« Et plus si affinités... » : le trick comme figure de la modernité au cinéma
Rome désolée (Vincent Dieutre, 1996)
p. 37-55
Texte intégral
1Le thème de ce cycle de conférences sur « La Rencontre » m’a, dans le meilleur sens du terme, tout de suite fait signe car je suis persuadé qu’il nourrit tout ce que j’ai pu faire au cinéma. La manière dont je vais le traiter ici est aussi une façon de déterminer une histoire hypersubjective de la cinématographie. Pour cette conférence, j’ai choisi l’angle du trick en tant que figure de la modernité. Il est important de préciser qu’il s’agira pour vous de me suivre dans un itinéraire autobiographique, une autobiographie de spectateur.
2Le trick n’est pas quelque chose que je sors de mon chapeau, ou un anglicisme qui me ferait plaisir. Ce mot vient du titre d’un livre de Renaud Camus sorti à la fin des années soixante-dix : Tricks. Plus que le livre lui-même, qui est assez simple à décrire dans son principe, c’est la préface de Roland Barthes et la façon dont le livre a été reçu qui ont marqué par la suite la culture des années quatre-vingt et la mienne. C’est de ce titre que je tire le concept de trick, qui, pour être clair, est une rencontre sexuelle entre deux inconnus, immédiate, non tarifée, consentie et a priori sans conséquences. Je définis là le trick dans sa figure la plus pure et nous verrons qu’elle n’est pas toujours si claire.
3Le livre de Renaud Camus est une liste de ses rencontres avec des inconnus. Ce qui m’avait frappé à sa lecture, c’était la sécheresse de la description, l’absence de toute sentimentalité et surtout le fait de livrer les noms véritables ou des initiales, de décrire ces rencontres de la manière la plus clinique possible, d’en énoncer l’accumulation et la répétition. Voilà ce qui a marqué et amené, je pense, un intellectuel comme Roland Barthes à réfléchir sur cette figure romanesque nouvelle. Il y a une intuition profonde dans ce livre. Renaud Camus ne raconte pas du point de vue du témoin ou du symptôme ; il y a là l’affirmation d’une démarche littéraire inouïe. Camus venait des abords de Tel Quel et du Nouveau Roman, fort des expériences sur l’écriture, sur la mise en page même, sur l’idée de texte ou de non-texte. Ce mot trick existait déjà couramment dans la langue anglaise. Il est entré dans le langage français parce qu’il n’y a pas de mot aussi vif pour le traduire. Il a donc vite été adopté par le milieu gay parisien et par extension dans le milieu littéraire. L’objet du livre : sérier les rencontres, les décrire, et surtout les renvoyer à ce qu’elles ont d’absolument autonome de tout investissement affectif, générant dans le récit une figure blanche, un incident a priori sans conséquence qui relèverait d’une espèce d’innocence, quelque chose qui advient, qui se défait… et l’on passe à autre chose.
4Le trick ne fait sens que dans la série, dans la répétition, souvent il peut s’accompagner d’une espèce de quête, c’est ce que l’on peut déduire du livre de Renaud Camus, ou d’un manque, et c’est là qu’il devient intéressant. Est-ce que ce trick a eu des conséquences sur le cinéma ? Comment, en regardant des films au moment de l’adolescence, ai-je vu jaillir cette figure, comment a-t-elle jailli dans le cinéma dans ma vie réelle, comment tout cela a-t-il joué quand ensuite, j’en suis venu à faire des films et à travailler l’autobiographie ? Tricks n’était pas qu’un désir de témoigner mais aussi celui de déplacer le champ du récit vers la prise en compte de ces figures blanches, de ces nouvelles modalités de la vie matérielle qui remettaient en cause (et c’est ce que Barthes avait bien compris) toute la tradition du récit romanesque, celle où toute action amoureuse avait des conséquences morales.
5Le trick pur n’existait pratiquement pas dans le récit cinématographique de la fin des années soixante-dix. Dans ma formation de spectateur, j’ai eu l’intuition que certains films laissaient entrevoir ce que l’on pouvait faire de cet élément, qu’il constituait éventuellement une figure de la modernité (ou d’une post-modernité), en rupture avec le discours amoureux usuel de la littérature et des scénarii de cinéma surtout. On en était encore là au début des années quatre-vingt. Mais j’avais vu des films qui m’avaient mis sur cette piste. Le livre de Renaud Camus avait mis un nom sur cette figure, il lui avait donné une première forme (le livre ne contient que des tricks), il utilisait déjà la série comme forme, comme alternative, au delà des listes, des épuisements de Perec, la figure narrative répétée était une action humaine bien définie. Quand avait-elle connu sa préhistoire, comment apparaissait-elle peu à peu dans les films, comment s’était-elle formée ? Ce questionnement reste sans aucune pertinence scientifique de ma part puisque je n’ai bien sûr pas vu tous les films de l’époque ; mais certains films ont à mes yeux agrégé, sous-entendu parfois, l’existence de cette figure. Grâce à eux, j’ai lentement pris conscience des conséquences que ces opérations blanches pourraient avoir au niveau d’un parti pris cinématographique. Par la suite, émergera cette nécessité que j’ai pu ressentir dans mon travail et qui semble avoir atteint tous les aspects de la culture actuelle. Et d’autres cinéastes de ma génération. Comment cette figure du trick a été, à des degrés divers, intégrée par le cinéma, quelles variantes j’ai pu constater : voilà quelle sera ma réflexion de ce soir. Je vais essayer de retracer cet itinéraire, tenter de comprendre comment il a influencé mon travail actuel. En quoi le trick a été l’un des symptômes de cette crise du récit, qui se ressent le plus souvent par le refus d’intégrer ces nouvelles figures blanches à l’intérieur d’un récit. Elles sont la marque la plus concrète, la plus visible si j’ose dire, d’une nouvelle donne du récit amoureux ou, on va le voir, du récit tout court dans sa dimension politique. Le politique n’est pas forcément là où on pense qu’il est. Je rejoins là, si l’on pousse un peu la réflexion, un certain nombre d’autres déplacements du champ narratif ainsi que les réflexions philosophiques ou sociologiques qui ont accompagné ces glissements. Je ferai du trick une espèce de repère (c’est le côté absolument arbitraire et subjectif de ma démarche), et nous allons glisser d’une « madeleine » à l’autre, puisque tout cela n’est, au départ, que souvenirs de films, fantômes de films qui me hantent et qui, je m’en aperçois, après les avoir revus, habitent aussi mes films présents. Le trick selon Renaud Camus ne fait sens que par la répétition, par la série, par la séquence, il utilise un certain nombre de codes qui appartiennent à un milieu précis. On y décèle (c’est, à mon avis, l’élément le plus radical de cette figure) une sorte de négation de l’autre puisqu’il est infiniment remplaçable, ne serait-ce que par le suivant, et il plane sur tout ça une insatisfaction centrale.
6J’ai essayé de me souvenir de films que j’ai pu voir dans mon adolescence, ce sont parfois des séquences extrêmement brèves, des choses très furtives, et qui auraient ouvert cette espèce d’abîme dont parle Roland Barthes dans sa préface à Tricks, cette espèce de trou noir dans le discours amoureux d’avant la libération sexuelle de la fin des années soixante. J’ai retrouvé deux films, deux souvenirs assez contradictoires et qui marquent assez bien les différentes attitudes des cinéastes, des mouvements du cinéma face à cette figure comme enjeu de modernité. Le trick évidemment appelle un jugement éthique : est-ce bien ou mal ? Tolérable ou intolérable ? À montrer ou à cacher ? Il y a là une dimension morale. Faut-il privilégier l’amour pur par rapport à l’amour profane ou au pur désir ? Cette dualité apparaît dans deux films dont je me suis souvenu. Pour établir notre itinéraire, j’ai revu ces films, souvent la mémoire trompe, on surinvestit un souvenir, quelque chose qui vous a marqué, et j’ai trouvé qu’ils parlaient encore assez bien. Celui qui a, à mes yeux, inauguré la volonté d’intégrer le trick dans le récit, est aussi le plus ancien puisqu’il s’agit de Prima della rivoluzione (Bernardo Bertolucci, 1964). Ce n’est pas son premier film mais son deuxième. Revu récemment, j’y ai trouvé des choses parfois naïves ou inabouties, mais à l’époque et plus tard pour moi, ce film avait été un raz-de-marée. Je me souviens d’une séquence qui m’avait marqué et vous la resitue dans le film afin de mieux comprendre ce qui se dégage de cet exemple par rapport au film Masculin Féminin dont je vais parler ensuite.
7Prima della rivoluzione raconte l’histoire d’un jeune bourgeois de Parme, tiraillé entre la normalité familiale – cette bourgeoisie traditionnelle parmesane qui va à l’Opéra, qui obéit à un certain nombre de codes –, la tradition du communisme – dont cette cinéphilie communiste qui a tant marqué Bertolucci –, représentée par le mentor du jeune homme qui lui explique le cinéma et le communisme, et la modernité de la libération sexuelle – le grand thème du jeune cinéaste Bertolucci. Ses premiers films soulignaient cette contradiction entre la dimension provinciale de l’Italie et le Milan sulfureux dont il est question dans Prima. La famille est bien en place, ainsi que le mentor cinéphile, mais le personnage qui représente la modernité et la liberté sexuelle, ce personnage borderline, incarné par Adriana Asti, la tante, est une femme libre, sous calmants, réfugiée dans sa famille de province pour s’écarter de Milan où l’on croit comprendre qu’elle a fait une tentative de suicide. En revoyant le film, j’ai retrouvé une très courte séquence qui m’avait énormément marqué à l’époque : un trick absolu. C’était l’année 1964, le film était plus ou moins dédié à Marilyn Monroe, juste après l’assassinat de Kennedy. Il est presque surchargé de codes, de clins d’œil, de longues tirades sur le cinéma, sur la Nouvelle Vague. Au plan musical, je me suis rendu compte que Prima était un patchwork incroyable, allant de Bach au jazz. À cette époque Bertolucci est jeune, porté par un mouvement cohérent et le fait qu’il ait délibérément placé dans son film cette courte séquence de trick m’avait « titillé ». Je vous la décris : Adriana Asti erre dans la ville, elle a (il faut le savoir) une histoire d’amour avec son neveu, l’inceste plane, il y a à peu près toutes les facettes de l’amour dans le film. Évidemment, l’ellipse de la séquence est intéressante puisque Bertolucci fait l’impasse sur la partie pornographique du trick, pornographie qui va être l’un des enjeux majeurs du traitement de la figure trick : on ne montre ici que l’avant et l’après. Vous allez voir que l’ellipse est belle et radicale. Le trick aujourd’hui est devenu monnaie courante, et sa figure assez fatiguée et corvéable à merci par la scénarisation post-romantique. Là, on remarque une sécheresse et une brutalité qui m’étonnent encore. En nous remettant dans le contexte de l’Italie des années soixante, il faut constater à quel point la séquence était extrêmement en rupture avec la norme italienne, avec cette société encore réactionnaire, conservatrice, à quel point Bertolucci pousse loin le bouchon, à plaisir, avec le personnage d’Adriana. Elle représente une autre Italie, plus libre (le fait que cela reste un trick hétérosexuel est intéressant pour l’avenir de la figure). Je parlerai plus tard du Dernier Tango à Paris, de ce qui a continué à travailler le cinéma de Bertolucci, mais pour moi en quelque sorte, l’aurore de toute cette histoire est cette courte séquence de Prima della rivoluzione… Avant la révolution, titre assez énigmatique que je trouvais magnifique à l’époque jusqu’à ce que je réalise qu’il était tiré d’une citation de Talleyrand qui a pu dire, je crois, sous l’Empire : « Qui n’a pas connu la France avant la révolution ne peut savoir ce qu’est la douceur de la vie. » C’est une douceur de vivre à trois têtes que montre Bertolucci avec ce Parme engoncé dans son provincialisme conservateur, dans son communisme bien charpenté et, entre les deux, ces signes d’inquiétude, de modernité. La révolution n’est pas forcément celle que l’on croit et Adriana Asti en est le porte-drapeau. La séquence est courte, presque furtive, mais cela n’a pas empêché d’impressionner en profondeur mon jeune regard de spectateur (j’ai vu le film à la télévision, à l’époque j’avais quatorze ou quinze ans).
8[Projection d’un extrait du film Prima della rivoluzione, de Bernardo Bertolucci, 1964.]
9C’est extrêmement bref mais néanmoins parlant. Je note un léger problème avec le sous-titrage, elle dit exactement à son neveu : « Je te présente… Comment tu t’appelles ? » Donc elle ne connaît même pas le nom de son amant d’une heure, et il lui répond : « Carlo. » Il est important de souligner cet aspect opération à blanc de la chose puisqu’il n’y a pas de nom prononcé, il ne sait pas qui elle est, elle ne sait pas qui il est. Et il y a un malaise après quand ils croisent le jeune homme, ce neveu amoureux ; je trouve la scène très belle, on est dans quelque chose d’extrêmement pur au niveau du traitement du trick, ce que j’appelle le hors champ pornographique, l’ellipse pornographique, suggérés par la fermeture des volets de la chambre, cette fenêtre que l’on reverra en un plan plus large pour qu’on saisisse qu’il s’agit d’un hôtel. C’est comme cela que le jeune neveu comprend ce qui vient de se passer et que l’on verra, à la fin de la séquence, ce regard gêné d’Adriana Asti vers lui, lui qui l’aime : on ne sait pas si elle l’aime, et elle se retourne encore vers cet inconnu. On en saura un peu plus ensuite, la tante et le neveu reviennent sur cet épisode, elle lui dit très laconique : « De toute façon il voulait mon numéro de téléphone et je ne le lui ai pas donné », sur la longueur, le film est traité comme ça. Ce n’est ni un gadget, ni un produit, ni une scène d’appel pour donner le frisson moderniste, cela travaille tout le cinéma de Bertolucci et au delà, le cinéma de ce que l’on a appelé la Nouvelle Vague italienne. J’y inclus même Pasolini, bien qu’il n’aborde pas du tout le même type de trick, puisque l’on va être conduit à faire une typologie du trick. Pasolini fait assez souvent référence dans ses films de manière récurrente à une espèce de désir urbain, aux lieux de drague qui existent à Rome. Il évoque plutôt la drague homosexuelle, mais malgré tout, cette pulsion de la ville où tout peut arriver, où le désir circule et prend le pas sur tous les codes, toutes les liaisons établies, présente dans le cinéma de Pasolini. Mais dans cette manière aussi concrète, aussi moderniste, aussi blanche, je crois que c’est surtout le cinéma de Bertolucci (où parfois de Bellocchio) qui revendiquait le plus cette modernité sexuelle. On y retrouve les contradictions théoriques qui vont sous-tendre ce que l’on a appelé le gauchisme, cette espèce de lien intrinsèque entre la révolution sociale et la révolution sexuelle. On voit le parallèle qui est fait dans le film entre Adriana Asti et le prolétariat, c’est en tout cas quelque chose qui est sous-entendu. Nous connaissons les risques et les désillusions que va entraîner cette confusion. Je crois qu’elle est aussi présente dans un film comme La Chine est proche (1967) ou d’autres films de Bellocchio, quand la psychanalyse et le marxisme s’entremêlent et quand sont formulés, peut-être mieux que dans Prima, des projets théoriques ou politiques concrets. Reste donc une contradiction qui va conduire toute une part de cette génération à se radicaliser politiquement, d’un côté vers le terrorisme et de l’autre vers la « critique artiste » qu’elle soit cinématographique ou militante, en vue d’une libération. Cela donnera souvent ces films pleins de facettes, où l’oxymore est permanent : le parallèle par exemple, entre le mentor communiste et cette sorte de professeur malgré elle qu’est Adriana Asti, initiatrice à un monde beaucoup plus triste et complexe. Il ne s’agit pas non plus (on le verra par rapport aux films des années quatre-vingt) de la revendication militante d’un droit à la liberté sexuelle, puisqu’elle est dépeinte dans ce qu’elle a de plus douloureux. Le trick d’Adriana Asti n’est pas forcément une victoire, c’est aussi la manifestation d’un manque, d’un trouble, voire chez elle d’une pathologie. On comprend lorsque l’on voit le film en entier qu’il s’agit d’un personnage borderline, instable, que Bertolucci a déplacé dans sa ville natale qui représente un peu la quintessence provinciale de l’Italie du nord. Dans le cinéma italien actuel, des figures aussi ambiguës et aussi modernes, nous n’en trouvons plus. Nous sommes dans un registre plus « tarte » où le trick est beaucoup plus instrumentalisé, où il n’est pas livré tel quel comme dans cette séquence, dans toute son ambivalence ; on note la même différence dans la façon dont cela est construit. Ce qui me frappe en revoyant l’extrait, c’est le traitement du son. Il n’y a aucun son direct notamment quand Adriana Asti est dans le kiosque à journaux, on entend juste le bruit des revues, c’est extrêmement beau, il y a des voitures qui passent et on ne les entend pas. Cela participe encore de cette blancheur dont je parle (sans faire systématiquement le parallèle avec l’écriture de Renaud Camus ou avec les expériences telqueliennes). Cela dit, je pense qu’il y a, au plan culturel et affectif, beaucoup de connexions entre la Nouvelle Vague italienne et Tel Quel. Je voulais en venir là. Au delà de la Nouvelle Vague italienne, j’ai cherché dans mes souvenirs s’il y avait un équivalent à Prima dans la Nouvelle Vague française, antérieure. Si je fais de ma mémoire un critère, je ne me rappelle aucun film, en tout cas pas dans la Nouvelle Vague officielle (la Nouvelle Vague historique, « rive droite » si je puis dire, Chabrol, Rohmer, Godard, Truffaut…), où le trick soit présent. Il y a sûrement des exemples scénaristiques surtout dans les films tardifs, mais la rencontre sexuelle est souvent liée au coup de foudre ou alors si elle est brève, elle est tarifée (la prostitution), ou violente (le viol), mais une rencontre sexuelle librement consentie, sans conséquences, sans investissement affectif, sans contraintes, je n’en vois pas. Il y a cependant un exemple qui peut faire figure de contre-proposition dans mon archéologie frivole, c’est une brève séquence du film Masculin Féminin (Godard, 1966). Je vous la livre telle qu’elle est dans ma mémoire. Jean-Pierre Léaud va aux toilettes, dans un café. Il ouvre la porte se trouve face à deux hommes enlacés que l’on imagine en train de se masturber, d’être en plein trick de pissotière, je l’appellerais le trick vecchialien. À tort ou à raison, J.-P. Léaud a l’air choqué, plus choqué que les deux hommes qui l’invectivent, ensuite il retourne à son grand amour et à sa quête du féminin. Il y a comme une espèce de fausse piste, un moment bref de masculin-masculin dans cette histoire de masculin-féminin, une mini parenthèse qui d’ailleurs m’avait fort choqué à l’époque. Je découvrais le côté un peu réactionnaire de la Nouvelle Vague française, que je n’avais pas envisagé auparavant, j’étais encore dans une indétermination par rapport à ma sexualité, Godard était pour moi un grand cinéaste, c’était à l’époque de Passion (1982), un film qui m’avait marqué, nous étions sous son influence. Malgré cette séquence, Masculin Féminin a souvent été vu comme une avancée esthétique, comme une œuvre de modernité au niveau de la libération sexuelle. Du coup, j’ai réévalué tous les premiers films de Godard à l’aune d’une espèce d’orthodoxie amoureuse réactionnaire, à l’intérieur du récit traditionnel hétérosexuel, j’y ai privilégié une espèce de conservatisme quant à la nature des relations, à leur durée : la rencontre pour être viable scénaristiquement doit donner lieu à des liaisons. Plus tard, dans un film comme Passion, le trick devient plus intéressant, plus complexe, il n’y a plus de jugements sur les passions tristes, le fétiche, les obsessions peuvent être une conséquence du trick, mais ne forment pas justement son essence. Le fétichiste, peu importe son orientation sexuelle, ne cherche dans le trick que le rythme, c’est une obsession. Dans Passion, il y a une scène liée à la prostitution, à un moment du film un patron organise une espèce d’orgie où tout le monde doit être placé précisément et remplir son rôle. Le trick devient le théâtre quotidien du fétiche. À mon avis, cela déplace encore ailleurs le trick dont je veux parler. Dans le corpus Nouvelle Vague française des années soixante, j’ai du mal à déceler l’esprit que l’on trouve dans Prima ; je pense par contre que du côté de chez Demy, par exemple dans Les Demoiselles de Rochefort (« nous sommes deux sœurs jumelles ayant eu des amants très tôt… »), il est très possible que les jumelles aient eu des tricks. Il y a dans ce film une légèreté, une sorte d’innocence sexuelle : le don de soi est une chose joyeuse et inconséquente qu’on pourrait rapprocher de la modernité bergsonienne. Chez Varda peut-être ou encore chez Resnais par son côté analytique des comportements, son côté entomologiste, notre figure du trick surgit, mais je n’ai pas d’exemple concret. Reste donc le contre-exemple du trick perturbé par Léaud dans Masculin Féminin pour nourrir notre réflexion.
10Pour revenir à la Nouvelle Vague italienne, la partition claire de l’amour pur et du désir pur devient un peu trouble dans une série de films de la deuxième moitié des années soixante. Je veux avancer ici l’idée que Le Dernier Tango à Paris (B. Bertolucci, 1972) est un film trick complet, c’est-à-dire que le trick devient le sujet même du film, dans cette légère variante qu’il est répété, c’est un trick récurrent, travaillé par les deux personnages de manière à demeurer toujours un trick (anonymat, lieu vide et neutre). Je vous rappelle que le personnage de Maria Schneider dans le scénario initial était un garçon et que, pour des raisons liées notamment à Marlon Brando, il a fallu trouver une garçonne. Maria Schneider faisait parfaitement l’affaire grâce à l’androgynie troublante qui la caractérise. Dans la structure même du film, cette série de rencontres sexuelles où les protagonistes expérimentent quelque chose à chaque nouvel épisode, est soulignée par cet absolu rejet de tout sentiment. Mais le film démontre que malgré tout les choses ne sont pas si simples, le trick par définition doit être furtif, l’ensemble des rencontres s’organise du côté du fétiche ou du côté du rapport de pouvoir ou de celui de l’amour traditionnel, mais la brèche est ouverte ; c’est un film important à ce niveau-là. On en voit les échos post-modernes dans un film comme Neuf semaines et demi (Adrian Lyne, 1986). On se rend compte à quel point les avancées du cinéma des années soixante-dix étaient importantes et on constate que l’on n’a pas encore vraiment été au delà, en tout cas dans la mise en forme de cette problématique du désir qui travaillait en profondeur le cinéma de Bertolucci. On la retrouve encore dans Le Conformiste (1970), de manière spectaculaire, les choses étaient là pour choquer. Dans Portier de nuit (Liliana Cavani, 1974), les rencontres sont extrêmement fulgurantes, mais cristallisent le pathos historique. Il n’y a pas cette innocence du trick à blanc, montré dans Prima (si tant est que les choses à blanc existent, puisque à la même époque on commence à parler au cinéma du « capital culturel », de la psychanalyse, et de tout ce qui agit les individus). La blancheur du trick est événementielle et le film nous conduit à réfléchir à l’acte lui-même. Il résulte bien sûr d’autres conflits intérieurs ou sociaux mais d’une manière telle que le domaine amoureux devient lui aussi un champ dialectique, au même titre que le domaine social ou artistique.
11Pour revenir au traitement français du trick, celui-ci a une histoire qui n’est pas forcément liée à la Nouvelle Vague des années soixante. La tradition libertine française divise profondément les deux Nouvelle Vague en matière de trick. Cette tradition, cette catégorie, peut troubler la donne ; le libertinage a certes été un thème de la Nouvelle Vague et du cinéma français, mais je voudrais différencier le trou noir fictionnel qu’est le trick pur des pratiques libertines en tant que pratiques philosophiques, et d’une certaine manière, souvent vues du côté masculin. Même si on peut estimer que dans le film Les Liaisons dangereuses (Stephen Frears, 1988), les personnages féminins sont aussi ceux qui décident, on reste dans un champ social clos de gens qui se fréquentent et dès que l’on en sort, on retombe dans les schémas de la prostitution et du viol, enfin, de tricks déséquilibrés et qui donc n’en sont pas. C’est important d’être précis, de suivre le trick idéal, pas dans le sens d’une évaluation morale mais dans celui de l’opération blanche du trick pur, celui où les deux protagonistes ne se connaissent pas, ne se verront plus, et où tout se passe dans un absolu consentement avec ou sans contrechamp pornographique entre les deux pôles de l’ellipse (on se rencontre, on se sépare). Il nous faut, puisque le trick va bientôt affleurer dans le cinéma français et européen, être assez clair sur ce sujet. La prostitution est une forme de trick, elle se veut par définition rapide et sans conséquence affective en tout cas a priori, mais le rapport de pouvoir du client et de la prostituée fausse complètement le trick dans ce qu’il peut avoir de révolutionnaire. Pour ce qui est du viol, c’est encore plus clair puisque si c’est aussi bref et sans conséquence pour un seul des deux, il y a bien un bourreau et une victime. Le libertinage est une troisième tentation, le libertinage reste plutôt une attitude assez littéraire et extrêmement codée, le libertinage est plus une affaire de langage. Ce qu’il y a de plus perturbant dans cette essence du trick, c’est le silence du trick, il se passe de mots, alors que le libertinage est affaire de récit. Je pense sur ce sujet aux deux narratrices de Salò (Pier Paolo Pasolini, 1975), qui sont chargées de mettre des mots sur la violence des rapports sexués entre bourreaux et victimes. Le trick n’est pas vraiment de l’ordre de la perversion, Sade en est assez loin. Le fétichisme notamment nous conduit cependant à y réfléchir mais le fait qu’un trick fétichiste soit quelque chose de librement consenti, déplace complètement le jeu et pose (à partir du moment où il va se banaliser dans la société réelle) des problèmes de narration, de gestion d’une nouvelle donne amoureuse et sexuelle, en tout cas, d’une nouvelle donne libidinale. Car l’économie libidinale libérée va poser des problèmes de narration spécifiques : comment intégrer cette figure blanche, ce trou noir, à l’intérieur du récit traditionnel sans questionner les codes de la narration elle-même ? L’enjeu maintenant est de montrer que ces nouvelles figures dont le trick est le fil d’Ariane vont amener les réalisateurs à repenser la forme même de leur film.
12Il a existé au cinéma tout au long des années soixante-dix un genre de film intéressant à observer du point de vue d’un historien du trick : le road movie. Au sens de Wenders, le film « dérive », le film est une durée durant laquelle le personnage va errer dans un pays, dans le social, dans les possibles de la société, et où le trick le guette. Par définition, les personnages des road movies sont des gens offerts, des gens déracinés, qui ne sont plus ancrés dans le tissu social ni même dans le tissu géographique. Ils errent, réceptifs à la surprise, à l’accident. Dans une certaine mesure le road movie est un trick géographique. On est prêt à toutes les possibilités, toutes les rencontres et peut-être, on les cherche inconsciemment. La mélancolie est déjà à l’œuvre dans le road movie. Il y a une perte des repères géographiques et sociaux qui fait que les personnages sont souvent à la dérive, issue de la psychogéographie des situationnistes. En même temps, ces personnages catalysent toutes les possibilités de la rencontre. C’est un genre qui va compter au plan esthétique dans le traitement du trick. Un exemple fort est un film que j’ai vu dès sa sortie, le film de Chantal Akerman, Je, tu, il, elle (1974), dans lequel il y a un trick lesbien. Est-ce un vrai trick au sens orthodoxe de Prima della rivoluzione ? Je ne crois pas qu’il y soit montré une rencontre. On est censé comprendre que ce sont deux femmes qui se voient de temps en temps, en dehors de toute installation ensemble, de toute fixation de la liaison. C’est quelque chose d’assez inopiné, qui fait irruption dans la vie du personnage, interprété par Chantal Akerman. C’est l’exemple inverse de Prima della rivoluzione, où il y a une entrée dans un hôtel et une sortie de l’hôtel. Rien n’est donné dans le film d’Akerman pour comprendre le type de rapport qui unit ces deux femmes. Cela advient dans le film avec une brutalité sèche, extrêmement audacieuse pour l’époque qui débarrassait la sexualité, et a fortiori la sexualité lesbienne, de tout contexte. On y reviendra car la question de la pornographie se pose évidemment quand on parle du trick. Il est courant de privilégier le socle du trick, c’est-à-dire la rencontre des protagonistes, et l’après de leur rapport sexuel, même si c’est de façon extrêmement mince et sèche. Là, c’est le contraire, Akerman lance cette séquence au milieu d’un film qui est fait d’errances, de plans, d’actions, au sens artistique du terme. C’est presque un film installation où sont juxtaposées des séquences, souvent en un seul plan, dont cette séquence qui arrive au milieu. Le fait que rien ne soit donné sur la nature des relations entre les deux femmes, et le fait que ce ne soit absolument pas géré scénaristiquement dans la suite du film, donnait à cette séquence une violence et une beauté extrême. C’est un plan fixe dans lequel on voit les deux femmes s’enlacer et arriver toutes les deux à la jouissance, ensemble. Le plan est assez long et sans aucune esthétisation, ce n’est pas simulé, c’est quelque chose d’assez documentaire qui frappa énormément le public et qui rejoint cette catégorie du road movie où tout peut jaillir, tout peut faire irruption inopinément dans le film. Les corps sont prêts à accueillir le trick, le trick peut entrer dans le film et en sortir. C’est une figure des possibles que traverse souvent le personnage de road movie, tout comme le jeune homme du film de Bertolucci, qui, parce qu’il choisit physiquement de rompre avec son milieu, voit toutes sortes d’opportunités s’ouvrir. Certaines ne se présentent pas, leur succession est souvent liée au hasard des stations, des étapes du road movie, qui sont en général des voyages initiatiques. J’aime beaucoup, dans Je, tu, il, elle, une autre séquence, où l’héroïne fait l’inverse, dans mon souvenir elle fait du stop, tombe sur un camionneur qui l’oblige plus ou moins à lui faire une fellation. Le cinéma de Chantal Akerman est toujours frontal même s’il n’était pas arrivé encore à maturité esthétique à l’époque, il affichait une façon de ne pas expliquer, de ne pas gérer les choses (ni dans un sens revendicatif, ni dans un sens péjoratif ou critique), il les livrait brutes comme un ready made à la Duchamp, ce qui rejoint l’idée de Renaud Camus ; cette même frontalité clinique qui revient à nous dire : voilà, c’est advenu, c’est comme ça. C’est donc le spectateur qui doit travailler, réinventer du contexte pour pouvoir s’identifier ou réfléchir à ce qui s’est passé. Le fait qu’il s’agisse d’une sexualité lesbienne ajoutait à la provocation de ce plan, à tel point que Chantal Akerman a vite été repérée (elle était très jeune quand elle a fait le film). En sortant de la projection, Marguerite Duras avait dit : « Cette femme est folle ». Il y avait quelque chose d’intenable dans ce premier film qui pour moi est fondateur de l’expression du désir pur au cinéma, même si aujourd’hui j’ai tendance à préférer les films plus minimalistes, plus contemplatifs de Chantal Akerman. Je, tu, il, elle était un film qui posait la question du désir pur, de la sexualité débarrassée de tout contexte, de tout prétexte. C’était une des premières fois que je voyais ça au cinéma, sans que l’on soit du côté de la pornographie, c’est-à-dire d’une gestion de la séquence au service des mâles. On sait que dans tout film porno, il y a une petite séquence lesbienne et je vous invite à faire la comparaison entre la façon dont Chantal Akerman la filme et la façon dont c’est fait dans ces produits de masse. Le road movie ouvre à cela. Le trick sourd sous tout road movie qui se respecte. Dans les films de Wenders par exemple, je ne me souviens pas de rencontre inopinée qui soit clairement suggérée, clairement montrée, mais peut-être qu’en cherchant mieux ? Tout cela nous amène à réfléchir à l’idée d’une position éthique par rapport au trick. C’est frappant dans Je, tu, il, elle, et c’est présent dans tous les road movies allemands, ou belges en l’occurrence, de cette époque : l’idée soixante-huitarde de la jouissance sans entraves est là, toujours contredite par un pessimisme central, souligné par le traitement cinématographique du trick. Le trick devient un élément de l’errance parmi d’autres, mis à égalité avec les lieux de l’errance, avec la circulation dans l’espace. On peut dire que c’est un cinéma d’auteur d’avant son investissement par la militance minoritaire, féministe ou homosexuelle, lorsqu’il va être amené à se placer éthiquement du côté du trick comme conquête, comme chose à laquelle on a droit, qui peut être revendiquée, on est à la fin des années soixante-dix… Ce que j’aime dans le road movie c’est qu’il garde une distance mélancolique par rapport à la rencontre inopinée. Le trick n’est plus un produit d’appel moderniste, si ce n’est quand il est traité de manière pornographique, en tout cas vécu comme provocant. C’est une figure maintenant admise par le public du cinéma, par la critique, si ça ne l’est pas encore par la société. Ce qui va se passer après, c’est que cette mélancolie va être occultée aux dépens d’une militance pour laquelle le trick devient un droit. Cette histoire encore assez linéaire, cet itinéraire que j’ai essayé de faire va se scinder en deux : il y aura d’un côté ce trick militant, revendicatif sous le signe du droit, et d’un autre côté le trick comme figure littéraire du récit lui-même libéré.
13On en arrive au début du mouvement gay. Comme souvent, le nouveau son de cloche vient d’Amérique. Les deux exemples que je vais vous donner illustrent ce divorce à l’intérieur du traitement du trick au cinéma comme figure de la modernité. Je les ai vus la même année au festival de Cannes de 1983, ce sont des films tournés au tout début des années quatre-vingt. Cannes 1983 ; en sélection officielle est projeté un film de Patrice Chéreau : L’Homme blessé. Ce film à mon sens représente parfaitement les difficultés du cinéma français qui, peut-être à cause de son sérieux, de sa conscience théorique ou de ses remords littéraires, a eu beaucoup de mal à intégrer le trick au sens d’un trou noir dans la fiction, d’une figure blanche appelant une révolution sur soi-même au sens propre du terme comme un coup pour rien. L’Homme blessé fait un choix : le trick est présenté comme un emballement du désir à l’intérieur d’un film qui est lui-même entièrement axé sur une sexualisation de toute chose. On retrouve l’univers hypersensuel, théâtral, de Patrice Chéreau. Hervé Guibert en a écrit le scénario. Le trick n’est pas envisagé dans sa dimension métaphysique comme il l’était chez Akerman ou Bertolucci, on est plutôt du côté d’une homosexualité littéraire. Il s’agit de peindre un monde à la limite de l’imaginaire (à cette époque, la Gare du Nord n’était pas ce qu’elle est dans le film, on a ici vraiment la réinvention d’un monde). C’est un cinéma extrêmement graphique dans lequel Chéreau est aidé par Richard Peduzzi, son décorateur au théâtre qui l’a accompagné sur ce film. C’est un film important, d’une part parce qu’il a été présenté en sélection officielle (il y avait donc une dimension d’affirmation très forte dans cette sélection, grâce à la présence de Hervé Guibert), mais aussi parce que le cinéma gay français n’avait jamais vraiment existé sous sa forme militante comme on le verra après ; il y a déjà auparavant : Proust, Genet, Cocteau, des poids lourds, et élaborer un cinéma communautaire gay, semblait proprement spéculer à la baisse. Chéreau essaye d’être à la hauteur de la complexité politique de ce moment. Il peint une drague intemporelle, et l’on pourrait être dans les années soixante, soixante-dix, ou quatre-vingt, peu importe. On est davantage dans un cinéma littéraire, le trick y devient un peu une figure de rhétorique. La pornographie n’est pas l’enjeu de ces rencontres, mais beaucoup plus la fragilité des personnages qui se dessinent, les conflits, les tensions, la violence. Chez Patrice Chéreau, la sexualité est toujours teintée de brutalité, comme si tout plaisir devait se payer dans le corps. J’ai choisi deux extraits de L’Homme blessé, le premier étant (il y a plusieurs tricks dans le film) un exemple de ces instrumentalisations du trick dont je vous parlais. On en revient à des questions générationnelles ou aux usages sociaux du trick pour ce qui est de la prostitution. Jean Hugues Anglade incarne donc le héros d’un road movie dans la Gare du Nord ; il va y faire beaucoup de rencontres qui, la plupart du temps, n’aboutissent pas, ou se transforment en autre chose, ou sont des propositions de prostitution. On est davantage dans le collage d’un certain nombre de fragments, censés peindre une errance, que dans un récit linéaire. C’est un film d’ambiance, un film un peu bavard, mais extrêmement beau, tout à fait nouveau pour l’époque. Le premier extrait décrit la rencontre du héros qui va, pour la première fois, descendre dans les pissotières de la Gare du Nord. Ce n’est pas du tout le trick professionnel et industriel, tel qu’on le verra apparaître dans les cinémas minoritaires gays car le trick a ici des enjeux tragiques dès le départ : ceux de l’initiation. C’est une séquence digne de Jean Genet que Chéreau et Guibert nous proposent.
14[Projection du premier extrait de L’Homme blessé (la première descente dans les pissotières de la Gare du Nord).]
15L’extrait montre bien l’univers extrêmement théâtral, littéraire de Chéreau, où Éros et Thanatos sont intimement liés : l’opération blanche du trick que je cherche à retrouver dans mes histoires du cinéma n’est pas vraiment de cet ordre-là. Il y en a la musique, mais pas les paroles. Il y a une hypersexualisation de tout. Je veux néanmoins vous montrer un autre court extrait du film dont l’image est très présente dans ma mémoire même si elle n’est pas liée directement au trick, mais plus à cette espèce de désir générique qui plane sur les zones urbaines dépeintes par Chéreau et qui renvoie à ce que je disais de Pasolini dans sa différence avec Bertolucci.
16[Projection du deuxième extrait de L’Homme blessé (le terrain vague, les voitures, les hommes).]
17Le film que je voudrais aborder maintenant est : Taxi zum Klo (dont la traduction approximative est Un taxi pour la pissotière, de Frank Ripploh, 1981). C’est un film qui provient de la mouvance post-fassbinderienne (on reviendra sur Fassbinder à l’occasion de ce film). Je me suis rendu compte en revoyant le film à quel point la façon dont Ripploh parle du trick a pu me marquer : il y a une scène quasi symétrique dans un de mes films. L’extrait qui va venir est un trick intégral « en temps réel », sans ellipses avant, pendant, et après. Là aussi il surgit avec une innocence et une fougue que je pense impossible aujourd’hui. Pas seulement à cause d’une autocensure quelconque, mais parce qu’entre-temps il y a eu l’épidémie de sida qui a déplacé toute la problématique du trick, d’abord dans le monde gay puis dans le reste de la société (généralisation qui n’est pas étrangère au fait que ce genre de film « pointu » ne soit pratiquement plus faisable). En 1983, ce film est passé « comme une lettre à la poste » parce que minoritaire.
18En apposant ces deux films, L’Homme blessé, Taxi zum Klo, j’aimerais montrer le dilemme devant lequel nous place cette figure du trick, une question que tous les réalisateurs se posent et peut-être encore plus crûment aujourd’hui, les réalisateurs homosexuels. On peut considérer le monde gay comme un secteur pilote du social, et c’est ce que confirme Taxi zum Klo, un film très militant, très fassbinderien, et en même temps très original dans la mesure où il va beaucoup plus loin. Fassbinder n’a pas vraiment eu la possibilité d’accompagner le mouvement gay de libération parce qu’il est mort trop vite. Par contre il a beaucoup aidé des réalisateurs comme Lothar Lambert, Rosa von Praunheim ou Frank Ripploh à émerger. Je ne sais pas ce qu’a fait Frank Ripploh depuis, mais le film Taxi zum Klo marquait une date quant à la visibilité du mouvement gay à Berlin. Il s’agit de l’histoire d’un professeur d’allemand, de quelqu’un ayant donc des contacts avec de très jeunes gens (avec tout ce que cela pouvait trimbaler comme fantasmes à l’époque, et encore maintenant, pour le public). Ripploh traite le cas très radical de quelqu’un qui est partagé entre la normalité et son désir irrépressible. Le mouvement gay berlinois le happe et le plonge dans une espèce de pansexualité omniprésente. Ce n’est plus cette vision très littéraire qui nous montrait la seule musique du trick, mais à l’inverse c’en est la figure brute déjà évoquée par Bertolucci, ici dans son intégralité. Après cette séquence très symptomatique de Taxi Zum Klo, nous reviendrons sur la comparaison.
19[Projection d’un extrait de Taxi zum Klo (le professeur croise un homme au distributeur de billets, vient ensuite le trick).]
20Voilà donc le trick selon Frank Ripploh. Nous sommes pratiquement dans l’orthodoxie de Renaud Camus, tout est montré. Si on ne prend que l’extrait, on y voit pratiquement le prélude et le postlude, encadrant la pornographie. L’extrait s’inscrit cependant dans une chronique sociale assez précise de la vie d’un professeur de lettres à Berlin en 1980, rythmée par un monologue intérieur. Dans ces moments où il conduit la nuit dans Berlin, l’homme se pose des questions, les mêmes questions dont il a l’air d’être débarrassé face à son ami : qu’est-ce que je fais de ma vie ? Le trick est reproductible indéfiniment, il jaillit inopinément, c’est extrêmement rapide, toujours dans des lieux très concrets, ici, la banque. Le trick est inscrit dans le social et c’est cela qui fait beaucoup penser à Fassbinder. L’enjeu est le trick comme possibilité de liberté. Le film, assez court, raconte un cas précis d’un professeur qui pour éviter l’abstraction mécanique présente dans le livre de Renaud Camus, cette répétition indéfinie de la même figure de la même inconséquence, finit par générer une angoisse et une mélancolie profondes, qui appartiennent en propre à la génération de 68. Tout va changer dans le rapport Éros Thanatos, celui de Chéreau comme celui de Ripploh, avec le sida. La scène est nonsimulée et sans préservatif, on est juste avant que l’épidémie, qui a pourtant déjà commencé, soit vraiment reconnue. Ce film n’est plus réalisable aujourd’hui, car même si le préservatif protège de la maladie, les modalités du trick, sa dimension spontanée vont changer. Le risque du sida va changer la donne narrative, et, dans le cinéma français, l’un des seuls cas où le trick est traité avec une blancheur similaire, d’aussi près, dans la brutalité du fait même, est dans un film de Vecchiali, Once More (1987), où le héros sait qu’il est séropositif, et où les enjeux sont complètement bouleversés. On est pourtant quelques années plus tard dans le même monde, mais chez Vecchiali, il s’agit d’un homme marié qui mène une double vie, et qui, devant la maladie va d’une part devoir révéler sa sexualité à sa famille, expliquer qui il est, quelle vie il vivait, et d’autre part, va aussi demander le droit, « once more » (encore une fois), de partir à l’aventure dans la nuit. Il rencontre un homme dans une boîte de nuit et Vecchiali filme là un vrai trick. Par la suite seulement on comprendra que cette rencontre débouche sur une liaison (toujours la tradition française, ce n’est pas un trick à blanc, sans conséquences, même s’il est amené comme cela dans le film). C’était un autre de mes chocs cannois, trois ou quatre ans après Taxi zum Klo, la donne avait complètement changé à cause du virus du sida. Je me souviens que dans la boîte de nuit où se rencontrent les deux hommes, passait une version disco de l’ouverture de Tannhäuser de Wagner, il n’y a que Vecchiali pour imaginer ça. Ce que j’aime vraiment dans le cinéma de Vecchiali, c’est sa façon candide de traiter le sujet, tellement littéraire et tellement improbable que ça en devient presque documentaire, par rapport à Chéreau qui campe vraiment sur le trick sublimé : de l’homosexualité elle-même. Et surtout de ce désir livré à lui-même de l’adolescence, il exprimait déjà la dimension mortifère, cette tragédie présente dans les corps. Vecchiali, dans cette scène, tente de faire face à la complexité nouvelle des situations du fait de l’épidémie. Évoquons la problématique, puisque le dilemme est posé : soit le trick est traité en tant que tel, en tant qu’opération blanche, trou noir de la fiction, et c’est tout le récit, la fiction qui sont remis en cause de l’intérieur par cet élément, soit c’est tout le récit qui relève de cette indécision, de ce trouble, et le trick en devient juste une des figures. Nous, artistes, vivons dans cette dualité. Je suis venu au cinéma avec le sentiment qu’avec cette question (d’une part parce que le trick appartenait à ma biographie, et d’autre part parce que l’enjeu rejoignait des questions esthétiques essentielles), se jouait quelque chose de l’avenir du récit et de l’avenir du cinéma. Le dernier film dont je vais parler pose cette question de fond tout en illustrant la notre : comment traiter du trick après le sida, quand il n’est plus forcément un oriflamme de liberté du cinéma gay. Voilà un exemple de cinéma gay américain qui serait le contraire parfait de Taxi zum Klo. On est à peine dix ans plus tard. Le thème du trick a triomphé éthiquement, on est libre, San Francisco explose, etc. Et malgré tout, on se retrouve avec des films comme celui de Castellanetta : Together Alone (Seul ensemble, 1991). Le récit est en temps réel. Le trick est devenu elliptique. On comprend qu’il a eu lieu alors qu’on le voyait concrètement dans Taxi zum Klo. Mais là, après les faits (non montrés), ils restent tous les deux dans la chambre, et (ce qui est absolument interdit dans le trick orthodoxe), on se met à parler et c’est cette espèce d’« après » du trick qui constitue tout le film. La conversation évoque cette mélancolie du trick, ce moment après où on ne sait plus quoi faire du désir, surtout avec les risques affectifs, sanitaires, qu’on a encourus : qu’est-ce qu’on fait de nos vies ? Ce choix militant du désir que l’on a vu exprimer par le professeur de Taxi zum Klo n’est plus d’actualité. Dans Together Alone, les deux hommes parlent de cette mélancolie qu’ils ressentent dans la répétition du trick et dans l’impossibilité (du fait de l’hypothèse trick omniprésente) de former un couple durable ou même de vivre une histoire d’amour. Les problèmes soulevés par cette figure du trick sont toujours brûlants et le devenir homosexuel va donc s’inventer dans des compromis avec cette figure radicale du trick. L’amour pur qui pourrait naître entre deux personnes, le trick le rend impossible puisque, par définition, l’autre devient interchangeable et que ce que l’on aime, c’est le désir. La mélancolie de l’après trick, en plein marasme du sida, est très justement représentée par Togheter Alone.
21Deux perspectives : soit c’est le trick qui contamine tout le récit, soit c’est le récit qui va l’intégrer dans sa diégèse même. En tant que cinéaste, c’est cette récupération scénaristique du trick qui représente un malaise pour moi. Parce que je me suis rendu compte que cette figure du trick rejoignait un certain nombre de nouvelles donnes tragiques dans l’espace du récit et dans l’espace tout court – par exemple, le terrorisme dans le champ politique ou toutes ces figures de réversibilité du sens, tous ces trous noirs à l’intérieur des champs traditionnels ; chaque grille d’analyse du réel avait révélé après 68 (ce qu’on a appelé la post-modernité) des points de rupture, des trous noirs qui menaçaient toute la rationalité, toute la gestion traditionnelle du récit. Alors, soit on a fait l’impasse en n’abordant pas cette dimension du trick, soit on l’a neutralisée (par le stylisme), et le trick est devenu un simple produit d’appel, un accessoire de style, pratique balise d’une dérive, en général romantique, assez traditionnelle : la ballade de la perte des repères. Je pense à beaucoup de films où, à l’intérieur d’une espèce de malaise général (cela a commencé avec Les Nuits fauves, 1992 de Cyril Collard), on désamorçait le trick, en en faisant une figure imposée de l’errance post-romantique ; il perdait ainsi sa virulence tranchante, celle qui avait émergé avec Bertolucci et Akerman, allant, soit vers la pornographie, soit vers le stylisme post-romantique. Tout le monde n’est pas Chéreau qui a, tout d’abord, un grand sens esthétique, mais aussi une ampleur dans son geste de cinéma qui, même quand il instrumentalise le trick au service du grand genre, produit des formes qui restent et ont marqué leur temps. Alors on se demande comment dire cette mélancolie qui pleure sur les ruines du politique, après le terrorisme, comment réinsérer la figure de la drogue, aussi victime du récit humanitaire, comme forme de sacré, de suicide, de rite, comme dépendance, si proche du trick selon Renaud Camus ? Toutes ces formes qui contaminent le reste de la fiction, peuvent la happer. J’ai voulu dire les formes cinématographiques qu’ont pu prendre ces figures en allant voir du côté de Bertolucci et Akerman. Si le trick après le sida et la désillusion des années quatre-vingt, pouvait encore être un fil conducteur et générer une pensée de cinéma à travers les questions qu’il pose au récit en général, je ne m’aventurerai pas trop sur le parallèle qu’on pourrait faire avec la figure de la prise d’otage ou du terrorisme dans le champ politique ; cela montre les limites rationnelles de l’exercice. Chaque champ de la fiction aura, avec l’hypermodernité, généré sa figure blanche, son trick. Le trick met frontalement le spectateur devant un fait accompli, donné, ce que montrait bien le film de Chantal Akerman, débarrassé des discours militants ou de toutes les idéologies de substitution qui ont jailli à la fin des années soixante, et ne renvoyant qu’à son code tranchant irrémédiable. Rome désolée (1995), mon premier long-métrage, aborde cette question de front. Rome désolée est plus efficace dans cette idée d’opération blanche. Ce film (dont l’économie esthétique transcende l’économie financière) m’obligeait à penser un dispositif radical ; j’ai donc essayé de faire de ce minimalisme une forme pour mettre en image et en son la mélancolie dont j’ai parlé, avec la mise en rapport d’un rendu clinique de l’expérience qui pourrait rappeler Renaud Camus (l’expérience dans la répétition, dans sa figure obsessionnelle) et les lieux : la mise en place d’une cartographie mélancolique rejoint l’idée d’un road movie, de l’errance qui ne prend plus corps dans un héros mais dans la présence de la voix qui fait écran entre le spectateur et ce qui est donné à voir (les lieux qui sont arpentés, balisés par la caméra). Dans cet espace, entre vous et l’écran, peut se dire la mélancolie, sans être incarnée (j’échappe ainsi au diktat pornographique d’un côté, et à la tentation stylistique romanesque à la Chéreau) mais en essayant d’en garder la substance par le langage et par le rapport des mots et de l’image. Voilà donc l’hypothèse que je lance, que je continue à travailler dans des systèmes d’écriture et des dispositifs filmiques plus complexes : tout part de cette expérience, de ce parcours initiatique que j’ai montré, entre une expérience d’homme, de spectateur, les deux donnant une expérience de réalisateur. Il ne m’appartient pas de dire si j’ai réussi ou pas. Je crois qu’il est important de regarder Rome désolée sous cet angle, dans sa tentative de donner une forme à la condition hypermoderne et d’échapper aux idéologies désuètes, y compris l’idéologie de la libération gay qui prolifère. Il ne s’agit pas de produire un cinéma spécifique, mais d’abord de critiquer pas mal de films d’auteurs contemporains qui se limitent à évoquer le désarroi post-romantique par le seul biais de la scénarisation classique. Comment échapper à tous ces modèles, c’est ce que j’ai essayé de faire.
Auteur
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