Les étrangers conquérants dans le vaudeville
Feydeau après Labiche
p. 113-124
Texte intégral
1Quelle place y a-t-il pour l’autre dans le monde clos de Feydeau ? La société bourgeoise et parfois aristocratique de ses comédies-vaudevilles, aux personnages presque interchangeables, a déjà fort à faire avec ses adultères commis entre soi ; ses flagrants délits suffiraient à aérer la boîte vaudevillesque. Toute intrusion est scandaleuse, et Feydeau affectionne les fauteurs de trouble qui osent forcer les portes hermétiquement fermées des salons parisiens : le petit fonctionnaire mal mis, le provincial naïf (gandin arriviste ou domestique ahuri), la cocotte avide. Censure et conformisme obligent, cette altérité triée sur le volet écarte sans appel toute réelle contestation sociale : le pauvre est absent, et seul un balayeur, dans une brève scène de La Dame de chez Maxim (1899) représente la classe laborieuse en pleine revendication de ses droits. Il faut pouvoir affirmer sur ces « autres » une supériorité, géographique et/ou sociale. Mais Feydeau ne vise aucune stigmatisation : au contraire, l’arrivée dérangeante de l’autre questionne la norme parisienne et bourgeoise, supposée souveraine. Ainsi, dans Les Fiancés de Loches (1888), des provinciaux ignorants passent pour des fous mais remettent en cause la santé mentale du médecin qui les interne. Chez Feydeau, la norme dominante vacille mais souhaite détenir un pouvoir d’exclusion de l’autre qui la menace. Et certains personnages se présentent ouvertement comme des conquérants : les étrangers. Ni dominés, ni colonisés, les étrangers de ces pièces affirment leur puissance face à une France qui cherche à s’armer contre les périls dont elle a l’intuition. Ces étrangers qui concentrent le discours de méfiance de l’autre illustrent-ils eux aussi l’ébranlement généralisé des valeurs pressenti par Feydeau1 ?
2Ce type de personnages, bien sûr, n’a rien de neuf. Certains sont même d’authentiques « rastaquouères », mot qui signifie en 1890 : « Individu de race exotique menant grand train, jouant gros jeu et dont on ne connaît pas les moyens d’existence2. » L’origine de ce terme serait d’ailleurs théâtrale : dans Le Brésilien de Meilhac et Halévy (1863), Brasseur singeant un violent Sud-Américain aurait agrémenté ses répliques de termes à consonances exotiques, dont le fameux « rastaquouère » qui, à en croire Gaston Jollivet, mit en joie tout Paris mais vira à l’incident diplomatique3. Le linguiste Charles Aubrun suppose plutôt que Brasseur aurait repris un mot courant déjà les boulevards, dont l’étymologie, obscure, renverrait aux « traîne-cuir », cavaliers sud-américains : un aventurier sommeille toujours dans ces figures pittoresques4. Ce type fort goûté du théâtre permet d’ailleurs de caricaturer les étrangers millionnaires : au sujet du fastueux collectionneur américain Vanderbilt, le journaliste Albert Wolffcite le richissime « Gladiator » de Labiche5 dans le Figaro du 13 juin 1880. Le mot « rastaquouère », toujours péjoratif, se précise peu à peu. Dans le Larousse de 1890, c’est
« [l]e nom qu’on donne aux étrangers de mauvais aloi : Espagnols, Brésiliens, Péruviens, Polonais, peu importe, et quelquefois aussi à des Français suspects d’être tout bonnement des chevaliers d’industrie. […] Quel qu’il soit, Rastaquouère a fait fortune, sans qu’on sache précisément d’où il vient6 ».
3Ce glissement sémantique étudié par Charles Aubrun s’opère également en littérature. Pour Jean-Pierre Ricard7, ces étrangers à la fortune douteuse, passionnés par le jeu et les femmes, trouvent d’abord leur place dans le théâtre léger, dans le monologue8, et bien sûr dans l’opérette, et Meilhac et Halévy d’inventer un nouveau Brésilien pour La Vie parisienne d’Offenbach (1866). Le personnage s’épanouit en toute quiétude, cité dans les chroniques théâtrales avec la banalité d’un stéréotype peu subversif. Mais le « rastaquouère », ou « rasta », alimente peu à peu un discours xénophobe, devient un symbole de mauvais goût et d’ostentation dans les cercles de jeu et les hôtels flambant neufs du quartier de l’Étoile : Jean-Pierre Ricard montre comment le nationalisme fin de siècle s’empare des scandales financiers et affaires de mœurs liés aux étrangers, pour déplorer le « Paris d’Offenbach devenu réalité », mais aussi « la collusion entre les représentants des classes dirigeantes – ministres, parlementaires, industriels, directeurs de journaux ou de salles de spectacle – et les rastaquouères9 ». Dans sa préface au récit Les Rastaquouères de Jules Guérin, Bachaumont déclare :
« Jusqu’ici on avait montré [les rastaquouères] seulement devant la rampe à l’état de fantoches épisodiques d’un vaudeville ou d’une opérette, coiffés de fez extravagants, constellés de plaques abracadabrantes, jouant du tamtam à rendre jaloux les Mangins de la foire : ils n’avaient eu de comptes à rendre qu’à la farce, et au baisser du rideau, c’étaient encore eux qui avaient ri les derniers. Il était temps que le drame les saisît à son tour, les dépouillât sans pitié des oripeaux à l’aide desquels ils font illusion, les lavât de leur maquillage et les jetât dans toute la réalité de leur existence devant la foule10. »
4En cette période sensible qui connaît l’affaire Dreyfus et la course à la guerre, Feydeau maintient le rastaquouère, latin ou slave, et quelques Anglais vindicatifs. Ce faisant, il cherche à questionner ou à exorciser leur puissance, financière et sexuelle. Le théâtre léger illustre lui aussi, en creux, cette crainte de la décadence relevée par Pierre Citti11 dans le roman. Mais Feydeau ne fraye pas pour autant avec le discours nationaliste ; il atténue même souvent les traits parfois trop appuyés du type popularisé par la comédie, notamment par Labiche. La figure de l’étranger conquérant se charge de sens nouveaux en cette fin de siècle. Feydeau choisit de neutraliser ce personnage, mais son objectif est autre : l’étranger, cible artificielle, lui permet de retourner la moquerie contre les rieurs, surtout lorsqu’ils sont attaqués dans le symbole de leur identité, la langue française.
Constantes comiques
5Le type de l’étranger conquérant, remarquable par l’accent, le costume, la gestuelle, incarne vitalité et exubérance. Chez Meilhac, Brasseur joue le rôle de Greluche, personnage grimé en « Brésilien » face au très français Monsieur Blanc-Partout qui rêve d’affronter un « rival basané12 » : « C’est lui qui grincera des dents, qui remuera des revolvers13 », contraint au surjeu. Feydeau obéit volontiers à la tradition : ses étrangers, en plus d’être riches, démontrent un « tempérament » fougueux qui se traduit par une alliance de brutalité et de sensualité. En 1894, Feydeau, visiblement tenté par cet exercice de style au moment où il atteint la gloire, offre son premier étranger spectaculaire : dans Un fil à la patte, le général Irrigua courtise la chanteuse Lucette, alors délaissée par son amant Bois-d’Enghien qui rêve d’un beau mariage. Certes venu « d’un pays où tout le monde est général14 », Irrigua est un ancien ministre de la guerre, déchu pour avoir dilapidé à Paris un argent destiné à l’achat de croiseurs ; il couvre d’ailleurs Lucette de bijoux. Fort jaloux, il croit avoir pour rival le clerc de notaire Bouzin qu’il poursuit avec feu pendant toute la pièce. Bien plus tard, La Puce à l’oreille (1907) comprend un autre hispanophone ombrageux : Histangua se croit cocu et pourchasse la femme adultère revolver au poing, semant l’effroi à la ronde. À ces deux Latins, ajoutons deux rastaquouères slaves. En 1902, dans La Duchesse des Folies-Bergère, suite de la pièce La Dame de chez Maxim (1899), le duc Pitchenieff quitte l’Orcanie, contrée inventée, pour annoncer au prince Serge, alors lycéen à Paris, qu’il devient roi. Pour contrôler l’énergie du jeune noceur, il lui propose les services de la fameuse Môme Crevette, sans savoir qu’il s’agit de sa propre épouse, la duchesse, qui lui a caché son passé sulfureux. Enfin, dans Occupe-toi d’Amélie (1908), le prince de Palestrie profite de sa visite officielle à Paris pour s’offrir les grâces d’une cocotte. Si Latins et Slaves alternent, notons la présence discrète mais constante des Anglais, bien souvent enflammés : dans Le Dindon (1896), Maggy, de passage à Paris, supplie son ancien amant français de la retrouver en secret et le client anglais de l’hôtel de La Puce à l’oreille fond sur toutes les femmes qu’il croise.
6Un érotisme violent caractérisait déjà les personnages de Labiche. Dans Doit-on le dire ? (1872), le marquis de Papaguanos15 s’était uni à une danseuse de corde dans un élan de rage : « Je lui administrai une volée de coups de cravache… d’où naquit un enfant16… » Gladiator effraye Suzanne : « Je pourrais étreindre votre taille dans mes bras nerveux […]. Sentir craquer vos hanches ! Voir ruisseler vos cheveux17 ! » Ainsi, le prince de Palestrie déclare : « J’aime ça, moi ! promener ses pieds nus dans les cheveux épars de la femme aimée18 ! » Feydeau crée un antagonisme artificiel entre galanterie et violence. Irrigua débite des mots doux à Lucette puis demande « froidement » : « Où il est votre chambre19 ? » ; cette esthétique de la rupture tient lieu de psychologie sommaire. Ces étrangers, connus pour leur appétit et leur goût pour la boisson, font pâlir les Français par leur virilité abrupte : le bien nommé « Homénidès de Histangua » de La Puce à l’oreille, dont le tempérament épuise sa femme, contraste avec Chandebise, inapte à satisfaire son épouse.
7Cette générosité physique a son pendant, un tempérament batailleur, déjà suggéré par Labiche. Dans La Chasse aux corbeaux (1853), un Anglais amateur d’absinthe hante les restaurants, en quête d’un compétiteur pour « manger contre lui » dans un duel au rosbif jusqu’à « crever20 » ; dans Le Prix Martin (1876), le Guatémaltèque Hernandez Martinez ne cesse d’affirmer : « Le muscle, c’est l’homme21 ! » Les Latins de Feydeau manient les armes, et tous ses étrangers pratiquent le sport. L’ambassadeur d’Orcanie est victime d’un accident lors de l’un des tout premiers tours de France automobile22, le satyre anglais de La Puce à l’oreille s’appelle « Rugby ». La masculine Maggy, dans Le Dindon, envoie son amant au tapis, initiée à la boxe par son époux – comme la professeure britannique qu’Alfred Delvau, critique dramatique au Rabelais, décrit dans « Ma première leçon de boxe23 ». C’est la tradition de la boxe anglaise que cette « insulaire24 » illustre en jouant des poings ; la France y résiste longtemps, et Laurent Tailhade le déplore dans son essai de 1924, L’Escrime et la Boxe : selon lui, si les Français de la Belle Époque, passionnés par « les danses de madame Otero25 », négligèrent leur formation à la lutte, c’était par « un restant d’aigreur contre “la perfide Albion”26 ». Feydeau se fait l’écho de cette obsession de l’entraînement du corps dans une France tardivement convertie à la pratique sportive.
Relectures fin-de-siècle
8Malgré des constantes, la représentation des étrangers suit en effet une évolution propre à un nouveau contexte politique. Est-ce par diplomatie ? Feydeau ne précise pas toujours l’origine de ses rastaquouères, contrairement à Labiche : le marquis de Papaguanos, trafiquant de décorations, vient du Nicaragua ; Hernandez Martinez a épousé la reine des Indiens Chichimèques, et Labiche de glisser que c’est dans « Malte-Brun27 » et sa Géographie universelle. D’où vient exactement Irrigua, le premier rastaquouère de Feydeau ? Nous supposons Histangua sud-américain, mais sa femme cite le fleuve « Manzanares28 » qui coule près de Madrid : peut-être est-il espagnol. Feydeau ouvre la voie à la rêverie exotique. De plus, cette occultation des origines adoucit la critique à l’heure où la France cherche des alliés. Alors que Labiche fustigeait la duplicité des « faux sauvage[s] » et des « Espagnol[s] de carton29 », les étrangers de Feydeau ne cherchent pas à jouer un rôle. Ainsi, dans Un mari qui lance sa femme de Labiche (1864), Sarah Bernhardt crée la princesse Douchinka, originaire de Valachie mais vraie fausse évaporée et « princesse de bains de mer30 » ; à l’inverse, les Slaves de Feydeau viennent de pays inventés mais sont d’authentiques têtes couronnées. L’acte IV de La Duchesse des Folies-Bergère se déroule à l’ambassade d’Orcanie. Dans Occupe-toi d’Amélie, le prince de Palestrie, en visite officielle à Paris, craint les terroristes et se nomme Nicolas : comme Flers et Caillavet dans Le Roi31, Feydeau semble se souvenir du séjour du tsar Nicolas II au château de Compiègne32 en 1901.
9En perdant leur origine, ces types gagnent en vérité. Leur image se ternit pourtant. La décadence guette le prodigue Irrigua. Les dirigeants slaves, eux, incarnent une monarchie archaïque : le duc d’Orcanie menace du « knout » Arnold, traité d’« esclave », de « serf33 » – en Russie, l’abolition du servage en 1861 n’est pas si lointaine. Certes, leur énergie est enviable, et ils ont l’art de châtier les coupables : « Un pareil lèse-majesté ! En Palestrie, il serait fouetté en place publique et envoyé aux galères. » Amélie répond : « Ah ! oui, mais en France !… sous Fallières34 ! » Mais l’appareil protocolaire déguise un système autoritaire violent : ce prince qui, pour s’amuser, plonge ses hommes dans des bains d’eau glacée jusqu’à ce que mort s’ensuive, recrée avec Amélie le droit du seigneur. En pleine période des emprunts russes et du renforcement de l’alliance militaire, Feydeau esquisse un modèle tyrannique contre lequel Étienne, amant d’Amélie et simple « citoyen de la République35 », ne peut lutter. Seuls les Anglo-Saxons conservent leur énergie intacte mais Feydeau abandonne l’Américain cher à Labiche, planteur, esclavagiste et vulgaire, brisant dans sa colère vase du Japon ou tasse de Saxe, objets exotiques raffinés36. L’Américaine de La main passe ! (1904), qui met son mari « en état d’infériorité37 » par sa résistance au whisky, n’apparaîtra ainsi jamais sur scène. C’est l’Anglais qui fascine malgré sa rudesse. Feydeau évoque des relations pacifiées, les voyages commerciaux (le mari de Maggy, toujours « très pressé », répète « business is business, comme nous disons en Angleterre38 »), ainsi que les échanges culturels et éducatifs : l’Angleterre fournit gouvernantes (Miss Betting dans Un fil à la patte) et lycéens (Robin dans La Duchesse des Folies-Bergère). L’étranger s’européanise au cœur d’une vision politique prudente.
10Car la caricature perd de sa virulence. Sans renoncer à l’exagération comique, Feydeau atténue considérablement la violence du lexique rencontré chez Labiche. Certes, Irrigua, première version du type, est taxé une fois de « rastaquouère », puis de « Peau-Rouge » et de « sauvage39 » ; Histangua reste un « volcan », un « fauve » lancé dans une « chasse à courre40 ». Mais Labiche usait d’accumulations telles que : « un butor, un animal, un ours, un tigre, un dromadaire, un rhinocéros41 », parlait d’« orang-outan42 », de « jocko43 », de « singe », donnant lieu à des jeux de mots que Sarcey relève d’ailleurs avec enthousiasme44. Mais Feydeau semble justifier la colère d’Irrigua lorsque Bouzin le traite de « canaque45 ». Avec l’Américain, disparaît aussi le racisme assumé de certains personnages de Labiche envers les noirs46. Même édulcoration dans l’interprétation où les clichés se déplacent : Milher est excellent dans le violent Irrigua surtout parce qu’il est exemplaire en militaire, et il convainc Sarcey davantage que Brasseur, fort de son expérience des rôles à accents, qui « pousse à la charge47 » le rastaquouère du Prix Martin. Feydeau adoucit sa peinture de l’étranger, davantage intégré dans la société. Les cocottes de Labiche veulent le voler, ou se faire épouser ; celles de Feydeau acceptent sa cour comme un échange de bons procédés. Mieux encore, le rastaquouère semble parfois se ranger et épouse en France : Histangua apprend l’espagnol à sa femme et lorsqu’il brandit son revolver, c’est avec une parfaite connaissance de l’article 324 du code pénal français48 indiquant que « le meurtre commis par l’époux sur son épouse ainsi que sur le complice à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale est excusable ». L’étranger ne risque plus de vous enlever dans sa contrée sauvage comme chez Labiche ; mais il est bien implanté à Paris, il faut s’accommoder de sa présence, l’intégrer – ou le neutraliser.
Une remise en question ambiguë de la puissance des étrangers
11Prendre au piège l’étranger trop confiant est un autre poncif : voler à Gladiator ses trente millions, détourner William « Track » de sa « piste » (Deux merles blancs). Chez Labiche, les Français veulent prendre leur revanche, « conquérir l’Amérique49 », voire « manger de l’Américain50 ». De ce fait, les étrangers sont parfois réduits au rang d’utilités : Hernandez Martinez a beau encourager vicieusement son cousin à tuer l’amant de sa femme, il permet, selon Sarcey, d’enlever opportunément une femme bien encombrante51. Feydeau minimise, lui aussi, l’influence de l’étranger. Le personnage d’Irrigua, qui a motivé le projet initial d’Un fil à la patte52, est éclipsé par Bois-d’Enghien ; à l’acte III, il ne sert qu’à alimenter le mouvement scénique par des courses-poursuites sans poids sur l’intrigue. Le prince de Palestrie informe peu l’action d’Occupe-toi d’Amélie où il exerce un rôle rythmique, folklorique et burlesque. Qu’accomplissent donc ces personnages puissants ? Tout simplement ce que les autres ne s’autorisent pas à faire : éliminer l’individu gênant. Irrigua persécute Bouzin, dont le statut social gênait tous les milieux représentés et que Bois-d’Enghien se permet donc de malmener à son tour. Dans La Puce à l’oreille, Chandebise vit un cauchemar car un garçon d’hôtel alcoolique, Poche, lui ressemble comme un frère. Face au revolver de Histangua, Poche, terrorisé, saute par la fenêtre : le double importun est évacué et l’illusion est rompue. Feydeau condamne moins l’agressivité de l’étranger que l’hypocrisie de Français ravis de laisser leurs visiteurs démontrer la sauvagerie des rapports sociaux. Bien plus, la présence de l’étranger sert de prétexte à la débauche dans ce monde corseté et désirant. Certes, l’entreprenante Maggy, à l’acte II du Dindon, soumet son amant à ses ardeurs, à force de coups de poings et de chantage au suicide. Mais que dire de l’acte III, où les honnêtes Parisiennes, Clotilde et Lucienne, courent se donner à Rédillon ? L’homme de lettres et député de la droite Gaston Deschamps voit d’ailleurs dans cette pièce, à sa création, un emblème de la dégénérescence française :
« sur les scènes de nos théâtres, parmi toute cette sarabande d’hommes débraillés et de femmes demi-nues s’étale, massif, insolent, farceur et lugubre, le monument où converge désormais ce qui nous reste de force et de sève, l’autel où sacrifient consciencieusement tous les pontifes de l’art nouveau : le lit. […] Représenter par de vives images l’urgence des questions sociales ? Amener sur la scène le souvenir des infortunes et des sacrifices, la vision de la patrie inconsolée, le fantôme d’un passé récent, la rancœur de ce qui peut, en nous humiliant, nous relever ? Mais ne craignez-vous pas des complications diplomatiques, des inquiétudes, des difficultés ? […] Donc, amusons-nous. […] Déboutonnons, délaçons, déshabillons ! Voilà comment, sous la troisième République, on comprend la liberté53 ».
12Pour lui, les spectacles parisiens ne font même plus sourire les étrangers en visite : « “Ah ! ce qu’on s’amuse à Paris !” disaient les bons rastaquouères. Et ils demeuraient stupides devant ces étalages ineptes, avant d’aller, dans leurs lointaines provinces, tonner contre les vices de notre grande Babylone54. » Cette opinion est révélatrice du rôle mineur joué par l’appétit sexuel de Maggy, qui n’occultera pas à lui seul les débauches de Paris, que Feydeau accepte pleinement de représenter.
13Feydeau fait de l’autre le réceptacle de nos propres défauts et n’accentue donc pas la charge contre l’étranger, même lorsqu’il accumule les types dans une même pièce. Dans Un fil à la patte, Irrigua est concurrencé par l’inévitable Britannique pittoresque, mais il ne la croisera jamais, et les deux étrangers agressifs de La Puce à l’oreille, Histangua et Rugby, se succèdent sans se rencontrer. Une scène confrontant deux de ces phénomènes aurait-elle donné lieu à un comique plus racial ? « L’autre » vaut d’abord essentiellement comme « autre » car il n’est un autre que pour nous : Feydeau limite les fautes de goût et vise, encore une fois, la prétention du Français à incarner une norme. Qui plus est, la simplification de ces personnages renvoie à la redoutable duplicité des Parisiens qui leur font face. Est-ce un hasard si ces étrangers abondent dans les pièces où l’identité est en crise ? Irrigua arbitre un duel symbolique entre Bouzin et Bois-d’Enghien, réunis dans une même ambition malgré leurs différences sociales ; Histangua se démène entre deux sosies ; le duc d’Orcanie arbitre la schizophrénie de sa propre femme, duchesse et prostituée… La schématisation de ces figures hautes en couleur s’avère finalement rassurante. L’étranger est à la fois autre et pleinement lui-même, figure de prévisibilité et de permanence, se révélant par ailleurs plus fidèle dans sa passion que tous ces Français entre deux femmes.
Attentats contre la langue
14Finalement, les étrangers de Feydeau attaquent surtout la langue française, sujette à des déformations comiques qui prennent ici un relief particulier. Dans Deux merles blancs de Labiche, il faut croire Rosa sur parole lorsqu’elle déclare à l’Américain : « C’est vrai, mon ami, vous avez de l’accent55 ! » Ce n’est pas sensible à la lecture ; Labiche s’en remet sans doute au comédien. Feydeau, lui, consigne ces effets en musicien. Il aime ainsi répéter un écart de prononciation dans un laps de temps restreint. Irrigua s’anime : « Vous ! C’est vouss ! qué yo souis là… près de vouss… ounique ! […] Porque yo vouss s’aime, Lucette56. » Histangua, lui, regroupe ses fautes de français, accumule les pronoms : « Ce n’est pas moi qué yo m’assoure, c’est ma femme […]. Vous né mé l’avez pas demandé por qui57. » La limite à ces jeux se trouve dans la rigueur de Feydeau. Les mises en scène d’Un fil à la patte par Jacques Charon (1961) puis Jérôme Deschamps (2010) ont cédé à la tentation du rajout : le « yo veux vous touer58 » d’Irrigua devient : « yo veux vous touiller ». Le mot est de Feydeau, mais dit par Maggy dans Le Dindon : « Je vais me touier59 » – mot davantage en situation dans la bouche d’une Anglaise en train de sucrer son thé… En déformant à plaisir sa propre langue, Feydeau aboutit à un monstre linguistique, plaisant à inventer pour l’auteur, à dire pour le comédien et à entendre pour le public, dans un jeu de miroir festif. L’effet n’est pas gratuit, pourtant. Encore une fois la supériorité des Français est étrillée. Dans Un fil à la patte, la baronne ne comprend pas l’anglais mais lance, devant miss Betting effarée : « Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre ce que je lui dis60. » Bois-d’Enghien apostrophe Irrigua : « Parlez donc français au moins61 ! » Feydeau en profite aussi pour réfléchir sur la langue et les bévues des étrangers pointent les bizarreries du français62. Le lexique voile des sous-entendus grivois insoupçonnés, et Amélie émoustille le prince en le flattant de bien « posséde[r] notre langue63 ». Maggy s’interroge, elle, sur l’impossible synonymie : pourquoi dit-on « bec de gaz » et non « gueule de gaz », « gueule du loup » et non « bec du loup64 » ? Irrigua révèle la complexité de l’orthographe : pourquoi le graphème « sc » se prononce-t-il dans le mot « scandale », mais pas dans le mot « sceptique65 » ? Dans les langues slaves inventées, c’est la vacuité du langage qui est induite. Feydeau rend le public étranger à ce qui se dit sur scène : les mots deviennent musique, parfois éloquente lorsqu’il inscrit la « traduction » d’une phrase en orcanien pour indiquer une intention, voire une intonation : « Chivols Kobolt. Yabojé sivani tépataf négof hoknival gemolosk bonlei ! (Vous ne savez pas la grande nouvelle ? Notre bien-aimé souverain a enfin été retrouvé66.) » Mais le Français est mis à l’écart lorsque Feydeau délivre en orcanien un secret diplomatique sans prévoir de traduction ; frustrant son public, son lecteur, et démontrant, encore une fois, sa discrétion en matière politique.
15En conclusion, Feydeau infléchit le type vaudevillesque : l’étranger n’a plus d’origines fixes mais fait désormais partie du paysage parisien, dans une vision apaisée d’une Europe accoutumée aux échanges – en nature, surtout. Feydeau révèle la crainte que soulèvent ces conquérants face à une France qui dépérit en suscitant des réflexes de moquerie chez ses personnages français, sans pour autant charger outrageusement ses rastaquouères, alibis pour rire à moindres frais, mais aussi boucs émissaires des vices d’une société française dont on questionne la fatuité mal placée. En 1900, La Dame de chez Maxim, reprise pour l’Exposition, attire les foules, et les étrangers. Le roi d’Angleterre va s’esclaffer à La Puce à l’oreille67. Qu’a-t-il pensé de Rugby, et des jeux de mots qu’il permet ? En bonne part inaccessibles au public étranger, ils restent encore un moyen de rire entre soi.
Notes de bas de page
1 Voir notre ouvrage Feydeau, la machine à vertiges, Paris, Classiques Garnier, 2012.
2 Larousse P. (dir.), Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Slatkine, deuxième supplément de 1890, art. « Rastaquouère ».
3 « Conséquence, le surlendemain plusieurs membres distingués de la colonie brésilienne s’émurent, se portèrent au Palais-Royal et sifflèrent Brasseur. Leur légation, entre temps, faisait entendre des doléances au quai d’Orsay. La censure intervint, et la direction du Palais-Royal força Brasseur à une manière de contrition […]. Et alors des jeunes gens originaires de l’Amérique espagnole se plaignirent, non sans quelque raison, que ce sobriquet les englobait avec les Brésiliens. Brasseur dut assurer toute l’Amérique centrale et méridionale, république par république, de la pureté de ses intentions » (Jollivet G., Souvenirs de la vie de plaisir sous le Second Empire, « Les étrangers », Paris, Jules Tallandier, 1927, p. 80).
4 Aubrun C., « Rastaquouère et rasta », Bulletin hispanique, vol. 57, 1955, p. 430-439.
5 La comédie-vaudeville Les Trente millions de Gladiator de Labiche et Gille fut créée au théâtre théâtre des Variétés le 22 janvier 1875.
6 Larousse P. (dir.), art. cit.
7 Voir Ricard J.-P., « Le Paris rasta et le rejet du cosmopolitisme », actes du IIIe Congrès la Société des études romantiques et dix-neuviémistes, « La Vie parisienne », 2007, http://etudesromantiques.ish-lyon.cnrs.fr.
8 Voir Surtac [Astruc G.], Les Morales du rastaquouère, Paris, Ollendorff, 1886 ; Grave T. de, Le Rastaquouère, in Le Cri-Cri, no 107, Paris, J. Strauss, 1890 ; Cardon L., Le Rasta. Type parisien, Paris, G. Ondet, 1892. Coquelin Cadet les porta à la scène et préfaça leurs éditions.
9 Ricard J.-P., art. cit., p. 9.
10 Bachaumont, préface à Guérin J. et Ginisty P., Les Rastaquouères : étude parisienne, Paris, E. Rouveyre et G. Blond, 1883, p. v-vi.
11 Citti P., Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman 1890-1914, Paris, PUF, 1987.
12 Ulbach L., Le Temps, 18 mai 1863, à propos du Brésilien de Meilhac et Halévy, comédie-vaudeville en un acte créé le 9 mai 1863 au théâtre du Palais-Royal.
13 Ibid.
14 Feydeau G., Un fil à la patte, in Théâtre complet [1988], édition établie, présentée et par Gidel H., Paris, Classiques Garnier 2011, t. II, acte I, scène 3, p. 102.
15 Dans cette comédie créée au théâtre du Palais-Royal le 20 décembre 1872, c’est Brasseur, le « Brésilien » de Meilhac, qui tient le rôle du marquis.
16 Labiche E. et Duru A., Doit-on le dire ?, Paris, Calmann-Lévy, 1892-1893, t. IX, acte I, scène 13, p. 34.
17 Labiche E. et Gille P., Les Trente millions de Gladiator, op. cit., t. VII, acte III, scène 11, p. 85.
18 Feydeau G., Occupe-toi d’Amélie, op. cit., t. III, acte III, 2e tableau, scène 1, p. 852.
19 Feydeau G., Un fil à la patte, op. cit., t. II, acte I, scène 16, p. 133.
20 Labiche E. et Marc-Michel, La Chasse aux corbeaux, op. cit., t. VIII, acte III, scène 10, p. 343-344.
21 Labiche E. et Augier É. Le Prix Martin, op. cit., t. X, acte I, scène 5, p. 27 pour la première occurrence.
22 La Duchesse des Folies-Bergère fut créée le 3 décembre 1902, et le premier tour de France automobile se tint en juillet 1899.
23 Delvau A., « Ma première leçon de boxe », À la porte du paradis, Paris, Flammarion, 1892.
24 Feydeau G., Le Dindon, op. cit., t. II, acte II, scène 10, p. 533.
25 Tailhade L., L’Escrime et la Boxe, Paris, A. Messein, 1924, p. 50.
26 Ibid., p. 54.
27 Labiche E. et Augier É. Le Prix Martin, op. cit., t. X, acte I, scène 1, p. 13.
28 Feydeau G., La Puce à l’oreille, op. cit., t. III, acte I, scène 4, p. 536
29 Labiche E. et Augier É. Le Prix Martin, op. cit., t. X, acte III, scènes 10 et 11, p. 107.
30 Jouvin B., Le Figaro, 28 avril 1864.
31 La comédie Le Roi de Robert de Flers et Gaston Arman de Caillavet fut créée le 24 avril 1908 au théâtre des Variétés, un mois après Occupe-toi d’Amélie (Théâtre des Nouveautés, 15 mars 1908).
32 Le prince croit reconnaître Marcel, qui dit avoir servi à l’infanterie de Compiègne. Le prince le confond en réalité avec un sommelier de l’Hôtel de Paris à Monte-Carlo (Feydeau G., Occupe-toi d’Amélie, op. cit., t. III, acte II, scène 8, p. 794). Cette brève allusion à Compiègne peut rappeler au public la fastueuse réception du tsar.
33 Feydeau G., La Duchesse des Folies-Bergère, op. cit., t. II, acte IV, scènes 4 et 5, p. 1048-1049.
34 Feydeau G., Occupe-toi d’Amélie, op. cit., t. III, acte III, 2e tableau, scène 2, p. 859.
Rétablissons l’orthographe du nom d’Armand Fallières (1841-1931), Président de la République de 1906 à 1913. Les qualités de stratège de Fallières, décelables par exemple dans sa nomination de Clemenceau au poste de Premier ministre en 1906, étaient occultées par sa réputation de sagesse, de modération et de bonhomie, que Feydeau plaisante ici, comme nombre de ses contemporains.
35 Ibid., acte III, 2e tableau, scène 5, p. 871.
36 Labiche E. et Delacour A., Deux merles blancs, op. cit., t. VIII, acte II, scène 5, p. 168.
37 Feydeau G., La main passe !, op. cit., t. III, acte I, scène 3, p. 24.
38 Feydeau G., Le Dindon, op. cit., t. II, acte I, scène 14, p. 502.
39 Feydeau G., Un fil à la patte, op. cit., t. II, acte I, scène 3, p. 102 ; acte II, scène 12, p. 170 ; acte III, scène 5, p. 196.
40 Feydeau G., La Puce à l’oreille, op. cit., t. III, acte III, scène 3, p. 634.
41 Labiche E. et Delacour A., Deux merles blancs, op. cit., t. VIII, acte II, scène 4, p. 159.
42 Ibid., acte III, scène 3, p. 219.
43 Labiche E. et Marc-Michel, La Chasse aux corbeaux, op. cit., t. VIII, acte III, scène 4, p. 321. Le « jocko », considéré comme une espèce d’orang-outan, rappelle aussi un grand succès scénique, Jocko ou le singe du Brésil, drame de Gabriel et Rochefort sur une musique de Piccini (théâtre de la Porte Saint-Martin, 1825) : le mime et danseur Mazurier, dans la peau d’un singe bienfaiteur, suscite l’émotion en humanisant l’animal. Labiche, à l’inverse, veut faire rire d’Américains simiesques.
44 Sarcey F., Le Temps, 23 décembre 1872, à propos de Doit-on le dire ?
45 Feydeau G., Un fil à la patte, op. cit., t. II, acte III, scène 4, p. 195. En 1878, les Canaques de Nouvelle-Calédonie se soulevèrent contre les abus d’un colonialisme français agressif, révolte qui fut réprimée dans le sang. En 1894, on garde le souvenir de la rébellion de ces tribus ; le « canaque », insulte raciale, évoque le sauvage menaçant.
46 « Je n’aime pas à voir battre les animaux ! », s’exclame Rosa lorsque Track menace de un noir. Labiche E. et Delacour A., Deux merles blancs, op. cit., t. VIII, acte III, scène 10, p. 238.
47 Sarcey F., Le Temps, 14 février 1876.
48 Feydeau G., La Puce à l’oreille, op. cit., t. III, acte III, scène 14, p. 663.
49 Labiche E. et Gille P., Les Trente millions de Gladiator, op. cit., t. VII, acte I, scène 9, p. 30.
50 Labiche E. et Delacour A., Deux merles blancs, op. cit., t. VIII, acte III, scène 11, p. 242.
51 Sarcey F., Le Temps, 14 février 1876.
52 Voir Gidel H., Feydeau, Paris, Flammarion, 1991, p. 123.
53 Deschamps G., Le Figaro, 25 février 1896
54 Ibid.
55 Labiche E. et Delacour A., Deux merles blancs, op. cit., t. VIII, acte II, scène 7, p. 184.
56 Feydeau G., Un fil à la patte, op. cit., t. II, acte I, scène 16, p. 131.
57 Feydeau G., La Puce à l’oreille, op. cit., t. III, acte I, scène 11, p. 564.
58 Feydeau G., Un fil à la patte, op. cit., t. II, acte I, scène 19, p. 141.
59 Feydeau G., Le Dindon, op. cit., t. II, acte II, scène 11, p. 534.
60 Feydeau G., Un fil à la patte, op. cit., t. II, acte II, scène 1, p. 146.
61 Ibid., acte III, scène 6, p. 204.
62 Sur le questionnement de l’arbitraire du signe et des étrangetés linguistiques via le français des étrangers, voir notre ouvrage Feydeau, la machine à vertiges, op. cit., p. 382-388.
63 Feydeau G., Occupe-toi d’Amélie, op. cit., t. III, acte II, scène 11, p. 802.
64 Feydeau G., Le Dindon, op. cit., t. II, acte II, scène 10, p. 532 et acte II, scène 11, p. 534.
65 Feydeau G., Un fil à la patte, op. cit., t. II, acte III, scène 6, p. 204-205.
66 Feydeau G., La Duchesse des Folies-Bergère, op. cit., t. II, acte IV, scène 3, p. 1040.
67 Le Figaro, 5 mars 1907.
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