L’invention théâtrale de la « Vénus noire »
De Saartjie Baartman à Joséphine Baker
p. 55-66
Texte intégral
« Quelle est cette essence mystérieuse qui permit à un peuple – longtemps mis au ban de la race humaine – de conserver son énergie pendant un combat de 400 ans, au point de l’ériger au rang de langage universel1 ? »
Oxmo Puccino.
1À côté des récits de voyage, la scène du spectacle a été un extraordinaire espace de résonance et de matérialisation des horizons lointains, mais aussi de rencontre avec l’Autre. Bien sûr, cette matérialisation ne rime pas avec authenticité, ni même vérité. L’Autre est imaginé, rêvé, fantasmé… Cette matérialisation procède du factice et du simulacre propre au théâtre. Le rêve et la fantaisie prennent corps avec décors et costumes. À la Renaissance, « la Négritie », comme on dit alors, prend place au théâtre dans des mascarades de cour. Des ambassadeurs d’Afrique joués par des acteurs en masques viennent exhiber des costumes hauts en couleur avec toutes sortes de plumages. S’ajoutent à ces démonstrations des musiques mauresques et des percussions exotiques. Mais ces travestissements ne mettent jamais en scène des figures féminines. Nulle reine d’Afrique dans ces ballets de cour où le jeu de masque et de séduction convoque l’Africain calciné d’amour, simple victime des aristocratiques beautés lumineuses de la cour, soleils dangereusement foudroyants.
2Si l’idée d’une Vénus noire, avec tout ce que comprend d’oxymorique une telle association, hante la littérature depuis l’Ancien Testament à travers la figure de la Reine de Saba, les attraits d’une beauté sombre et d’une féminité à l’érotisme sauvage n’ont pas alors leur place dans le monde du spectacle. Le premier essai en France d’amener au théâtre un personnage de femme africaine suscitant de l’amour se fait dans le registre comique avec La Négresse ou le Pouvoir de Reconnaissance de Radet et Barré, une comédie en vaudeville représentée en 1787 par les comédiens italiens. Dorval et son valet Frontin ont fait naufrage sur une île habitée par des « nègres » anthropophages. Mais, par chance, ils ont survécu grâce à Zilia, une « belle négresse » qui tombe amoureuse de Dorval, tandis que le jeune homme sensible à sa douceur et à la beauté de son âme s’attache à elle et souhaite l’épouser. Les envolées amoureuses du maître sont ponctuées par les interventions terre-à-terre de Frontin : « Dommage qu’elle soit noire ! », qui lui-même se console d’ailleurs auprès de la jeune Zoé, sœur de Zilia2.
Une Vénus de foire
3Ces Africaines sont jouées par des comédiennes blanches grimées, qui ne sont pas dénudées, mais le fantasme de la belle sauvage aux seins nus, le corps altier, aux formes pleines, commence à se dessiner sous le crayon des naturalistes. C’est un fameux poème anonyme de 1781, Sombre Vénus, qui invente la Vénus noire ; il crée une Vénus de nuit, ombre admirable, pendant de la Vénus de jour et exalte la beauté de ses formes en la rapprochant de la Vénus de Médicis. « Semblables toutes deux excepté la blancheur », dit le poème. Le tableau de Thomas Stothard, The Voyage of the Sable Venus, qui illustre le poème et que publie Bryan Edwards dans l’édition de 1801 de son ouvrage sur les colonies britanniques où il justifiait la traite (History Civil and Commercial, of the British Colonies in the West Indies), la représente sur un char de coquillages qui évoque la Vénus de Botticelli3 (fig. 1).
4La « Vénus hottentote » qui débarque sur scène à Piccadilly, dix ans plus tard, répond aux rêves scientifiques comme aux récits de voyage, et l’intérêt est d’autant plus fort que la femme hottentote est authentique. Comme le raconte Gérard Badou dans son enquête, Hendrick Caezar met en scène un spectacle, avec une cage, un instrument de musique, quelques pas de danse et passe une annonce dans la presse très subtilement conçue. Voici ce que l’on pouvait lire dans le Morning Post du 20 septembre 1810 :
« La Vénus Hottentote vient juste d’arriver. Elle peut être vue entre 1 h et 5 h de l’après-midi au no 225 de Piccadilly. Elle vient des rives de la rivière “Gamtoos”, aux frontières de la Cafrerie, à l’intérieur de l’Afrique du Sud. C’est l’un des plus parfaits spécimens de ce peuple. Grâce à cet extraordinaire phénomène de la nature, le public aura l’occasion de juger à quel point elle dépasse toutes les descriptions des historiens concernant cette tribu de l’espèce humaine. Elle est vêtue des habits de son pays et des ornements habituellement portés par son peuple. Elle a été vue par les principaux gens de Lettres de cette ville. Tous ont été fortement surpris par la vue d’un merveilleux spécimen de la race humaine. Elle a été amenée dans ce pays par Hendrick Caezar, et leur séjour sera bref, à partir de lundi prochain 24 septembre, au tarif de deux shillings par personne4. »
5Cette annonce est le véritable acte de naissance de la Vénus hottentote, acte de naissance d’une héroïne venue d’ailleurs dont la nudité est sous-entendue dans l’usage du mot Vénus. Origine exotique, ornements ethniques et toutes sortes de superlatifs pour attiser la curiosité des spectateurs qui peuvent s’attendre à une figure féminine, exotique, sauvage, spectaculaire… et surtout court vêtue ! Mais Saartjie Baartman jouera la comédie et campera l’Hottentote telle que la fantasmaient déjà les naturalistes du XVIIIe siècle, et toute la tragédie de Saartjie est d’avoir été enfermée dans le personnage qu’elle jouait et réduite à son corps (fig. 2).
6La société londonienne s’est émue de l’indécence de l’exhibition et des mauvais traitements infligés à la jeune Hottentote. Des spectateurs s’indignèrent, dénonçant dans le Morning Chronicle le caractère immoral et illégal du spectacle, mettant Hendrick Caezar en accusation. Bientôt une organisation humanitaire, l’Institution africaine, porta plainte et un procès fut intenté contre Hendrick Caezar afin d’arracher Saartjie Baartman aux griffes de son tortionnaire qui la traitait comme une esclave. Pourtant une autre violence tout aussi déshumanisante se fit jour lors du procès : ceux qui voulaient, au nom des bons sentiments, arracher Saartjie Baartman à la domination de Hendrick Caezar, refusaient en même temps d’admettre que Saarjtie Baartman jouait une comédie pour le plaisir des spectateurs et prenaient pour argent comptant la sauvagerie sans voir les artifices, sans reconnaître le jeu. Cette réalité théâtrale de l’exhibition, Vénus noire, le film d’Abdellatif Kechiche, réalisé en 2010 d’après l’histoire de la Vénus hottentote, le mettait très bien en scène, dénonçant l’incapacité des spectateurs d’alors à reconnaître en Saartjie Baartman une artiste, soumise et aliénée sans doute, mais qui se jouait aussi du regard que l’on portait sur elle. Seulement, le réalisme du film précipitait à son tour la comédienne qui incarnait la Vénus dans le même phénomène d’exhibition.
7Après la mort de Saartjie Baartman et la disparition de sa dépouille disséminée dans les réserves du Muséum d’histoire naturelle, son fantôme ne va cesser de hanter le monde du spectacle.
De la foire au théâtre
8L’Africaine de Scribe et Meyerbeer, créée à l’Opéra au milieu du XIXe siècle, en est un des premiers avatars scéniques. Mais la Reine malgache restera très distanciée dans l’écrin des décors monumentaux dont l’exotisme marquera d’ailleurs l’histoire de l’Opéra. L’avatar théâtral qui reprend les attributs de la Vénus hottentote et les métamorphose en érotisme sauvage, c’est la Vénus noire d’Adolphe Belot. Romancier à feuilleton, spécialisé dans le roman d’aventures érotique, il publie en 1878 La Vénus noire : voyage dans l’Afrique centrale. Le roman est immédiatement porté à la scène. Il s’agit pour le Théâtre du Châtelet de poursuivre la réussite du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne dont les Zoulous et les grands tableaux exotiques avaient fait courir le Tout-Paris au Théâtre de la Porte Saint-Martin5, mais en convoquant cette fois une nouvelle attraction : une reine africaine !
9Adolphe Belot donne à sa reine noire les atours de la beauté sauvage : corps de bronze, nudité, seins dressés, fesses levées. Les illustrations du volume jouent de ces attraits qui seront repris avec tous les artifices nécessaires au théâtre (fig. 3).
10La fortune du spectacle est extraordinaire. Il s’exporte outre-Atlantique, faisant les beaux soirs de Broadway. Seulement, même si la production du Châtelet fait monter sur scènes une ménagerie exotique et de vrais animaux6, la reine noire reste une comédienne blanche travestie.
11Or autour de 1880, les exhibitions anthropologiques7 donnent bientôt une réalité concrète à ce rêve érotique qu’est la Vénus africaine. Le spectacle sensuel de l’altérité trouve son incarnation, la chair sauvage débarque en scène et on lui façonne une silhouette qui réponde aux fantasmes du public masculin. À la nudité du corps sombre s’ajoute une énergie menaçante, introduite notamment au moment de la guerre au Dahomey par la représentation fantasmée des Amazones, ces bataillons de femmes qui défendent Behanzin, et que les illustrateurs de presse et d’affiche dessinent le buste à l’air, brandissant des fusils. Peu à peu se fixe, dans l’imaginaire collectif, la silhouette d’une Vénus noire farouche, toute en tonicité, animée d’une frénésie menaçante et dégageant un érotisme ambigu, dont s’emparerait bientôt le music-hall. Les Dahoméennes s’exhibent au Casino de Paris et Miss Lala, contorsionniste antillaise, surnommée « la femme canon », immortalisée par les dessins de Degas et ses recherches graphiques sur le mouvement des corps dans l’espace, connaît alors son heure de gloire au Nouveau cirque8. On est loin des Vénus potelées de Rubens, des rondeurs des odalisques de Boucher ou des beautés laiteuses d’Ingres !
Un corps moderne pour Vénus
12De la fin du XIXe siècle aux années vingt, on assiste à une profonde mutation de la vision du corps, mais aussi des canons esthétiques et bien sûr de la sensualité et de l’érotisme. Cette évolution qui coïncide avec l’évolution technologique, l’arrivée de la photographie, puis du cinéma, introduit une conception nouvelle du corps qui passe par le corps de l’Autre et la découverte d’une autre façon de vivre ce corps à travers la musique et la danse. Ce corps moderne est un corps « nègre » au sens où l’on parle alors d’« art nègre9 ». Et ce n’est pas un moindre paradoxe que cette Afrique, que l’idéologie coloniale définit comme archaïque, à la remorque du progrès, ait imposé finalement à l’Europe les canons d’une « physicalité » moderne. Ce qui est au cœur de cette mutation de la vision du corps, c’est le mouvement, la vitesse, la fulgurance, autant de valeurs qui sont celles du futurisme, des valeurs de modernité qui animent les avant-gardes et qui vont se retrouver dans la corporéité des artistes noirs.
13Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le corps dans les arts de représentation est conçu avant tout comme forme et comme masse. Dans la peinture, la représentation de la nudité notamment et de la sensualité féminine passe par la rondeur, la générosité. Ce sont des formes évanescentes, souvent vaporeuses, aux contours mal définis et aux postures presque toujours lascives, abandonnées, offertes. Vénus est un souffle d’écume, une volute dont le corps se confond avec ses cheveux. La tonicité, le muscle, l’énergie et l’action sont en revanche du côté du corps masculin et participent de sa virilité.
14Une représentation nouvelle du corps, qui finira par s’affirmer comme idéal physique dans les premières décennies du siècle, commence avec la mutation de la vision qui s’opère à la fin du XIXe siècle à travers la découverte d’une réalité charnelle accessible au regard, celle qu’offre justement l’anthropologie coloniale. À travers l’entreprise coloniale, l’anthropologie trouve un épanouissement sans précédent et se popularise dans le cadre de pratiques d’exhibition grand public qui se donnent pourtant un objectif de connaissance scientifique. Ces exhibitions se retrouvent en images dans des gravures telles que les publient des journaux comme L’Illustration ou Le Petit Journal. Grâce aux débuts de la photographie, elles apparaissent aussi en cartes postales et peuplent même les premières images de cinéma.
15Le corps indigène offre une nudité authentique, et surtout en mouvement, animée, inouïe jusqu’alors. Le corps se donne en représentation vivante aux visiteurs des « villages nègres ». Et c’est bien ce qui fascine la société de l’époque. Comme en témoignent les cartes postales de jeunes négresses les seins nus que l’on envoie à ses amis avec commentaires grivois, comme le montrent aussi les films des frères Lumière qui saisissent le mouvement de jeunes filles africaines qui dansent10 et fixent sur la pellicule le spectacle dont ne se lassent pas les Parisiens11. On fait sauter dans l’eau et sauter encore de jeunes adolescents noirs nus qui se prêtent au jeu de bonne grâce moyennant une pièce12.
16À l’époque, du côté de la société européenne, la nudité est taboue, les corps sont extrêmement couverts, les femmes sont corsetées et ne laissent rien voir. Chemise, culottes, bas, bottines montantes, jupons. La nudité reste picturale, elle n’est pas réelle, le corps reste représentation, dessins, images, rêves. Même les petites femmes des Folies-Bergère qui exposent leurs charmes gardent la taille prise dans un corset et n’offrent pour toute sensualité que leur chignon lâché sur un début de gorge… Or, voilà que le Jardin d’acclimatation et les « villages nègres », eux, offrent aux spectateurs des corps en chair, tangibles, vivants, dansants, et surtout à peine couverts. Une nudité frémissante autorisée.
17S’ajoute alors à la fascination du corps dénudé et athlétique, une fascination pour le « geste nègre », ces ondulations qui libèrent le buste et le bassin et qui deviennent la représentation d’une sensualité débridée, pour les artistes de la butte Montmartre passionnés d’arts et de musiques « nègres » dans les premières années du siècle, comme le raconte André Salmon dans La Négresse du Sacré-Cœur, décrivant « la souple Africaine à la chair de bronze fuselée » et sa danse à « l’obscénité mesurée ». On réinvente le corps de la sauvage, un « corps-instinct », image de libération, de pulsion érotique débridée et transgressive.
18Souvent les danseurs et danseuses, à travers les dessins et les affiches, n’ont pas de visage, ce sont avant tout des silhouettes : une vague, un mouvement, une ligne. Il s’agit bien de corps, d’un corps matière, ce n’est pas l’être mais la chair qui émeut et le climat qu’elle convoque.
19Dès 1902, la silhouette de la « négresse », le prototype de la Vénus noire qui définit déjà l’image à laquelle Joséphine Baker va devoir ressembler, un peu plus de 20 ans plus tard, est résolument fixée sur la rétine de l’inconscient collectif des Parisiens, comme le prouve le dessin du caricaturiste Auguste Roubille, paru en 1902 dans Le Rire : ombre en marche, jambe dégagée, croupe levée, seins nus dressés comme des obus, crâne lisse (fig. 4)…
20Ce corps sauvage entièrement fantasmé ne fera que conforter l’idéologie coloniale qui dès 1910, à la veille de la Grande Guerre, travaille à une propagande d’intimidation à l’égard de l’Empire allemand, et fait de la Force noire la garantie pour la France d’une nation revitalisée par ses colonies, dont les indigènes apportaient renfort et vitalité. Aussi les attributs exacerbés du « corps nègre » seront-ils énergie, force et tonicité, tandis qu’une esthétique subversive s’attache au corps de la « négresse », dont la tonicité effrontée s’ajoute à la gestuelle indécente et provocatrice.
21En 1914, Pierre Louÿs fait jouer au Théâtre de la Renaissance son Aphrodite qui est bel et bien un nouvel avatar de la Vénus noire. La scène d’orgie où vient danser la belle Amphrodisia fixe en alexandrins les attributs érotiques de cette Aphrodite moderne :
« Son air est à la fois très doux et très sauvage,
Et quelque chose meurt en elle… L’esclavage !
Danse ! Danse ! Sa langue est le poignard sanglant
Sur la blessure de sa lèvre. Un chaud relent
Vient jusqu’à moi comme une haleine parfumée
Et sa petite aisselle est une bouche aimée
[…]
La danse est sur son corps comme une frénésie !
Je m’en sens traversé d’un grand frisson amer
Terrible, n’est-ce pas ? Elle est l’hydre de mer !
Le miel bruni… Renverse-toi ! Dresse tes petits seins !
On dirait des poignards déchirant des coussins !
Vois la duplicité ronde de sa poitrine !
Elle est comme une bête un peu divine !
Elle cambre les reins ! Elle a la fièvre aux yeux !
Va, sa liberté neuve est ce qu’elle a de mieux. »
(Acte III, scène 2.)
La Vénus des avant-gardes
22Après-guerre, la plastique du corps nu dansant de la jeune négresse se retrouve sur la scène des avant-gardes. Gaston Baty monte Haya de Grégoire en 1922 au Théâtre des Champs-Élysées en distribuant la jeune Africaine Aïcha dans le rôle de Nyota ; elle sera aussi la captive dans À l’ombre du mal d’Henri-René Lenormand en 1924. Aïcha ne portait qu’un « court pagne bruissant » disait la presse, et la critique avait apprécié cette audace de mise en scène, reproduisant même des photos du spectacle pour mieux apprécier la nudité du buste de l’artiste : « Il faut beaucoup louer la délicieuse impression d’harmonie plastique que nous procure Mme Aïcha13 », pouvait-on lire, non sans ironie, dans Comœdia.
23Avec La Revue Nègre en 1925, au Théâtre des Champs-Élysées, véritable creuset de l’avant-garde théâtrale, se fixe cette image androgyne de la Vénus noire au corps fuselé, sans cheveu, sans corset, projetant l’ombre exotique de la femme libérée des Années folles, celle que les années vingt surnommeront justement « la garçonne ». C’est Joséphine Baker qui viendra cristalliser cette corporéité moderne où la sensualité est tonique, où la gestuelle est sportive, la jambe leste, le corps suspendu. La souple Américaine incarne au regard des spectateurs parisiens l’image spectaculaire qu’ils se sont forgée de la « négresse » durant des décennies : nudité, tonicité, taille cambrée, fesses rebondies aux ondulations obscènes que souligne un pagne des plus courts. Pagne qui deviendra ceinture de bananes : amusante « explosion phallique » du tablier de l’Hottentote et de son fessier mythique (fig. 5) !
24Paul Derval, tout nouveau directeur des Folies-Bergère va porter au firmament du monde du spectacle cette métamorphose moderne des canons de la beauté. Avant-guerre, la femme a la taille prise dans un corset, ses cheveux longs et vaporeux enveloppent sa nudité. Après 1914, Mistinguett commence par montrer ses gambettes aux Folies-Bergère et les costumes d’Erté jouent sur la transparence des voiles et des plumes qui cachent à moitié. Il manque cependant le mouvement et l’énergie, les filles posent, couchées dans des fleurs, jouent les cariatides, un seul sein dénudé, ou défilent hiératiques comme des statues. La Vénus noire de La Revue Nègre impose un autre corps, tonique et ambigu. Et elle montre tout : juste une fleur sur l’aréole des seins et une ceinture de plumes autour des fesses. Mais surtout, ce corps s’expose autrement, dans le mouvement, la performance physique, la gesticulation drolatique, la contorsion même et non dans l’abandon lascif. Son corps nu ne pose pas, mais explose d’énergie et impose l’image du tourbillon, de la liane animée et ondulatoire dont Colin va tenter de retenir le mouvement dans les dessins du Tumulte noir.
25Après le succès de La Revue Nègre aux Champs-Élysées, Paul Derval qui vient de prendre la direction des Folies-Bergère et qui veut donner un nouveau souffle à son music-hall, voit dans cette Vénus noire des Amériques la muse de la modernité, et il l’engage pour mener une grande revue et jouer Fatou : ce sera La Folie du jour, mise en scène par Pierre Fréjol (fig. 6).
26Il refait alors tout le décor du music-hall pour créer l’événement. Sur le frontispice art-déco du théâtre ainsi que dans la rosace qu’on retrouve au plafond de la salle de spectacle et qui deviendra l’image emblématique des Folies-Bergère, c’est une silhouette d’un tout nouveau style que découvriront les spectateurs de 1926, reproduisant l’allure et l’énergie de la nouvelle Vénus noire qui embrasait Paris. Le corps féminin allait changer de canons esthétiques : la beauté passerait par le muscle et l’étirement, la jambe levée, le cheveu court ! La Vénus moderne devenait une « girl », modelée sur l’ombre de Joséphine Baker et allait imposer une silhouette toute en tonicité à des générations de femmes…
27Pour autant, l’attrait pour l’exotisme et un certain érotisme sauvage ne cessera pas d’occuper la scène du music-hall à travers le thème de la femme panthère, ou de l’oiseau des îles. Sauvagerie domptée, cage, plumes et peau de bête reviendront en force dans les années quatre-vingt avec la mode du solo sauvage de la danseuse exotique14 dans les revues du Moulin Rouge et du Crazy Horse, ultime avatar de la Vénus noire !
*
28Ceux que l’Occident à travers l’esclavage et la colonisation avait mis à nu et réduits à leur corps ont retourné cette vision dans laquelle on les enfermait en l’imposant finalement comme modèle. Ceux qui avaient été arrachés à toute possession d’eux-mêmes ont réussi à transformer en idéal la représentation charnelle que l’Occident se faisait d’eux. Preuve, s’il en est, que l’invention de l’Autre n’est que projection. Et celle qui a cristallisé le fantasme de la Vénus noire, ce fantasme de foire, lui a donné vie et l’a brandi comme un masque stylisé, avec humour et ironie, avant de l’imposer dans un éclat de rire aux regards médusés des Parisiens et de le muer finalement en modèle, vengeant sans le savoir Saartjie Baartman en un formidable pied de nez aux exhibitions, c’est Joséphine Baker !
Notes de bas de page
1 Puccino O., préface, in Pouliquen K., Afro, une célébration, Paris, Éditions de la 2012, p. 8-9.
2 Chalaye S., Du Noir au nègre, l’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet 1550-1960, Paris, L’Harmattan, coll. « Images plurielles », 1998, rééd. 2006, e-book 2011, p. 102-106.
3 Honour H., L’Image du Noir dans l’art occidental, de la révolution américaine à la Première Guerre mondiale, Paris, Gallimard, 1989, p. 32-34.
4 Badou G., L’Énigme de la Vénus Hottentote, Paris, Jean-Claude Lattès, 2000, p. 85-86.
5 Le Tour du monde en 80 jours de Jules Verne et Adolphe Dennery avait fait un triomphe triomphe au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Ritt et Larochelle, les directeurs du théâtre, avaient investi dans une production exorbitante, allant jusqu’à faire monter sur scène un vrai éléphant. La première, le 7 novembre 1874, créa la légende. La pièce se donne alors sans interruption jusqu’au 20 décembre 1875, soit 415 représentations. Elle est reprise à la Porte Saint-Martin pour l’exposition universelle de 1878. Puis reprise encore en 1886 au Théâtre du Châtelet. On compte 1 500 représentations en 1898.
6 Une vraie girafe traversait la scène et apportait un réalisme étonnant qui renforçait l’illusion de réel des négrillons emplumés et des mules peintes en zèbre. L’effet était si surprenant que Le Petit Théâtre illustré avait publié un reportage en images sur les coulisses avec la girafe qui refusait d’entrer en scène, les dromadaires qui bousculaient les danseuses et les mules dont les sabots dérapaient sur les planches du plateau… Ces spectacles exotiques devinrent une tradition du Châtelet et s’exportèrent dans toute l’Europe et jusqu’à Broadway.
7 Blanchard P., Bancel N., Boëtsch G., Deroo É. et Lemaire S. (dir.), Zoos humains exhibitions coloniales : 150 ans d’inventions de l’Autre, Paris, La Découverte, 2011.
8 Chalaye S., « Cirques, scènes et café-théâtre ou le mélange des genres (1850-1930) », in Blanchard P., Boëtsch G. et Jacomin Snoep N. (dir.), Exhibitions, l’invention du sauvage, Arles, Actes Sud, 2011.
9 Chalaye S., « Théâtre et cabarets : le “nègre” spectacle », in Bancel N., Blanchard P., Boëtsch G., Deroo É. et Lemaire S. (dir.), Zoos humains de la Vénus hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2002, p. 296-305.
10 Danses de jeunes filles, film des frères Lumière, Lyon, Village Achantis, 1897.
11 Deroo É., « Le cinéma gardien du zoo », Zoos humains et exhibitions coloniales…, op. cit., p. 486-494.
12 Baignade de nègres, film des frères Lumière, Paris, Jardin d’acclimatation, 1896.
13 Rieu M., Comœdia, 24 février 1922.
14 Perault S., « Paris black des années 1980 : regard noir en coulisse », in Chalaye S. (dir.), Cultures noires en France : la scène et les images, Africultures, no 92-93, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 224-229.
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