L’Abbé de l’Épée de Bouilly
Les sourds-muets sur scène au XIXe siècle
p. 163-173
Texte intégral
1Parmi toutes les formes d’altérité dans le spectacle, le handicap – ou, pour reprendre le vocabulaire du XIXe siècle, l’infirmité – est quelque peu à part car il soulève des problèmes éthiques d’une grande importance1. Faute de pouvoir évoquer ici tous les types de handicaps, on se limitera au cas des sourds-muets. Encore ne sera-t-il question que de fournir quelques éléments sur ce vaste sujet, le propos se centrant sur une pièce qui a connu un succès exceptionnel et qui est restée à l’affiche durant un siècle alors qu’elle n’était pas devenue à proprement parler un « classique ».
2Avant de traiter de cet ouvrage, on évoquera dans une première partie plus générale les différentes façons dont apparaissent les sourds-muets sur scène au XIXe siècle. Ce panorama, bien sûr rapide, aidera à mieux comprendre – du moins nous l’espérons – le caractère exceptionnel de L’Abbé de l’Épée de Bouilly. Un tel survol est au reste grandement facilité par l’existence d’une thèse sur le sujet, à savoir le travail de René Bernard publié en 1941, Surdité, surdi-mutité et mutisme dans le Théâtre français2. René Bernard a réuni un corpus de quatre cents pièces allant du Miracle de Pierre le changeur, un texte du XIVe siècle, jusqu’à un sketch du music-hall L’ABC datant de 1940. Il a travaillé avant que ne soit constitué le répertoire de Beaumont Wicks3 et il ne connaît pas les fonds de la censure dramatique4, si bien que son corpus peut sans doute être complété. Par exemple, René Bernard ne cite pas Croquefer ou le Dernier des paladins d’Offenbach5, ouvrage où l’on trouve un « chevalier incomplet », Mousse-à-mort, qui a perdu à la croisade sa langue (et d’autres membres !) et qui parle grâce à des panneaux, un procédé repris du théâtre de foire du siècle précédent. Malgré cet exemple, il semble bien qu’aucune pièce majeure n’ait échappé à René Bernard qui a travaillé très sérieusement. Bien sûr, du point de vue de l’analyse, tout ou presque est à reprendre dans cette étude qui a près de trois quarts de siècle. Cependant, répétons-le, le travail difficile et très ingrat de repérage du corpus est déjà quasiment fait grâce à cette thèse qui, comme l’indique son titre, a étudié dans le répertoire dramatique français les sourds, les sourds-muets et les muets, ainsi que les personnages qui se taisent sans être muets au sens médical (ce mutisme pouvant être volontaire ou résulter d’un enchantement, par exemple dans une féerie).
Les usages dramatiques des sourds-muets
3Chacun a en tête des pièces mettant en scène des sourds, des sourds-muets et des muets. On ne reviendra ici que sur quelques cas en nous limitant au long XIXe siècle. Pour ce qui est de la surdité proprement dite, il convient d’être très rapide car si les pièces avec des personnages de sourds sont nombreuses, ces personnages, dans la plupart des cas, ne sont créés par les auteurs dramatiques que pour permettre des effets comiques – très efficaces sans doute mais également très répétitifs. À cet égard, Le Sourd ou l’Auberge pleine, comédie en trois actes de Desforges, créée en 1790 au théâtre Montansier, est l’exemple type de cette exploitation comique de la surdité. La pièce, très bouffonne et remplie de calembours, a connu une longue carrière et son adaptation en opéra-comique par Adolphe Adam en 1853 en a prolongé le succès jusqu’aux années 1930. « Les principales scènes de la pièce si connue sous ce titre ont été conservées par les arrangeurs », note l’agent qui rédige le rapport sur l’opéra-comique pour le compte du ministère de la police générale6. Dans la pièce comme dans le livret, le personnage du sourd est traité sans ménagement. « Est-il fou ? – Non, il n’est que sourd, mais il l’est… » (I, 13), commentent deux personnages tandis que les expressions « maudit fou », « chien de fou », « damné fou » reviennent souvent sous la plume de Desforges. Un autre exemple, encore plus célèbre, de ces sourds comiques condamnés à être d’éternels sujets de moqueries, est l’oncle Vézinet, personnage secondaire d’Un chapeau de paille d’Italie (1851) de Labiche et Marc Michel. « Adieu, amour de sourd ! », lui lance la bonne Virginie à l’acte 1er tandis que l’une des dernières répliques du héros, Fadinard, est : « Ôtez-moi ce sourd de là ! » Souvent, le sourd est une ganache, un barbon plus ou moins sénile et son rôle, à la fois risible et burlesque, rentre dans l’emploi des « grimes ». Le sourd n’a presque jamais la dimension tragique de l’aveugle7 ; au contraire, c’est un personnage ridicule ; rire de lui semble à la fois facile et anodin. Pour ce qui est de la surdi-mutité, la situation est différente : on s’aperçoit que le théâtre est ici tributaire – comme on peut le constater pour bien d’autres thèmes – de l’actualité et du roman. C’est ainsi que l’aventure de l’« enfant de l’Aveyron8 » (1800) a inspiré plusieurs pièces évoquées par René Bernard. De même, le roman Anatole publié par Sophie Gay en 1815 a-t-il été adapté plusieurs fois à la scène. L’ouvrage donne d’ailleurs une image favorable des sourds-muets, le héros étant un sourd-muet qui a sauvé une femme emportée par des chevaux emballés. Il faut encore citer le cas fameux de Kaspar Hauser, « l’orphelin de l’Europe », qui a inspiré en 1838 à Dupeuty et Fontan Le Pauvre Idiot, avec dans le rôle-titre Laferrière. La pièce, créée au Théâtre de la Gaîté, est restée longtemps à l’affiche des théâtres de mélodrame. Dans ses mémoires, Laferrière, désireux « de ne pas tomber dans les traditions banales et le convenu », raconte avoir préparé ce rôle en se rendant à l’asile de Charenton9. Comme le montre cette anecdote, le sourd-muet, dans ce deuxième ensemble de pièces, est assimilé à l’idiot et au sauvage ; il n’est presque pas humain et il fait l’objet d’un rejet quasi unanime, même s’il suscite la pitié chez les spectateurs.
4Il en va encore autrement avec le mutisme (y compris l’audimutisme, c’est-à-dire les muets qui entendent). Si l’on retrouve ici une exploitation comique du handicap, le corpus de pièces présente en effet des situations bien plus variées. Le mutisme peut ainsi être provoqué par une vive émotion ou bien être une épreuve que l’on fait subir à un personnage, ou encore être volontaire pour illustrer la misanthropie de celui qui le pratique. S’ajoute en outre pour la question du mutisme un élément particulier qui n’existait pas pour la surdité et la surdi-mutité : la réputation faite aux femmes d’être des grandes bavardes10. Du coup, sur scène, la muette n’est pas mise sur le même plan que le muet, une femme ne parlant pas étant potentiellement plus « singulière » qu’un homme dans la même situation. On mesure ici combien le théâtre se nourrit de stéréotypes qu’il diffuse à son tour. L’écriture d’un rôle de muet peut aussi être motivée par des circonstances particulières : pour soulager un acteur qui souffre d’une extinction de voix ou pour un artiste qui n’a plus beaucoup de voix – cet organe étant usé au XIXe siècle par un rythme de travail très éprouvant et par la mauvaise acoustique des salles. Le directeur du Théâtre du Gymnase voulant en 1836 continuer à faire jouer Bouffé malgré une extinction de voix, l’acteur imagine ainsi un scénario qui, retravaillé par Davesne et Bayard, devient la comédie-vaudeville en deux actes Le Muet d’Ingouville11. Dix-sept ans plus tard, c’est Frédérick Lemaître qui, sur le déclin, crée un rôle de vieux militaire qui ne parle qu’au premier acte et au dernier acte dans Le Vieux Caporal de d’Ennery et Dumanoir, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin. La critique s’enthousiasme : « Frédérick muet ne peut se comparer qu’à Homère aveugle », écrit un journaliste tandis qu’un de ses confrères raconte : « Quand Simon recouvre la parole, Frédérick a trouvé un effet magnifique. Des vagues de folle joie le parcourent de la tête aux pieds, et il dit : “Je parle” d’un ton vraiment surhumain12. » Cet effet l’indique assez : le mutisme est particulièrement apprécié par les auteurs de mélodrame qui l’utilisent pour accroître la vulnérabilité de certains personnages, voire comme ressort de l’intrigue. Un personnage de muet est au cœur l’action de Coelina ou l’Enfant du mystère (1800) de Pixerécourt. Il en va de même du Chien de Montargis (1814), autre grand succès du même auteur. Dans cette veine mélodramatique, on peut ranger La Muette de Portici (1828), l’opéra de Scribe et Auber où le personnage de Fenella fut interprété à la création par la danseuse Lise Noblet. Ce célèbre exemple permet d’évoquer la pantomime puisque, bien sûr, ce corpus de pièces frôle en permanence toutes les formes de spectacles qui, pour des raisons esthétiques ou réglementaires13, n’ont pas recours à la parole. La proximité avec un répertoire essentiellement spectaculaire peut enfin être illustrée par un dernier exemple. La scène la plus fameuse des Pirates de la savane (1859), un mélodrame d’aventure d’Anicet-Bourgeois et Dugué, est celle où un personnage traverse la scène ligoté sur un cheval lancé au galop14. Si l’on utilise un mannequin à la création, on crée lors de la reprise de la pièce en 1866 un nouveau personnage, Léo, un orphelin qui a perdu la parole en voyant ses parents massacrés par les Indiens. C’est désormais Léo qui est emporté au galop. On est là à la frontière du cirque puisque le rôle de Léo est joué en travesti par l’écuyère de cirque Adah Menken.
5Toutes ces pièces, on le voit, utilisent les sourds, les sourds-muets et les muets au mieux comme un moyen d’attirer la sympathie sur tel ou tel personnage, le plus souvent pour produire différents effets, le rire étant au bout du compte l’effet le plus souvent et le plus facilement recherché. Tout entier du côté de la « culture entendante », le théâtre du XIXe siècle est bien évidemment incapable – et en cela il n’est que le reflet de la société de son temps – de concevoir l’existence d’une « culture sourde » qui pourrait trouver dans l’art théâtral un moyen particulier de s’exprimer. Gardons-nous de confondre les époques. Ce n’est qu’en 1976 qu’a été créé l’International Visual Theatre (IVT) qui se veut « un carrefour culturel, un espace d’échanges et de découvertes pour les sourds et les entendants15 ». Le répertoire dramatique et lyrique du XIXe siècle ne doit pas être jugé à l’aune du XXIe siècle, ce qui serait une inévitable source de contresens et amènerait à porter des jugements moraux sans grande signification. Ce rappel, du reste, rend d’autant plus remarquable le cas exceptionnel que représente L’Abbé de l’Épée de Bouilly.
Le sourd-muet valorisé à la scène
6Certains auteurs dramatiques, cependant, ont une approche plus fine du handicap. Le Dindon (1896) de Feydeau met certes en scène une sourde, Mme Pinchard, mais une sourde qui pratique la lecture labiale, de sorte que les effets comiques sont provoqués par cette pratique plus que par la surdité. En 1909, Beethoven, un drame de René Fauchois joué à l’Odéon, met en scène la surdité avec beaucoup d’empathie. Toutefois, la pièce qui, sans doute, a le plus fait avancer la cause des sourds, sourds-muets et muets est un ouvrage beaucoup plus ancien puisqu’il s’agit de L’Abbé de l’Épée, « fait historique » en cinq actes de Jean-Nicolas Bouilly créé le 14 décembre 1799 à la Comédie-Française. La pièce a fait une belle carrière : jouée cent cinquante-six fois jusqu’en 1840, elle passe alors au répertoire de l’Odéon, où elle reste jusqu’en 1890 tout en étant jouée sur d’autres scènes, comme on le verra. Son auteur, Bouilly (1763-1842) a, en 1799, déjà travaillé comme librettiste avec Grétry, Dalayrac et Méhul (il sera en 1813 le premier librettiste d’Auber) ; l’année précédente, il a donné Léonor ou l’Amour conjugal qui servira de base au Fidelio de Beethoven. Un mois après L’Abbé de l’Épée, il fait représenter avec Cherubini Les Deux journées, opéra-comique en trois actes qui va connaître un grand succès. Cet ouvrage, avec L’Abbé de l’Épée, est celui que ses contemporains placent en premier, d’où l’épigramme suivant : « Bouilly marche au temple de Mémoire, l’épée au côté, et il ne lui faut que deux journées pour y arriver16. » Bouilly est aussi l’auteur de célèbres contes pour enfants, ce qui lui vaut le surnom ironique de « poète lacrymal » car les bons sentiments ne manquent pas dans ses contes. Ce trait se retrouve dans son théâtre, par exemple dans sa très fameuse comédie de 1803 Fanchon la vielleuse. L’Abbé de l’Épée est de la même veine, achevant de faire du nom de son auteur « le symbole de la sensiblerie17 ». Comme George Sand soixante ans plus tard, ce que Bouilly veut montrer aux spectateurs, « c’est le beau côté de la nature humaine, ce sont les instincts élevés qui, tôt ou tard, reprennent le dessus18 ». L’Abbé de l’Épée met ainsi en scène Charles-Michel de l’Épée (1712-1789), inventeur de la langue des signes et créateur de ce qui est devenu de nos jours l’Institut national des jeunes sourds. Grande figure, bienfaiteur de l’humanité, l’abbé est célébré comme tel dès la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, la pièce de Bouilly participant largement à ce culte entretenu principalement par l’Institut des sourds-muets.
7Là est la première originalité de ce « fait historique » : mettre à la scène, dix ans après sa mort, la figure de l’instituteur des sourds-muets – présenté comme un saint homme – et, de cette manière, faire d’une œuvre dramatique un ouvrage militant en leur faveur. La deuxième originalité de Bouilly est à vrai dire un coup de génie : s’inspirer d’une affaire judiciaire à laquelle l’abbé de l’Épée a été mêlé, en l’occurrence l’affaire Solar qui a fait beaucoup de bruit en son temps. En 1776, l’abbé recueille un enfant sourd-muet. Peu à peu il acquiert la conviction qu’il s’agit du comte de Solar, un sourd-muet qu’on croyait mort. Le précepteur de l’enfant, Cazeaux, est arrêté et le protégé de l’abbé est reconnu comte de Solar en 1781. Un second procès innocente toutefois Cazeaux en 1792. On retire son titre au soi-disant comte de Solar qui n’était en réalité qu’un imposteur. L’abbé étant déjà mort à cette date, sa réputation n’est pas entachée par ce revirement judiciaire. Dans la pièce de Bouilly, ce dernier épisode a été supprimé. Le protégé de l’abbé, le jeune sourd-muet Théodore, est bien Jules, comte d’Harancour que l’abbé amène à Toulouse pour reprendre son titre et ses biens spoliés par son oncle et tuteur, le méchant Darlemont. La vertu triomphe au dénouement, sans la moindre ambiguïté. Bouilly, comme le feront ses confrères avec l’enfant de l’Aveyron et Kaspar Hauser, a su en tout cas s’inspirer d’un fait-divers retentissant pour présenter une figure d’enfant confronté à l’injustice et susciter ainsi la compassion chez les spectateurs. Théodore est présenté comme un être sensible, intelligent, cultivé et animé des sentiments les plus nobles tandis que l’abbé se caractérise par son esprit pénétrant et droit (le monologue par lequel il explique à l’acte II comment il a retrouvé la ville natale de l’orphelin est un morceau de bravoure demeuré célèbre). Le couple formé par le vieillard vertueux et l’enfant sourd-muet est déjà en soi un gage de succès. En décembre 1799, c’est Monvel (1745-1812) qui crée le rôle de l’abbé de l’Épée et Caroline Vanhove (1771-1860), qui épousera Talma trois ans plus tard, qui joue en travesti Théodore. L’actrice s’est renseignée auprès de l’abbé Sicard, le successeur de l’abbé de l’Épée à l’Institut des sourds-muets. Toutefois, quand on lit les nombreuses didascalies concernant son rôle, on voit qu’elles renvoient autant à l’art de la pantomime qu’à la langue des signes proprement dite19. En tout cas, la pièce remporte un grand succès de larmes et provoque chez les spectateurs un « attendrissement profond20 ». Le jeu de Mlle Vanhove est particulièrement apprécié.
8En 1802, Mlle Mars, la fille de Monvel, succède à Mlle Vanhove avec une moindre réussite et, peu après, Bouilly doit faire face aux attaques de Cazeaux qui proteste contre la pièce qui remet en cause son innocence. Bouilly, non sans se faire longtemps prier, renonce finalement à la dénomination « fait historique » au profit du terme « comédie ». Avec une mauvaise foi avérée, il reproche même à Cazeaux « d’élever des préventions contre [s] on ouvrage qui ne [le] regarde ni directement, ni indirectement [et] dont l’unique but est d’être utile à l’humanité21 ». Mais la polémique n’empêche pas, bien au contraire, la pièce de continuer sa carrière, à Paris et en province (le grand acteur Lepeintre la joue souvent en tournées, par exemple). Elle est en quelque sorte devenue l’ambassadrice au théâtre de la cause des sourds-muets. Elle sert même, en 1831, de base à un vaudeville en trois actes de Maréchal et Constant, L’Abbé de l’Épée ou le Muet de Toulouse, représenté avec un vrai sourd-muet dans le rôle de l’enfant spolié. La pièce est jouée au théâtre Comte, une scène destinée au public enfantin auquel est donc présentée une version condensée de la pièce de Bouilly. Cette même année, la Comédie-Française reprend celle-ci avec Mme Menjaud dans le rôle de Théodore. Voyant la comédie en 1838, Jules Janin écrit, dans son feuilleton du Journal des débats :
« L’Abbé de l’Épée est un drame éminemment vertueux et sensible ; la vertu y déborde à pleins bords, on y verse assez de larmes pour noyer toute l’école des sourds-muets ; dans tout ce drame, les acteurs sont occupés à se jeter dans les bras les uns des autres. […] L’Abbé de l’Épée est donc tout à fait, pour son malheur et pour le nôtre, une comédie vertueuse, écrite en style bienfaisant [sic]. Cependant il faut reconnaître que le héros de ce drame était bien choisi, que la fable était pleine d’intérêt. […] Le muet de M. Bouilly a […] ceci de remarquable qu’il est le seul muet dramatique qui se puisse supporter, le seul muet à qui l’on veuille croire quelque peu. C’est là son privilège de premier muet de France. Les autres muets [de théâtre], ses frères, ne sont que des bâtards, des contrefaçons, de faux muets et de faux sourds22. »
9La pièce de Bouilly passe ensuite à l’Odéon, tout en continuant à être jouée en province. Elle est particulièrement mise en lumière en février 1870 quand elle est jouée lors d’une matinée littéraire à la Gaîté avec une conférence d’Ernest Legouvé dont Bouilly avait été le tuteur. Cette matinée plaît beaucoup au public, ce dont témoigne le fait que le chroniqueur vedette du Petit Journal, Thomas Grimm, consacre deux chroniques à la pièce. C’est sans doute la première fois que le quotidien à un sou – le premier journal conçu pour les masses – consacre autant de place aux sourds-muets. « Bouilly était digne de comprendre et de faire aimer l’abbé de l’Épée qui a consacré sa vie à l’œuvre sublime de l’émancipation intellectuelle et morale des sourds-muets23 », conclut Grimm avant de reprendre le sujet la semaine suivante car il a reçu « un grand nombre de lettres de remerciements24 ». Cela le conduit à faire un récit de l’affaire Solar où l’abbé, « grande et noble figure », est magnifié. Dans son feuilleton du Temps, Francisque Sarcey se montre plus sévère avec la pièce, « un fait-divers de journal, arrangé en forme de pièce par un menuisier en drame qui connaît admirablement les secrets du métier25 ».
10En 1875, c’est au Théâtre de la Porte-Saint-Martin que la pièce est reprise en matinée au profit de l’Institut des sourds-muets. Une autre reprise a lieu en 1877, cette fois-ci à l’Odéon. Le Figaro écrit à cette occasion :
« Heureuse puissance des sentiments simples et vrais ! Le vieux drame de Bouilly, annoncé dans une matinée du dimanche, avait attiré une foule immense qui n’a cessé de s’intéresser, de pleurer et d’applaudir. Il n’y a pas à résister à ces émotions presque naïves : le pickpocket le plus délié n’aurait pu trouver un mouchoir dans la poche des deux mille spectateurs de l’Odéon26. »
11Le rôle de Théodore est toujours joué par une actrice, Hélène Petit, conseillée par un professeur de l’Institut des sourds-muets, Ferdinand Berthier (1803-1886), le « Napoléon des sourds-muets » déjà sollicité en 1831 pour la pièce jouée au Théâtre Comte27. L’ultime reprise à l’Odéon a lieu en mai 1890. Un compte rendu en est donné dans la Revue internationale de l’enseignement des sourds-muets. On y lit notamment :
« Le rôle de l’abbé de l’Épée a été fort dignement tenu par M. Jahan. Mlle Sanlaville n’a pas eu beaucoup de peine à rendre sympathique au public le personnage du jeune sourd-muet. Mais je leur reprocherai à tous deux de ne pas s’être suffisamment pénétrés du langage mimique dont ils ont eu à faire usage à tout instant. On nous a dit que feu Berthier avait été appelé à fournir des indications aux acteurs chargés de ces deux rôles lors des précédentes reprises. D’où vient que l’intelligent directeur de l’Odéon ne s’est pas rappelé que la maison de l’abbé de l’Épée était là, tout près, à deux pas de son théâtre, et qu’il n’avait qu’un signe à faire pour voir accourir à son aide des maîtres exercés qui auraient pu fournir à M. Jahan et à Mlle Sanlaville de fort utiles indications28 ? »
12L’Odéon n’en est pas moins remercié « pour avoir, par cette reprise, contribué à répandre dans le public l’admiration et la reconnaissance qui sont dues à l’abbé de l’Épée ». En fait, les deux acteurs ont bien été conseillés par l’Institut mais le professeur consulté, Adolphe Bélanger, a donné des conseils en fonction des attentes d’un public entendant et non d’un public familier de ces questions, opérant ainsi un compromis entre la langue des signes et la pantomime29. La reprise est contemporaine de la publication d’une brochure, De l’utilisation des sourds-muets comme artistes-mimes, publié par un homme de lettres sourd-muet, Henri Gaillard. Celui-ci, constatant le regain d’intérêt pour la pantomime30, veut que ce genre soit pratiqué par les sourds-muets. Sa prise de position donne lieu à un débat dans la presse sur le sujet, l’avis général étant que faire jouer la pantomime à des sourds-muets est une mauvaise idée. Quand une pièce comporte un rôle de sourd-muet, « que le sourd-muet soit le modèle, le conseil [de l’acteur] s’il se peut, là doit se borner son rôle », recommande Bélanger31. L’idée, au reste, n’est pas neuve : de 1822 à 1836, un certain Gervaise avait tenté de créer un théâtre où des sourds-muets joueraient la pantomime32. Les pouvoirs publics n’étaient pas hostiles mais l’affaire n’avait pas abouti. Gervaise avait même l’espoir qu’en venant régulièrement à son théâtre, le public entendant allait apprendre sans effort la langue des signes.
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13Quoi qu’il en soit de ces tentatives de théâtre de sourds-muets, L’Abbé de l’Épée a connu une carrière exceptionnelle et a contribué à la cause des sourds-muets comme nulle autre œuvre dramatique au XIXe siècle. « Il est peu de personnes qui n’en aient entendu parler et dans la mémoire desquelles ne soit resté le souvenir de ce drame », constate en 1866 le littérateur Achille Jubinal33. Sans doute L’Abbé de l’Épée est-elle une des pièces qui, avant le XXe siècle, présente le plus favorablement cette altérité particulière qu’est le handicap. Il s’agit d’une altérité « médiatisée » car la langue des signes y est adaptée et mêlée aux conventions théâtrales, dans le souci de toucher le plus large public possible. Mais les sourds-muets eux-mêmes ont accepté ce procédé et ont su regarder la pièce et le jeu des acteurs comme une « représentation » de leur handicap et non comme son exposition « brute » sur scène. On peut d’ailleurs, en guise de conclusion, s’intéresser aux sourds-muets spectateurs, grâce à un document exceptionnel. En octobre 1828, le Théâtre de la Porte-Saint-Martin monte une adaptation de Faust due à Béraud, Merle et Nodier. Frédérick Lemaître joue Méphistophélès et Marie Dorval Marguerite. Montgenet, le directeur du théâtre, fait envoyer des billets de faveur à l’Institut des sourds-muets. Quelques jours plus tard, il reçoit une lettre de deux sourds-muets dont nous extrayons deux paragraphes :
« Devons-nous parler des décorations ? Nous en pouvons peut-être mieux juger que les autres ; notre attention se concentre plus sûrement et plus énergiquement sur ces tableaux, tandis que le bruit confus qui frappe continuellement les oreilles ôte aux yeux de leur force. Quelle variété étonnante dans les images ! Quel ensemble tour à tour séduisant et effrayant ! Quelle puissante illusion ! Le goût sévère des Français a corrigé le sujet allemand, en conservant les beautés naturelles et vraies.
Permettez, Monsieur, que nous offrions ici l’expression de notre admiration à l’acteur qui remplit si bien le rôle de Méphistophélès. Son jeu nous a plus d’une fois transportés. Ce n’est pas un acteur, c’est le noir esprit lui-même, dont chaque mouvement glace le sang et fait frissonner d’horreur ! Nous qui suivons exactement les traits de la physionomie et les mouvements du cœur jusqu’aux nuances les plus délicates du sentiment, nous rendons aussi justice à l’intelligence de Mme Dorval. Ces deux talents divers sont égaux par leur perfection34. »
14La lettre est signée « Berthier, Lenoir ». Derrière le premier nom, il faut sans doute reconnaître Ferdinand Berthier, alors répétiteur à l’Institut des sourds-muets. Berthier nous ramène à Bouilly auquel il adressa, lors d’un banquet, bien des années après la création de L’Abbé de L’Épée, le toast suivant :
« À la santé de M. Bouilly, qui, sur la scène française, a fait revivre l’abbé de l’Épée et son cher Théodore, connu sous le nom de comte de Solar, au milieu d’un attendrissement général, mêlé de la plus vive admiration ! Son nom restera gravé dans nos cœurs comme celui d’un ardent défenseur de la cause de l’humanité, d’un éloquent interprète des sourds-muets35. »
Notes de bas de page
1 Cf. Allemandou B., Histoire du handicap : enjeux scientifiques, enjeux politiques, Bordeaux, Études hospitalières, 2001 ; Gueslin A. et Stiker H.-J. (dir.), Handicaps, pauvreté et exclusion dans la France du XIXe siècle, Paris, Éditions de l’Atelier, 2003 ; Stiker H.-J., Corps infirmes et sociétés, Paris, Dunod, 1997, et Stiker H.-J., « Le corps infirme au XIXe siècle », HANDICAP, 4 juin 2001, no 90, p. 47-65.
2 Bernard R., Surdité, surdi-mutité et mutisme dans le Théâtre français, Paris, L.Rodstein, 1941.
3 Beaumont Wicks C., The Parisian Stage, Alabama, University of Alabama Press, 5 vol.
4 Krakovitch O., Censure des répertoires des grands théâtres parisiens (1835-1906). Inventaire, Paris, Archives nationales, 2003.
5 Tréfeu É. et Jaime Fils A., Croquefer ou le Dernier des paladins, opérette-bouffe en acte, créée le 20 mars 1857 au théâtre des Bouffes-Parisiens, musique de Jacques Offenbach. Cf. Yon J.-C., Jacques Offenbach, Paris, Gallimard, NRF Biographies, 2000, rééd. 2010, p. 187-188.
6 Archives nationales, papiers Maupas, 607 AP 41, rapport du 2 février 1853.
7 Weygand Z., Vivre sans voir. Les aveugles dans la société française, du Moyen Âge au siècle de Louis Braille, Paris, Créaphis, 2003.
8 Gineste T., Victor de l’Aveyron, dernier enfant sauvage, premier enfant fou, Paris, Le Sycomore, 1981, rééd. Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 2006. François Truffaut a porté à l’écran cette histoire dans L’Enfant sauvage (1970).
9 Mémoires de Laferrière, deuxième série, Paris, E. Dentu, 1876, p. 147-159.
10 Cette réputation est par exemple à la base de l’intrigue des Bavards (1863), un en deux actes de Charles Nuitter, musique d’Offenbach.
11 L’histoire est rapportée par Bouffé dans ses Souvenirs (Paris, E. Dentu, 1880, p. 207-208) où l’artiste note que ce rôle joué en pantomime lui a causé une fatigue « beaucoup plus grande que dans un rôle parlé ». La presse partage cet avis : « Si c’est pour se reposer que Bouffé joue une semblable pièce, il ne pourra pas se reposer longtemps sans mourir de fatigue, il est impossible de voir un rôle plus fatigant à jouer » (Le Figaro, 27 novembre 1846).
12 Ces deux citations sont tirées de Baldick R., La Vie de Frédérick Lemaître, le lion du boulevard, Paris, Denoël, 1961, p. 251.
13 Certains théâtres n’ont pas droit à la parole, par exemple le Théâtre des Funambules, en 1813 sur le boulevard du Temple. Si les Funambules obtiennent à certaines périodes le droit de jouer des vaudevilles et des pantomimes dialoguées, c’est dans la pantomime muette que s’illustre Jean-Gaspard Deburau, le plus grand mime du siècle.
14 Cf. Thomasseau J.-M., « Les traversées exploratoires des mélos du Second Empire. Pirates de la savane (1859) », in Yon J.-C. (dir.), Les Spectacles sous le Second Empire, Paris, Armand Colin, 2010, p. 339-348.
15 Présentation de l’IVT sur le site www.ivt.fr.
16 Legouvé E., Soixante ans de souvenirs, première partie : Ma jeunesse, Paris, J. Hetzel et Cie, 1886, p. 88.
17 Ibid., p. 85.
18 Théâtre de George Sand, t. I, Paris, Michel Lévy frères, 1860, p. 9 [préface datée du 1er février 1860].
19 Il faudrait bien sûr approfondir ce point avec l’aide d’un spécialiste de la langue des signes.
20 L’expression est utilisée, lors d’une reprise de la pièce, par le Journal des arts, de la littérature et du commerce, 10 floréal an X (30 avril 1802), p. 182.
21 Lettre de Bouilly à Cazeaux publiée dans le Journal des arts, des sciences et de la littérature, 30 ventôse an XI (21 mars 1803), p. 426-427.
22 Journal des débats, 30 avril 1838, « feuilleton » signé « J. J. ».
23 Grimm T., « L’abbé de l’Épée », Le Petit Journal, 16 février 1870.
24 Grimm T., « L’abbé de l’Épée », Le Petit Journal, 24 février 1870.
25 Sarcey F., « Chronique théâtrale », Le Temps, 21 février 1870.
26 Vitu A., « Premières représentations », Le Figaro, 27 février 1877.
27 Voir la présentation de Ferdinand Berthier par Florence Encrevé sur le site noetomalalie.hypotheses.org, et plus généralement la thèse de Encrevé F., Sourds et société française au XIXe siècle (1830-1905) soutenue à l’université Paris 8 en 2008.
28 Goguillot L., « L’abbé de l’Épée au théâtre », Revue internationale de l’enseignement dessourds-muets, t. VI, no 3, juin 1890, p. 84-86.
29 Le fait est révélé par Adolphe Bélanger lui-même dans un article intitulé « Le théâtre les sourds-muets », Revue française de l’éducation des sourds-muets, 7e année, no 7, octobre 1891, p. 158-161.
30 Cf. Martinez A., La Pantomime, théâtre en mineur 1880-1945, Paris, Presses Nouvelle, 2008.
31 Bélanger A., art. cit., p. 161.
32 Cité par Yon J.-C., Une histoire du théâtre à Paris de la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Aubier, 2012, p. 347.
33 Jubinal A., Le Sourd-muet de l’Abbé de l’Épée, Saint-Germain, imprimerie L. Toinon et Cie, 1866, p. 5.
34 Cité in Lecomte L.-H., Un comédien au XIXe siècle : Frédérick Lemaître […], Paris, chez l’auteur, 1888, t. I, p. 127-128.
35 Cité dans Berthier F., L’Abbé de l’Épée, sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès […], Paris, Michel Lévy frères, 1852, p. 244.
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