Rencontres perturbantes de l’homme et toutes ses femmes
Sauve qui peut (la vie) (Jean-Luc Godard, 1980)
p. 57-67
Texte intégral
1J’aimerais orienter mon discours non vers l’histoire du cinéma, mais vers une réflexion sur le cinéma. Le thème proposé est celui de la Rencontre. Thème capital puisqu’il semble impossible de mener un récit sans le fonder sur un système d’interférences que tisse le jeu simple ou multiple des rencontres.
2Mais d’abord, inaugurons notre discours par une tentative de rencontre du mot « rencontre »
3Au Moyen Âge, la rencontre s’applique à un coup de dés mais également à un combat. Si vous dites « coup de dés », vous appelez le hasard. Comme versifiait Mallarmé, « un coup de dés jamais n’abolira le hasard », et une rencontre, toujours, se servira du hasard. C’est une obligation constitutive. Elle sera donc déterminante ou déterminée. Déterminante car liée à la fatalité comme loi souveraine du hasard (impossibilité de fuir, de contrôler, de changer). Déterminée, c’est-à-dire que la rencontre sera préparée, voulue, manigancée et avancée. Dans son usage ultime, la rencontre est liée à la recherche, scientifique de préférence, mise au service de la connaissance des lois de l’univers ; elle peut aussi glisser, et se mettre au service de l’inconnu, de façon mystique et métaphysique, par exemple dans la recherche de Dieu, pour aller à sa rencontre. La « Rencontre », ainsi, des voies infinies tant dans son appréhension que son utilisation.
4Son premier usage appartient d’abord au scénario puisqu’il est à la base de la construction du récit. Celui-ci impose toujours l’idée d’une rencontre qui déclenche l’intrigue et l’action. Le problème consiste immédiatement à déterminer comment et à quel moment elle doit se produire, sa nature et ses possibilités de développement, etc.
5Éloignons-nous un instant de notre sujet et partons d’une hypothèse. La dramaturgie commencerait avec l’institution du patriarcat, c’est-à-dire à partir du moment où se posent des problèmes d’héritage. Sur des stèles vieilles de cinq ou six mille ans, vous lisez « Un tel, fils d’un tel, a fait ceci… » Nous avons là une ébauche de dramaturgie. On est lié juste à la succession de faits, qui sont à la gloire d’un seul individu. Il est, à lui seul, une histoire, sa propre histoire et semble n’avoir ni passé, ni futur, donc pas de dramaturgie, puisqu’on ne célèbre que son seul présent. Or, « Fils d’un tel » implique la notion d’héritage, un passé avec quelqu’un qui est mort. Ce passé impose un présent : il faut régler son héritage. Un futur doit le régler. De quelle façon ? Ainsi commencent tragédies, comédies et drames.
6Dans cette optique, vous aurez nécessairement un conflit. Si vous commencez à prendre en compte qu’il y a nécessité de mener un récit, un récit dramatique, vous êtes, à ce moment-là, obligés de quitter la notion du Moi. « Moi, je fais ceci, moi, j’écrase le monde, moi, je ne suis que moi, je ne peux même pas rencontrer quelqu’un d’autre puisque je suis le seul. » Et à partir du moment où vous commencez à faire un récit dramatique racontant une histoire, vous êtes obligé d’introduire la notion de l’Autre et si vous l’introduisez, vous êtes obligé de rencontrer, justement, la notion de rencontre.
7L’évolution du récit à travers les âges et les cultures démontre que la totalité des récits sont fondés sur le rapport de l’un avec l’autre (humains, animaux, nature, objets, êtres mythiques, etc.). D’une rencontre va naître nécessairement une aventure, et cette aventure se doit de captiver le lecteur, l’auditeur ou le spectateur…
8Ce phénomène, ou ce processus, va entraîner toute une littérature portée uniquement sur les rencontres. Prenez par exemple Homère, Virgile, Dante, Cervantès, le roman picaresque et vous constatez qu’ils ne peuvent exister sans l’exploitation (souvent à outrance) de la rencontre. Ce phénomène perdure jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Deux exemples : Le Septième Sceau, un récit du Moyen Âge, et Barry Lyndon, un récit du dix-huitième siècle qui, lui aussi, se développe selon le processus de la rencontre et des aventures qui naissent de ces rencontres.
9En même temps – à une époque plus récente – la rencontre est toujours présente, mais on feint de ne plus lui accorder autant d’importance que précédemment. Elle demeure à la base de l’aventure, à la base du récit, à la base de l’histoire, mais on tente de la gommer, de la rendre moins prégnante, d’oublier qu’elle a engagé le récit.
10De la multiplicité des rencontres que peut proposer comme point de départ un scénario, différentes natures existent et je dirais que la plus ancienne, la plus manifeste, la plus centrale et qui captive, encore et toujours, le spectateur reste la rencontre amoureuse. Donc, soudain un homme et une femme se rencontrent. Ce n’est pas l’événement en soi ni la circonstance extérieure qui l’a provoqué qui sont réellement intéressants. Mais sa raison, son pourquoi véritable. Bref jusqu’à quel point le hasard a été hasardeux. C’est sur cette question que se construit un scénario.
11[Projection d’un extrait de Sur la route de Madison, Clint Eastwood, 1995, la rencontre entre elle et lui.]
12La rencontre amoureuse occupe l’essentiel même de ce film. On assiste à ce qui se déroule à partir du moment où l’on a décidé de construire tout un scénario à partir d’une rencontre. Mais ici, dans la rencontre sentimentale, Clint Eastwood va au cœur même de son sujet. Il en traite la vérité, c’est-à-dire le besoin inconscient et soudain, tout à fait inavoué d’un autre, de l’Autre. En d’autres termes la mise soudaine en évidence d’un manque, l’éclat intolérable d’un vide jusque-là masqué. C’est cette histoire que conte Sur la route de Madison. À l’évidence, cette femme empotée dans son rôle à vie de parfaite fermière, épouse et mère de famille, souffre non seulement d’un ennui souverain, mais surtout d’une absence de l’autre, d’un autre pour lequel elle existerait vraiment. Le départ des autres, mari et enfants, la laisse face à son désarroi affectif. La rencontre est ainsi appelée par nécessité interne. Il en va de même pour l’homme. Leur rencontre devient, dès lors, forcément nécessaire comme forcément provisoire. Cette donnée de base, souterraine ou sous-jacente, conduit l’entière construction narrative du film. Cette idée occupe l’imaginaire humain et en particulier l’imaginaire affectif. Il est évident que si le film avait débuté par la même rencontre, mais sans aucune raison véritable, jamais cette histoire n’aurait pu se narrer.
13On en serait resté à : « Bonjour monsieur ! », « Bonjour madame ! », « Comment allez-vous ? ». Pour construire un scénario se fondant sur la notion de rencontre, d’aventure intérieure, il faut étudier la notion de la découverte de l’amour. Qu’est-ce que c’est que l’amour ? Un plein, se masquant sous ou se plaquant sur un vide immense ? Ces questions-là sont justement posées par le film.
14Ce qui est passionnant dans le film dit sentimental, c’est que, traité de cette manière, il touche, évidemment, aux choses les plus secrètes de l’âme humaine, de sa psyché. Et si son côté larmoyant, car nous sommes dans le cadre du mélodrame, n’est pas refoulé, Eastwood le manie avec retenue, sans vouloir arracher au public un sentimentalisme déplacé. N’est-ce pas la plus juste façon d’aborder le thème de l’amour, le thème de l’impossibilité de l’amour ? L’idée de rencontre, donc de hasard, impose la notion du provisoire, de quelque chose qui n’a pas de durée, qui restera inexorablement accidentel. Reste la volonté de nous faire vivre intensément cette brève rencontre qui rend magnifique le film d’Eastwood. (Je vous conseille de voir ou revoir Brève Rencontre de David Lean ; vous pourrez voir ce qu’est un mauvais film sur le même thème.)
15Continuons maintenant par une approche différente de la rencontre, considérée de façon plus rayonnante et solaire, c’est-à-dire sur son versant « coup de dés » joyeux et ludique. Nous voici, évidemment, en compagnie de Jean Renoir et son plaisir d’utiliser comme si c’était innocent, banal, sans problème ni culpabilité, la part accidentelle du hasard. Dès lors, sans même nous en apercevoir, nous serons entraînés dans une cascade de rencontres légères et sans conséquences pour mieux découvrir que le hasard est lié à une nécessité jusque-là dissimulée.
16Il eût ainsi fallu projeter tout Partie de campagne ; c’est une pure merveille, le chef-d’œuvre absolu de tous les courts et moyens métrages jamais réalisés de par le monde. J’ai choisi de n’en passer que le début. Cela commence par l’arrivée des Parisiens qui ne viennent qu’une fois par an à la campagne et la découverte (la rencontre) émerveillée du lieu où ils choisissent de descendre. Ensuite, succession de rencontres : l’aubergiste, les canotiers, les balançoires, les cannes à pêche, les yoles, et même la plus stupéfiante de toutes pour ces citadins : la nature (« c’est salissant la nature ! » s’écriera, étonnée et émoustillée, Madame Dufour qui sera encore plus surprise de constater que « la nature, ce n’est pas toujours naturel »). Ici tout est « autre », du connu à l’inconnu, du simple au cosmique. Mais ces rencontres sont celles de la vie jusqu’au moment, bouleversant, où l’on rencontre la réalité de l’amour physique. Et soudain, tout se transfigure. « Le monde est un. » L’acte sexuel embrase sensations, impressions, sensibilité et atteint à la plénitude du sentiment. La vie rencontre l’être dans une communion cosmique.
17[Projection d’un extrait de Partie de campagne, Jean Renoir, 1936, début du film.]
18C’est l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma. La rencontre n’est jamais mise en évidence, jamais amplifiée, elle est là tout bêtement, comme dans la vie. Le génie de Renoir consiste à traiter l’événement comme une chose banale jusqu’au moment où il atteint une intense gravité. Renoir tire ainsi, du thème de la rencontre, le maximum de possibilités dramatiques. Il en fait le véritable sujet du film.
19On peut avancer, évidemment, d’autres considérations sur les possibles utilisations du thème qui nous occupe. On peut l’orienter vers la métaphysique, le philosophique, le fantastique, l’obliger à traiter des choses qui touchent à la pensée ou à l’imaginaire, bref faire rencontrer l’homme et son interrogation sur la place qu’il occupe dans l’univers, l’angoisse qui l’étreint sur sa situation dans le monde, son incertitude face à l’espace et le temps. Pour illustrer ces orientations, voici deux extraits du Septième Sceau de Bergman.
20[Projection d’un premier extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1956, début du film.]
21Le premier temps du Septième Sceau se plie au mode du récit antique, voire picaresque : tout n’est qu’aventure, tout n’est que rencontre. Ce ne sont pas des rencontres indifférentes, elles découlent de la nécessité, celle que nous venons d’évoquer, qui oblige l’être humain à se poser la question de son rapport à l’existence, au monde, à la vie, à la mort, à ses croyances et certitudes, etc.
22Le Septième Sceau, rare succès réellement commercial de Bergman, est exemplaire dans sa façon d’aborder la métaphysique sans lourdeur ni effet appuyé. Au contraire, c’est le ton allègre qui domine. Les choses se déroulent simplement, naturellement, disons « normalement », comme il convient à une époque où l’on vit avec une sorte de naïveté sa religion. Le caractère philosophique du récit, qui s’interroge sur la condition humaine, n’occulte pas la vérité des rapports de force entre les classes sociales : entre ce chevalier aristocrate, ce croisé hautain et son valet écuyer, entre le maître pour qui toute entreprise, fût-elle spirituelle, doit être rentable et le serviteur bien terrestre qui ne considère que l’immédiateté de la vie. Ce qui entraîne cette rencontre entre deux attitudes, deux formes de pensée, deux rapports immédiats au monde, et à la réalité, qui constitue la base du fonctionnement du film. Mais qu’est-ce que l’on rencontre ? Est-ce que l’on rencontre les choses qui sont ou celles que l’on craint ou que l’on espère ? Questions quasiment naïves et en même temps fondamentales. Le système même du film, dès lors, ne peut fonctionner que sur le principe de la rencontre.
23[Projection d’un deuxième extrait du Septième Sceau, la rencontre avec la Vierge et l’Enfant.]
24Cette rencontre maintenant entre la foi naïve et la croyance, et le désir d’émerveillement en plus d’un poète ou d’un artiste à l’âme enfantine, ne pouvait que se déplacer dans un univers réel puisque l’on croit à sa religion, à l’histoire de cette religion, à la foi de celle-ci. Donc, il est tout à fait naturel et simple de rencontrer la Vierge Marie promenant l’Enfant Jésus au bord de la forêt. Je pense que cette conception de la rencontre, telle que Bergman la travaille dans ce film, sert de fil conducteur dans quasiment tous ses films. Rencontres psychanalytiques, violentes, etc. Bergman est un cinéaste extraordinairement fascinant, à la fois par sa mise en scène, et par le scénario. Après tout, un scénario n’est qu’une autre façon de faire de la littérature. Il faut aussi rappeler certaines évidences, nécessaires.
25Passons maintenant aux antipodes de l’usage bergmanien de la rencontre et regardons-la se manifester à l’état premier dans le gag. Fondamentalement celui-ci est le produit d’une rencontre. Il est la rencontre par excellence puisqu’il met soudain en présence deux éléments qui n’ont rien à voir ou à faire ensemble, et que l’accident qui les heurte déclenche l’éclat de rire.
26Ce n’est donc pas gratuitement si le cinéma burlesque a presque exprimé le meilleur du cinéma, a manifesté le génie et la nature de ce nouvel art. J’ai donc choisi pour illustrer mon propos l’un des plus grands comiques qui ont magnifié le burlesque : Buster Keaton. Chez cet artiste, en effet, tout est rencontre, nécessairement, irrémédiablement et osons le paradoxe, tragiquement. Car si ses rencontres sont toujours étonnantes, elles sont surtout détonnantes parce qu’elles ne sont pas le fruit du hasard. Elles sont parfaitement concertées, calculées. Chaque élément appartient à un monde qui est parallèle à l’autre. Chacun de ces univers fonctionne selon une mécanique qui a sa logique propre. Il y aura la logique du monde réel et celle du monde, apparemment illogique, que Keaton veut imposer à l’autre. Le gag va donc se dérouler en deux temps. D’abord, puisque deux univers parallèles ne se peuvent rencontrer, la première partie du gag consiste à juxtaposer, voire superposer les deux éléments qui se présentent séparés et indépendants dans leurs mondes respectifs. Dès lors, puisqu’il doit y avoir rencontre, on demandera à une perpendiculaire de relier ces deux éléments et d’en tirer un effet comique (et cosmique) pour le héros de la rencontre de ces deux parallèles via le soudain surgissement de cette perpendiculaire impensable dans sa logique. On notera qu’en tirant tout le bénéfice dramatique de cette figure cinématographique primordiale, encore plus forte que l’utilisation de la diagonale proposée dès le début du cinématographe par les Lumière, Keaton a été un inventeur de forme et s’est évidemment imposé comme l’un des grands cinéastes. Au fond, il part d’un constat simple : l’écran est plat et horizontal. Pour lui donner un minimum d’épaisseur il faut le dédoubler, susciter en son sein un autre écran qui se superpose au premier et introduit du relief avec impression de profondeur de champ. Une fois que le dispositif est mis en place, il devient normal et nécessaire de justifier cette impression de profondeur par une ligne perpendiculaire, qu’impose forcément le regard face écran (comme on dit face caméra) du spectateur. C’est ce regard qui force les deux éléments, le double écran virtuel, les deux parallèles horizontales à se rencontrer pour la plus grande joie du public. On note que Keaton est le seul comique de l’écran dont le gag déclenche l’hilarité d’une salle entière à la fraction de seconde près. Voici l’un des moments les plus étonnants du Mécano de la « General », qui expose une autre utilisation de la rencontre en la faisant glisser de sa première étymologie liée au « coup de dés » hasardeux à sa seconde, celle qui l’attache à la notion de combat. Car la rencontre n’est pas seulement utilisée pour réunir, voire simplement unir comme nous l’avons vu dans la rencontre sentimentale. Elle peut aussi provoquer l’affrontement.
27[Projection d’un extrait du Mécano de la « General », Buster Keaton, 1926, Buster Keaton sur le toit de la General en marche.]
28Nous savons que le combat est très exploité au cinéma. Il est lié directement au spectacle et en assure souvent le succès. Or, le terme de rencontre lui est fréquemment substitué : rencontre sportive, de boxe, de foot, les batailles militaires, les courses (Ben Hur), etc. On ne compte plus les films qui ont fait de ces rencontres le moment clé (« le clou du film », disait-on autrefois). Raison de plus de citer et projeter l’une des plus exemplaires, d’une rare violence : le duel imaginé par Kubrick pour Barry Lyndon.
29[Projection d’un extrait de Barry Lyndon, Stanley Kubrick, 1975, le duel.]
30Kubrick a filmé ce duel non pas de l’extérieur, selon le point de vue d’un témoin, mais s’est placé dans l’optique de ce que peuvent ressentir intensément les protagonistes dans une telle situation. Vous avez sûrement en mémoire nombre de duels cinématographiques. La plupart du temps, les deux combattants sont filmés horizontalement, de profil et en plan général entrecoupé de quelques champs-contrechamps pris en oblique. On n’entre pas vraiment dans le combat. Alors qu’ici, le duel ne se joue plus comme nous venons de le voir sur l’horizontalité mais sur la perpendicularité, comme il convient, en effet. Kubrick nous met dans la position des acteurs. Or, une telle rencontre est frontale. En ne permettant jamais à la caméra d’abandonner la position que tient chaque duelliste par une succession de raccords à 180°, le cinéaste nous contraint de ressentir intensément ce qu’éprouvent dans la réalité les deux adversaires.
31Mais la rencontre n’est pas seulement le moteur du scénario ou de la mise en scène. Elle peut et même doit être partie prenante dans le mécanisme cinématographique. Elle est au cœur même du montage. Un montage, c’est un plan où une image et un son doivent rencontrer l’image et le son du plan suivant. Il est source d’effets qui induisent une dramaturgie spécifique. De cette contrainte structurelle, nombre de véritables cinéastes ont su tirer le meilleur. Son importance est telle que le montage a été l’objet d’une perpétuelle attention et même d’une constante réflexion qui a servi à élaborer des théories fondatrices.
32Cela nous amène à Sauve qui peut (la vie), le très beau film de Jean-Luc Godard, comme illustration du lien incontournable qui unit rencontre et montage. Le rôle d’un cinéaste et de son monteur est de contrôler, imaginer, inspirer cette rencontre, rendre le fortuit rigoureusement nécessaire. Souvenons-nous, par exemple, car il sert toujours d’exemple, d’Eisenstein... Il a pris le contre-pied politique, donc esthétique, du cinéma de divertissement capitaliste qui visait à éliminer toute scorie de la réalité pouvant briser l’illusion onirique voulue et entretenue. Le montage de ce cinéma se voulait lisse. Il travaillait l’idée d’une continuité idéale et donc effaçait toute trace de collure, toute perception du vrai travail technique. Eisenstein, au contraire, recherche, constamment, l’effet de rupture et loin de la gommer, l’exhibe. Il théorise la rencontre de deux plans qui ne doivent pas se suivre harmonieusement dans un mouvement tranquille, mais au contraire se heurter violemment comme deux blocs statiques. La rencontre brutale de ces deux blocs libère une énergie qui dynamise le récit. Il existe évidemment d’autres théories sur le montage, mais reconnaissons que celle d’Eisenstein perdure encore chez un grand nombre de cinéastes, et non des moindres.
33Différemment et de manière passionnante, Fritz Lang joue la continuité dans le récit et le discontinu dans le montage, jouant aussi à fond le rapport de force entre les plans. Arrive l’époque Godard. Il traite, maintenant, l’intégration normale de l’idée du discontinu, comme si, en effet, c’est bien ainsi que le monde fonctionne. Godard est le premier cinéaste à avoir intégré dans son discours mais surtout dans son imaginaire et sa sensibilité la pensée et les connaissances de la science moderne. S’il est si peu compris ou dérange tant de gens, c’est peut-être parce que son cinéma dit qu’il n’est plus possible de se réfugier dans la continuité, dans la croyance en la durée, dans l’aliénation de la propriété (l’univers n’a pas de propriétaire). Non, un instant est une quantité, pas une qualité. La volonté matérialiste de Godard ne nie pas, pour autant, un besoin de spiritualité, tant que celle-ci accepte les lois de la matière. Elle se manifestera, en particulier, avec Sauve qui peut (la vie) qui ouvre une nouvelle période de son œuvre.
34Le hasard qui découle de la succession d’instants présents, rien que le présent, appelle et favorise un jeu incessant de rencontres (cf. la rencontre ratée de Marguerite Duras et des étudiants qui induit la rencontre du camion). Nous sommes en 1979. Or, depuis 1968, est apparu le phénomène de la libération des femmes, de la libération de la femme. Godard prend en compte ce phénomène en disant : « les femmes sont libérées ou peuvent, maintenant, accéder à l’idée de liberté par rapport à l’homme ». Tous les portraits possibles de femmes seront donc énumérés. L’épouse, évidemment, la fille donc l’enfant, la maîtresse, la pute, tout aussi évidemment, entourent notre homme, comme elles l’entouraient jadis, sauf que désormais elles n’acceptent plus sa domination – non par révolte mais par simple constat que l’homme n’est en rien supérieur à elles. Et l’homme, soudain, ne sait plus où il en est. Il a perdu ses repères. Ce n’est pas innocemment qu’au début du film la voix de la femme (le chant d’une diva) envahit l’espace et qu’un groom propose, tel un refuge, l’homosexualité au héros. Ce sujet exige donc une écriture discontinue qui rende compte des ruptures qui fêlent les certitudes du héros. Que celui-ci, dans le film, se nomme Godard montre bien qu’il ne s’agit pas d’une simple considération générale sur l’état des lieux en 1979, mais de quelque chose qui lézarde les certitudes, affecte l’affect. Ce qui rend bouleversant ce moment où surgissent soudain sur l’écran les musiciens du film, habituellement tapis au fin fond de la bande musique. Sublime et ultime rencontre suscitée par l’audace stupéfiante de cette montée sur l’écran, en forme d’hommage magnifique, en forme de clin d’œil, à la toute puissance du montage.
Auteur
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