Luci et fora : des structures « supraciviques » et interethniques dans le monde étrusco-latin1
p. 91-106
Texte intégral
« Non moins que les statues divines où resplendissent l’or et l’ivoire, nous adorons les bois sacrés et, dans ces bois, le silence même… » Pline l’Ancien, Nat. Hist. xii, 2, 1 (Trad. C.U.F.).
Introduction : Lucus Feroniae, autopsie d’un sanctuaire falisque
Du Lucus Feroniae à la Colonia Iulia Felix Lucoferoniensis
L’area servizio di Feronia
1En arrivant sur Rome, venant de Florence par l’autoroute A1, l’ultime area servizio a la particularité d’être située au cœur d’un site archéologique bien connu, la vaste villa des Volusii qui porte le nom de la gens qui en fut propriétaire du ier siècle av. J.-C. à la fin du ier siècle ap. J.-C., son apogée architectural correspondant à l’époque augustéenne. Plus au sud s’étendait l’agglomération de Feronia, une colonie césarienne fondée pour abriter des vétérans sur l’emplacement d’une plus ancienne agglomération apparue, semble-t-il, au iie siècle av. J.-C. Au nord-est du Forum de la Colonia Iulia Felix Lucoferonensis, les fouilles menées en 1960-1961 sur le site mais non publiées, ont mis au jour une aire sacrée en partie oblitérée par une basilique civile, celle de l’antique déesse Feronia, d’où découle le nom de la cité2.
Avant la colonie césarienne
2Attesté par les Anciens dès les temps mythistoriques du roi romain Tullus Hostilius3, le sanctuaire de Feronia ou Lucus Feroniae ne nous a cependant livré qu’un mobilier archéologique remontant au plus tôt, au ive siècle av. J.-C. En outre, ce mobilier assez pauvre comportant entre autres des ex-votos anatomiques, nous informent sur la nature de la déesse Feronia, une divinité guérisseuse4. Dès avant que la colonie soit déduite, un temple en opus quadratum se dressait dans le sanctuaire ainsi qu’un autel et trois puits. La modestie des offrandes semble témoigner du caractère local du culte de Feronia. Cette très antique divinité de la fertilité d’origine sabine devait être principalement fréquentée par les populations rurales du voisinage.
Avant le sac d’Hannibal de 211
3Présenté comme un lucus, le sanctuaire de Feronia connut probablement des temps plus glorieux avant le second conflit punique puisque Tite-Live nous informe qu’il fut pillé par Hannibal en 211 av. J.-C.5lors de l’une de ses opérations militaires vers Rome. S’il subsista jusqu’à l’époque impériale, le sanctuaire ne devait plus jamais retrouver sa prospérité d’antan. Au-delà de cet accident, il est certain que cet antique lieu de culte avait depuis bien longtemps perdu la situation exceptionnelle qu’il semble avoir eu en des temps plus anciens6 pour lesquels seuls nous renseignent les deux mentions chez Tite-Live et Denys d’Halicarnasse. En effet, le Lucus Feroniae situé sur un plateau dominant le Tibre à la confluence du Fosso Gramiccia avec ce fleuve, bien que situé sur le territoire de Capène en pays falisque, doit sa réputation à son rayonnement tant religieux qu’économique et politique interethnique. Derrière la figure de la sabine Feronia dont le pied-à-terre capènate se trouve au carrefour des principales ethnies centro-tyrrhéniennes : Étrusques, Latins, Falisques, Sabins et Ombriens, nous pouvons discerner une histoire dont l’incontournable structure civique n’est peut-être pas le cadre principal.
4C’est cette histoire perdue de l’Italie tyrrhénienne centrale, faite de dynamiques interethniques ou intertribales, « supraciviques » ou « infraciviques » que nous aimerions effleurer dans la présente contribution.
De Romulus à Tullus Hostilius, une histoire de synœcisme
Au temps de tullus Hostilius
5Notre principale et plus ancienne occurrence concernant le Lucus Feroniae se situe, nous l’avons dit, au temps du roi Tullus Hostilius7. Il s’agit d’un conflit opposant Romains et Sabins après la soumission d’Albe et le synœcisme qui l’avait suivie. Tite-Live souligne qu’il s’agirait là de la véritable origine du conflit, les Sabins ayant pris ombrage de la montée en puissance de l’Urbs. Cependant les prétextes invoqués par les uns et les autres nous semblent beaucoup plus interessants, à savoir l’arrestation de marchands romains dans le sanctuaire de Feronia. Ainsi sont rassemblées dans cette affaire les trois dimensions du lieu, religieuse, politique et économique. Ce qui est en cause aux yeux des Romains, c’est la violation du droit d’asile qui s’attache à ce sanctuaire fréquenté par différents peuples ou cités. Cet exemple, aussi isolé soit-il, témoigne d’une époque où subsitaient certaines discontinuités politiques ou ethniques, une discontinuité, il est vrai située dans un lieu de confins.
D’un synœcisme à l’autre, les asyla de rome et de Feronia
6Le prétexte invoqué par les Sabins en réponse à l’accusation romaine n’est pas sans intérêt. Il est fait allusion à de semblables transgressions du droit d’asile par les Romains eux-mêmes dans des bois sacrés, sans plus de précisions. Il est vrai que la fondation de Rome s’était illustrée par un acte d’une nature similaire, le rapt des Sabines durant des jeux du temps de Romulus8. La guerre qui s’en était suivi avait pris fin en un lieu symbolique, le futur Forum romanum au centre duquel les deux peuples ennemis avaient finalement établi le synœcisme fondant la cité latino-sabine9. Cependant le bois sacré dont il est question dans notre source est certainement l’Asylum établi par Romulus pour accueillir les transfuges et autres individus de sacs et de cordes susceptibles de peupler Rome nouvellement fondée10. Ainsi l’épisode du Lucus Feroniae apparaît comme le contrepoint de l’Asylum capitolin. Il souligne la vocation politique sinon de tous les luci du moins de certains d’entre eux dans les processus d’intégration mais également de rupture au sein des sociétés archaïques.
Sur la Via Salaria…
7Comme nous l’avons vu, l’importance politique des luci dépend de leur rayonnement religieux, lui-même tributaire de leur situation. Disons que cette dernière sinon le site sur lequel s’établit le culte de la Feronia capénate a été très certainement déterminée par la position de carrefour du Lucus Feroniae, sur la Via Salaria, axe majeur reliant le campus Salinarum des bouches du Tibre aux hauts pâturages de la chaîne apennine11. De ce point de vue le conflit opposant Rome d’une part, Sabins et Étrusques d’autre part, témoigne d’une prise de conscience par les protagonistes de certains enjeux économiques vitaux, ici le contrôle de la basse et de la moyenne vallée du Tibre, qui sont probablement symptomatiques d’une nouvelle étape franchie par les peuples de la région dans leur processus de construction ethnique ou civique.
Luci, templa et fora : le fait civique et les espaces de la parole politique
L’invention du forum dans le monde étrusco-latin
Aux sources d’une genèse civique
8Les sources littéraires interessant les origines de la cité dans le monde étruscolatin ne concernent que Rome et encore ne s’agit-il que d’une chronique mythistorique le plus souvent anachronique. Les annalistes écrivant plusieurs siècles après les événements qu’ils rapportent, étaient incapables faute de sources suffisantes de présenter les realia politico-institutionnelles de ces temps reculés. C’est donc tout naturellement qu’ils furent amenés à construire un récit imprègné de concepts civiques conformes à un état d’évolution ultérieur de l’Urbs. Le synœcisme établi par Romulus et Titus Tatius sur le Forum romanum, à défaut de pouvoir être daté avec précision, rend pourtant nécessairement compte à sa manière d’un fait objectif à savoir la progressive genèse en un lieu précis du centre politique, économique et religieux de Rome ce que confirme à sa manière l’archéologie. À partir des viiie et viie siècles av. J.-C., les sépultures disparaissent de la vallée du Vélabre pour se développer aux confins de ce qui deviendra au milieu du siècle suivant l’enceinte servienne. Ce n’est donc qu’au hasard de quelques rapides mentions antiquaires, que nous entrevoyons d’autres formes de sociabilités politiques dont les lieux d’élection se situent en dehors des cités pour la simple raison qu’ils sont probablement apparus avant les forums civiques.
Inaugurer la cité Ritu etrusco, templum et tesca
9Tite-Live nous apprend que Rome fut fondée ritu etrusco, c’est-à-dire que le roi ou l’augure chargé d’effectuer le tracé de la ligne pomériale retranchait des tesca une portion de territoire désormais consacrée, placée sous la protection des dieux. Cet acte juridique crée véritablement la cité en lui donnant un centre, un axis mundi, inamovible.
Maîtriser les dieux, aedes intrapomériaux12
10Cependant cette fondation n’épuise pas la géographie juridico-religieuse de la cité intrapomériale. Des espaces sacrés sont également établis artificiellement pour communiquer avec les divinités ; ce sont les templa qu’il s’agisse d’auguracula, de sanctuaires (aedes) ou de comitia et autres lieux de la parole politique. Bien entendu le Forum concentre un nombre important de ces lieux mais d’autres espaces consacrés, d’autres templa complétaient ce dispositif dans divers quartiers, concourant au renforcement politico-religieux de la cité. Pourtant, il appert que tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du poemerium d’autres espaces du politique existaient et continuèrent, pour certains d’entre eux, d’exister jusqu’en pleine époque impériale. Si leur survivance n’est plus que symbolique, relevant alors d’une piété antiquaire, il est plus que probable qu’en d’autres temps plus reculés, ces lieux jouèrent un rôle déterminant dans les équilibres politiques des sociétés archaïques.
La parole politique au-delà du forum
Maîtriser les dieux, Luci intrapomériaux13
11L’asylum capitolin pose cependant un problème particulier dans la mesure où sa définition livienne inter duos lucos laisse entendre qu’il ne serait pas lui-même un Lucus. De fait il convient peut-être de rappeler ce que l’on nomme lucus. Il s’agit d’un bois sacré, entendons par là un espace arboré habité par le ou les dieux. Les derniers travaux sur la question des bois sacrés ont fait un sort aux interprétations « romantiques » confondant présence divine et dendrolâtrie. À la différence du templum créé par les hommes, le lucus est considéré comme un lieu choisi par les dieux. Au sein de cet espace sylvestre, il était possible d’aménager une clairière pour les nécessités du culte mais également, si nécessaire, des activités politiques comme le montre l’exemple bien connu du procès de Marcus Manlius Capitolinus en 384 av. J.-C.14déplacé dans le Lucus petelinus. Comme le suggère John Scheid, on doit admettre que les magistrats romains avaient dû préalablement procéder à la création d’un templum dans ce bois sacré pour juger l’adfectationes regni. Nous pouvons donc en déduire que l’asylum romuléen est également une création artificielle qui, à la différence du Lucus petelinus, ne se trouvait pas dans un bois sacré mais, comme le dit Tite-Live, entre deux luci, plus précisément sur la pente orientale du Capitole. Dans le cas du Lucus Feroniae, la localisation de l’asylum n’est pas précisée mais puisqu’il s’agit de marchands, on peut supposer qu’ils ont été arrêtés sur le lieu de leur activité économique, probablement localisée à proximité du bois de Feronia. La comparaison avec les Sabins interceptés à Rome dans le bois sacré, alors qu’il en existait plusieurs, est à la fois une simplification symbolique et une confusion volontaire par laquelle Tite-Live assimile deux lieux distincts juridiquement, les bois sacrés capitolins et l’Asylum capitolin. Il n’existait donc pas de liens nécessaires entre lucus et droit d’asile. C’est le caractère « international » du lucus de Feronia qui justifie l’existence d’un statut d’asylie.
Relayer la cité, Fana et autres luci
12Ceci nous ramène à ce que nous avons présenté comme des discontinuités juridiques au sein de l’Italie centrale tyrrhénienne. Si les bois, qu’ils soient non entretenus (silvae) ou plantés (nemi) alimentèrent la verve poétique des Anciens, le fait qu’ils y ressentent un sentiment confus de sacré ne signifie pas que ces espaces sylvestres soient de iure des bois sacrés (luci). Ceux-ci, nous venons de le voir, pouvaient se situer au sein du poemerium civique ou au-delà de celui-ci, au sein de l’ager civique. Certains d’entre eux sont les témoins fossilisés d’antiques limites politico-juridiques comme par exemple le sanctuaire de la Dea Dia situé aux confins de l’ager antiquus de Rome15. La relation forêt-confins-frontière est suffisamment évidente pour justifier l’essor en ces lieux de sanctuaires rassemblant autour de panégyries communes, des populations appartenant à diverses cités ou divers peuples. De ce point de vue le lucus de Feronia est exemplaire. Bien que situé sur le territoire d’une cité falisque, Capène, il est bien évident que ce sanctuaire bénéficiait d’un statut d’extraterritorialité, ce qu’exprime bien l’incident entre Sabins et Romains au temps du roi Tullus Hostilius. De la même manière, la longévité de ce lieu de culte ne doit pas cacher le fait que la conquête romaine de la région, commencée au moins dès 426 av. J.-C. avec la soumission définitive de Fidènes et achevée en 290 av. J.-C. par la victoire de Curius Dentatus sur les Sabins, relègua notre Lucus au rang de sanctuaire régional aux fonctions désormais strictement religieuses et économiques. Le pillage d’Hannibal témoigne cependant d’une fréquentation suffisamment importante pour que le général punique daigne y passer pour faire main basse sur les ex-votos que l’on y thésaurisaient. Après cet épisode, un appauvrissement significatif, témoigne du déclassement d’un lieu qui aux temps archaïques avait probablement joué un rôle important comme régulateur dans les affaires politiques de la basse et moyenne vallée du Tibre.
Bruits de luci, sociabilités extra-civiques et interethniques16
13Les panégéries religieuses, qu’il s’agisse de celles des luci où de celles de sanctuaires civiques, apparaissent souvent aux temps archaïques comme les chambres d’écho privilégiées des relations « internationales », complots intérieurs et rumeurs de guerre s’y faisant et défaisant au gré des circonstances. Cependant nous voudrions maintenant insister sur le caractère fédérateur de certains de ces lieux. Le lucus de Feronia n’est pas un sanctuaire fédéral, il joue le rôle d’un espace de médiation entre des cités et des peuples divers. Il existait également des sanctuaires fédéraux, latin, volsque, étrusque, sabin, hernique sur lesquels nous sommes malheureusement mal renseignés. On observera que dans la plupart des cas ces sanctuaires sont des luci. Le caractère ethnocentrique de ces sanctuaires remontant pour certains d’entre eux à la plus haute antiquité, nous permet d’aborder un type d’organisation politique qui rend probablement compte d’un état certainement précivique des sociétés politiques de l’Italie centrale tyrrhénienne archaïque. Si ces structures continuent de fonctionner pour certaines d’entre elles jusqu’à l’époque impériale, il faut bien admettre qu’au-delà de la conquête romaine, le développement des systèmes civiques en Italie centrale participèrent pour une large part au déclin politico-militaire des ligues civiques ou ethniques. L’exemple de la ligue latine, la mieux connue de toutes, et accessoirement celui de la ligue étrusque, plus ambiguë et moins bien documentée, nous permettent de saisir l’histoire de ces sanctuaires « fédéraux ».
Une expérience de « fédéralisme » ethno-civique : la ligue latine
À l’ombre de Jupiter Latiaris17
Les espaces de l’identité latine : Le Mont Cavo
14Les trente cités de la ligue latine se rassemblaient régulièrement autour de Jupiter Latiaris pour des panégyries dont nous savons que Rome, après sa victoire du Lac Régille, les réorganisa sur trois jours. Le culte de ce Jupiter agreste est bien attesté dans cette région ; c’est ainsi qu’avant l’arrivée de Jupiter Capitolin venu d’Étrurie, Rome rendait un culte à un Jupiter Feretrius remontant certainement à la plus haute antiquité et dont il est significatif qu’Auguste, plus tard, contribua à la restauration du temple, emblèmatique des premiers temps de Rome. Le culte fédéral latin se déroulait dans les monts albains, sur le Mont Cavo.
Les espaces de l’identité latine : quelques luci
15Pourtant quelles que soit l’importance de ce culte et les relations entre gentes ou entre cités qui pouvaient s’y nouer, il existait d’autres sanctuaires propices à des assemblées, sachant que cette multiplicité des cultes « fédéraux » est souvent le révélateur d’une évolution dans les rapports de force entre cités. Nous nuancerons cependant cette remarque en constatant que ces lieux, Mont Cavo inclus, sont tous situés au centre du Latium antique. Il s’agit du sanctuaire de Diane nemorensis près d’Aricie, du lucus Ferentinae au pied des monts albains, enfin du sanctuaire de Diane à Corné près de Tusculum, non loin de l’actuelle ville de Frascati. Comme Jupiter latiaris, Diane est une très ancienne divinité latine. Parmi ces trois sanctuaires seuls les deux derniers sont des luci. Nous constatons que tous les sanctuaires fédéraux ne sont pas nécessairement des bois sacrés. Par contre il est révélateur que le Lucus ferentinae sur lequel nous sommes mieux informés18, semble avoir joué un rôle majeur dans les concilia latinorum. Il convient donc de distinguer entre le ou les sanctuaires « fédéraux » aux fonctions religieuses et les luci où se réunissaient les représentants des cités voire les armées mobilisées pour des opérations militaires lorque cela était nécessaire.
La ligue latine, mode d’emploi19
16Que se passait-il autour de la source férentine ? Il est révélateur qu’aucune information sur le culte de cette divinité des sources ne nous soit véritablement donnée. Ferentina et son lucus ne sont là que pour accueillir dans un espace sacré les délégués des cités latines qui certainement devaient bénéficier comme les fidèles de Feronia d’une immunité découlant du droit d’asile que devait posséder le bois sacré, ce qui bien entendu n’exclut pas l’exécution de rituels à l’adresse de Ferentina. L’épisode de l’exécution sacrilège de Turnus Herdonius de Corilla sur décision de Tarquin le Superbe et de son gendre Octavius Mamilius durant une séance de la ligue semble induire l’existence d’un droit d’asile. Notre propos n’est pas ici de présenter l’histoire de la ligue latine ; cependant il nous semble intéressant d’analyser rapidement les pratiques politico-diplomatiques qui avaient cours au sein du Lucus. Outre la convocation de représentants des cités dont nous ignorons les modalités mais dont nous entrevoyons qu’il s’agissait d’une élite socio-politique, nous remarquons qu’il est toujours question d’actions diplomatiques conduisant soit à la guerre, soit au maintien de la paix. Dans le cas d’une déclaration de guerre, suivait l’élection de deux dictateurs chargés de conduire l’armée « fédérale » sans que l’on sache véritablement sur quelle base reposait son enrôlement. Il convient donc de faire une distinction entre les Féries latines auxquelles assistaient toutes les cités latines et dont le déroulement devait avoir lieu à dates régulières et la ligue latine dont nous savons d’une part qu’elle n’associait pas systématiquement toutes les cités du nomen latinum et d’autre part qu’elle ne fonctionnait probablement que lorsque l’occasion s’en faisait sentir. Lorsque, pour résister aux ambitions de Tarquin l’Ancien, la Ligue latine au complet – à l’exception de Rome – décide de demander de l’aide aux Étrusques, nous nous trouvons dans le cas d’une alliance entre des Latins et des Étrusques plutôt que dans une dynamique ethnocentrique sachant que nos sources sont suffisamment éloquentes quant à l’absence de solidarités ethniques exclusives sans parler de clivages apparaissant parfois au sein de la cité comme ce fut le cas à Rome après la « Révolution » de 509 av. J.-C.
Grandeur et décadence de la Ligue latine
Les origines « fédérales » de la cité, le cas de rome
17Dans sa présentation des premiers pas institutionnels de la cité romuléenne, Tite-Live fait état de l’origine des douze faisceaux de licteurs symboles de l’Imperium romanum20. Il rattache le nombre d’insignes à une tradition étrusque, ce qui n’est pas pour nous surprendre. Ce qui nous semble intéressant dans ce témoignage étiologique historiquement discutable, c’est le parallèle qu’il établit entre l’exercice de l’Imperium par le chef de la Dodécapole étrusque et le rassemblement des douze insignes symbolisant chacune des cités membres. Cette parabole « fédérale » définissant l’essence même de la cité pourrait être l’écho d’un temps précivique où des groupes socio-politiques s’unissaient occasionnellement en se dotant ponctuellement d’un roi ou d’un magistrat suprême élu par ses pairs avec des prérogatives importantes mais limitées dans le temps comme l’étaient celles des dictateurs de la ligue latine. À Rome même, une telle pratique est attestée jusqu’à l’époque impériale, il s’agit des très anciens comices curiates qui se réunissaient symboliquement sur le Capitole pour voter la Lex Curiata de Imperio, qui conférait aux consul élus l’Imperium. À cette occasion les trente curies romuléennes étaient représentées symboliquement par trente licteurs, un nombre dont on remarquera qu’il correspond au nombre canonique des cités de la ligue latine ce qui plaide pour une antériorité « fédérale » de ce système21.
Entre régulation et manipulation
18Il est significatif que la période pour laquelle nous disposons des témoignages les plus précis sur les réunions de la Ligue latine à la source férentine, se situent sous le règne de Tarquin le Superbe et dans les années qui suivent son exil jusqu’à sa défaite du Lac Régille. C’est en effet l’époque où Rome semble émerger du concert des cités latines grâce à la politique volontaire de ses rois ou condottières. La politique extérieure de Tarquin le Superbe et de son gendre Octavius Mamilius de Tusculum visant à exercer une sorte d’hégémonie sur le Latium passe par le noyautage de la Ligue comme nous le montre les conditions déloyales et tragiques par lesquelles le tyran romain se débarrasse de son principal compétiteur Turnus Herdonius de Corilla. Cette instrumentalisation de la Ligue latine permet à Tarquin le Superbe, après l’établissement de la République à Rome ou plutôt le coup de force de Porsenna, de continuer la lutte pour tenter de récupérer son trône. Il est paradoxal que Tite-Live et surtout Denys d’Halicarnasse se montrent particulièrement prolixes sur la Ligue au moment où celle-ci connaît justement une crise22. S’il y a débat pour savoir si dès après sa victoire du Lac Régille, Rome occupe une position hégémonique au sein de la Ligue comme semble l’indiquer le contenu du Foedus Cassianum reconstruisant la ligue latine dans le sens voulu par Rome, il est en tout cas certain que l’occupation d’une partie de Latium par les peuples sabelliens va permettre à l’instance « fédérale » latine d’écrire une nouvelle page de son histoire mais dans un sens qui, à partir du début du ive siècle av. J.-C. sera de plus en plus romain.
Vers une fossilisation
19Les égoïsmes civiques, plus particulièrement ceux de Rome, ne pouvaient se satisfaire d’une ligue consensuelle qui ne pouvait qu’entraver les appétits territoriaux de quelques-uns de ses membres. C’est pourquoi, au moment où s’estompe le « péril » sabellien, une crise profonde éclate entre Rome et les autres cités latines. Si Tite-Live nous signale pour 340 av. J.-C. une réunion de la Ligue à Ferentina23, en un temps où celle-ci est surtout mobilisée pour combattre l’hégémonie que Rome a imposée aux autres membres en 358 av. J.-C, la victoire définitive de Rome vingt ans plus tard signe la mort diplomatique de la Ligue ; seules demeurent les fêtes religieuses dont les contenus sont pour une bonne part revus dans un sens romain, ce dont témoigne une annalistique donnant à Rome une place privilégiée dans l’histoire du nomen latinum. Les antiques lieux de réunion de la ligue cessent d’être fréquentés et, ironie de l’histoire, ce sont les sanctuaires comme celui de Diane nemorensis – moins marqué politiquement que le Lucus Ferentinae – qui conservèrent le souvenir des antiques rites du Latium archaïque jusqu’à l’époque impériale24.
La Dodécapole étrusque, une ligue panétrusque ?
Les hôtes de Voltumna : le prêtre, le notable, l’ambassadeur, le marchand et le ludion
La Conseil étrusque selon les annalistes
20Si, faute de sources suffisamment explicites, de nombreuses zones d’ombre demeurent quant au fonctionnement politique de la Ligue latine, la situation de son homologue étrusque n’est guère plus évidente. S’il n’y a pas lieu de remettre en cause l’historicité d’une Dodécapole étrusque, il me semble par contre préjudiciable d’en déduire qu’il s’agit d’un organe « fédéral » à la manière de ce qui semble avoir existé pour le Latium, avec les réserves que nous avons fixé à ce propos. La seule et unique occurrence concernant les panégyries du Fanum de Voltumna, qui se déroulaient dans un lieu que nous ignorons et dont il est possible qu’il ait changé au cours des temps, nous est rapportée par Tite-Live25. Ce passage ne fait état à aucun moment d’activités politiques. L’allusion à la rupture entre le notable et futur roi de Véies d’une part et les cités de la Dodécapole d’autre part ne peut être compris que comme une querelle opposant des notables véiens dont il n’est pas impossible qu’elle puisse être liée aux relations avec Rome. Quelque soit les conséquences ultérieures de l’altercation, elle n’a rien à voir avec une Dodécapole comprise en tant que Ligue politique panétrusque. Les personnages mis en scène dans la notice livienne, du sacerdos à l’artifex, répondent parfaitement à ce que l’on est en droit d’attendre lors de fêtes se déroulant dans un sanctuaire « fédéral ». Le sacerdos élu est un prêtre, pas le généralissime d’une armée « fédérale ».
La Dodécapole étrusque selon tite-Live
21La Dodécapole a été comprise de manière erronée par les annalistes comme le siège d’une ligue politique. Ils considèrent que le sanctuaire panétrusque du Fanum de Voltumna était le lieu où le Concilium etruriae se réunissait, ce qu’aucune source ne souligne explicitement. Par contre, il n’est pas impossible que cet organe diplomatique dont nous ne connaissons rien sinon le nom ait choisi à l’occasion le sanctuaire « fédéral » étrusque pour se réunir. Mais au même titre qu’il faut distinguer les célébrations religieuses latines du Mont Cavo et les assemblées politiques du Lucus ferentinae, il faut très certainement séparer les fêtes – peut-être annuelles – de Voltumna et les assemblées diplomatiques du nomen etruscum. L’erreur originelle qui a conduit une partie importante de l’historiographie moderne à confondre Dodécapole et Concilium etruriae, alors que ces deux termes n’apparaissent qu’une seule fois ensemble, peut être corrigée si l’on analyse cette occurrence livienne du Livre iv26. Il s’agit d’une requête de Veies et Faléries qui est adressée distinctement à chacune des cités étrusques, celles-ci acceptant de se réunir pour en débattre au temple de Voltumna. Qu’un patronage divin soit sollicité dans un tel contexte n’a rien de très original en soit. Par contre, on aura noté que cette réunion ne s’inscrit dans aucun calendrier festif tel que la célébration de la divinité tutélaire des Étrusques. Ajoutons que la requête est adressée par une cité étrusque mais aussi une cité falisque, ce qui ôte à la procédure son caractère ethnocentrique. Nous sommes donc dans une démarche diplomatique classique, distincte d’un supposé « fédéralisme » étrusque au sens politico-institutionnel du terme.
La Dodécapole étrusque mode d’emploi27
22Comme nous venons de le constater, le dossier de la Dodécapole étrusque comme organe politique est vide. Ainsi toutes les supputations pour interpréter certaines titulatures comme panétrusques ou consistant à qualifier certaines éminentes figures de l’histoire étrusque – Porsenna, Aulus Spurrina ou Vel Saties – de « généralissimes fédéraux » ne peuvent guère être prises au sérieux dans la mesure où elles reposent sur le postulat d’une Dodécapole politico-diplomatique étrusque qui jusqu’à nouvelle découverte n’existe pas. Par contre nous souscrivons pleinement à l’existence de panégyries panétrusques comme lieu de sociabilité politique au même titre que le lucus de Feronia dont nous avons bien vu le rôle d’interface régionale qu’il a pu jouer entre les peuples et cités voisins pour le meilleur et pour le pire, du moins avant la conquête romaine. L’épisode du notable véien écarté lors de l’élection à la prêtrise de Voltumna est un bon exemple des enjeux socio-politiques du sanctuaire « fédéral » étrusque. Au début du ive siècle av. J.-C. après l’éviction des Gaulois de Rome par Camille, Tite-Live nous signale toute une série de menaces militaires pesant sur l’Urbs parmi lesquelles celle de principes étrusques réunis au sanctuaire de Voltumna28. Tout d’abord on constatera, outre le fait qu’il n’est pas question du Concilium etruriae, que le sanctuaire de Voltumna n’est ici que le lieu privilégié d’une coniuratio garantie par le dieu. Il n’est donc pas question ici d’une assemblée du Concilium etruriae lors de la célébration des fêtes de Voltumna. L’autre aspect intéressant réside dans le fait que des marchands que l’on supposera romains rapportent des informations d’ordre politique dans leur patrie. Cela nous permet de revenir sur l’importance des grands sanctuaires régionaux dans la diffusion de l’information politique. Le fait que la présence de marchands soit attestée pourrait laisser entendre qu’au moment de la conjuration des notables étrusques, se déroulaient les féries panétrusques ce qui pose dans ce cas le problème du sens officiel ou non qu’il convient de donner à l’expression Concilium etruriae.
Concilium Etruriae ou coalitions étrusques ? Essai de géopolitique étrusque
Y a-t-il un Concilium Etruriae ?
23Qu’il s’agisse d’un Concilium etruriae ou etruscorum, nous pensons que cette expression doit être distinguée de la véritable Dodécapole dont nous avons vu le caractère essentiellement cultuel. L’absence de précision sur le contenu politico-diplomatique des Concilia peut faire douter de leur caractère panétrusque sachant, comme nous l’avons observé, que d’autres peuples ou cités peuvent s’y associer lors de coalitions. Une rapide analyse des occurences29 mentionnant une action unitaire des Étrusques s’avère éloquente. Il existe un saisissant contraste entre une présentation toujours tonitruante d’une toute puissante assemblée étrusque et sa totale impuissance lorqu’il s’agit d’agir, soit que le Concilium refuse d’intervenir, soit qu’il renonce pour de peu clairs motifs à entrer en guerre. La Ligue des riches et puissants étrusques semble tenir de l’artifice littéraire pour dramatiser la geste politico-militaire de Rome. Alors qu’une Ligue latine semble avoir tant bien que mal fonctionné diplomatiquement, rien n’est moins sûr pour ce qui concerne l’Étrurie tyrrhénienne. Au demeurant, quels pouvaient être les intérêts communs d’une cité comme Véies en concurrence avec Rome pour le contrôle de la vallée du Tibre et la très septentrionale Fiésole ? Lors des Guerres samnites, un passage tout à fait éloquent nous montre les principes étrusques réunis au sein du Concilium rejetant l’offre d’alliance des Gaulois contre Rome qui était, précisons-le, assortie d’un partage des terres étrusques, décision rejetée par le peuple des cités étrusques30. Plutôt que l’expression d’une structure politique panétrusque digne de ce nom, il nous semble plutôt entrevoir à travers cet exemple le caractère assez empirique d’une diplomatie étrusque contrôlée par un groupe socio-politique, qu’il s’agisse des principes ou du populus.
État des lieux diplomatico-militaires31
24Il n’est pas question de faire dans le cadre de cet article, un état des lieux de l’histoire diplomatique de l’Étrurie tyrrhénienne. Nous voudrions cependant souligner le contraste flagrant existant entre l’affirmation rhétorique d’un Concilium etruriae confondu par les Anciens et à leur suite de nombreux Modernes, avec le sanctuaire panétrusque de la Dodécapole. En effet les conflits opposant Rome aux cité étrusques ou les affrontements entre les cités Étrusques et d’autres États, nous montrent un peuple n’agissant jamais en commun. Lors de certaines occasions, des divisions semblent même apparaître au sein des cités ce que confirme la mention récurrente de volontaires étrusques que nous voyons intervenir après que le soit-disant Concilium a décidé de ne rien décider officiellement en terme d’intervention militaire. Que penser également de ces « irréguliers » étrusques conduits par leurs chefs pour s’opposer aux Romains lors du franchissement par ceux-ci des Monts Ciminiens en 310 av. J.-C.32 ? Nous voyons derrière cette présentation des faits apparaître une autre question, celle de la nature même de la cité étrusque que nous ne saurions engager ici. Les fana, luci et autres lieux de rencontre régionaux entre peuples et cités doivent sans doute être analysés d’abord dans leur dimension gentilice, sachant que ce sont d’abord des individualités qui se rencontraient en ces lieux comme en témoigne l’épisode du notable de Veies même si ces confrontations amicales ou inamicales, pouvaient parfois déboucher sur un casus belli de plus grande ampleur comme le montre l’incident entre Sabins et Romains au lucus Feroniae.
Y a-t-il une pentapole septentrionale ?
25Nous ne pouvons pas conclure sur cette question sans avoir évoqué le célèbre passage de Denys d’Halicarnasse33, mettant en présence les deux assemblées latine et étrusque au temps de Tarquin l’Ancien. La Ligue latine fait appel à la Ligue étrusque pour lutter contre Rome. Des ambassadeurs de la Ligue latine sont envoyés à chaque cité étrusque. Cinq d’entre elles acceptent d’apporter leur aide : Volterra, Arezzo, Vetulonia, Roselle et Chiusi. La situation septentrionale de ces cités, situées autour de l’édifice monumental de Murlo, fut le point de départ d’hypothèses dont le but était de faire de ce site le centre d’une Pentapole étrusque qui n’est attestée nulle part34. S’il convient d’écarter cette séduisante mais improbable hypothèse, il nous semble par contre plus approprié de revenir sur le texte dionysien. Le bilan que l’on peut faire de ce récit est que la Ligue latine n’agit pas unanimement (Rome au moins est exclue de la démarche), que la procédure diplomatique est multilatérale et qu’au final les cités sollicitées répondent à la requête latine unilatéralement. Les cinq cités étrusques qui donnent suite à la démarche de la Ligue latine ne constituent donc pas une pentapole mais l’addition de cinq cités agissant indépendamment et qui, pour des raisons que nous ignorons, trouvaient sans doute un certain intérêt dans cette alliance offensive. Si les Latins, qui eux agissent dans le cadre d’une Ligue, se réunissent en effet à la source Férentine, il ne nous semble pas assuré par contre que les cité Étrusques se soient rassemblées dans un lieu commun à cette occasion.
Conclusion : Atta Clausus, autopsie d’une intégration réussie
L’épopée des Claudii
L’exil forcé d’Atta Clausus
26Tite-Live et Denys d’Halicarnasse35 nous rapportent l’édifiant récit de l’installation romaine de la gens Claudia à la fin du vie siècle av. J.-C. à travers la geste de l’ancêtre de la famille, Atta Clausus. Chef d’un groupe sabin installé à Interegillum, c’est à la suite d’un désaccord au sein du peuple sabin divisé sur la question de l’entrée en guerre contre Rome, qu’il choisit de quitter sa patrie. À peine arrivé à Rome, il entre au Sénat et reçoit lui et ses clients des terres correspondant au territoire de la tribu Claudia. Laissons de côté la conjoncture diplomatico-militaire de l’époque pour nous concentrer sur les origines et les conditions de son exil romain.
L’installation à rome
27Cet épisode montre à la fois l’absence d’unité politique chez les Sabins et la compénétration entre groupes ethniques ou civiques, sachant que l’installation clef en main des Claudii à Rome n’est guère envisageable telle quelle. L’intégration d’un groupe sabin dans la cité romaine ne peut s’expliquer que par la présence depuis longtemps de ce groupe aux portes de la cité, sur la rive droite de l’Anio. L’histoire de la gens Claudia n’est que le reflet de processus continus d’intégration depuis le synœcisme primordial de l’Urbs. Nous pensons que les sanctuaires régionaux ont été des vecteurs majeurs de ces histoires qu’illustre ici la geste d’Atta Clausus. Le Lucus Feroniae de par sa situation sur l’axe tiberin à la charnière des peuples sédentaires de la plaine et des populations semi-nomades des piémonts de l’Apennin, a nécessairement tenu un rôle important qui, faute de sources, nous échappe pour une bonne part. Espace régulateur entre les diverses ethnies et cités de la région, cette fonction a nécessairement été ébranlée par la reprise des migrations des populations montagnardes de l’Italie centrale à la fin du vie siècle av. J.-C.
Perspectives claudiennes
28A posteriori, la gens Claudia voulut donner un caractère évènementiel et fondateur à ce qui dut être la progressive intégration aux populations latino-étruscosabines établies autour des sept collines. Il n’en demeure pas moins vrai que la démarche d’Atta Clausus traduit certainement un moment d’histoire, celui d’une prise de conscience plus juridique de la citoyenneté romaine et de son corollaire le territoire civique. La question reste posée de savoir si la conjoncture politicomilitaire de la fin du vie siècle av. J.-C. est pleinement à l’origine de ce processus ou si, au contraire, c’est l’émergence de territoires civiques dans l’aire étruscolatine qui est à l’origine des mouvements migratoires des sociétés agro-pastorales de l’Apennin. Ces deux processus ne nous semblent pas en contradiction.
D’Appius Claudius à Appius Herdonius, une histoire de synœcisme
Le coup de force d’Appius Herdonius36
29Quelques décennies plus tard un autre Sabin, Appius Herdonius, accompagnés d’esclaves et de transfuges, tentera en vain une entrée en force dans l’Urbs. Derrière le parfum anachronique de guerre servile, que l’on respire en lisant le récit que nous livre Tite-Live de l’affaire, l’histoire d’Herdonius n’est pas sans ressemblance avec celle d’Atta Clausus. Derrière les apparences d’un conflit qui tient à la fois de la guerre civile et de la guerre étrangère, n’aurions-nous pas affaire à une tentative d’intégration qui cette fois se serait brisée devant une communauté civique mieux affirmée. Rappelons qu’Herdonius est un nom plutôt latin que sabin ce qui rend peut-être douteuse cette mention de Tite-Live. Il s’agirait plus sûrement d’un groupe de populations hétérogènes (Latins, Sabins, Volsques et autres Sabelliens) installé aux confins de l’ager romanus. Cette fois Rome refusera d’intégrer ces « candidats » à la Romanité ou du moins souhaitant s’établir sur le territoire civique.
Relecture ethnique d’un synœcisme avorté
30Nous voudrions attirer l’attention sur le scénario construit ou reconstruit par Tite-Live qui nous présente Herdonius s’emparant du Capitole c’est-à-dire de l’endroit où Romulus avait créé, comme nous l’avons vu, son Asylum inter duos lucos. C’est aussi sur ce même Capitole que Titus Tatius, le roi Sabin, avait établi ses quartiers avant d’affronter Romulus dans la dépression du futur Forum romanum. Derrière le caractère anecdotique de l’histoire d’Appius Herdonius, il nous semble possible de saisir ce qui constitue probablement une étape historique dans la genèse civique de Rome, onze ans avant la rédaction de la Loi des xii Tables. L’échec des transfuges d’Herdonius expulsés du Capitole, signe la véritable fermeture de ce lieu d’asile ouvert trois siècles auparavant par le fondateur de Rome. Ainsi il n’y eut pas de tribu Herdonia.
La mort politique des luci
31Il était possible à l’époque impériale de voir des luci à Rome ou autour de Rome. Intégré à la colonie fondée par César, le sanctuaire de Feronia continuait d’être fréquenté par les populations locales. Ailleurs, mos maiorum oblige, la respublica continuait d’effectuer dignement les rites pluriséculaires s’attachant à quelques luci, ultimes témoins des antiques frontières de Rome. En Étrurie on recréa, probablement au temps d’Auguste, une « Dodécapole » réactualisée de quinze cités37. Il est intéressant de noter que les magistrats de cette structure portaient des titres politiques : préteur et édile. Ne pourrait-on voir dans ces magistratures une des raisons qui conduisirent les Anciens à faire de l’Antique Dodécapole, un organe politique ? Désormais seule la curiosité de quelques antiquaires entretenait le lointain souvenir d’un temps où Imperium ne rimait pas toujours avec forum.
Notes de bas de page
1 Le présent article s’inscrit dans un ensemble de recherches que nous menons actuellement sur la nature et l’exercice du pouvoir dans le monde étrusco-latin. Par conséquent les conclusions que nous proposons doivent être considérées comme provisoires.
2 Sur la Villa des Volusii et le Lucus Feroniae, on trouvera une bonne synthèse assortie d’une bibliographie exhaustive et actualisée dans Sgubini-Moretti A.M. (éd.), « Fastosa rusticato ». La villa dei Volusii a Lucus Feroniae, Rome, « L’Erma » di Bretschneider, 1998.
3 Voir Liv. i, 30, 4 et DH., iii, 32, 1-2.
4 Voir R.E., xiii, 2, col. 1709-1710.
5 Voir Liv., xxvi, 11, 8 et Sil., xiii, 82-91
6 Voir Liv., xxvii, 4, 14 et xxxiii, 26, 8 à propos de deux prodiges survenus au Lucus Feroniaei.
7 Voir supra n. 3
8 Voir Liv., i, 9 et DH., ii, 30 pour les deux sources majeures.
9 Voir Liv. i, 12, 7 et 13, 5 ; DH, ii, 42. Le Lacus Curtius sur le Forum romanum rappelait entre autres l’affrontement entre Romains et Sabins dans la dépression du Vélabre. Voir LTUR, iii, pp. 166-167. Par ailleurs Pline l’Ancien mentionne la chapelle de Vénus Cloacina comme le lieu où s’était interrompu l’affrontement entre les deux peuples (voir Plin., xv, 119 et LTUR, i, pp. 290-291).
10 Voir Liv. i, 8, 5 et DH., ii, 15. Sur l’Asylum capitolin voir LTUR, i, p. 130.
11 Voir Grandazzi A., La Fondation de Rome. Réflexion sur l’histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 103-125.
12 Voir Magdelain A., « Le pomerium archaïque et le Mundus », reL, liv, 1976, p. 71-109.
13 Voir Scheid J., « Lucus, nemus.Qu’est-ce qu’un bois sacré ? », in Les bois sacrés. Actes du Colloque International du Centre Jean Bérard, Naples, Centre Jean Bérard, 1993, p. 13-20.
14 Voir Liv., vi, 20, 11. Sur le Lucus petulinus voir LTUR, iii, p. 194 et Coarelli F., Il Campo Marzio. Dalle origini alla fine della Repubblica, Rome, Quasar, 1997, p. 372-373.
15 Voir Broise H., Scheid J.,« Étude d’un cas : le Lucus deae Diae à Rome »,in Les bois sacrés. Actes du Colloque International du Centre Jean Bérard, Naples, Centre Jean Bérard, 1993, p. 145-157.
16 Coarelli F., « I luci del Lazio : la documentazione archeologica », in Les bois sacrés. Actes du Colloque International du Centre Jean Bérard, Naples, Centre Jean Bérard, 1993, p. 45-52.
17 Voir Ampolo C., « Boschi sacri e cultifederali nel Lazio »,in Les bois sacrés. Actes du Colloque International du Centre Jean Bérard, Naples, Centre Jean Bérard, 1993, p. 159-167.
18 Voir R.E., vi, 2, col. 2207-2208.
19 Voir occurrences littéraires DH., iii, 34 et 51 ; iv, 45 et 49 ; v, 50-53 et 61 et Liv., i, 53-54.
20 Voir Liv. i, 8, 2-3 et Piel T., Principes Etruriae : recherches sur les représentations et la nature du pouvoir en Étrurie, thèse dactylographiée, Université de Nantes, 2000, p. 768-770.
21 Magdelain A., Recherches sur l’Imperium. La loi curiate et les auspices d’investiture, Paris, PUF, 1968.
22 Voir les occurrences littéraires mentionnées supra n. 19.
23 Voir Liv., vii, 25, 5.
24 L’empereur Caligula semble avoir eu quelque inclination pour le lac de Nemi que dominait le sanctuaire de Diane. Il fera construire deux navires résidentiels géants sur le lac.
25 Voir Liv. v, 1, 4-5.
26 Voir Liv. iv, 23, 4-5.
27 Voir les occurrences littéraires : DH., iii, 57 ; iv, 27 ; vi, 75 ; ix, 1 et 18. Liv. i, 8 ; ii, 44 ; iv, 23-25 et 61 ; v,1,17,33-35 et 45 ; vi, 2-3 ; vii, 21-22 ; x,10-13,14,16,18 et 21.
28 Liv., vi, 2-3
29 Voir les occurrences littéraires mentionnées supra n. 27.
30 Voir Liv. x, 10-13.
31 La synthèse la plus complète sur les relations diplomatico-militaires étrusco-romaines, reste à ce jour l’ouvrage de Harris R., Rome in Etruria and Ombria, Oxford, Clarendon Press, 1971.
32 Voir Liv. ix, 36-37.
33 Voir DH., iii, 51.
34 Pour une interprétation « fédérale » de l’édifice monumental de Murlo voir Phillis K.M., In the hills of tuscany, recent excavations at the etruscan site of poggio Civitate (Murlo, Siena), Philadelphie, The University Museum – University of Pennsylvania, 1993.
35 Voir Liv. i, 16, 3-5 et DH, v, 40.
36 Voir Liv. iii, 15-18.
37 Voir Liou B., Praetores Etruriae xv Populorum, Bruxelles, Latomus, 1969.
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