2Les arts de la fin du siècle, surtout dans la mouvance naturaliste, ne sont pas restés étrangers à l’émergence de ce savoir et de ce pouvoir médicaux3. Nous proposons d’examiner comment, au théâtre, le dispositif de surveillance de l’anormal sous-tend l’invention d’un dispositif dramaturgique4 que nous nommerons « l’étude de cas ». On sait que le mot étude, omniprésent dans le discours naturaliste, a d’abord désigné le roman réaliste avant d’être transposé au théâtre et d’y être employé aussi bien par les artistes que la presse ; relevant du vocabulaire scientifique, il désigne le travail d’un regard analytique enquêtant sur le réel. Il évoque également une pratique picturale, celle de la recherche préparatoire au tableau. Dans les deux cas, il renvoie à un processus d’investigation, qui double (et précède, en peinture) le processus strictement mimétique de la représentation : l’étude se veut en effet un processus éclairant, heuristique, permettant de découvrir quelque chose qu’on n’avait pas (bien) vu auparavant.
3Concernant la notion médico-judiciaire moderne du cas, Foucault la définit ainsi :
« Le cas, ce n’est plus, comme dans la casuistique ou la jurisprudence, un ensemble de circonstances qualifiant un acte et pouvant modifier l’application d’une règle, c’est l’individu tel qu’on peut le décrire, le jauger, le mesurer, le comparer à d’autres et cela dans son individualité même ; et c’est aussi l’individu qu’on a à dresser ou redresser, qu’on a à classer, à normaliser, à exclure, etc.5. »
4Le « cas » est fabriqué par le regard qui se pose sur lui, un regard actif qui est celui de l’examen et qui vise aussi bien à décrire qu’à mettre en scène l’anormalité. Notre hypothèse est qu’un tel regard, issu du champ médico-judiciaire, organise la dramaturgie de « l’étude de cas » dans le théâtre de la fin du siècle.
Une collection de « cas » dans le théâtre fin-de-siècle
5Le dispositif de l’étude de cas traverse bon nombre d’écritures dramatiques de l’époque, et notamment les plus novatrices sur le plan formel. On en trouve quelques exemples dans les pièces symbolistes : Madame la mort de Rachilde (1891) ou, plus encore, L’Image de Maurice Beaubourg (1894). Nous ne nous attarderons pas sur ce corpus, mais on peut signaler que les « cas » qui y sont présentés sont des figures d’artistes masculins, et que l’anormalité qu’elles mettent en scène est ambivalente : elle renvoie à la pathologie de la névrose mais elle correspond également à la revendication positive d’une altérité de l’artiste au sein de la société. Apparaît ici une distinction entre l’anormalité en tant qu’écart à la norme qui doit être corrigé, et l’altérité en tant que figure de la différence. Les pièces symbolistes, en tirant l’anormalité du côté de l’altérité positive, forment ainsi une manière de dialogue polémique avec les études psychiatriques de l’époque – tout particulièrement celles de Moreau de Tours, de Cesare Lombroso, avant celles de Max Nordau6 –, qui examinent les pathologies des artistes, approchant la création artistique à travers la question de l’anormalité.
6Les pièces naturalistes, en revanche, s’intéressent peu à cette identification de l’anormal et de l’artiste. Elles proposent des études de mœurs à travers un spécimen humain, le personnage principal, qui présente des signes d’anormalité caractéristiques du groupe auquel il appartient, et qui se distribuent selon le double critère du milieu social et du sexe. Dans beaucoup d’exemples, le nom du cas étudié donne leur titre aux œuvres, et l’on pourrait dresser un corpus de pièces écrites dans les vingt ou trente dernières années du XIXe siècle, allant de Thérèse Raquin de Zola (1873) à La Fille Élisa d’Ajalbert (adaptée du roman d’Edmond de Goncourt en 1890), sans oublier une partie du répertoire scandinave alors découvert en France, avec des pièces comme Mademoiselle Julie de Strindberg (1888) ou Hedda Gabler d’Ibsen (1890)7. Le plus grand nombre de ces œuvres s’écrit à la fin des années 1880 et au début des années 1890 ; nous nous focaliserons ici sur deux pièces créées en 1888, Germinie Lacerteux d’Edmond de Goncourt, et La Fin de Lucie Pellegrin de Paul Alexis. La première est tirée du roman que l’auteur avait écrit avec son frère Jules et publié en 1865 ; la pièce a été créée par Paul Porel à l’Odéon en décembre 1888 avec Réjane dans le rôle-titre8. La Fin de Lucie Pellegrin est également l’adaptation théâtrale d’un récit, en l’occurrence d’une nouvelle que Paul Alexis avait publiée en revue en 1875, puis en volume en 1880 ; elle est mise en scène par Antoine au Théâtre-Libre en juin 18889.
7Ces deux pièces étudient des « cas » qui présentent des éléments comparables : ils sont, comme dans beaucoup de pièces naturalistes, de sexe féminin et ils appartiennent au peuple. Ils présentent des anormalités du point de vue à la fois de la « règle de conduite » et de la « régularité fonctionnelle » : parce que ces femmes sont « dépravées », elles meurent prématurément et, réciproquement, parce qu’elles sont physiologiquement ou psychologiquement fragiles (Germinie présente une physiologie hystérique, et Lucie a été violée à 11 ans), elles développent une conduite « anormale » du point de vue moral. Le sexuel, le sociologique, le physiologique et le comportemental s’entrelacent ainsi pour former une configuration qui fait écho à une figure polymorphe qui a particulièrement fasciné l’époque, celle de l’hystérique. Le mot est explicitement prononcé au premier tableau de Germinie Lacerteux (les frères Goncourt avaient lu, au moment de l’écriture de leur roman, le Traité de l’hystérie de Brachet) ; et cette même pathologie constitue une référence latente de La Fin de Lucie Pellegrin selon le critique Henry Bauër, qui parle de « gourgandines dignes de fournir au charnier des filles repenties ou à la Salpétrière [sic]10 ». Nous nous intéresserons toutefois moins ici à cette pathologie en elle-même qu’à la façon dont le dispositif dramaturgique des pièces construit l’anomalie et oriente le regard du spectateur.
Examen de l’anormalité : le déploiement de l’œil clinique
8Germinie Lacerteux est la bonne d’une vieille aristocrate ruinée par la Révolution, Mlle de Varandeuil ; elle s’amourache du fils de sa crémière, Jupillon, qui lui soutire son argent, la manipule et l’abandonne alors qu’elle est enceinte. Germinie perd son enfant et sombre dans la dépravation et l’alcoolisme ; criblée de dettes, malade, elle meurt à l’hôpital. La pièce, comme le roman dont elle est tirée, suit, étape par étape, le parcours de déchéance du personnage11.
9Lucie Pellegrin, quant à elle, est une « noceuse12 » ; violée à 11 ans par un « rôdeur de mauvaise mine13 », elle a ensuite mené une vie sexuelle déréglée, multipliant les amants et se livrant à une passion homosexuelle avec une dénommée Chochotte, qui paraîtra sur scène travestie en homme. Elle est tombée malade, ruinée par sa vie de débauche et abandonnée de Chochotte. La pièce met en scène ses dernières heures avant la mort. Quatre de ses camarades de noce lui rendent visite et lui ramènent sa chienne Miss, qui s’est fait engrosser par un chien errant et qui mettra bas ses chiots sur le lit de mort de sa maîtresse, à la fin de la pièce : Miss est un double de Lucie, permettant de qualifier la sexualité de sa maîtresse, suivant un cliché sur lequel il est inutile d’insister. À l’arrivée de ses camarades, Lucie Pellegrin, très amoindrie par la maladie, parvient à se lever et va même jusqu’à boire de l’absinthe, contre toute raison médicale ; surgit Chochotte, l’ancienne amante, qui provoque une bagarre ; toutes les femmes quittent alors la chambre de Lucie qui, restée seule, agonise et meurt.
10Les deux pièces débutent au chevet de malades. Il est question de diagnostic dès l’ouverture : Lucie Pellegrin est déjà quasi mourante et sa concierge se fera plusieurs fois l’écho des médications et recommandations du médecin. Mlle de Varandeuil, en revanche, est convalescente : le médecin est venu l’annoncer juste avant le lever du rideau, et Germinie relaie la parole médicale dans les tout premiers mots de la pièce14. Ces ouvertures au chevet de malades mettent en place l’exercice d’un œil clinique, qui va modeler le travail du regard dans les pièces.
11Cet œil institue l’étude du cas à travers une dramaturgie du tableau revendiquée par Edmond de Goncourt15. Le tableau n’a pas seulement une fonction d’organisation de la narration scénique, en proposant une suite de séquences brèves comparables aux chapitres de roman, il correspond également au déploiement paradigmatique d’un ensemble de prises de vue sur le personnage et ses symptômes16. Le cadrage serré qu’il permet joue un rôle d’observatoire17 du personnage, non seulement pour représenter ce dernier mais, plus que cela, pour faire la lumière sur son cas, pour l’éclairer. C’est encore Foucault qui, dans Naissance de la clinique, souligne le développement, par la clinique du XIXe siècle, du regard éclairant du médecin : regard qui ne se borne pas à déchiffrer le visible, mais qui interroge l’obscur, « la nuit vivante18 ». Le cas Germinie Lacerteux se présente en effet comme une énigme à éclairer par l’examen, et cette énigme fut d’abord celle à laquelle furent confrontés les frères Goncourt : le personnage de Germinie est inspiré de leur bonne Rosalie Malingre, dont ils avaient découvert, après sa mort, qu’elle avait mené une double vie. L’étude de cas vient ainsi déployer un œil éclairant à l’endroit où le regard des deux hommes avait été aveugle.
12Le déploiement paradigmatique des tableaux est renforcé par une abondance de commentaires sur les comportements de Germinie. La pièce met en scène une multitude de spectateurs internes, qui fonctionnent comme des relais et guides du regard du spectateur, et dont la fonction est de souligner les anormalités de son comportement. Il en est de même dans Lucie Pellegrin, sauf que ce sont des noceuses qui assument ce commentaire clinique, ce qui ne manque ni de piquant ni d’insolence ; leur revient tout particulièrement la charge de condamner « cette horreur de Chochotte19 », c’est-à-dire l’homosexualité. Dans la pièce de Goncourt, Germinie commente également, au début de la pièce, son propre cas : par exemple, ce qu’elle appelle sa « frénésie de bouger20 » ; mais elle est incapable d’éclairer la nature précise de son trouble : « je me sens toute… je ne sais comment21 ». Au fur et à mesure de sa déchéance, son propre commentaire se tarit tandis que prolifèrent les regards et les commentaires sur son cas ; au 8e tableau, situé dans une rue, une didascalie indique que « deux-trois passants la regardent22 », puis le nombre des spectateurs grossit pour former un attroupement de badauds, jusqu’à l’arrivée d’un sergent de ville : le regard judiciaire est alors venu relayer l’examen médical.
13Tous ces regards et commentaires visent à orienter le regard du spectateur sur une série de symptômes. Ces derniers sont de plusieurs natures dans la dramaturgie : soit ils se manifestent sur le plan dramatique, c’est-à-dire dans l’action (par exemple lorsqu’au 5e tableau Germinie donne à Jupillon, dans un geste de dévouement pathologique, les quarante francs dont elle a besoin pour payer la sage-femme qui doit l’accoucher) ; soit ils se manifestent sur le plan scénique, à travers des signes inscrits dans le champ du visible et construits par le jeu d’acteur (une didascalie indique, au tableau 8, que Germinie se conduit « comme s’il y avait en elle un commencement de folie23 »). Le jeu de Réjane interprétant Germinie fit ainsi une grande impression sur le public24, même si les signes de l’hystérie sur la scène de l’Odéon restaient bien sages par rapport à la « pantomime épileptique » du café-concert à la même époque25.
14Dans La Fin de Lucie Pellegrin, les symptômes s’inscrivent tout particulièrement dans l’espace scénique. Conformément à la théorie naturaliste du milieu, le cas Lucie est analysable à travers les symptômes de désordre que présente sa chambre et que construisent les didascalies de la pièce : « Une chambre en désordre ; mélange de luxe et de misère […]. Du linge traîne çà et là ; une robe de satin bleu ciel, jetée dans un coin26. » Le « cas » est construit par une organisation proprement sémiologique. Si le mot « sémiologie » est familier aux études théâtrales du XXe siècle, il n’est pas inutile de rappeler qu’au XIXe siècle, il relevait du vocabulaire médical et désignait la « partie de la médecine qui traite des signes des maladies27 ». Le regard clinique déployé dans les pièces érige le champ du visible en un champ de symptômes qu’il s’agit d’interpréter au cours de l’examen : la poétique dramatique et scénique des pièces est une étude de cas adossée à une entreprise nosographique.
Des « corps vils » à la scène
15Dramaturgie du tableau, commentaires et regards internes, sémiologie des corps et de l’espace scénique : ainsi donc se construit le dispositif théâtral de l’étude de cas permettant de construire des figures de l’anormal et de participer, sur le plan esthétique et culturel, à cette « invention de l’hystérie » analysée par Georges Didi-Huberman28. Mais la construction du spectacle de l’anormalité ne se limite pas au processus de l’examen : la mutation du personnage, qui du statut de « héros » dramatique glisse vers celui de « cas29 », relève également d’une « instrumentalisation » et d’une « objectivation » du sujet qui résonne avec les importants débats éthiques de l’époque concernant l’expérimentation médicale sur les humains – expérimentation sur une certaine catégorie d’humains traditionnellement désignés par la médecine comme des « corps vils30 ».
16Germinie Lacerteux est en effet sous-tendue par un dispositif de type expérimental étonnamment proche de la conception zolienne de la fiction, elle-même inspirée de Claude Bernard31. La pièce part de l’hypothèse de l’hystérie (formulée au tableau 1), puis la vérifie expérimentalement à travers les neuf tableaux suivants. Le premier tableau est une séance d’examen, par le « regard hiérarchique32 » de Mlle de Varandeuil, sur Germinie qui s’apprête à sortir au bal. Si une scène à peu près similaire se trouvait dans le roman, elle aboutit dans la pièce à quelque chose qui n’existait pas dans celui-ci, à savoir une hypothèse médicale émise par la maîtresse : « Ma vierge avait les foies blancs, ainsi qu’on disait de mon temps… ça maintenant a un nom scientifique, que mémoire… va te promener, a oublié… ah si, je crois qu’ils appellent ça hystérie33 … » Le statut de cette hypothèse relève moins d’une logique dramatique que d’une logique expérimentale : il ne s’agit pas de montrer les capacités interprétatives de Mlle de Varandeuil (au contraire, ce personnage sera le personnage aveugle de la pièce), mais plutôt de communiquer au spectateur, à travers la bouche du personnage, l’hypothèse qui sous-tend le dispositif dans son entier. C’est à partir de cette hypothèse que se construit la pièce : les neuf tableaux qui suivent opèrent comme des vérifications expérimentales de l’hystérie. Les tableaux 2 et 3 vérifient les symptômes de la jalousie et de la possessivité maladives ; les tableaux 4, 5 et 6 ceux du dévouement animal, aveugle, confinant à l’idiotie et au masochisme ; les tableaux 7 et 8 les symptômes de l’alcoolisme et de la débauche ; le tableau 9, à l’hôpital, vérifie le symptôme de simulation et de mensonge. Au 10e tableau enfin, Mlle de Varandeuil perçoit dans le cadavre de Germinie, qui a les cheveux dressés sur la tête, le signe physiologique « d’épouvantables remords34 » : ce symptôme permet de vérifier que la malade, aussi anormale fût-elle, n’était pas maligne.
17On trouve un semblable usage expérimental du « corps vil » dans Lucie Pellegrin, mais sous d’autres formes. Dans la première moitié de la nouvelle dont la pièce est tirée, les camarades de Lucie, réunies dans un café, se demandaient si elle n’était pas déjà morte et elles évoquaient sa vie passée. Ce dispositif rétrospectif se retrouve dans la pièce : les noceuses font irruption dans la chambre de Lucie alors que celle-ci est endormie dans son lit, dont les rideaux sont fermés – signe scénique de sa mort imminente. Les femmes se mettent alors à parler d’elle au passé, comme d’une morte35. Si Lucie parvient ensuite à se lever, dans un ultime sursaut de vie, tout nous signifie qu’elle est déjà condamnée. De la sorte, l’examen dramatique se déroule sur le mode d’une dissection anticipée, laquelle a certainement à voir avec l’un des gestes fondamentaux de l’invention de la clinique moderne à partir de Bichat, et qui consiste à anticiper la dissection du cadavre dans l’examen du corps malade mais encore vivant36. La rétrospection – qui est également la grande structure dramatique des pièces d’Ibsen à la même époque et que l’on nomme, précisément, dramaturgie « analytique37 » – peut donc être envisagée comme une migration dans le champ esthétique de la dissection. Ce que souligne d’ailleurs le critique Henry Bauër : La Fin de Lucie Pellegrin « étale […] la fin hideuse de la courtisane, sur une table de dissection38 ».
18Le dispositif de l’étude de cas s’organise ainsi dans Germinie Lacerteux et La Fin de Lucie Pellegrin en empruntant aux deux grandes méthodes d’investigation de la médecine du XIXe siècle que sont l’expérimentation et la dissection. Germinie et Lucie apparaissent alors comme des figures de l’« autre » non seulement du fait de leur anormalité, mise en lumière par l’œil clinique comme nous l’avons vu, mais également du fait de leur instrumentalisation et de leur assimilation aux « corps vils » exploités par la médecine de l’époque.
Complexités de la réception
19Ces deux spectacles ont fait l’objet d’une réception à la fois mouvementée et contrastée, témoignant de la complexité et des ambiguïtés du dispositif de l’étude de cas au théâtre. On pourra souligner d’abord que certains éléments scéniques, relevant du pathétique et du touchant, ont pu en tempérer quelque peu la violence. Tous les témoins s’accordent à dire que Réjane, dans le rôle de Germinie, a ému la salle de l’Odéon en plus d’un moment39, instaurant avec elle, par-delà le dispositif expérimental, une véritable relation d’empathie qui (ré)humanisait son personnage et en faisait bien plus qu’un « cas ». En revanche, la mise en scène de La Fin de Lucie Pellegrin était plus brutale, même si le personnage de Lucie, à la scène x, en appelait à un regard de compassion légitimé par l’épreuve de sa souffrance : comme l’expliquait Henry Céard, « la maladie a purifié Lucie40 ». De ce point de vue, la maladie et la mort du personnage pouvaient entrer dans une logique de catharsis théâtrale et atténuer la brutalité de la dissection à l’œuvre.
20Mais ces freins pathétiques et cathartiques n’empêchèrent pas le scandale. Un scandale esthétique d’abord : Francisque Sarcey déclare s’être ennuyé à la représentation de la pièce de Goncourt, en raison de la dramaturgie en tableaux qu’il juge aberrante et incompréhensible. La logique hypothético-déductive à l’œuvre dans le dispositif expérimental – que Sarcey ne saisit pas du tout41 – rompt en effet avec la traditionnelle logique aristotélicienne de l’enchaînement causal, seule légitime aux yeux du critique du Temps. Scandale moral ensuite : fait intéressant, Jean-Martin Charcot lui-même « a sifflé dans son avant-scène42 ». La réaction de ce grand médecin, loin d’être anecdotique, fait apparaître que ce qui pose problème, c’est la migration esthétique sur la deuxième scène du théâtre français du spectacle médical des leçons du mardi à la Salpêtrière – où Charcot s’exerçait à des « études de cas » d’hystériques au comportement autrement plus spectaculaire et amoral. Si Goncourt en conclut à la rivalité du médecin43, les raisons de cette réaction sont plus profondes. Elles tiennent à ce que, dans l’enceinte du théâtre, les personnages soumis au dispositif de l’étude de cas ne constituent pas seulement des objets de savoir, ils sont également des objets de jouissance – et cela, personne ne l’ignore dans l’assemblée théâtrale : ni l’auteur (Goncourt revendique le caractère « canaille » de certaines scènes de sa pièce44), ni le metteur en scène (Antoine voit dans La Fin de Lucie Pellegrin « la hardiesse d’une étude qui n’a effrayé ni Balzac, ni Baudelaire45 »), ni l’actrice (Félicia Mallet, l’interprète de Chochotte, « épouvantée de tout ce bruit, écrit au Figaro, s’excusant presque d’avoir joué le rôle46 »), ni le spectateur relayé par le critique (Jules Lemaitre étant le plus explicite de tous, lorsqu’il juge que La Fin de Lucie Pellegrin est un « spectacle pour hommes, comme ces coins de baraques foraines où les hommes seuls sont admis [au-dessus de 17 ans], en payant deux sous de plus. Je vous confesse en rougissant qu’on s’y est tordu de joie, hélas47 ! »).
21De toute évidence, les spectacles de théâtre ne sollicitent pas seulement l’œil clinique du spectateur, œil distant, désaffecté, pris dans un processus heuristique ; ils sollicitent également un œil érotisé, invitant à une expérience de la proximité et de l’intensité. Un regard masculin aussi. On a souvent parlé de « voyeurisme » à propos du théâtre naturaliste, et on doit reconnaître que le dispositif médicojudiciaire de l’étude de cas permet en effet à la pulsion scopique des spectateurs de s’exercer : ce dispositif tient l’autre à distance, sans réciprocité de regard avec celui qui l’examine ; dans cette distance asymétrique s’offre la possibilité d’une proximité fantasmatique, dont l’œil du spectateur est l’agent. Il serait pourtant erroné de conclure à un pur voyeurisme de ce théâtre de l’anormalité et d’assimiler le théâtre naturaliste au Grand-Guignol qui va se développer quinze à vingt ans plus tard. Il semble plutôt que le dispositif de l’étude de cas génère une configuration complexe, où cohabitent plusieurs regards contradictoires. Cette configuration ne peut se comprendre que dans le contexte historique où elle a émergé, celui du rayonnement d’un positivisme scientifique, associé à l’idée de progrès mais qui méconnaît ses zones aveugles, ses points d’ombre. La complexité du regard à l’œuvre dans l’étude de cas – qui était, quoi que Charcot en ait pensé, également présente dans le spectacle médical de l’hystérie à la Salpêtrière48 – ne sera élucidée qu’avec l’invention révolutionnaire, par la psychanalyse, du « transfert ». La psychanalyse redistribuera complètement les relations aussi bien du moi et de l’autre que du normal et de l’anormal, et remplacera le dispositif de mise en spectacle de l’autre par un dispositif d’écoute, où patient et analyste mènent ensemble une enquête sur l’inconscient, cet Autre qui nous concerne – ou qui nous regarde – tous. Mais cela est déjà une autre histoire.
Notes de bas de page
1 Foucault M., Les Anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 1999, p. 150.
2 Ibid., p. 151.
3 Voir Cabanès J.-L., Le Corps et la médecine dans les récits réalistes (1856-1893), Klincksieck, 1991.
4 Nous empruntons bien sûr le terme de « dispositif » à Michel Foucault.
5 Foucault M., Surveiller et punir [1975], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2012, p. 224.
6 On citera tout particulièrement : Moreau de Tours P., « Edgar Poe – Étude de morbide » (article paru dans Annales médico-psychologiques en 1894) ; Lombroso C., L’Homme de génie (1877 ; 1889 pour l’édition française) et Nordau M., Dégénérescence (1892 ; 1896 pour la traduction française).
7 La critique française associe volontiers la dramaturgie de « l’étude de cas » au théâtre d’Ibsen. Ainsi, L’Envers d’une sainte de François de Curel, mise en scène par Antoine en février 1892, est une « étude d’un cas de psychologie » selon René Doumic et un « cas de tératologie porté au théâtre par un disciple d’Ibsen » selon Francisque Sarcey (cités par Antoine A., Mes souvenirs sur le Théâtre-Libre [1921], Tusson, Du Lérot, 2009, p. 215).
8 Goncourt E. de, Germinie Lacerteux, pièce en dix tableaux, précédée d’un prologue et d’un épilogue, tirée du roman d’Edmond et Jules de Goncourt, Paris, Charpentier et Cie, 1888.
9 Alexis P., La Fin de Lucie Pellegrin, pièce en un acte, Paris, Charpentier et Cie, 1888. La nouvelle avait été publiée dans Le Réveil artistique et littéraire en 1875 puis en volume (Alexis P., La Fin de Lucie Pellegrin, Paris, G. Charpentier, 1880), accompagnée de trois autres « études », selon le mot d’Alexis (p. 2).
10 Cité par Pruner F., Les Luttes d’Antoine au Théâtre-Libre, t. I, Paris, Minard, 1964, p. 209. Nous n’avons pas pu retrouver la source de cette citation.
11 Sur cette pièce, voir Baron P., « Germinie Lacerteux d’Edmond de Goncourt », Le Théâtre des romanciers, Annales de l’université de Franche-Comté, 1998.
12 Alexis P., op. cit., p. 15
13 Ibid., p. 16.
14 Ce prologue a été supprimé par la mise en scène de Paul Porel, ce que Goncourt regrette dans la préface de la pièce.
15 Dans la préface de Germinie Lacerteux, op. cit., p. iv-v. Voir, à propos du tableau, Dufief A.-S., « Germinie Lacerteux : un laboratoire d’art dramatique », Cahiers Goncourt, no 13, 2006.
16 Sur la dramaturgie du tableau comme déploiement paradigmatique, voir Losco « Tableau », in Sarrazac J.-P. (dir.), Lexique du drame moderne et contemporain, Paris, Circé/Poche, 2005.
17 Le terme d’« observatoire » est employé par Foucault M. dans Surveiller et punir, op. cit., p. 201
18 Foucault M., Naissance de la clinique [1963], Paris PUF, coll. « Quadrige », 2012, p. 206
19 Alexis P., op. cit., p. 37.
20 Goncourt E. de, op. cit., p. 29.
21 Ibid., p. 35.
22 Ibid., p. 107.
23 Ibid., p. 108.
24 La presse de l’époque est unanime quant à la force du jeu de Réjane, ce qui est d’autant plus remarquable que le spectacle fut par ailleurs éreinté. « Elle est toute chargée de morbidesse », écrira plus tard Henry Bataille (Écrits sur le théâtre, Paris, G. Crès et Cie, 1917, p. 100). Edmond de Goncourt a également salué la direction d’acteurs de Porel, qui « apporte à un rôle une partie psychique que je ne rencontre sur aucune autre scène » (Journal : Mémoires de la vie littéraire, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2004, t. III, p. 187).
25 Sur la pantomime épileptique, voir Gordon R. B., De Charcot à Charlot. Mises en scène du corps pathologique, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2013. Le jeu de Réjane est au contraire qualifié de « simple », « discret », par Goncourt (Journal, op. cit., p. 181 et p. 185).
26 Alexis P., op. cit., p. 15ss
27 Nysten P.-H., Littré E. et Robin C., Dictionnaire de médecine, de chirurgie, de des sciences accessoires et de l’art vétérinaire, Paris, J.-B. Baillière, 1855.
28 Didi-Huberman G., Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris, Macula, 1994.
29 À propos de la transformation de l’individu en « cas » par l’examen médical, Foucault écrit ceci : « Cette mise en écriture des existences réelles n’est plus une procédure d’héroïsation ; elle fonctionne comme procédure d’objectivation et d’assujettissement » (Surveiller et punir, op. cit., p. 225).
30 Sur le débat concernant l’expérimentation sur les humains, voir Chamayou G., Les Corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de tourner en rond, 2008. L’expression « corps vils » vient de la locution « fiat experimentum in corpore vile » (« expérimenter sur des corps vils »), selon laquelle certaines catégories de la population, considérées comme sans valeur, pouvaient légitimement servir de matériau expérimental pour la recherche médicale.
31 Zola É., Le Roman expérimental [1879], GF/Flammarion, 2006.
32 Expression que nous empruntons à Michel Foucault, qui l’emploie à propos de l’médical, Surveiller et punir, op. cit., p. 201.
33 Goncourt E. de, Germinie Lacerteux, op. cit., p. 23
34 Ibid., p. 128.
35 Alexis P., op. cit., p. 14-21.
36 Voir Foucault M., Naissance de la clinique, op. cit., chap. viii.
37 Cette dramaturgie a fait l’objet de plusieurs études, notamment : Kuntz H., La Catastrophe sur la scène moderne et contemporaine, Études théâtrales no 23, 2002 ; Sarrazac J.-P., Poétique du drame moderne, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2012.
38 Cité par Pruner F., op. cit.
39 Voir Porel P., Ce dont je me souviens, feuilleton publié dans Le Figaro du 1er avril 5 août 1914 (recueil factice, BnF, arts du spectacle, fonds Rondel, R151093), ainsi que le recueil d’articles de presse sur Germinie Lacerteux (BnF, arts du spectacle, fonds Rondel, R104462).
40 Cité par Pruner F., op. cit., p. 206.
41 Comme Goncourt le souligne dans son Journal, en s’adressant fictivement à Sarcey : « tableaux n’ont pas été choisis si à l’aveuglette que vous dites » ; « l’homme qui veut bien écouter la pièce y trouvera cette perversion de l’affectivité qui, selon vous manque » (op. cit., p. 201).
42 Ibid., p. 200.
43 « Est-ce qu’il m’en voudrait, depuis mon entrée en littérature, d’avoir travaillé la nerveuse et voudrait-il qu’il n’y eût que lui au monde qui en eût le monopole ? » (Ibid., p. 200.)
44 Goncourt E. de, préface de Germinie Lacerteux, op. cit., p. II.
45 Il s’agit bien sûr de l’homosexualité féminine. Antoine A., Mes souvenirs sur le Théâtre-Libre, op. cit., p. 92.
46 Ibid., p. 94.
47 Cité par Pruner F., op. cit., p. 204.
48 Voir Pontalis J.-B., « Entre Freud et Charcot : d’une scène à l’autre », Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1983.
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