Mesureur et mesuré
Un anthropologiste et son modèle en France à la fin du XIXe siècle
p. 43-53
Texte intégral
1En 1906, Ernest-Théodore Hamy, professeur d’anthropologie au Muséum, publie dans les Bulletins et mémoires de la société d’anthropologie des « souvenirs de laboratoire » où il évoque un homme d’origine africaine qu’il désigne sous le nom de « Toukou, le Haoussa ». Il s’agit d’« un nègre de race supérieure d’une plastique assez remarquable pour avoir fixé l’attention [des] artistes1 » et qui a en outre régulièrement fréquenté le laboratoire d’anthropologie de Hamy où celui-ci le mesurait et l’utilisait dans des « démonstrations anthropométriques » destinées aux voyageurs et aux agents coloniaux désireux de s’initier à la pratique de l’anthropométrie et à la manipulation des instruments de mesure. Ce texte très bref est un commentaire aussi rare que précieux sur les liens au long cours entre un mesureur et un mesuré. Il est cependant rédigé plusieurs années après que la mort du mesuré a mis fin à toute forme de dialogue et il serait assez illusoire de chercher entre ses lignes le point de vue du mesuré. Il s’agit plutôt d’un fragment ténu qui pourrait assez facilement servir de support à une démonstration reprenant celle de Gayatr Spivak dans le fameux article où elle souligne que les acteurs subalternes ne pouvaient pas s’exprimer en situation coloniale2.
2On voudrait néanmoins montrer dans ce chapitre qu’il est possible de partir de ces quelques pages pour revisiter une histoire du racisme scientifique qui est trop souvent écrite par le haut et réduite à une histoire des idées et des institutions savantes, sans accorder assez d’attention aux acteurs, à la façon dont ils composaient les uns avec les autres et aux pratiques qu’ils mettaient en œuvre, avec ou sans succès. Deux acteurs, en position manifestement dissymétrique, et leurs pratiques sont au cœur des souvenirs livrés de façon univoque par Hamy en 1906. Qu’y a-t-il donc à raconter du point de vue de l’anthropologiste ? Pourquoi ces souvenirs de laboratoire, déjà anciens en 1906, sont-ils d’actualité aux yeux de Hamy ? Simple nostalgie au terme d’une belle carrière scientifique ? Ou réaction plus mélangée face à l’essor d’une nouvelle génération d’anthropologistes qui ont fait leurs armes sur des terrains lointains, autant, sinon plus, que dans les laboratoires parisiens ? Peut-on y voir également une forme de réponse aux sollicitations de plus en plus pressantes des autorités coloniales à la recherche d’une légitimation pour leur « politique des races » ?
Les « souvenirs de laboratoire » d’Ernest-Théodore Hamy
3Il est possible de dater exactement la rencontre entre Hamy et celui qu’il nomme Toukou le Haoussa. En novembre 1875, Armand Després, chirurgien et membre de la Société d’anthropologie de Paris, signale à la Société la présence dans son service à l’hôpital Cochin d’un « natif de la Nigritie » qui est « le plus beau nègre qui se puisse voir. Sa conformation est celle d’une statue3 ». Une commission, dont Hamy fait partie, est aussitôt constituée pour l’examiner. « Le plus beau nègre qui se puisse voir » est mesuré, dessiné et photographié, un moulage de son buste est réalisé, mais il n’a toujours pas de nom et son origine reste voilée de mystère. La commission se contente de suggérer que les scarifications qui ornent son visage forment une inscription qui serait le signe de son ascendance royale et susceptible, une fois décryptée, de livrer son âge et le lieu de sa naissance.
4Trente ans plus tard, Hamy peut reconstituer de façon beaucoup plus détaillée l’itinéraire de celui qui est manifestement devenu l’un de ses sujets de mesure privilégiés. Il a désormais un prénom : Toukou, et une origine : haoussa. Il serait en effet originaire de la ville de Sokoto dans le Nord du Nigéria actuel, il aurait été réduit en esclavage, vendu dans les réseaux de la traite transsaharienne et finalement libéré en Algérie à l’âge de sept ou huit ans. Confié aux missionnaires en charge du village noir d’Oran, il a été baptisé sous le nom de Pierre-Martin. Il s’engage à dix-huit ans comme tirailleur algérien, fait la campagne de Crimée (1854-1856) et s’installe au retour à Paris où il épouse une Française, devient concierge et sert de modèle à des peintres et à des sculpteurs. En 1875, il s’assure ainsi des revenus substantiels et il ajoute, grâce à Després, Hamy à la liste de ses employeurs potentiels. Ces informations ont vraisemblablement été fournies à Hamy par Toukou, alias Pierre-Martin. S’il n’est pas possible de toutes les vérifier, les recherches sur les réseaux de traite transsahariens viennent corroborer le récit de Toukou, alias Pierre-Martin4. Et son engagement dans le premier corps de tirailleurs algériens autorisé à combattre hors d’Algérie5 suggère que celle-ci, comme tant d’autres sociétés coloniales, n’accordait guère de perspectives aux esclaves émancipés6. Les omissions de la reconstitution proposée par Hamy en 1906 appellent également un commentaire. Depuis les années 1870, Hamy est un pilier du comité central de la Société de géographie de Paris, il préside la section géographique du Comité des travaux historiques et scientifiques, il siège à la Commission des voyages scientifiques et littéraires du ministère de l’Instruction publique qui patronne les plus importantes missions scientifiques et il participe aux dîners du parti colonial. Pourtant, il semble ne pas connaître le puissant califat de Sokoto qui vient tout juste de passer sous contrôle britannique en 1904. Plus exactement, il choisit de le présenter comme un État africain parmi beaucoup d’autres, incapable de protéger ses sujets, enlevés et réduits en esclavage même lorsqu’ils résident dans la « banlieue » de la capitale. Et il superpose très vite aux données géographiques précises, qu’il indique tout de même, les images stéréotypées des « cases rondes » du village d’origine de Toukou, alias Pierre-Martin, et des larmes de sa mère, elle aussi victime des traitants. Les pérégrinations de Toukou, alias Pierre-Martin, se confondent ainsi avec les récits canoniques de réduction en esclavage, sans qu’il soit possible d’ailleurs de deviner si l’effet est recherché ou non et qui, de Hamy ou de Toukou, alias Pierre-Martin, a pu l’introduire.
5S’ils partagent certaines représentations, Hamy insiste complaisamment sur la « naïve vanité » de Toukou, alias Pierre-Martin et, par contraste, sur sa propre capacité à discerner la « valeur ethnique intrinsèque7 » d’un sujet qui jongle avec plusieurs identités. Hamy raconte en particulier que Toukou, alias Pierre-Martin, avait une carte de visite où il se présentait comme « Saïd, de Tombouctou, modèle de premier choix dans les genres oriental et algérien ». Interrogé sur ce changement de nom et de région d’origine, il lui avait simplement expliqué : « cela fait mieux ». L’anthropologiste met bon ordre à ce jeu identitaire en assignant à Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, une place et une seule dans sa classification. Il est « haoussa » et qui plus est, « le » Haoussa de référence des Crania etnica, l’inventaire raisonné des collections anthropologiques françaises publié par Hamy et Armand Bréau de Quatrefages entre 1875 et 1882. En ne retenant que l’un des noms d’usage de son sujet, et le plus exotique, Hamy escamote en 1906 un état civil en bonne et due forme. Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, est un militaire médaillé et pensionné et il est légalement marié en France. Hamy n’a cependant pas le pouvoir d’annuler, ou même de corriger cet état civil, ni de récuser l’identité orientaliste que s’était appropriée Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd pour mieux répondre aux attentes des artistes qui l’employaient8. Suivant la même logique de révélation de la véritable identité raciale de son sujet d’étude, Hamy le déshabille ostensiblement et met son corps en équations. Les illustrations de son article sont révélatrices : un tableau de mensurations et un dessin qui le représente nu et figé dans la position idéale pour être mesuré, debout, talons joints et pieds à angle droit, un bras le long du corps, l’autre étendu à l’horizontale. En dehors du laboratoire et des ateliers d’artiste, Toukou, alias Saïd, alias Pierre-Martin, offre cependant une tout autre image : « toujours correctement vêtu, linge blanc, cravate de soie de couleur voyante, gants jaunes à barrettes rouges, le ruban à la boutonnière […] vous l’auriez pris pour quelque diplomate haïtien9 ». Diplomate néanmoins trahi par sa chevelure, qui est aussi sa caractéristique la plus remarquable selon Hamy : « c’étaient de longs entortillements cylindriques qui foisonnaient en manière d’anglaises crépues de dix à quinze centimètres de longueur, tout autour de la tête10 ». Au laboratoire, Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, libère cette chevelure du haut de forme qui la dissimule ordinairement, il autorise l’anthropologiste à tirer sur ses « anglaises » pour les mesurer et il cède même une mèche aux collections anthropologiques du Muséum.
6La démonstration de Hamy en 1906 est transparente : l’anthropologiste établit la véritable identité raciale de son sujet d’étude après avoir dévoilé et disqualifié ses stratagèmes identitaires. Hamy oscille cependant entre deux registres, en théorie contradictoires, mais en pratique contigus. Comme anthropologiste, il énonce doctement la « valeur ethnique intrinsèque ». Il traduit en chiffres bruts la beauté remarquable de Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, et le remet à sa place en comparant ses mensurations avec celles de trois autres sujets africains de même taille, répertoriés dans le registre anthropométrique du laboratoire d’anthropologie du Muséum. Comme ethnographe cependant, il est visiblement captivé par les bricolages identitaires mobilisés par Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, et il en conserve la trace. D’où un texte pour ainsi dire feuilleté où il est possible de lire plusieurs histoires. Hamy circule en outre entre des représentations relevant de registres différents, mais adossées les unes aux autres au point de former un continuum difficile à manier. Oubliant ainsi que les membres distingués de la Société d’anthropologie ont été les premiers à colporter cette fable, il affirme que l’hypothèse des scarifications comme signes d’une noble ascendance est une invention de Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, pour en imposer à ses voisins trop crédules en se présentant comme un « grand seigneur déchu ». Il prétend aussi que les artistes comme les anthropologistes repéraient immédiatement, dans le soi-disant prince africain, la figure classique de l’esclave noir, mais son article reste tributaire de stéréotypes – les villages africains dévastés par la traite, le roi nègre en uniforme dépareillé, ou le diplomate haïtien – auxquels toute sa science anthropologique n’a en pratique pas grand-chose à ajouter.
Des sujets coloniaux immesurables ?
7Du point de vue strictement anthropométrique, son article apporte peu. Le buste de Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, figure depuis 1882 dans les Crania etnica. Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, a été enterré « chrétiennement dans une concession à long terme11 », son corps n’a donc pas fini dans les collections anthropologiques du Muséum à la différence des dépouilles des sujets coloniaux morts à Paris pendant les expositions ethnographiques, que Hamy réclame et obtient au nom de la science12. Hamy peut tout au plus se féliciter que l’indice céphalique de Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, soit comparable à celui du « crâne moyen » de la race Nouba-Haoussa figurant dans les collections du Muséum et donc « conforme », pour autant qu’une comparaison à deux termes suffise à le démontrer. En d’autres termes, il n’a aucune nouvelle donnée scientifique à offrir en 1906, ce qui illustre en fait une difficulté récurrente pour l’anthropologie française dans ses rapports avec la colonisation au début du XXe siècle.
8Acteur majeur des réseaux anthropologiques depuis les années 1880 et mentor inlassable des érudits coloniaux désireux de contribuer à la science de l’homme, Hamy mesure avec lucidité la fragilité des résultats accumulés au terme de deux décennies d’expansion coloniale. Sa position centrale lui permet également de repérer ce qui est d’ores et déjà en train de changer et d’inviter de façon plus confuse ses collègues et ses nombreux protégés à un ajustement qui s’annonce délicat. Médecin de formation, il entre au Muséum en 1872, devient assistant à la chaire d’anthropologie, puis professeur en titre à partir de 1892. Il s’est fait connaître en reclassant les collections anthropologiques du Muséum, mises à l’abri pendant la guerre contre la Prusse, et en en publiant un nouvel inventaire, les Crania etnica. Dès le début des années 1880, il élargit ses activités scientifiques et affirme son intérêt pour l’ethnographie en fondant le musée d’ethnographie du Trocadéro, qu’il dirige de 1882 à 1906. Il figure dans toutes les commissions ministérielles ou savantes qui organisent les missions scientifiques et c’est un membre éminent de la Société d’anthropologie et de la Société de géographie. Il siège en outre à l’Académie des inscriptions et belles lettres à partir de 1890 et à l’Académie de médecine à partir de 1903. C’est donc un homme influent et, comme le montre sa correspondance, un mentor apprécié qui incite les chargés de mission et les agents coloniaux à rapporter des données et des collections anthropologiques et ethnographiques en leur fournissant au besoin la formation et les instruments nécessaires. Tout en fuyant les conflits d’idées et de personnes qui minent la Société d’anthropologie de Paris après la mort de Paul Broca en 1880, il préserve concrètement la possibilité d’une anthropologie « au sens large ». En 1890, il lance une nouvelle revue, L’Anthropologie, ouverte à de nombreux courants et qui devient l’une des tribunes de la recomposition épistémologique, puis institutionnelle, de la science de l’homme, en germe en France dans la décennie précédant la Première Guerre mondiale.
9En 1906-1907, Hamy est en train d’organiser sa succession scientifique, de façon satisfaisante au Muséum où il s’apprête à passer le relais à René Verneau, son assistant depuis 1892, avec beaucoup d’amertume au musée d’ethnographie du Trocadéro, abandonné des pouvoirs publics qui n’ont jamais révisé depuis 1882 le montant de sa subvention. La transition est donc difficile et l’article de 1906 peut être lu comme une sorte de codicille au testament scientifique que Hamy ne rédige pas. En 1907, dans la leçon d’ouverture de son dernier cours d’anthropologie du Muséum, il se flatte d’avoir doublé la collection du Muséum, passée de 22 000 objets (en 1892) à 49 000. Il se félicite également de la réorganisation de la galerie d’anthropologie (en 1898) qui conduit progressivement les visiteurs des « races blanches » aux « nègres d’Afrique et d’Océanie » et aux Aborigènes australiens. Mais si les magasins d’anthropologie du Muséum se remplissent avec régularité, les restes d’individus appartenant à des races « exotiques » demeurent rares et les travaux sur le vivant peu nombreux et très disséminés. Le bilan annuel des entrées dans les collections du Muséum établi en 1909 par René Verneau, montre que l’Europe reste le lieu privilégié de collecte : la moitié des pièces en proviennent, alors qu’un quart seulement a été envoyé des colonies françaises et il s’agit surtout de photographies qui ne sont pas toutes anthropométriques13. Hamy est conscient des difficultés de la tâche. Dès 1882, un médecin colonial en poste au Sénégal lui signale que : « les noirs tiennent à leurs têtes, même à celles de leurs ancêtres14 ». Le Muséum doit donc se contenter des envois irréguliers des médecins, en particulier de ceux qui sont en poste dans les bagnes coloniaux : la Guyane ou Poulo Condore en Indochine. Il pratique également une forme impériale de droit d’aubaine et récupère les dépouilles de certains des vaincus des guerres de conquête – ainsi les crânes peuls du Muséum sont ceux des Almamys du Fouta Djallon qui se sont dressés contre la conquête dans les années 1890. Cela contribue au parfum d’infamie qui entoure la collecte anthropologique en situation coloniale.
10Dans les colonies mêmes, les mesures sur le vivant s’avèrent difficiles, sinon impossibles. En 1896, Maurice Delafosse qui a été formé par Hamy à l’ethnographie avant d’entrer dans l’administration coloniale et qui est en poste en Côte d’Ivoire, lui explique qu’il peut se procurer des crânes à mesurer, les populations conservant les crânes des ennemis tués au combat en guise de trophées, mais que cette irruption dans des échanges de restes humains dont il ne maîtrise ni les tenants, ni les aboutissants, est profondément incompatible avec ses fonctions d’administrateur colonial, chargé d’incarner la « paix » française en s’appuyant sur les structures politiques existantes15. Le manuel de synthèse rédigé par le bibliothécaire du Muséum, Joseph Deniker, Les Races et les Peuples de la terre : éléments d’anthropologie et d’ethnographie, unanimement salué lors de sa parution en 1900, montre que l’abstention a été la règle tacite. Deniker propose en annexe une étude comparée de la taille moyenne, mesurée dans près de trois cents groupes humains. Les sujets coloniaux représentent moins d’un dixième des groupes étudiés et ce sont le plus souvent des groupes minuscules, n’atteignant pas le seuil limite de cinquante qui permet de raisonner de façon statistique. Bien que les « instructions générales pour les recherches anthropologiques à faire sur le vivant » de Paul Broca aient été rééditées en 187916, au moment où redémarrait l’expansion coloniale, l’anthropologie physique donne l’impression au début du XXe siècle d’avoir raté ce rendez-vous.
De la raciologie à la racialisation impériale
11La publication des souvenirs de laboratoire de Hamy est cependant l’un des signes que la situation change rapidement. Si l’histoire de la Société d’anthropologie a régulièrement été ponctuée de controverses depuis sa fondation en 1859, elle est confrontée depuis la fin des années 1890 à une véritable crise. Ses effectifs diminuent régulièrement depuis les années 188017, sa publication se réduit comme peau de chagrin et elle est profondément divisée entre ceux de ses membres qui défendent une vision fixiste des races et la définition ancienne de l’anthropologie comme science des races, ou raciologie, et ceux qui estiment que la notion de race a perdu toute validité. En 1906, la prestigieuse conférence Broca est confiée au chef de file des seconds, Louis Lapicque, qui est maître de conférences à la Sorbonne, lié aux réseaux intellectuels dreyfusards et qui a réalisé une longue enquête anthropométrique en Asie du Sud-Est. Il démontre, mensurations à l’appui, que les Négritos, c’est-à-dire les populations noires disséminées dans les îles du Sud-Est asiatique, qui étaient considérées comme une race primitive « pure », vivant en isolat et ayant conservé pour cette raison ses traits originels, ne diffèrent en rien de la race nègre en général. Il en conclut que seuls « les hasards de l’histoire » découpent dans la « série continue » des métissages des « groupements artificiels transitoires, qui s’appellent eux-mêmes des peuples et se croient des races18 ». Cette vision relativiste invalide le postulat fondamental de la raciologie. Les races ne sont pas un substrat permanent déchiffré par les anthropologistes pour établir la valeur d’un individu ou d’une société et les classifications qu’ils ont élaborées au XIXe siècle sont au mieux des instantanés très vite dépassés. La nouvelle génération d’anthropologistes ne remet pas en cause l’idée qu’il existe des différences raciales qui se traduisent éventuellement en aptitudes inégales, mais elle affirme qu’il ne suffit pas de mesurer des corps, vivants ou morts, pour analyser ces différences.
12Les dérives racistes de l’anthroposociologie et ses démonstrations biaisées ont nourri cette critique des méthodes classiques de la raciologie19. Elle arrive à maturité en 1906, les controverses de l’affaire Dreyfus se sont apaisées et les réseaux intellectuels dreyfusards dominent. Des évolutions convergentes se sont fait jour en Angleterre où la mission au détroit de Torres a mis à l’honneur la pratique du terrain et l’interdisciplinarité, aux États-Unis autour de Franz Boas qui enquête sur les Esquimaux, mais aussi sur les immigrants européens20. En 1911-1912, il porte le coup de grâce à la craniologie en montrant que la structure du crâne varie avec l’environnement, alors que l’hypothèse de sa stabilité et de son caractère héréditaire était la pierre angulaire de l’identification et du classement des races21. En 1906, l’heure est donc à une redéfinition de ce qu’est l’anthropologie, de ses relations avec les autres spécialités de la science de l’homme et de ce qu’elle peut apporter à la connaissance des sociétés. Le changement de générations vaut révolution et il ne va pas sans heurt.
13Dans ce contexte, les applications coloniales de l’anthropologie deviennent un enjeu. La nouvelle génération a fait ses preuves en terrain exotique : Lapicque a réalisé des mesures dans toute l’Asie du Sud-Est22, Paul Rivet, qui devient l’assistant de Verneau en 1908, a participé à la mission géodésique de l’Équateur (1901-1903)23. Leur vision relativiste des races, comme des faits historiques et sociaux, est parfaitement compatible avec les pratiques coloniales. Ainsi en 1906, le médecin et administrateur Charles Maclaud, qui est par ailleurs proche de Rivet, publie un article présentant la Guinée comme un « pandémonium » inextricable de races dont la colonisation organiserait, selon lui, la fusion24. Si les autorités coloniales se soucient fort peu en réalité de connaître l’angle facial de leurs sujets et comptent sur les rapports politiques mensuels de leurs agents plutôt que sur les classifications raciales des anthropologistes pour gouverner les populations colonisées, elles n’en sont pas moins à la recherche d’une légitimité scientifique pour la politique de ségrégation qui devient, au même moment, l’armature fondamentale de la domination. Le nouveau gouverneur général de la Fédération d’Afrique occidentale française, William Ponty, sollicite ainsi toutes les sociétés savantes métropolitaines susceptibles de conforter sa « politique des races ». Et il instrumentalise d’autant plus facilement les anthropologistes que ceux-ci se déchirent autour de l’enquête sur les croisements entre des races « nettement différentes25 » lancée par la faction fixiste en 1912. Dès 1910, Lapicque et Rivet récusent le postulat sur lequel repose l’enquête : la vieille hypothèse que le métissage serait possible, mais constituerait une impasse biologique, les écarts entre les races étant insurmontables26. Ils désertent alors la Société d’anthropologie dont le déclin se précipite27. Suivant la même logique d’instrumentalisation, le colonel Mangin utilise la Société d’anthropologie comme caisse de résonnance pour son projet de « force noire » en 191128. Qu’ils soient fixistes ou relativistes, les anthropologistes deviennent en somme les otages consentants du changement de statut d’une racialisation avant tout déterminée par les logiques et les impératifs politiques coloniaux. Pratique d’ores et déjà éprouvée in situ, elle s’érige ainsi en ressort légitime du fonctionnement impérial et elle s’imposera en métropole à la faveur de la Première Guerre mondiale29.
14Mort en 1908, Hamy n’a pas assisté à cette impérialisation à retardement et franchement ambivalente de la science qu’il a incarnée en France pendant plus de deux décennies. Il faut cependant souligner l’originalité de la réponse qu’il oppose en 1906 à la contestation montante de la nouvelle génération. S’il ne renonce pas à l’expertise raciale – il a catalogué Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd, comme haoussa et haoussa il doit rester pour la postérité, comme le dit expressément le titre de son article –, il se rallie volontiers, bien que de façon assez paradoxale, son interlocuteur étant mort et enterré, à une anthropologie du présent et il montre implicitement qu’un laboratoire aussi est un lieu vivant où se nouent des échanges significatifs. Il faut donc lui faire crédit de cette capacité à faire une part au dialogue et à reconnaître, sur le mode paternaliste qui est le sien, la dignité humaine de celui qu’il mesurait, au-delà de sa « valeur ethnique intrinsèque ». Cette évolution, assurément complexe, contient une leçon pour les historiens de l’anthropologie. S’il est facile a posteriori de faire le procès du racisme scientifique, c’est en changeant de perspective et en partant à la recherche de ses sujets réduits au silence, tous ceux qui passèrent sous la toise des anthropologistes et qui n’étaient pas tous des sujets coloniaux, qu’il faut écrire son histoire pour comprendre ce qu’elle nous a légué.
Notes de bas de page
1 Hamy E.-T., « Toukou le Haoussa. Souvenirs de laboratoire », Bulletins et mémoires de Société d’anthropologie de Paris, 5e série, t. VII, 1906, p. 490.
2 Spivak G., « Les subalternes peuvent-ils s’exprimer », in Diouf M. (dir.), L’Historiographie indienne en débat [1988], Paris/Amsterdam, Karthala/Sephis, 1999, p. 165-230.
3 Desprès A., « Observations à propos d’un individu natif de Nigritie », Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 1875, 2e série, tome X, p. 521.
4 Voir Lovejoy P. E. (dir.), Slavery and the Frontiers of Islam, Princeton, Markus Wiener Publishers, 2004.
5 Il s’agit du 2e régiment de tirailleurs algériens, formé à cette occasion avec des volontaires ; voir Lieutenant Martin, Historique du 2e régiment de tirailleurs algériens (rédigé sur l’ordre du colonel), Paris, Henri Charles-Lavauzelle, 1894.
6 Les tirailleurs sénégalais, dont les premiers corps furent créés en 1857 par Faidherbe, se recrutaient également parmi des esclaves en quête d’émancipation, ou des émancipés. L’esclavage a été aboli en Algérie en 1848, en théorie. En pratique, des hommes et des femmes originaires des rivages sud du Sahara, ou harratin, ont été maintenus en esclavage et échangés en plus petit nombre jusqu’en 1900. Voir Brower B. C., A Desert Named Peace. The Violence of France’s Empire in the Algerian Sahara, 1844-1902, New York, Columbia University Press, 2009.
7 Hamy E.-T., art. cit., p. 491.
8 Les appropriations savantes du discours orientaliste ont été bien étudiées, voir notamment Pouillon F. et Vatin J.-C. (dir.), Après l’orientalisme : l’Orient créé par l’Orient, Paris, Karthala, 2011. L’appropriation à laquelle procède Toukou, alias Pierre-Martin, alias Saïd est utilitaire et assez anecdotique, mais elle est aussi un nœud parmi beaucoup d’autres de la trame des transactions culturelles imposées ou suscitées de façon plus involontaire par la colonisation entre des acteurs de statuts différents. L’étude des représentations orientalistes des plus visibles et de plus loquaces d’entre eux, les élites savantes et artistiques ne sauraient donc suffire à l’analyse de l’économie culturelle des empires. On se permet de renvoyer à Sibeud E., « Cultures coloniales et impériales » in Singaravelou P. (dir.), Les Empires coloniaux, XIXe-XXe siècles, Paris, Le Seuil, coll. « Points », p. 335-376.
9 Ibid., p. 491.
10 Ibid., p. 491-492.
11 Ibid., p. 494.
12 En 1903, il obtient ainsi l’exhumation des onze participants décédés lors de l’ethnographique du Champ de Mars en 1895. Cf. lettre du 11 décembre 1903, archives du laboratoire d’anthropologie du Muséum. Je remercie tout particulièrement Véronique Laborde et Philippe Mennecier de m’avoir ouvert ces archives et aidée à les consulter.
13 Verneau R., « Entrées dans les collections anthropologiques du Muséum en 1909 », L’Anthropologie, 1910, p. 239-240.
14 Papiers Hamy, Bibliothèque du Muséum, Ms. 2255, 1878-1883, lettre du 22 juin 1882. On se permet également de renvoyer à Sibeud E., « A Useless Colonial Science ? Practicing Anthropology in the French Colonial Empire, circa 1880-1960 », Current Anthropology, vol. 53, no 5, 2012, p. 83-94.
15 Delafosse M., « Nouvelles », Bulletin du Muséum d’histoire naturelle, no 5, 1896.
16 Blanckaert C., De la race à l’évolution. Paul Broca et l’anthropologie française (1850-1900), Paris, L’Harmattan, 2009, p. 195-208.
17 Wartelle J.-C., « La Société d’anthropologie de 1859 à 1920 », Revue d’histoire des humaines, no 10, 2004, p. 125-172.
18 Lapicque L., « Les nègres d’Asie et la race nègre en général », La Revue scientifique, no 2, VI, 14 juillet 1906, p. 35.
19 Hecht J., « A Vigilant Anthropology : Léonce Manouvrier and the disappearing numbers », Journal of the History of the Behavorial Sciences, vol. XXXIII, no 3, 1997, p. 221-240 ; Mucchielli L., « Sociologie versus anthropologie raciale. L’engagement décisif des durkheimiens dans le contexte “fin de siècle” (1885-1914) », Gradhiva, no 21, 1997, p. 77-95.
20 Kuklick H. (dir.), A New History of Anthropology, Oxford, Blackwell, 2008.
21 Franz Boas publie en 1911 et 1912 les résultats de son enquête sur les enfants des réalisée entre 1907 et 1910. Il montre que les populations européennes les plus brachycéphales donnent naissance, aux États-Unis, à des petits Américains dolichocéphales, ce qui suggère que la forme du crâne est une caractéristique instable dépendant en partie de l’alimentation. Ses résultats sont discutés en France, on se permet sur ce point de renvoyer à Sibeud E., Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France (1878-1930), Paris, éditions de l’EHESS, 2002, p. 206-208.
22 En Inde notamment, où il admire la capacité de l’administration britannique à convoquer les sujets coloniaux pour les mettre à la disposition des anthropologistes. Voir Lapicque L., « Sur l’emploi en campagne de la toise horizontale : expérience faite dans le sud de l’Inde », Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 1904, 24 avril 1904 p. 339.
23 Laurière C., Paul Rivet, le savant et le politique, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle, 2008.
24 Maclaud C., « La distribution géographique des races de la Côte occidentale d’Afrique, de la Gambie à la Mellacorée », Bulletin de géographie historique et descriptive, 1907, p. 82-119.
25 « Questionnaire de la Société d’anthropologie de Paris sur les métis », Revue anthropologique, 1912, p. 345-348.
26 Sur cette enquête, voir Zerilli F., « Il debattito sul meticciato. Biologico e sociale nell’antropologia francese del primo novecento », Archivio per l’Anthropologia e la Etnologia, 1995, CXXV, p. 237-273. Saada E., « Race and Sociological Reason in the Republic. Inquiries on the Metis in the French Empire (1908-1937) », International Sociology, septembre 2002, vol. 17 (3).
27 Elle passe de 400 membres en 1914 à 200 dans les années 1920 et 50 seulement en 1938.
28 Michel M., Les Africains et la Grande Guerre : l’appel à l’Afrique (1914-1918) [1982], Paris, Karthala, 2003.
29 Stovall T., « The Color Line behind the Lines: Racial Violence in France during the Great War », The American Historical Review, vol. 103, no 3, 1998, p. 737-769.
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