« Quelques Bêtes dans la jungle » : la rencontre dans les films de Jacques Rivette
Céline et Julie vont en bateau (1974)
p. 13-36
Texte intégral
1Pour ne pas trop en dire sur le film avant sa projection, je ferai semblant de ne pas en parler du tout et de m’intéresser aux autres films de Jacques Rivette, en portant principalement mon attention sur les deux films qui, par ordre de tournage, précèdent Céline et Julie vont en bateau : L’Amour fou (1969) et Out 1 (tourné en 1970). De ce dernier, il existe deux versions : une version en huit épisodes qui, sauf erreur, n’est jamais sortie en salles et dure un peu moins de treize heures, et une autre plus courte sortie en 1974. C’est à la première que je me référerai. Je ferai donc semblant de ne pas parler, ou très peu, de Céline et Julie vont en bateau, laissant le soin à ceux qui n’ont pas vu le film, de décider, au moment de la projection, si j’en ai parlé un peu, beaucoup, ou décidément pas du tout.
1, 2, 3, soleil !
2Lorsqu’on passe mentalement en revue les films de Jacques Rivette, il paraît très évident que la rencontre y est toujours un événement important. En même temps, pour peu qu’on lance la formule « Jacques Rivette cinéaste de la rencontre », on ne tardera pas à constater qu’une autre formule, « Jacques Rivette cinéaste de l’interdit de la rencontre », négative sans être exactement pour autant la négation de la précédente, ne serait pas moins légitime. Je commencerai en examinant d’un peu plus près ces deux propositions.
3« Jacques Rivette cinéaste de la rencontre » : on pourrait même dire, Jacques Rivette cinéaste de la rencontre comme big bang du film. C’est vrai tout au moins pour le début de Céline et Julie vont en bateau et celui, plus récemment, d’Histoire de Marie et Julien. Un personnage entre dans le champ de vision d’un autre, installé sur un banc ; le personnage sur le banc se redresse, se rassemble à cette apparition, et la fiction est lancée : on a un peu l’impression d’une particule en mouvement qui, venant percuter une autre particule, créerait la force motrice nécessaire au déroulement du film.
4Cette fonction de big bang assignée à la rencontre, est aussi repérable chez Rivette comme méthode de tournage – méthode dont on sait qu’elle laisse aux comédiens une importante marge de manœuvre.
5Dans L’Amour fou et Out 1, Rivette travaille pratiquement sans scénario (ou avec un principe de départ qui se précise et évolue en fonction de ce qui se passe pendant le tournage) et les dialogues sont improvisés par les acteurs : il n’existe pas de contenu précis écrit à l’avance. Dans la logique de tournage d’Out 1, où le scénario est quasiment inexistant, la rencontre devient décisive en tant qu’événement résiduel et irréductible, particule élémentaire de fiction à partir de laquelle, justement, l’histoire du film va pouvoir s’écrire.
6Dans le livre d’Hélène Frappat consacré à Jacques Rivette1, Suzanne Schiffman raconte comment s’est passée la préparation d’Out 1, qui est sans doute le film de Rivette qui va le plus loin dans la radicalisation de ce principe d’engendrement du film. Jacques Rivette, explique-t-elle, avait demandé aux acteurs de situer socialement leur personnage, de lui inventer un cadre, une activité (Bulle Ogier avait choisi de s’occuper d’une sorte de lieu alternatif comme elle en avait vu aux États-Unis, Michael Lonsdale de diriger une troupe de théâtre…). Après quoi, « pour déterminer un ordre de tournage, il fallait savoir qui avait envie de rencontrer qui, et, à partir de là, essayer d’injecter un peu de fiction. »
7Cette envie de rencontre qui n’est pas encore l’affaire des personnages, mais celle des acteurs qui jouent dans le film, constitue malgré tout une mise fictionnelle de départ, et elle permet d’organiser le tournage concrètement : sur une grande feuille de papier millimétré sont reportés les points de rencontre des personnages ; l’histoire dans sa continuité prend la forme d’une sorte de graphique. « C’est là-dessus, explique Suzanne Schiffman, qu’on a organisé le tournage, et qu’on s’est basé pour prévenir les acteurs en leur disant : tel jour vous allez rencontrer untel. (…) Au fur et à mesure qu’on tournait, et que le film se construisait, les acteurs avaient des idées, ils savaient un peu mieux ce qui s’était passé avant, même s’il n’y avait pas de dialogues écrits du tout. »
8Cette manière de tourner est perceptible dans le film, à tel point qu’Out 1 pourrait presque s’appeler « les rendez-vous de Paris ». Les rencontres entre les comédiens se font souvent par couples, et ce sont assez souvent des rendez-vous fixés formellement par un personnage à un autre personnage : Jean-Pierre Léaud (Colin dans le film) vient consulter Éric Rohmer (spécialiste de Balzac) ; Juliet Berto, alias Frédérique, vient toquer à la fenêtre du joueur d’échecs Jacques Doniol-Valcroze (Étienne) ; la même Juliet Berto fixe un rendez-vous à Françoise Fabian, et un autre encore à Jean Bouise à qui elle propose ex abrupto une conversation sur la dialectique.
9Tourné après Out 1, Céline et Julie vont en bateau marque un retour à un travail d’écriture beaucoup plus précis, mais comme on l’a vu, la rencontre (des deux personnages principaux) fonctionne encore comme big bang, à l’intérieur de la fiction.
10Voici précisée la première formule : Jacques Rivette cinéaste de la rencontre, comme choc élémentaire d’où sort le film à la fois comme processus de création et comme fiction.
11Examinons maintenant la seconde formule : Jacques Rivette cinéaste de l’interdit de la rencontre.
12Il faut ici rappeler le sous-titre d’Out 1 dans sa version en huit épisodes : noli me tangere. Autrement dit « ne me touche pas », ou « garde-toi de me toucher » – qui est la phrase prononcée par le Christ après sa mort, au moment où il apparaît à Marie-Madeleine. Michel Delahaye, acteur dans L’Amour fou et Out 1, où il interprète un ethnologue derrière lequel se devine aisément la figure de Jean Rouch, intervient dans le livre d’Hélène Frappat en glosant cette mise en garde. On peut, dit-il, l’entendre de deux façons. En considérant le toucher au sens du contact physique, et noli me tangere signifie alors : « je vous dis que je resterai avec vous en esprit, et ça devrait vous suffire », donc n’essayez pas de toucher mon corps. C’est une mise en garde qui hypothèque la possibilité d’un corps à corps, et qui même autorise à se demander si l’autre a vraiment un corps, puisqu’on ne peut pas le toucher. Ou bien en prenant le mot « toucher » au sens d’« émouvoir ». Ne me touchez pas, autrement dit : n’essayez pas de m’émouvoir.
13Avec les films de Jacques Rivette, nous disposons d’un ensemble de films qui conçoivent la rencontre comme une particule élémentaire fondatrice – mais sur fond d’un interdit de la rencontre qui est aussi à considérer comme une racine de la fiction. Il y a là comme une méthode : pour générer un film, postuler une rencontre en même temps que son interdiction absolue. établir un seuil contradictoire, une contradiction inaugurale : cette démarche est celle de Rivette dès son premier long métrage, Paris nous appartient, dont l’exergue, on s’en souvient, proclame contre le titre du film que « Paris n’appartient à personne ».
14Que peut-il y avoir au-delà d’un tel seuil, que peut-il résulter d’une telle contradiction liminaire ? Un jeu synthétise assez bien cette tension et démontre qu’elle constitue bien un point de départ possible, et non pas seulement un point de blocage. C’est le jeu « 1, 2, 3, soleil ! », pratiqué à plusieurs reprises, ouvertement ou de façon à peine déguisée, par les protagonistes de Céline et Julie vont en bateau.
15Je rappelle le principe du jeu (du moins celui qui m’a été transmis enfant) : un des participants compte jusqu’à trois en tournant le dos aux autres joueurs qui se tiennent à quelque distance. Pendant ce temps, les autres joueurs s’approchent pas à pas. Parvenu au chiffre trois, le compteur se retourne en criant le mot « soleil ». Ceux des joueurs qui, exposés aux rayons du soleil, trahissent le moindre signe de mobilité (un simple vacillement sur leur base suffit), sont éliminés.
16Pour les joueurs, le but consiste à s’approcher de celui qui compte, jusqu’à le toucher. Il s’agit donc de transgresser le noli me tangere et on peut y arriver, mais non sans risque – un risque que nous pourrions qualifier de méduséen. Pour éviter d’être foudroyé par le soleil qui est à la fois parole et regard de l’autre, le joueur trouve en effet son salut dans une auto-pétrification préventive.
17Le jeu se termine quand tous les joueurs sont éliminés (c’est alors la victoire du « ne me touche pas ») ou lorsqu’un des joueurs parvient à atteindre le compteur et à le toucher au moment où celui-ci lui tourne le dos. Alors il y a contact, et en ce sens il y a rencontre, mais une rencontre qui tourne court puisque rien n’est prévu au delà sinon le fait de recommencer le jeu en échangeant les rôles.
18Il y a des jeux qui en droit pourraient ne jamais finir (par exemple : sauter à la corde ou faire mentalement l’inventaire des nombres entiers), et que seules la fatigue physique ou la lassitude des joueurs vient interrompre. Mais le destin de beaucoup de jeux, c’est d’être tendus vers un but qui, en même temps, est une fin de tout : fin du jeu, fin du monde, disjonction absolue. « 1, 2, 3, soleil ! » est de ceux-là : le contact entre le compteur et un joueur y provoque un collapsus, un effondrement qui est comme le négatif du big bang dont il était question plus haut.
19Ceci nous conduit à une double observation :
- Le contact, le « tangere » (qu’il soit d’émotion ou tactile) est toujours quelque chose de terrible dans les films de Rivette par ses conséquences : il peut être absolument fondateur (c’est la rencontre big bang) mais il peut aussi déclencher un effondrement, un processus d’annulation du jeu fictionnel (c’est la rencontre collapsus). L’interdit du contact dans les films de Rivette est à la mesure de ses conséquences extrêmes : c’est l’interdit du contact avec l’origine et avec la fin – les deux horizons inaccessibles de la vie. Symptomatiquement, les films de Rivette, bien souvent, sont construits de telle sorte qu’ils n’ont véritablement ni début ni fin.
- Mais « quand même », entre le big bang et le collapsus, il peut y avoir le temps d’une fiction. Parce qu’elle prend du temps et de l’espace, parce qu’elle s’organise en une chaîne d’événements, l’annulation de la mise en œuvre de la rencontre par l’interdit de la rencontre peut constituer une fiction – et même plusieurs. C’est cette pluralité qu’il conviendrait maintenant de préciser.
20Il existe plusieurs manières d’accepter et de refuser la rencontre, d’un même geste. Dans les films de Jacques Rivette, le procès d’annulation de la rencontre par l’interdit de la rencontre se décline selon plusieurs schèmes qui peuvent coexister et se combiner dans un même film.
21J’en distingue trois, que je vais caractériser en les associant à trois œuvres littéraires qui sont toutes des références avouées de Rivette. Ce n’est pas à ce titre qu’elles m’intéressent, et si je retiens celles-ci plutôt que d’autres (on sait que les références, les citations, les allusions ne sont pas ce qui manque dans l’œuvre de Rivette), c’est qu’il me semble que ces trois-là fournissent trois modèles fictionnels suffisants pour couvrir une vaste portion du territoire des fictions rivettiennes.
22Les trois schèmes (que j’appelle aussi « complexes ») fictionnels sont nommés d’après les œuvres littéraires qui en sont pour moi la source :
- le complexe de Don Quichotte
- le complexe des Enfants terribles
- le complexe de La Bête dans la jungle
23Ces complexes peuvent être associés à un personnage, mais aussi à un lieu ou à un moment du film. Dans chacun de ces trois cas, ils correspondent à un certain comportement (du personnage, du lieu ou du film). Dans les films de Rivette il est clair en effet que les lieux ont des comportements, c’est-à-dire des manières très personnelles d’être ouverts ou fermés, des manières d’être habités par la lumière, de laisser le temps s’écouler ou au contraire de le retenir. Par leur comportement, ces lieux (maisons ou chambres) prescrivent très fermement les conditions de la rencontre et de la non-rencontre dans leur enceinte. Quant aux comportements de film, nous entendons par là une certaine manière d’agencer les événements, de les interpoler, de les cadrer, adoptée par le film à tel ou tel moment de son déroulement.
24Examinons ces trois schèmes et les comportements de personnages, de lieux et de films qui leur sont associés.
Le complexe de Don Quichotte
25À propos du film Le Pont du Nord, dans lequel elle joue avec sa fille, Bulle Ogier explique2 que Jacques Rivette leur avait donné à lire Don Quichotte. L’idée de départ était la suivante : Bulle Ogier serait le Sancho Pança du film, et Pascale Ogier le Don Quichotte.
26Dans le film, cette distribution est effectivement tout à fait claire. Pascale Ogier défie la statue du lion de Belfort de la place Denfert-Rochereau et d’autres lions de pierre parisiens, comme Don Quichotte défiait les moulins à vent ; elle crève les yeux des visages reproduits sur les affiches publicitaires comme s’il s’agissait de géants ; sa Rossinante est une mobylette et son armure un blouson de cuir assorti d’un petit casque blanc.
27Le complexe de Don Quichotte, c’est un ardent désir de rencontre, courtoise (Dulcinée) ou combative (on veut en découdre avec l’autre : géant, brigand…). Seulement, c’est un désir de rencontre romanesque qui ne peut absolument pas s’accommoder du caractère terriblement décevant du réel. Don Quichotte ne cesse d’aspirer à des rencontres et il ne cesse d’en faire, mais il ne rencontre jamais celui qui est en face de lui : d’une quelconque paysanne des environs il fait la sublime Dulcinée ; de moulins à vent il fait des géants ; d’une modeste hôtellerie, un château. Il y a bien chez lui tout à la fois un souci de la rencontre, et même un désir de rencontre, et les germes de ce qui va empêcher la rencontre, en l’occurrence un refus d’être déçu par le réel, et du coup, une mauvaise foi extraordinairement déformante.
28L’imaginaire de Don Quichotte a besoin de suggestion, besoin que le monde extérieur lui fasse des propositions. Et le monde lui propose des moulins, des paysannes, des forçats qu’on mène aux galères. Lui prend tout cela, et le remodèle pour le rendre conforme à son cahier des charges de chevalier. Le complexe de Don Quichotte se caractérise par une force centrifuge : il lui faut quitter la maison, battre la campagne, partir à l’aventure, chercher toujours plus loin de quoi alimenter sa fable.
29Avant de retrouver la raison en fin de roman, Don Quichotte aura été un grand moulin à fiction, perpétuellement alimenté par le fleuve du réel qu’il brasse avec ferveur. Chez lui, le désir de rencontre et l’interdit de la rencontre produisent donc un agencement, un complexe très productif. Productif de quelque chose qu’on pourrait tenir pour « rien » : j’ai dit « moulin à fiction » comme on dit « moulin à paroles » de quelqu’un qui parle à tort et à travers, pour ne rien dire, quelqu’un qui, comme les moulins, brasse du vent. Mais ce « rien » que produit le complexe de Don Quichotte est la fiction – rien de moins que l’étoffe dont on fait les livres, et les films.
30À part Pascale Ogier dans Le Pont du Nord, qui sont les Don Quichotte des films de Rivette ? Jeanne la Pucelle, dans une certaine mesure. C’est un Don Quichotte dont la foi est si forte que le réel finit par lui donner raison. Elle prétend rencontrer le Dauphin, elle veut être chevalier, elle veut lever le siège d’Orléans et faire sacrer le Dauphin à Reims. Et tout cela arrive : le réel dans un premier temps se plie à sa fable (c’est le film Les Batailles). Puis à un moment le réel se met à résister (et c’est le film Les Prisons). Autre Don Quichotte, dans Out 1 : le personnage de Frédérique (Juliet Berto). Frédérique a dérobé des lettres dans une maison. Le contenu de ces lettres est assez mystérieux pour qu’elle imagine de pouvoir les monnayer auprès de ceux qui les ont écrites, et dont le nom figure sur les enveloppes. Elle va donc les contacter. Le premier d’entre eux est une avocate, maître Lucie De Graf, à qui elle fixe un rendez-vous.
31[Projection d’un extrait de Out 1, la rencontre entre Frédérique et Lucie De Graf sur le toit d’un immeuble. Coupure après la phrase de Frédérique : « Moi ? je joue pas, je joue pas du tout. » Frédérique essaie d’intimider Lucie De Graf et de lui soutirer de l’argent. Un moulin rouge occupe massivement l’arrière-plan.]
32Comme Jeanne, Frédérique, à un moment du film, prend habit d’homme. Elle a perpétuellement besoin d’argent et les lettres volées lui suggèrent un scénario qui n’est pas celui du preux chevalier, mais celui du maître chanteur mandaté par des individus aussi haut placés que mystérieux.
33Seulement, lors de la rencontre avec Lucie De Graf le réel se montre intraitable, en rejetant systématiquement toutes les tentatives de Frédérique pour donner de la consistance à ses histoires de secte, de complot. Lucie ne manifeste pas seulement un manque total de coopération, elle se positionne en « maître » du jeu, s’accapare le pouvoir des mots (Lucie à Frédérique : « On ne fera jamais balancer ta parole contre la mienne »). En face d’elle, Frédérique, pourtant coutumière des ensorcellements par la parole, est ici privée de ses sortilèges. Ses formules sont désespérément inefficaces, sa parole impuissante à faire surgir des images. « Vous voyez ce que je veux dire ? » demande-t-elle à Lucie qui, refusant de s’installer dans un autre site que le réel, et plus encore refusant de participer à sa visualisation, rétorque : « Et vous, vous voyez ce que vous voulez dire ? »
34Le complexe de Don Quichotte traverse Céline et Julie vont en bateau, mais le degré de plasticité et de résistance du réel y est étroitement dépendant du temps et du lieu : plastique à certains endroits et à certains moments, résistant à d’autres endroits et à d’autres moments – je n’en dis pas plus.
Le complexe des Enfants terribles
35Jean Cocteau fait partie des artistes auxquels Rivette se réfère couramment (indiquant par exemple le caractère fondateur de la lecture du journal de tournage de La Belle et la Bête dans son désir de faire des films). Dans L’Amour fou, ce sont Les Enfants terribles qui apparaissent clairement comme le modèle de référence d’un agencement qui articule, comme celui de Don Quichotte, l’événement de la rencontre et sa négation, mais d’une façon très différente, qui en est presque le négatif.
36Je rappelle l’histoire des Enfants terribles : les enfants terribles, ce sont Paul et Élisabeth, frère et sœur sans véritable tutelle – pas de père, une mère malade, une bonne et un médecin de famille qui veillent sur eux mais sont tenus soigneusement à distance, en dehors de leur univers. Paul ne va plus à l’école et ne quitte plus la chambre. Cette chambre devient ainsi la sphère intime des deux adolescents, un espace auquel les adultes n’ont pas accès et où l’imaginaire se déploie, dans une atmosphère étouffante et fascinante. Deux jeunes gens sont admis dans cet univers clos : un jeune homme ami de Paul et amoureux d’Élisabeth ; une jeune femme amie d’Élisabeth et forcément amoureuse de Paul. Survient un personnage éclatant, Michaël, qui semble devoir enlever Élisabeth à la chambre et mettre en danger la pérennité de ce foyer d’imaginaire. Mais, dit Cocteau, « le génie de la chambre veillait. » Michaël se tue en voiture, comme Isadora Duncan, étranglé par son écharpe prise dans une roue du véhicule. Un autre péril guette encore la chambre : Agathe est amoureuse de Paul et elle est aimée de lui, mais chacun à l’insu de l’autre. Situation dangereuse à laquelle Élisabeth remédie de façon radicale en empoisonnant Paul et en se tuant elle-même, en une tragédie écrite spécialement pour la chambre.
37Notons en passant que cette histoire fait beaucoup penser au roman d’Émily Brontë Les Hauts de Hurlevent (un couple infernal, passionné, destructeur, constituant un pôle d’attraction irrésistible et mortifère pour un autre couple, plus fragile) dont Jacques Rivette a précisément signé l’une des adaptations cinématographiques – et définissons le schème correspondant. Le complexe des Enfants terribles met en jeu un imaginaire autarcique, proliférant mais clos sur lui-même, vivifiant et vénéneux, créatif et mortifère. Il est associé à un lieu, « la chambre », lieu « abstrait, capable de se recréer n’importe où ». Ce lieu, c’est l’espace imaginaire de la chambre d’enfants « meublée de songes », mais adoptant ici une forme pathologique. C’est un espace de toute-puissance, une extension du cerveau, une jungle mentale.
38Alors que le complexe de Don Quichotte génère une force désirante et centrifuge, la chambre, elle, est « attractive » et « dévorante ». L’autre n’y est admis que sous deux espèces : comme adorateur distant ou comme fétiche, dépouille magique. Gérard et Agathe sont de la première eau : leur proximité n’est tolérable que dans la mesure où les esprits de la chambre, Paul et Élisabeth, sont reconnus par eux comme intouchables. Élisabeth, dit Cocteau, est la grande prêtresse de la chambre. Par conséquent (noli me tangere !), il n’est pas question d’y toucher. En transgressant le tabou, Michaël s’attire le courroux de la chambre. Il n’y entrera que mort.
39Dans L’Amour fou, dans Céline et Julie vont en bateau, dans Out 1, il suffit de presque rien pour que la chambre des Enfants terribles prenne racine dans un appartement et se développe comme une végétation tropicale : une poupée sur un lit, un coffre à jouet, un tableau noir, des livres de magie, suffisent à faire surgir la chambre. Dans L’Amour fou, ce foyer se situe d’abord dans la chambre de Claire et Sébastien (Bulle Ogier et Jean-Pierre Kalfon), avant de migrer d’une pièce à l’autre de leur appartement comme dans le roman de Cocteau. C’est un espace végétal étouffant (pas de plantes mais un papier peint à motifs floraux et frise de palmiers), et c’est un espace de songes et de folie, de création et de régression (on dessine, on déchire, on attaque les portes à coups de hache, on s’aime, on se mutile), attestant que le schème des Enfants terribles n’est pas moins fertile en événements, en happenings, que celui de Don Quichotte.
Le complexe de La Bête dans la jungle
40Le rapprochement Henry James/Jacques Rivette n’a lui non plus rien de surprenant. Céline et Julie utilise la matière fictionnelle de deux textes de Henry James : une nouvelle, Roman de quelques vieilles robes, et un roman, L’Autre maison. Je ne parlerai pas de ces textes, mais ce que j’appelle le complexe de la Bête dans la jungle est présent dans plusieurs œuvres de James (entre autres : Le Motif dans le tapis), et il l’est de façon particulièrement éclatante dans L’Autre maison.
41Le complexe de La Bête dans la jungle procède d’une hantise obsessionnelle. Le personnage principal de la nouvelle, Marcher, vit dans la certitude et l’angoisse d’un événement terrible et inéluctable qui devrait lui arriver quelque jour. Quand précisément ? Il ne saurait le dire. Et quelle sorte d’événement ? Eh bien, dit-il, pas quelque chose qu’il devrait faire, pas quelque chose qu’il devrait accomplir. Il s’agirait plutôt de quelque chose qu’il aurait à rencontrer : c’est quelque chose, dit-il, que j’ai « à rencontrer en face, à voir soudainement surgir dans ma vie, qui pourra détruire en moi toute conscience, qui pourra m’annihiler, ou simplement tout corroder, atteignant dans ses racines tout mon univers et m’abandonnant aux conséquences, de quelque façon qu’elles se présentent ».
42Cet événement qui devrait lui arriver, il se le représente donc comme une rencontre. Et, vraiment, il se la représente, c’est-à-dire qu’il s’en fait un tableau mental. Il s’agit, nous dit le texte, d’une Image3 qui ne le quitte pas. Cette image est celle d’une bête tapie dans la jungle, et susceptible de bondir sur lui à chaque instant. Marcher vit dans l’attente de cette rencontre : il attend, il guette, il veille, il y pense sans cesse, avec appréhension. Mais on voit fort bien qu’il s’agit d’y penser sans cesse pour se rendre absolument, totalement indisponible à toute rencontre. Il s’agit de « ne penser qu’à ça » pour que « ça », justement, ne soit jamais autre chose qu’une pensée, pour que « ça » n’arrive jamais. La bête dans la jungle est donc un tableau mental dressé comme un rempart, comme un bouclier, pour conjurer toute possibilité réelle de rencontre ici et maintenant.
43C’est, plus ou moins, ce que le personnage, parvenu au soir de sa vie et ayant perdu son unique confidente, finit par constater avec effroi – mais non sans en jouir. Car cet effroi de découvrir le néant de sa vie, néant soigneusement maintenu en l’état par le fantasme de la « bête dans la jungle », lui saute à la gorge exactement comme une bête dans la jungle, et il peut ainsi, in extremis, sauver sa fiction à l’instant même de son effondrement, il peut faire de cet effondrement l’instrument ultime de sa relance.
44La pensée obsessionnelle de la rencontre se présente comme une image d’épouvante à fonction apotropaïque, c’est-à-dire ayant fonction de tenir à distance (apo : loin de), de protéger et de repousser (tropé : fuite, déroute). Cette fonction apotropaïque est précisément celle des représentations terrifiantes de Méduse qui ornaient les boucliers de l’Antiquité : « Figure de l’épouvante, elle repousse l’épouvantable4 ». La bête dans la jungle, c’est cela : une figure de l’épouvante fixée obsessionnellement pour tenir l’épouvantable à distance, l’épouvantable étant ici la rencontre avec l’autre : noli me tangere.
45Dans les films de Rivette le complexe de la Bête dans la jungle n’est pas attribuable à un personnage comme l’était celui de Don Quichotte. Il n’est pas réductible à une psychologie, à un comportement individuel. Par contre il est repérable comme comportement filmique, comme formation fictionnelle, comme agencement, comme montage d’événements. Cet agencement, ce montage surviennent de façon extrêmement symptomatique quand il s’agit de s’attaquer à un événement en particulier, qu’on pourrait appeler « la première rencontre ».
46Sur ce point, il faut revenir à la nouvelle de Henry James. Marcher, avons-nous dit, se prémunit contre une rencontre à venir en établissant et en fixant le tableau mental d’une bête dans la jungle. Mais la hantise de la rencontre est telle que le personnage doit aussi se prémunir contre les rencontres qui ont déjà eu lieu, ou contre ce qui pourrait, dans son passé, ressembler à une rencontre. Le problème qui se pose au personnage peut se formuler ainsi : comment être directement dans l’avoir rencontré sans passer par la rencontre elle-même ? Comment être en contact sans entrer en contact ? Ce serait comme vouloir être directement dans une maison, sans jamais en avoir franchi le seuil (voir Céline et Julie). Le seuil, dans notre problème, est ce qu’on peut appeler la « première rencontre », celle où l’on « fait connaissance ». Nous pourrions dire qu’à chaque formulation de ce problème (en terme de seuil, ou de rencontre, ou de connaissance) correspond, dans les films de Rivette, un agencement symptomatique.
47[Projection d’un extrait de Jeanne la Pucelle, Les Batailles. Jeanne rencontre pour la première fois le Dauphin. Introduite auprès d’un petit groupe de courtisans, Jeanne reconnaît parmi eux le Dauphin, pourtant dépourvu de tout signe distinctif.]
48Il s’agit d’un des épisodes les plus fameux de l’histoire de Jeanne la Pucelle : sa rencontre avec Charles VII. Et cet épisode est sans doute un de ceux qui prédisposaient Jeanne d’Arc à devenir le personnage d’un film de Rivette. Jeanne ne connaît pas Charles VII, mais elle n’a pas besoin de cela pour être en mesure de le reconnaître. Jeanne a cette aptitude des personnages rivettiens à engager d’emblée un rapport de re-connaissance avec l’autre, sans avoir à faire connaissance.
49Il s’agit d’un coup de force, dont la dimension miraculeuse est signalée par l’affirmation de son caractère infilmable. Jeanne et le Dauphin se retirent dans une pièce voisine pour l’acte de reconnaissance mutuel. Jeanne a reconnu le Dauphin, le Dauphin reconnaît Jeanne comme une envoyée de Dieu mais on ne verra pas cela : seulement l’attente des courtisans, puis un temps de latence souligné par un panoramique. Et deux signes qui indexent le miracle : le craquement du feu dans la cheminée, puis les larmes du Dauphin lorsqu’il reparaît avec Jeanne, signe qu’il a été « touché » (ému) par elle.
50Il y a une réplique de Pascale Ogier dans Le Pont du Nord, lorsqu’elle aperçoit Jean-François Stévenin à un moment du film – et que Jeanne pourrait faire sienne : « Celui-là je le connais pas mais je le reconnais ». Dans Le Pont du Nord c’est une phrase qui n’est pas dépourvue de sens, et qui dans ce sens-là est même tout à fait ordinaire. Cela veut dire : je ne le connais pas personnellement, nous n’avons pas été présentés, « mais je le reconnais », autrement dit je reconnais cette tête, je l’ai déjà vue quelque part.
51Seulement Jeanne la Pucelle nous indique qu’il faut entendre cette phrase au sens fort : reconnaître sans connaître, c’est une manière d’être déjà dans l’après de la rencontre, sans avoir eu à passer par la rencontre. C’est une manière de toucher l’autre (émouvoir Charles VII), précisément en lui faisant reconnaître qu’il y a eu, miraculeusement, rencontre sans contact. Ainsi, de la même manière que l’effondrement de la fiction permet la relance de cette fiction à la fin de La Bête dans la jungle, ici le miracle de la reconnaissance en l’absence de contact est l’étincelle qui produit le contact.
52Le problème de la première rencontre est un problème de l’origine (« là où ça a commencé », le point de contact), origine dont j’ai dit plus haut qu’elle était l’un des territoires interdits de la fiction rivettienne, l’autre étant la fin. C’est pourquoi il y a un schème fictionnel récurrent dans les films de Rivette : le schème de déconstruction de l’origine. Ce schème est très apparent dans le dernier film de Jacques Rivette à ce jour, Histoire de Marie et Julien.
53[Projection du début de l’Histoire de Marie et Julien. Julien sur un banc, Marie passe devant lui. Échange entre les deux, jusqu’au moment où Marie brandit une dague. Julien s’éveille, il était endormi sur une table de café. Il sort, c’est la nuit, et voilà qu’il rencontre Marie. Elle le quitte pour attraper le bus, mais ils se donnent rendez-vous le lendemain.]
54À trente années de distance, nous reconnaissons quasiment la scène d’ouverture de Céline et Julie vont en bateau. À ce propos je voudrais citer les dernières phrases du roman d’Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel. Il y aurait beaucoup à dire sur ce roman, qui est une des nombreuses sources de Céline et Julie vont en bateau, mais j’en citerai simplement la fin : « À celui qui (…) inventera une machine capable de rassembler les présences désagrégées, j’adresserai une prière : qu’il nous cherche, Faustine et moi, et qu’il me fasse entrer dans le ciel de la conscience de Faustine. Ce sera là une action charitable5. »
55Au début d’Histoire de Marie et Julien, Marie entre dans le ciel de la conscience de Julien, comme Céline entrait dans le ciel de la conscience de Julie au début de Céline et Julie vont en bateau. C’est la première rencontre du film entre Marie et Julien, et elle intervient au début du film, elle en constitue le commencement. C’est une rencontre big bang, un choc de particules qui engendre la fiction, avec une fonction inaugurale très affirmée. En même temps on voit bien que cette fonction inaugurale, originelle, est immédiatement défaite, déconstruite par le développement fictionnel qu’elle génère. Nous sommes en effet renvoyés par la conversation, du choc de la reconnaissance à celui, antérieur, d’une première rencontre que nous ne verrons pas, qui n’existera que de façon très irréelle, en parole : lors d’une soirée, il s’est passé quelque chose comme un coup de foudre entre Marie et Julien. Mais un coup de foudre qui fut un coup pour rien. Ils n’ont pas eu d’histoire à la suite de cette première rencontre, parce que ni l’un ni l’autre n’était libre.
56Par contre leur histoire va commencer maintenant : cette deuxième rencontre, en ce sens, est bien la première, c’est celle qui a fonction de seuil pour une histoire. Mais sa fonction inaugurale est masquée par une première rencontre qui est restée lettre morte (terme assez approprié dans ce film où les morts communiquent par lettres avec les vivants). Donc, nous avons une deuxième rencontre qui est une première rencontre dans le sens où elle est le vrai seuil de l’histoire, et inversement nous avons une première rencontre en termes chronologiques, mais qui est déchue de son statut de première rencontre du fait précisément qu’elle fut sans suite. Comme si cela ne suffisait pas, cette rencontre à la fois seconde et inaugurale est à son tour déconstruite comme origine, lorsqu’on découvre qu’il ne s’agit que d’un rêve, ou d’une pensée, d’un événement mental : ce que nous prenions pour le monde réel n’était réellement que le ciel de la conscience de Julien.
57La vraie deuxième rencontre inaugurale vient aussitôt après, prenant l’allure d’une répétition prosaïque de la rencontre mentale. Dans cette rencontre mentale, Marie et Julien constataient tous deux que lors de leur première rencontre, ils n’étaient « pas libres ». Dans la rencontre éveillée, la question de la liberté est abordée par le biais d’une formule triviale : « est-ce que vous êtes libre demain ? » C’est un peu comme la formule « je ne le connais pas, mais je le reconnais » : Rivette a le goût des formules ordinaires dont le sens littéral, comme un passage secret, conduit dans les souterrains du récit.
58Il y a donc une seconde deuxième rencontre mais très brève, très vite interrompue : Marie et Julien sont pressés, elle a un bus à prendre qui justement est en train d’arriver. C’est une rencontre empêchée, qui finalement ne retire pas sa fonction inaugurale à la rencontre mentale qui l’avait précédée, et ce d’autant moins que Marie et Julien ne seraient peut-être pas si bouleversés de se rencontrer sur le boulevard Raspail, s’ils ne s’étaient pas rencontrés en pensée juste avant. Pour finir, cette deuxième rencontre empêchée est différée jusqu’au lendemain. Mais au rendez-vous fixé, seul Julien se rendra et la rencontre sera une fois de plus reportée.
59Tout cela constitue un schème de déconstruction de l’origine. À la première rencontre a été substituée une formation fictionnelle qui démultiplie l’événement, et renvoie l’une à l’autre chaque réplique dans un jeu de miroirs où se perd irrémédiablement le référent.
60La déconstruction de l’origine est un processus typiquement jamesien. Dans La Bête dans la jungle, le personnage principal a une confidente, une amie qui connaît son obsession et consent à veiller avec lui, à l’accompagner dans son attente de la bête. Cette amie, cette confidente, le personnage principal la rencontre au début de la nouvelle. Mais comment a-t-il pu la rencontrer si, précisément, la pensée de la bête dans la jungle, l’Image de la bête dans la jungle, vise à conjurer toute rencontre ?
61Il faut pour cela qu’il l’ait rencontrée, et qu’il ne l’ait pas rencontrée. Il faut qu’il lui ait parlé, et qu’il ne lui ait pas parlé : c’est exactement ce que Henry James met en scène. Marcher fait la connaissance de la jeune femme, May Bartram, au cours d’une réception. Du moins le croit-il. En réalité, lui rappelle-t-elle, ils se sont rencontrés autrefois. Le souvenir lui en revient, mais très vaguement, et lorsqu’il se hasarde à suggérer tel détail de leur rencontre il se trompe systématiquement : ce n’est pas le lieu, ou pas l’année, ce ne sont jamais les circonstances exactes de leur rencontre. Ce dont le personnage a, en particulier, perdu tout souvenir, c’est que cette jeune femme dont il ne sait plus rien est pourtant la seule à qui il a fait, alors, la confidence de son obsession – ce qu’elle lui fait comprendre par allusion, sans jamais expliciter le contenu de la confidence.
62Le personnage s’est ainsi arrangé pour faire la connaissance d’une femme qui puisse connaître son secret sans qu’il ait à le lui révéler, ayant tout simplement effacé de sa mémoire le souvenir de leur première rencontre et de sa confidence. Sans cette rencontre préalable, Marcher pourtant n’aurait sans doute pas distingué, parmi tous les invités, cette jeune femme. Il devait bien, ainsi, rester quelque chose de ce secret oublié, juste assez pour qu’une seconde rencontre puisse se nouer autour d’un secret partagé sans avoir à être dit. C’est donc l’amnésie partielle qui est ici l’instrument de déconstruction de l’origine. L’impression de « déjà vu », sentiment si familier aux personnages des films de Rivette, relève de ce schème.
63Récapitulons. Don Quichotte, Les Enfants Terribles, La Bête dans la jungle : ces trois modèles ont en commun d’inventer des situations qui, sous un certain rapport, produisent de la rencontre, mais qui sous un autre rapport et dans le même temps, la récusent comme rencontre. Nous sommes installés dans un intervalle où le pouvoir fondateur de la rencontre (le big bang) ne cesse d’être contrecarré par son pouvoir d’effondrement (le collapsus).
64C’est l’intervalle de la fiction, c’est l’intervalle de trois grandes fictions :
- Don Quichotte : mouvement centrifuge-désirant/mais un monde reformulé.
- Les Enfants terribles : mouvement d’attraction dévorant/mais qui ne peut rencontrer, en les absorbant, en les agrégeant à son univers, que deux figures : l’adorateur et la dépouille glorieuse de l’ennemi.
- La Bête dans la jungle, ou l’obsession apotropaïque de la rencontre : une obsession qui phagocyte le réel, occupe le terrain pour s’assurer que la vie ne puisse s’y frayer le moindre chemin, pour assurer l’impossibilité de toute rencontre.
65À partir de ces trois schèmes, les possibles fictionnels deviennent innombrables dès lors que ceux-ci cohabitent dans le même film et interfèrent les uns avec les autres.
66On observera par exemple des jeux de compétitions ou d’alliance. Dans L’Amour fou, compétition entre le vrai théâtre et le théâtre de la folie qui s’organise dans la chambre et prend progressivement le pas sur le vrai théâtre. Dans Céline et Julie, jeu d’alliances et de compétitions entre les deux personnages, puis entre elles d’un côté, et de l’autre un corps étranger injecté dans le film, qui se présente sous la forme d’une maison.
67On observe aussi couramment ce qu’on pourrait comparer à un mouvement de division cellulaire, sous la forme d’une différenciation d’un foyer d’imaginaire en deux foyers distincts. Il y a un schème fictionnel qui assure cela, dans La Bande des quatre, dans L’Amour fou, dans Out 1, c’est le départ brutal d’un personnage : un personnage qui, du jour au lendemain, d’un instant à l’autre, abandonne la communauté à laquelle il appartenait, se soustrait à son milieu. Au même titre que la rencontre, c’est un moment qui a un double potentiel fondateur et destructeur, et qui, ne basculant ni dans l’un ni dans l’autre, produit quand même de la fiction. L’extrait suivant en est un exemple. Il se situe presque au début de L’Amour fou, en fait à trois minutes du début du film. Les images qui le précèdent ne sont pas liées les unes aux autres, ce sont des aperçus de la situation telle qu’elle aura évolué presque au terme du film. Dans la chronologie fictionnelle, ce que vous allez voir constitue donc le premier événement (mais un premier événement qui, selon la formule de déconstruction de l’origine, ne survient pas tout à fait au début du film).
68[Projection d’un extrait de L’Amour fou. Répétitions d’Andromaque que filme André S. Labarthe. Sébastien, le metteur en scène (Jean-Pierre Kalfon), reprend la comédienne Claire (Bulle Ogier). Claire jette l’éponge et quitte la troupe. Les répétitions continuent. Conversation dans un café après les répétitions : après le départ de Claire, faut-il tout arrêter ?]
69Je trouve assez symptomatique, après ce que j’ai dit de la première rencontre dans les films de Rivette, qu’il s’agisse précisément de la première scène du deuxième acte, et d’un personnage (Hermione) partagé entre le consentement et le refus de la rencontre (avec Oreste) – mais il est vrai que ce déchirement est le principe même de toute tragédie et c’est en quoi on peut dire que le cinéma de Rivette a une dimension tragique.
70La première phrase d’Hermione-Claire (Bulle Ogier) est : « je fais ce que tu veux ». Mais vis-à-vis du metteur en scène Sébastien c’est exactement le contraire qui va se passer : Claire ne suit plus ses indications, elle résiste. Nous reconnaissons là un seuil contradictoire du type « Paris nous appartient/Paris n’appartient à personne ». À la volonté du metteur en scène, Claire oppose un « je ne peux pas, je n’y arrive pas ». Puis elle annonce qu’elle s’en va – une première fois pour elle-même et une deuxième fois pour le faire, substituant l’acting out à la parole. Cette séquence chronologiquement inaugurale pourrait aussi bien tuer dans l’œuf toute fiction, interdire tout développement. C’est précisément ce dont débattent le cinéaste (Labarthe) et Sébastien-Kalfon au café. Labarthe suggère qu’il faudrait peut-être tout arrêter. Kalfon : « non, non, on continue ». Et finalement « on continue », mais dans un film qui est désormais topographiquement scindé, partagé par le départ de Claire en deux territoires, deux foyers d’imaginaire : l’appartement (où s’enferme Claire) et le théâtre. Ce départ qui pourrait être une fin, est ainsi un processus de division cellulaire.
71Je disais plus haut que, dans L’Invention de Morel, le personnage principal rêve d’« une machine capable de rassembler les présences désagrégées ». À cet égard, deux mouvements sont couramment décelables dans les films de Jacques Rivette : un mouvement de rassemblement des présences désagrégées, et presque inévitablement le mouvement inverse, successif (comme le flux et le reflux de la marée) ou simultané (mais affectant éventuellement d’autres personnages) : celui de la désagrégation de présences rassemblées. Le début de L’Amour fou en est un exemple ; la dispersion de la troupe de Lili dans Out 1 en est un autre (dispersion qui s’effectue alors que le groupe des « treize » est au contraire en voie de reconstitution, de ré-agrégation).
La fosse aux lions
72On se demandera peut-être pourquoi l’intitulé de cette conférence met ainsi en valeur le schème de la Bête dans la jungle, au détriment des deux autres. C’est ce point que je voudrais essayer de justifier à présent – et ceci constituera la dernière partie de mon intervention.
73Quand j’ai intitulé cette conférence, « quelques bêtes dans la jungle », je pensais, d’une part, à la nouvelle de James en tant que modèle de rencontre contradictoire, de nature à éclairer le sentiment que la rencontre est tout chez Rivette, mais qu’elle est aussi immanquablement douteuse. En y réfléchissant, il m’a semblé que le modèle de la Bête dans la jungle était insuffisant et qu’il fallait, pour le compléter, au moins deux autres modèles, celui de Don Quichotte et celui des Enfants terribles : de cela j’ai déjà parlé. D’autre part, j’avais en tête toutes ces bêtes qui traversent les films de Rivette : surtout des chats mais pas seulement (un singe dans Céline et Julie vont en bateau, un crabe dans L’Amour par terre, un chien dans L’Amour fou…).
74Disons un mot des chats. Les chats, dans Céline et Julie vont en bateau, sont un peu guides, un peu gardiens (gardiens du temple, gardiens du temps) – tout à fait comme ces chats qui, en Italie, ont élu domicile dans les ruines de la Rome antique. Dans Histoire de Marie et Julien, il y a aussi un chat, interprété en fait par deux chats différents. L’un des deux chats-interprètes fait un beau cadeau à Jacques Rivette, dans un plan où il (le chat) est perché sur l’épaule de Jerzy Radziwilowicz. Radziwilowicz est en train de réparer un mécanisme d’horlogerie ; le chat saute de son épaule sur l’horloge et commence à se promener à l’intérieur, d’une roue dentée à l’autre, offrant l’image sans doute espérée, mais difficilement exigible, d’un chat s’insinuant dans les rouages du temps. À propos de L’Amour fou, Rivette dit : « on a commencé en ne faisant que du reportage pendant deux jours (sur Kalfon en train de répéter la pièce), et on a glissé peu à peu la fiction à l’intérieur de ça6 ».
75Glisser de la fiction à l’intérieur d’une machine qu’on fait tourner toute seule (les répétitions théâtrales menées par Kalfon), c’est, très exactement, une manière de se glisser comme un chat dans les rouages du temps.
76Dans Céline et Julie vont en bateau l’arrivée du personnage de Céline est précédée par un plan de chat, dans le jardin public où Julie s’est installée pour lire son gros livre de magie. Le chat se promène sur un banc, saute à terre. Posté entre deux bancs, il ajuste ses pattes arrières comme pour bondir. Puis Céline déboule dans le plan suivant, et le jeu commence.
77Le chat a donc partie liée avec la fiction, telle que Jacques Rivette la conçoit, c’est-à-dire infiltrée – dans un lieu, dans une communauté, dans un film qui avait commencé à tourner sans elle7. La fiction, dans les films de Rivette, s’infiltre comme un chat, comme un symptôme8 au même titre que la panthère dans La Féline de Jacques Tourneur. Cette dimension féline de la fiction rivettienne justifie la prééminence que nous avons accordée, dans l’intitulé de cette conférence, à La Bête dans la jungle. Il nous faut maintenant aller jusqu’au bout de l’explication de cet intitulé, et dire en quoi ces « quelques bêtes dans la jungle » constituent une description à la fois littérale et métaphorique de la « scène rivettienne ».
78On a vu, avec Histoire de Marie et Julien, qu’une manière de déconstruire l’origine consiste à la démultiplier. On peut avancer que, dans sa façon de travailler avec les acteurs, Rivette s’est employé, dans L’Amour fou, dans Out 1, dans Céline et Julie, à déconstruire l’origine de ses films en la démultipliant, c’est-à-dire en démultipliant la figure de l’auteur : le film s’élabore collectivement, sans qu’on puisse dire d’un individu qu’il est l’origine exclusive du film.
79J’ai déjà évoqué à cet égard la méthode de travail adoptée pour Out 1 ; j’en rappelle ici les grandes lignes. Il s’agissait d’aller, en matière d’improvisation, encore plus loin que L’Amour fou, où il y avait déjà un travail d’improvisation important, mais avec un canevas malgré tout assez précis. Dans L’Amour fou, explique Bulle Ogier9, les comédiens savaient à peu près quelle action ils avaient à accomplir au cours de la scène mais ils ne savaient pas avant de tourner comment ils allaient s’acheminer vers cette action. C’est en jouant la scène elle-même, et en improvisant, qu’ils le découvraient, et que Rivette le découvrait avec eux. Dans Out 1 ne subsiste qu’un horizon fictionnel : L’Histoire des Treize, de Balzac, et le principe des rencontres. Les acteurs sont invités à imaginer leur personnage et à le situer socialement ; les décors sont trouvés ; les rencontres sont organisées (« tel jour vous allez rencontrer un tel »).
80À ce propos, Stéphane Tchalgadjieff, le producteur d’Out 1, emploie une expression qui, en la lisant tandis que je préparais cette conférence, a retenu mon attention (à défaut de me faire bondir). Il dit ceci : « Ces comédiens qui se connaissaient et s’appréciaient » (Bulle Ogier, Jean-Pierre Léaud, Michael Lonsdale, Bernadette Lafont, Juliet Berto, Michèle Moretti…) « se sont retrouvés dans une sorte de fosse aux lions10 ». Tchalgadjieff signifie par là qu’entre les comédiens s’est établie une relation de compétition, qu’ils ne percevaient pas nécessairement. « Ces comédiens qui se connaissaient et s’appréciaient se sont retrouvés dans une sorte de fosse aux lions, dans une compétition les uns avec les autres. Certains s’en sont rendu compte très vite, d’autres plus tard. C’est une sous-lecture qu’on peut faire du film : il y a les acteurs qui ont pris le pouvoir par rapport à leur importance dans l’histoire, à la manière dont ils intervenaient… »
81Il me semble qu’on peut tenir cette métaphore en l’approfondissant au delà de ce qu’en fait Tchalgadjieff. Tout d’abord, cette métaphore s’accorde assez bien à l’idée que Rivette se fait de ses acteurs et de leur manière de jouer. À ce propos, le cinéaste explique, dans un entretien de 197511, qu’il préfère les voir jouer avec leur corps qu’avec leur visage, qu’il n’aime pas les acteurs qui en passent trop par une élaboration psychologique de leur rôle. Et il assure que ses meilleurs acteurs sont comme de beaux animaux. Juliet Berto, comme on pouvait s’y attendre, est un chat. Quant à Jean-Pierre Léaud, il a, dit-il, la souplesse et la beauté de mouvement d’une bête inconnue et magnifique. Les bêtes dans la jungle ne sont donc pas seulement singes, chiens ou chats infiltrés dans l’horlogerie des films de Rivette. De tous ses comédiens, Jacques Rivette cherche à explorer le potentiel de métamorphose animale, et ce qu’on pourrait appeler une puissance animale d’infiltration.
82S’agissant de la scène rivettienne comme « fosse aux lions », une autre association s’impose à moi, entre la bête sauvage et cette sorte d’improvisation dite sauvage dont parle Bulle Ogier à propos d’Out 1. Qu’est-ce que l’improvisation sauvage ? Une improvisation radicale, sans filet – ce que n’était pas encore l’improvisation dans L’Amour fou – un art trapéziste de s’élancer dans le vide en comptant sur l’équilibrage et la relance des forces respectives des partenaires comédiens, pour se maintenir dans le vide sans chuter.
83Mais cette expression attire l’attention sur un autre type d’improvisation massivement présente dans Out 1, et qu’on pourrait aussi qualifier de sauvage en ce sens qu’elle entend renouer avec un état sauvage de l’humanité, régresser jusqu’à cet état. C’est le type d’improvisation pratiqué par la troupe de Thomas (Michael Lonsdale).
84[Projection d’un extrait de Out 1 : exercice d’improvisation pratiqué par la troupe de Thomas (Michael Lonsdale) qui travaille sur une adaptation du Prométhée d’Eschyle. Extrait situé à 40 minutes du début de l’épisode 1.]
85Au début de la séquence, la caméra se tient à distance, ne montre que le reflet de la meute enfermé dans le cadre d’un miroir. Mais rapidement elle effectue un panoramique en direction de la troupe, et se jette dans la mêlée. Et c’est alors un entassement mouvant de corps, un mélange de cris et de grognements : une effrayante et régressive « fosse aux lions ».
86La troupe de Thomas effectue un certain nombre d’exercices corporels de ce type au cours du film. Ces expériences sont sans doute à rapprocher de celles, contemporaines, du Living Théâtre de Julian Beck et Judith Malina, et du « théâtre pauvre » de Jerzy Grotowski, qui ne sont pas étrangers à Jacques Rivette. Vers un théâtre pauvre, de Jerzy Grotowski, propose de nombreux exercices de transformation animale, tel « l’exercice du tigre », qui sont un moyen pour le comédien d’échapper à une approche strictement rationnelle et psychologique d’un rôle. D’autres exercices, dans la même visée, proposent à l’acteur de se penser en être végétal.
87Avec cet extrait, nous avons un exemple de ce que peut être, sous sa forme la plus violente, le mouvement de rassemblement de présences désagrégées. À l’inverse de la division cellulaire observée au début de L’Amour fou, il s’agit d’une tentative violente de retour au noyau élémentaire par agglutination des corps, non sans rapport avec l’imaginaire clos, fusionnel, de la chambre des Enfants terribles. À propos d’Élisabeth, lorsque celle-ci entreprend son premier voyage en train de nuit, Cocteau écrit :
« Bête de race elle était, bête de race elle voulait Paul, et cette jeune fille qui roule en express pour la première fois, au lieu d’écouter le tam-tam des machines, dévore le visage de son frère, sous les cris de folle, la chevelure de folle, l’émouvante chevelure de cris flottant par instants sur le sommeil des voyageurs12. »
88Le spectre de la chambre, c’est l’amour anthropophage.
89L’exercice effectué par la troupe de Thomas dure quelques minutes, entrecoupé de plans sur Jean-Pierre Léaud se livrant, seul dans sa chambre, à un exercice répétitif de tamponnage d’enveloppe, marqué au contraire par la plus grande concentration et la plus grande rigueur. Puis vient la séance de debriefing entre comédiens. Assis à même le sol, tous forment un arc de cercle autour de Lonsdale plus confortablement installé sur une chaise. À l’invitation de Thomas, chacun raconte très paisiblement son expérience de sauvagerie, de membres sectionnés, de pieds dévorés… Tous butent sur la difficulté de faire émerger le texte d’Eschyle de ce magma, Thomas allant jusqu’à déclarer qu’il ne peut tout simplement plus supporter le texte d’Eschyle. Il n’y a pas moyen de faire surgir la tragédie antique de l’état sauvage où ils ont entrepris de régresser : le spectre du néant menace.
90Or si l’on se tourne vers l’autre mode d’improvisation sauvage dont est tissé Out 1, l’improvisation sauvage en son sens habituel, c’est aussi vers le néant qu’on semble s’acheminer. « Quand on jouait, raconte Bulle Ogier, tout nous paraissait complètement abstrait : on ne savait pas quoi faire, ni quoi dire, ni pourquoi. Rivette savait, Suzanne aussi ; nous on pataugeait complètement. (…) Dans L’Amour fou, on s’est vraiment amusés, le tournage a été très harmonieux, en revanche Out 1 a été un film très angoissant13. » Les comédiens, dit-elle encore, disposaient d’une liberté « tellement forte » qu’elle était « proche du néant14 ».
91Cette proximité est au cœur de la nouvelle de Henry James, qui consiste à faire dialoguer, en mobilisant les ressources les plus subtiles de la langue et jusqu’à ce que la mort les emporte, deux êtres bataillant contre la hantise du néant. Il y a, dans Out 1, un moment où, dans une conversation pas exactement languissante mais peut-être alanguie sans jamais cesser (c’est la force mystérieuse de ce film) d’être captivante, Bulle Ogier remarque un trou dans le pull-over de Jean-Pierre Léaud et lui propose de le recoudre en utilisant un œuf en bois, un gros œuf en bois à positionner sous le pull pour disposer d’un support solide, dont la courbure puisse s’ajuster exactement à la zone trouée. Cette conjonction – le trou, le tissage, l’opacité de l’œuf en bois – fait écho aux poupées russes que Claire, dans L’Amour fou, sort les unes des autres jusqu’à extraire la dernière, minuscule et précieuse, qu’elle jette cependant par-dessus l’épaule sans autre forme de procès. Je la prendrais volontiers pour métaphore de la machination rivettienne.
92Il était tentant de présenter, en guise de dernier extrait, l’un ou l’autre de ces moments. Mais c’est pour un troisième que j’ai opté.
93[Projection d’un extrait de L’Amour fou, à environ 1h30 du début du film : Claire et Sébastien, dans leur appartement, se demandent ce qu’ils pourraient faire de leur soirée. Aller au cinéma ? Non, plutôt rester ici, écouter un disque. Sébastien propose un disque, posé à proximité. Pas celui-là, dit Claire – elle l’a écouté toute la journée. Un autre alors ? propose Sébastien en reprenant le même disque. Le jeu se répète, Sébastien re-proposant en boucle le même disque, jusqu’à ce que Claire fasse entrer en lice un petit 45 tours resté à l’écart. Sébastien explique qu’il a acheté ce disque parce que le chien, en photo sur la pochette, ressemble à Claire. Claire examine la pochette et tombe d’accord avec Sébastien, mais il faut attendre un moment avant que, retournant la pochette pour en voir le dos, Claire permette au spectateur d’apprécier la ressemblance. La conversation se poursuit sur le chien – en avoir ou pas, que faire d’un chien lorsqu’il grossit ? le jeter, le manger, propose Sébastien – et soudain tourne court : Claire quitte la pièce, part se jeter sur le lit dans la chambre voisine. Sébastien la rejoint, s’allonge près d’elle et lui parle de ses répétitions en chuchotant à son oreille, regrette qu’elle ne soit pas avec eux. Claire répond « oui », « oui », les yeux grands ouverts, le regard lointain – ou absent.]
94Je rappelle ce que dit Rivette de sa stratégie de cinéaste pour L’Amour fou : « on a commencé en ne faisant que du reportage pendant deux jours (sur Kalfon en train de répéter la pièce), et on a glissé peu à peu la fiction à l’intérieur de ça ». Je le rappelle, parce que cette scène est bâtie sur le même principe. Répétitions : Kalfon attaque la scène en formulant en boucle la même proposition, en faisant le disque rayé. Là-dessus Bulle Ogier glisse un élément de fiction dans les rouages : le 45 tours à la tête de chien. Ainsi il y a lieu de penser (sans certitude, naturellement) que la pochette était l’élément prémédité de la séquence, celui qu’il fallait injecter dans la scène à un moment ou un autre, sans savoir précisément quand ni comment (tandis que le gag du disque rayé était au contraire une initiative personnelle de Jean-Pierre Kalfon). La séquence se développe et se dramatise autour de cette image de chien, qui prend dans la suite du film une ampleur inattendue : Claire se met en tête d’acheter un chien semblable à celui de la pochette ; elle appelle un chenil ; se rend au chenil ; contacte un propriétaire de chiens ; se rend chez lui, essaie de voler son chien et finalement s’enfuit sans le chien. Bref, de cette pochette de disque sort une longue série d’épisodes burlesques et inquiétants, alternant avec les scènes de répétition théâtrale. À la lisière de la folie, Claire s’accroche avec l’énergie du désespoir à cette image de chien, parvient quelque temps à fabriquer de la fiction pour meubler un vide, avant de l’abandonner comme une petite matriochka, et de poursuivre sa chute. La pochette de disque à l’effigie canine aura joué, un moment, le rôle de bouclier apotropaïque. Cette tête de chien au regard doux et mélancolique : une « bête dans la jungle » pour conjurer le néant par la fiction.
95Don Quichotte défiant des lions en cage ; les Enfants terribles dans leur jungle mentale, élisabeth en bête sauvage à la chevelure de folle prête à dévorer son frère ; Marcher et la pensée obsessionnelle de la bête dans la jungle, « figure de l’épouvante pour conjurer l’épouvantable » : Jacques Rivette les a fait descendre dans une arène que, suivant la proposition de Stéphane Tchalgadjieff, nous pouvons appeler une « fosse aux lions » à condition d’entendre par là : un intervalle de fiction bâti sur du néant, ce moment de suspens entre un début et une fin qui se refusent, peuplé de bêtes étranges et magnifiques déployant une énergie fiévreuse et ludique à reprendre à zéro, toujours à zéro, l’aventure de la rencontre.
Notes de bas de page
1 Hélène Frappat, Jacques Rivette, secret compris, Cahiers du cinéma, Paris, 2001.
2 Sergio Toffetti (dir), Jacques Rivette : la règle du Jeu, Centre culturel français de Turin/Museo nazionale del cinema di Torino, Turin, 1992.
3 L’Élève et autres nouvelles, traduction de Pierre Leyris aux éditions 10/18, p. 144.
4 Jean Clair, Méduse, Gallimard, Paris, 1989, p. 75.
5 Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, UGE, 10/18, 1973, p. 123.
6 Jacques Rivette le veilleur (Claire Denis, 1990 – dans la série Cinéma, de notre temps de Janine Bazin et André S. Labarthe). À rapprocher de l’expression de Suzanne Schiffman citée plus haut : « injecter un peu de fiction ».
7 Il faudrait ici faire l’inventaire des figures d’infiltration dans les films de Rivette, de l’infiltration de Benoît Régent dans la maison de La Bande des quatre, à celle des inserts dans le tissu filmique de Céline et Julie vont en bateau.
8 Le symptôme, dit Freud, s’infiltre dans la vie réelle comme un corps étranger.
9 Hélène Frappat, op. cit.
10 Hélène Frappat, op. cit. Je souligne.
11 John Hughes, « The Director as Psychoanalyst, An Interview with Jacques Rivette » (en ligne sur le site de Rouge : www.rouge.com.au/4/hughes.html). Je remercie François Thomas de me l’avoir signalé.
12 Jean Cocteau, Les Enfants terribles, Le livre de poche, Grasset, p. 45.
13 Hélène Frappat, op. cit.
14 « Après, dans Céline et Julie, on a essayé de reconstruire, de s’amuser autrement, parce qu’on ne pouvait pas aller plus loin que lors du tournage de Out 1 ». C’est une assez bonne indication de ce qu’est Céline et Julie : un jeu à la lisière du néant.
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