Chapitre VII. Documentaires de catastrophes et mise en scène de l’émotion
p. 215-238
Texte intégral
1Les injustices de l’histoire constituent un thème de prédilection des réalisateurs indépendants, mais ils s’intéressent également à des sujets récents qui remettent en cause la responsabilité de l’État. Tout un corpus de documentaires traitant de catastrophes sanitaires et naturelles qui nourrissent les discussions en ligne s’est constitué. Comme dans le cas des films historiques, ceux-ci utilisent également des procédés de mise en scène de l’émotion.
Activisme médical à la campagne : le scandale du sang contaminé
2Au début des années 1990, incitées par les autorités sanitaires, les populations les plus démunies ont commencé à faire commerce de leur sang ou de leur plasma, notamment dans le Henan 河南. La collecte était effectuée sans les mesures d’hygiène nécessaires, en pleine ignorance des risques de transmission de maladies comme l’hépatite ou le sida. Après la découverte d’échantillons porteurs du VIH dans les réserves chinoises en mai 1995, la vente du sang a été interdite par le gouvernement central. Mais ce n’est qu’en 2000 que les premières informations sur la contamination de dizaines ou de centaines de milliers de paysans commencent à apparaître1. Dans les deux documentaires sur cette catastrophe sanitaire que nous avons choisi d’examiner, la maladie en tant que telle n’est pas ce qui intéresse le plus les réalisateurs. C’est la propagation du VIH dans les couches les plus défavorisées de la population à cause de la défaillance de l’État qui en sont véritablement l’objet. Les films ne traitent donc pas des thèmes habituels des films sur le sida. La sexualité, la drogue et les communautés souvent représentées dans ce type de films n’y figurent pas2. Le VIH est ici le signe d’une injustice touchant des citoyens défavorisés et de l’absence de sens des responsabilités de l’administration de la santé. Chen Weijun et Ai Xiaoming sont deux réalisateurs aux profils très différents et leurs films le sont également sur bien des points, mais To Live is Better than to Die et Epic of Central Plains3 se rejoignent à la fois sur le sujet et sur certains modes de mise en scène qui ont pour but de prouver, d’émouvoir et, dans une certaine mesure, d’inciter le spectateur à agir.
Le pathos dans To Live is Better Than to Die
3To Live is Better Than to Die s’intéresse à la famille Ma 马, que Chen Weijun a filmé pendant un an dans leur village de Wenlou 文樓, province du Henan, en 2001. Le film se déroule au rythme des saisons et des fêtes traditionnelles chinoises, qui sont figurées dans le film sous forme de cartons, et apparaissent à chaque séquence de visite du réalisateur à la famille. Le film commence par une série de textes qui présentent la situation de la famille. Le père, Ma Shenyi 馬深義 et sa femme Leimei 雷妹 ont vendu leur sang et ont été contaminés par le VIH, tout comme leurs deux plus jeunes enfants. Née avant 1992, seule leur aînée est saine. Un dernier carton d’introduction affirme « ce qui suit est ce que j’ai vu de mes propres yeux », et achève d’installer le dispositif documentaire du film, en le présentant comme un récit visuel à la première personne narré par le réalisateur. Ce prologue se déroule sur un fond sonore et visuel de crépitement de pétards, une référence aux traditions qui rythment le film, et au Nouvel an chinois, sur lequel il se termine. Le point de vue subjectif revendiqué par l’auteur en préambule va de pair avec sa présence non dissimulée dans le film, visible notamment dans ses interactions avec la famille. La plus grande partie du film est constituée par des interviews-conversations entre le réalisateur et les protagonistes qui décrivent la situation de la famille sur un mode pathétique. Un grand nombre de scènes véhiculent à dessein une image pitoyable des Ma. La mère, qui semble la plus affaiblie de tous dès le début du film, manifeste des signes d’instabilité psychologique dans des monologues où elle exprime son désespoir, sa douleur physique, et son sentiment de culpabilité dû à la contamination qu’elle impute à un châtiment d’origine surnaturelle. Le premier tiers du film est un récit de l’évolution de sa maladie et de sa démence jusqu’à sa mort, le réalisateur prenant soin d’en montrer les aspects les plus spectaculaires : sa maigreur croissante, son incapacité à marcher puis à se nourrir, et enfin à communiquer avec sa famille. Parallèlement à cette trame narrative, le réalisateur attire l’attention sur le destin des enfants de cette femme qui perd la raison, à travers des images qui contrastent fortement avec le reste du film. Les enfants, bien que malades et condamnés, jouent innocemment dans des scènes courtes qui évoquent le film de famille par leur mise en scène et leur technique amateurs. Les descriptions des enfants, qui constituent des pauses dans le récit, servent à susciter un sentiment d’empathie chez le spectateur.
4À la mort de Leimei, le père et la fille aînée deviennent responsables de toute la famille. Malgré le travail que cela représente, les protagonistes sont souvent filmés inactifs, les enfants vaguement occupés à jouer dans la poussière de la cour, tandis que le père accomplit de menues tâches, ou discute avec le réalisateur. Pourtant, l’aînée va à l’école et aide son père à s’occuper des plus jeunes enfants, et celui-ci est agriculteur, ce qui implique qu’une grande partie de son temps est consacrée à travailler à l’extérieur. Le réalisateur a choisi de ne pas montrer cet aspect et de se focaliser sur leurs relations familiales et leurs moments de désœuvrement, afin de souligner leur misère et l’aspect sordide de leur existence. À travers la description qu’il en donne, leur vie quotidienne semble rythmée par de maigres repas et des accès de fièvre, et entièrement mue par des stratégies de survie, notamment pour tenter d’échapper au froid de l’hiver. La mort de la mère, qui comme nous l’apprend un carton, a lieu à « la descente du givre » (霜 降 shuangjiang) selon le calendrier traditionnel, donne l’occasion au réalisateur d’insister sur le caractère pathétique de la situation. Une séquence en intérieur nuit dans le domicile des Ma tente de décrire les sentiments du jeune veuf. Après le décès de sa femme à l’hôpital, Shenyi a récupéré son corps et l’a posé sur le sol de sa cuisine. Le veuf et le réalisateur sont accroupis aux côtés du cadavre enveloppé d’un épais habit mortuaire coupé dans une étoffe bleu sombre, près du visage de Leimei offert à la vue. Shenyi ne semble pas disposé à parler, mais Chen Weijun ne cesse de lui poser des questions d’ordre pratique (« combien coûtent les vêtements funéraires ? », « où est-elle morte ? ») qui interrompent la veillée et la ramène à des détails matériels soulignant la pauvreté de la famille. Shenyi répond par monosyllabes, et la succession de questions inopportunes du réalisateur qui s’acharne à lui parler donne de cet homme en plein deuil une image vulnérable et pathétique – un effet que le réalisateur n’a pas dû mesurer.
Mises en scène
5Chen Weijun insiste également sur d’autres aspects négatifs de la situation de cette famille : Shenyi est illettré et ne sait même pas écrire le nom de sa femme pour les funérailles, les enfants ne cessent de tomber malades, et la famille semble totalement isolée de tout voisin, proche ou ami. Le traitement cinématographique des enfants est représentatif de la volonté de susciter l’empathie du spectateur. Hormis les plans documentaires de style direct qui les montrent dans l’inaction, l’attente, le jeu ou confrontés à la maladie, le réalisateur les met parfois en scène, par exemple en leur demandant de chanter des chansons traditionnelles pour le Nouvel an chinois. Dans ces séquences, son interaction avec eux ne repose pas sur la spontanéité, mais au contraire sur l’anticipation de leurs comportements, comme lorsqu’il leur pose des questions embarrassantes sur leur avenir qu’ils savent déjà compromis, voire inexistant. Ces scènes gênantes pour le spectateur brossent un portrait à la fois attendrissant et profondément noir des enfants. Le réalisateur va d’ailleurs jusqu’à incorporer des séquences qui contrastent avec le style direct du film par l’usage de musique extra-diégétique et d’effets comme le ralenti. L’énonciation à la première personne y est de nouveau très appuyée, avec la voix-off du réalisateur qui commente le destin pathétique de cette famille, accompagnée par une musique extra-diégétique. Tout en opérant dans les limites stylistiques et conceptuelles des documentaires indépendants – dispositif documentaire exposé, importance du direct (xianchang), parole donnée à un protagoniste ordinaire et subjectivité du film – le réalisateur a choisi d’exprimer son point de vue sur cette famille et ses malheurs d’une manière très claire, détachée du reste du déroulement narratif du film, dans des séquences musicales qui soulignent le pathos de la situation. Ces procédés, qui reflètent le point de vue du réalisateur à l’égard de ses protagonistes, sont mis en scène pour provoquer le même sentiment chez le spectateur. Le malheur de cette famille est souligné avec emphase, dans un mode mélodramatique utilisé abondamment dans les reportages télévisés4. Tout en opérant dans le style des documentaires indépendants notamment au début du film, Chen Weijun a recours par la suite à des procédés télévisuels mainstream comme de courts entretiens intrusifs et des séquences mélodramatiques, qui ne sont pas intégrées au film pour leur valeur esthétique, mais pour leur capacité à susciter l’émotion du spectateur. La famille semble isolée du reste du monde, sans véritable passé, sans interactions extérieures ni possibilité de projection vers l’avenir, tant l’univers filmé par le réalisateur est forclos et centré sur le présent, la maison et l’émotion. Ce choix s’explique notamment par les risques du tournage, et notamment celui de filmer l’administration responsable de la gestion d’une catastrophe sanitaire de cette ampleur5. Au visionnage du film néanmoins, le résultat reste le même : isolée dans l’enceinte de la maison, la famille semble attendre la délivrance de la mort. Pourtant, dans certains fragments isolés du film, nous comprenons que Ma Shenyi accomplit des démarches administratives pour obtenir une forme de compensation ou une aide financière, et que ses enfants et lui-même ne sont pas simplement en train de guetter la mort au rythme des saisons, mais emploient leur énergie à améliorer leurs conditions de vie.
Douleur et raison dans Epic of Central Plains
6L’émotion joue également un rôle très important dans le film d’Ai Xiaoming, Epic of Central Plains, mais elle est associée à d’autres éléments plus actifs qui donnent un tout autre point de vue sur la situation des victimes du commerce du sang.
Construction du film
7Comme le film de Chen Weijun, Epic of Central plains commence par une série de cartons qui rappellent les grandes dates de l’arrivée du sida en Chine et donnent des détails sur les spécificités de la maladie. Ces informations ne sont pas données dans le cadre d’un compte rendu personnel à la première personne, car le film tente d’évaluer de manière plus objective différents problèmes liés à la maladie, comme le mode de contamination et ses causes, ainsi que les conséquences concrètes auxquelles font face les populations touchées, et les moyens de résistance, de protestation et d’action qu’elles adoptent. Le film s’intéresse à différents groupes de personnes en lien avec le problème du VIH, qu’il s’agisse de séropositifs, de familles de victimes, d’activistes, d’avocats, ou d’orphelins. Une première séquence nous fait pénétrer dans un hôpital où un homme a failli mourir après avoir été laissé sans soin par des personnes ayant appris sa séropositivité. Gao Yaojie 高耀潔, une gynécologue à la retraite, est ensuite interviewée à son domicile, où elle explicite concrètement les causes et les conséquences de l’épidémie. Elle affirme que l’on « ne connaît pas le nombre de morts liées au sida, ni leur identité », que le virus s’est transmis non par la drogue ni les relations sexuelles, mais par ignorance des risques de transfusions, et à cause du commerce du sang. Malgré tout, personne n’ose avouer son statut à cause des implications morales et sociales de la maladie, bien que le problème soit d’échelle et de responsabilité nationale. Profitant de sa retraite, Gao Yaojie écrit des livres de vulgarisation qu’elle distribue gratuitement aux populations les plus vulnérables. Elle termine par un bref récit du mauvais accueil que lui réservent les représentants du pouvoir dans certains villages où elle vient soigner des patients. Cette première séquence informative permet donc de comprendre les spécificités de l’épidémie en Chine du point de vue à la fois informé et subjectif d’un médecin doublé d’une activiste, mais aussi de connaître les risques qu’encourent ceux qui travaillent sur le terrain. Après cet épisode, le film se déroule principalement dans des villages où Ai Xiaoming (accompagnée de Hu Jie comme cameraman) va à la rencontre de la population touchée. Interrogeant les villageois, elle mène une enquête sur le commerce du sang et ses rouages économiques, à partir de l’expérience des victimes. Le système médical chinois est également décrit dans de nombreuses séquences qui montrent des malades et des familles à l’hôpital. Exprimant leurs souffrances de manière souvent très explicite, ils racontent le sacrifice que représentait la vente de leur sang qui, en entraînant leur contamination, s’est finalement transformé en catastrophe. Le travail de différentes ONG basées dans les villages ou dans la capitale provinciale Zhengzhou 鄭州 figure également. Ceux qui y travaillent sont parfois séropositifs. Des soins prodigués dans les villages à l’accueil d’orphelins issus de familles touchées par le virus, jusqu’aux protestations menées à Pékin par des pétitionnaires, Ai Xiaoming décrit avec précision les multiples actions de victimes qui ne sont pas ici dépeintes de la manière passive de To Live is Better than to Die. La dernière partie du film se concentre sur l’entraide entre différentes ONG de niveau local ou national et leurs actions en faveur des pétitionnaires arrêtés au cours de leurs actions. D’un point de vue formel, Epic of Central Plains est représentatif du style direct des documentaires indépendants, sauf dans certaines séquences où, tout comme dans le film de Chen Weijun, l’objectif est de soulever l’empathie du spectateur.
Protagonistes
8S’il partage un certain nombre de points communs avec To Live is Better than to Die, Epic of Central Plains diffère profondément du premier sur deux points fondamentaux : l’interaction entre réalisateur et protagonistes et la représentation de ces derniers. Ai Xiaoming a choisi de filmer des villageois touchés par l’épidémie souvent tout aussi vulnérables que la famille Ma du film de Chen Weijun, mais elle leur donne l’occasion d’articuler leurs problèmes de manière élaborée, à la fois rationnellement et sans être dénuée d’émotion. Les victimes ne sont pas montrées repliées sur elles-mêmes, passives et affaiblies, mais au contraire volontaires et mobilisées. Leur cause commune leur fournit même l’occasion d’acquérir des connaissances : ils se forment à l’informatique pour échanger par internet avec d’autres victimes ou des responsables d’ONG ; ils rédigent des mémoires pour rendre compte de l’évolution de la contamination dans leur village et informer d’autres populations à risques ; ils créent des centres d’entraide, des bibliothèques et des archives. Les villageois sont en relation avec des médecins, des avocats, des journalistes et des activistes qui les conseillent et les assistent dans leurs démarches de recours en justice ou de pétition. Devant la caméra d’Ai Xiaoming, les victimes expriment à la fois leurs revendications qui se fondent sur un discours légal et rationnel, et des émotions qui permettent de rendre sensible la complexité et la gravité de leur situation. Les séropositifs ne sont donc pas simplement définis par une identité de victime distincte de celle des médecins ou des activistes. Au contraire, le film tend à brouiller les frontières de statut, notamment dans le cas de certains personnages. Li Xige 李喜閣 par exemple, est présentée au début du film principalement comme quelqu’un d’engagé en faveur des femmes contaminées par transfusion suite à un accouchement. À la moitié du film seulement, lorsqu’elle se recueille devant la tombe de sa fille aînée morte du sida, nous prenons conscience qu’elle-même a été contaminée dans ces circonstances. L’extrême énergie et l’optimisme dont elle fait preuve dans tout le film, à l’exception de cette scène de recueillement, transforme radicalement la représentation des séropositifs tels qu’ils ont pu être décrits dans des films comme celui de Chen Weijun qui, malgré la reprise de certains traits stylistiques indépendants et un propos résolument non officiel, tendent davantage vers le mainstream télévisuel.
Traitement
9Porté par ce type de protagonistes, à la fois victimes et activistes, et par la volonté de la réalisatrice de faire un constat objectif et sensible de la situation, le film oscille entre un discours rationnel sur le sida et des séquences chargées en émotion. L’enquête que la réalisatrice mène sur différents cas d’injustices liées au VIH et sur leurs conséquences dramatiques donne lieu à des séquences pathétiques, équilibrées par des moments d’intense activité qui transmettent au spectateur l’optimisme et l’espoir des protagonistes. La rationalité dont les paysans font preuve quand ils décrivent les rouages du commerce du sang auquel ils ont participé et dont ils tirent leur séropositivité, émerge de séquences désespérées où ils font part de leur état d’esprit. Avant une série d’entretiens en zone rurale, une séquence tournée caméra à l’épaule décrit l’arrivée d’Ai Xiaoming et de Hu Jie dans un village. Elle sert à souligner l’atmosphère du tournage, entre la noirceur de cette campagne et les risques politiques de leur enquête. La séquence débute à l’approche de l’hiver par quelques plans d’extérieur tournés au crépuscule qui transmettent un sentiment d’urgence et de danger engendré à la fois par ces paysages et par le tremblement de l’image tournée sur une moto. Le véhicule s’arrête subitement au moment où le conducteur apprend au téléphone que le cadre local a été prévenu de la visite d’une équipe de tournage, et s’y oppose. Leur entrée dans le village est donc compromise et les deux réalisateurs décident d’attendre sur la route, et de faire plus ample connaissance avec leurs compagnons de route. Tandis que la caméra se perd sur les champs couverts de monticules sombres et que la nuit tombe, l’un des villageois explique que le sida a accablé la population et que les suicides se sont multipliés, s’ajoutant aux morts directement liées à la maladie. Son propre père s’est pendu, et d’autres sont devenus fous – lui aussi a perdu l’envie de vivre. Cette première conversation avec un villageois permet d’évaluer l’ampleur de la catastrophe et ses répercussions psychologiques sur les paysans. L’espace rural est lui aussi modifié : les villages se vident, et les champs, abandonnés, se couvrent de sépultures. Les formes sombres des paysages du début de la séquence et dans les plans de coupe de cette conversation prennent alors un sens nouveau : ce sont des tumulus funéraires érigés entre autres à cause de l’épidémie.
10Finalement, Ai Xiaoming et Hu Jie parviennent à entrer dans un village à la nuit tombée. La séquence suivante a lieu dans un intérieur très sombre, dans lequel une dizaine de villageois se sont rassemblés. Le sentiment d’effroi instauré par la conversation précédente s’intensifie à l’écoute des récits des paysans. En décrivant la manière dont s’effectuait la vente du sang dans leur village et les raisons pour y souscrire, ils témoignent de leurs problèmes de manière libre et volontaire, bien qu’ils connaissent les risques de représailles, et sans jamais sembler forcés par les réalisateurs. Dans cette séquence et de manière générale tout au long du film, le récit d’expériences douloureuses s’accompagne d’un discours rationnel sur le droit, parfois introduit par le montage parallèle d’entretien avec des personnes aux points de vue complémentaires. Aux deux tiers du film, la réalisatrice recueille le récit d’un couple de paysans sur la pétition que la femme est allée mener à Pékin. Mari et femme sont interviewés dans deux lieux différents, mais les plans sont montés en alternance. Le premier démontre la contradiction du gouvernement lorsqu’il empêche l’exercice du droit de pétition prévu par la loi. Il explique également les difficultés des villageois à fournir des preuves de leur contamination par voies médicales, et se livre à une analyse rationnelle des différents types de preuves qu’ils peuvent utiliser pour appuyer leurs positions face à la loi. La femme, elle, décrit son expérience de pétitionnaire à Pékin, son arrestation et ses rapports avec la police. Ce procédé de double entretien, l’un insistant sur les principes du droit, l’autre sur l’expérience de résistance, souvent plus émotionnelle, est utilisé dans une autre séquence. À Zhengzhou, un couple de résidents urbains de classe moyenne décrit également leur situation familiale à deux voix. Ils sont tous les deux séronégatifs, mais leur jeune fils a été contaminé par voie médicale. Le dispositif est légèrement différent puisque les deux époux sont assis côte à côte dans un même espace – leur salon – et apparaissent cadrés ensemble dans un même plan. Pourtant, le montage de l’entretien et le rôle des deux parents dans le récit sont, ici aussi, distincts et complémentaires. La mère raconte en pleurant la manière dont elle a appris que son fils avait été contaminé après une transfusion. Son mari se charge, lui, du récit de leurs confrontations avec les autorités, et notamment de l’interdiction jusqu’en 2004 de parler de leur affaire dans les médias, et du procès qu’ils ont perdu en 2005. Le père exprime également sa douleur, mais sans effusion de larmes, contrairement à sa femme. D’une voix glacée, il révèle qu’il a pour projet de transfuser le sang de son fils dans son propre corps pour se transmettre le VIH et donner une dimension spectaculaire, symbolique et médiatique à leur protestation. Cette déclaration qui semble déraisonnable et qui traduit le profond désespoir et la méfiance du père vis-à-vis du système judiciaire, s’insère cependant dans un discours tout à fait rationnel sur la responsabilité de l’État, qui selon lui « doit respecter les droits des citoyens, s’il souhaite une société harmonieuse ». À travers ses larmes, la femme invoque également le droit, et dénonce l’échec du gouvernement à garantir la sécurité et la santé de ses citoyens. Le récit des douleurs et des luttes semble ici partagé de manière plus égale, puisque chacun d’eux tient à la fois un discours émotionnel fort – l’une avec ses larmes, l’autre avec des menaces autodestructrices – et un discours rationnel qui repose sur le droit. Le montage conserve ces deux aspects de l’expérience des protagonistes : celle d’une injustice qui les plonge dans la douleur, et celle d’un recours en justice qui nécessite l’acquisition de compétences légales.
11La séquence qui permet de prendre conscience du statut VIH de Li Xige, présentée avant tout comme une activiste, correspond également à ce traitement binaire des protagonistes qui vise à les décrire de manière plus complète. Dans une séquence à la fin de la première partie du film, Li Xige rend visite à la tombe de sa fille aînée accompagnée de sa cadette Lingling 玲玲. Une transformation radicale de sa personnalité s’accomplit dans cette scène de pleurs, où elle fait des offrandes et parle à la défunte. Cadrée frontalement, l’appareil de prise de vue placé au niveau de la stèle, elle s’adresse à la fois à sa fille décédée et à la caméra. Elle demande à son enfant de lui pardonner sa mort due à l’absence de traitements disponibles à l’époque de la contamination. Tandis que Li Xige continue de pleurer aux côtés de son autre fille, la caméra se détourne et montre les tumulus mortuaires dans les champs alentour, qui sont, on peut le supposer, autant d’échos à la tragédie familiale qu’elles vivent (figure 23). À travers son monologue, fait de recommandations à l’esprit de la disparue, de demandes de pardon, et l’expression de son sentiment de culpabilité, le récit des souffrances de Li Xige s’éclaire et la personnalité de cette femme devient plus complexe, elle qui était présentée avant tout comme un acteur rationnel et entièrement dévoué à la défense des malades. Dans ce décor rural, face à la tombe et la caméra, elle accomplit les gestes d’offrande d’objets en papier et exprime sa douleur à travers des pleurs. Ceux-ci sont paradoxalement à la fois spontanés et théâtraux, puisque dictés par le rituel de la visite au cimetière.
Loi civile et traditions
12Le film est par ailleurs divisé entre deux discours normatifs : celui des traditions chinoises, qui s’illustrent particulièrement dans les scènes de visites au cimetière, et celui du discours de l’État. L’espace de la ville, par exemple, est saturé d’éléments visuels ou sonores qui montrent l’opposition, et parfois la cacophonie entre ces deux discours. Dans des plans descriptifs de Zhengzhou, Ai Xiaoming cadre à plusieurs reprises des téléviseurs qui diffusent des spectacles d’opéra chinois, et elle utilise volontiers de la musique traditionnelle comme fond sonore. Les courts extraits de dialogues filmés d’opéra, qui véhiculent justement un discours normatif sur le rôle des femmes, donnent un contrepoint culturel aux luttes variées auxquelles se livrent les protagonistes féminines du film. À l’inverse, d’autres scènes urbaines montrent un centre-ville envahi de banderoles qui exposent le règlement sur les pétitions (Xinfang tiaoli 信訪條理), énoncées en voix-off. L’espace urbain est pris dans un double système de contraintes : celle de l’omniprésence gouvernementale qui occupe l’espace visuel et sonore en faisant circuler des textes de lois, et celle de la tradition, qui assigne un rôle bien précis aux femmes dont le destin est souvent fatal et injuste dans les pièces d’opéra chinois. L’atmosphère menaçante de l’espace urbain saturé par les manifestations de la loi civile ou traditionnelle, reflète le désespoir morbide de l’espace rural, qui se vide graduellement des vivants. Si elles sont bien souvent contraignantes, ces normes peuvent tout de même constituer un recours pour les victimes. La tradition apporte des réponses morales et une aide psychologique aux victimes en fournissant des formes d’expression de la douleur, comme le montre Li Xige dans la scène du cimetière. Quant à elles, les lois civiles peuvent servir à défendre les citoyens dans leurs recours en justice et leurs pétitions.
Musiques
13La musique diégétique ou extra-diégétique qui accompagne la description de l’espace urbain joue également un rôle important dans des séquences qui s’écartent des principes du documentaire direct en insistant avec emphase sur l’émotion. Une chanson pop récurrente accompagne les plans du voyage en bus d’une famille de victimes rentrant au village après une consultation à l’hôpital, la mort dans l’âme. Ces effets sonores et visuels qui interrompent le récit permettent de dresser un bilan émotionnel des protagonistes et de susciter l’empathie du spectateur. Dans la séquence finale, une série de plans montre une cérémonie villageoise d’hommage aux morts effectuée par une vingtaine de femmes. Elles se livrent à des pleurs rituels similaires à ceux de la scène de Li Xige devant la tombe de sa fille (figure 24). Une musique bouddhique de récitation de soutras ajoutée en post-production accompagne cet ensemble de plans. La monotonie du chant religieux est en contraste frappant avec les émotions extrêmes exprimées par les corps et les visages des villageoises. Alors que celles-ci paraissent, dans d’autres séquences, investies de lourdes responsabilités sociales, ici, elles laissent libre cours à l’expression ritualisée de leur douleur, tandis que c’est une nonne bouddhiste officiant à la cérémonie qui incarne le personnage le plus rationnel de la séquence. Elle soigne, prie, chante et accompagne les pleureuses devant les tombes dans les champs et ses actions donnent un cadre dans lequel la douleur des femmes prend sens. Combinant des fonctions religieuses à celle de médecin, elle tient également un discours très informé et rationnel sur le VIH et les soins à apporter aux malades. À travers ce type de personnages et de séquences, la religion et la tradition sont présentées de manière très positive et semblent jouer un rôle social important, qui contraste avec la représentation du gouvernement donnée dans le film.
14Hormis informer et exprimer le désarroi des personnes contaminées, le film dessine aussi le réseau des personnes qui se sont organisées de manière spontanée, dans l’espace du peuple, pour protester, soigner, accueillir, et éduquer sur le VIH. L’entraide entre différents segments de la société apparaît très clairement dans le film : les villageois plaignants, les citadins victimes, les activistes, les médecins et les avocats échangent, se rencontrent et collaborent. Même le directeur du bureau de poste dans lequel Gao Yaojie envoie ses pamphlets soutient gentiment les actions de la vieille dame, alors qu’elle est par ailleurs menacée par des cadres locaux. Dans une réunion qui a lieu juste avant la séquence lyrique finale, Wan Yanhai, l’un des plus célèbres activistes du sida de Chine, résume les principaux points de lois et problèmes sociaux évoqués dans le film. Cette réunion, filmée par plusieurs personnes, témoigne de l’engagement de différents groupes pour lutter contre les injustices du système de santé chinois en se servant de la loi. La responsabilité de l’État est directement ou indirectement visée dans les films qui traitent des cas de contamination du VIH par voie médicale. De manière plus ou moins explicite selon les films, les causes et les conséquences de cette catastrophe sanitaire sont exposées, ainsi que les moyens d’y faire face en employant des formes de résistance et de protestation ouvertes ou en essayant simplement de survivre. Les films les plus engagés comme celui d’Ai Xiaoming ne se contentent pas de faire le constat de drames familiaux aggravés par la pauvreté des victimes et l’insuffisance des aides qui leur sont accordées. Employant un discours à la fois émotionnel et rationnel, elle tente de révéler les causes profondes de la situation, qui sont autant à rechercher du côté du manque de supervision sanitaire sur un commerce à haut risque, que du tabou responsable de l’ignorance des risques du VIH. Ce discours est véhiculé par des procédés cinématographiques qui tiennent à la fois du documentaire direct d’investigation, mais aussi du reportage à sensations dans les séquences musicales qui cherchent à susciter l’empathie tout en mobilisant le spectateur.
Émotions, catastrophes naturelles et responsabilité de l’État
15Ce double discours de la douleur et de la raison est également employé dans des films qui traitent de catastrophes d’un autre genre. Le cas du tremblement de terre sichuanais du 12 mai 2008 est représentatif de l’échec de l’État à assurer la protection des citoyens, un échec qui est suivi non pas de mesures de réparation, mais du déni de responsabilité des cadres locaux, et de stratégies d’intimidation envers ceux qui cherchent à faire reconnaître les dommages qu’ils ont subis. Aux dissimulations du nombre et de l’identité des morts, à la corruption des responsables des constructions effondrées et à la mauvaise organisation des secours, s’ajoutent des brutalités contre les activistes. Cette situation d’injustice flagrante présente des similitudes à celle du scandale du sang contaminé, et elle suscite tout autant l’intérêt des réalisateurs indépendants. Les conséquences dramatiques du tremblement de terre de 2008 auraient en effet pu être limitées si les bâtiments avaient été mieux construits. Des enquêtes ont par ailleurs révélé que les élèves ensevelis sous les décombres de leur dortoir ou de leur école ne pouvaient pas sortir par les issues de secours, qui étaient verrouillées par « mesure de sécurité ».
16Plusieurs films ont donc été tournés sur ce sujet par différents réalisateurs indépendants, certains en vue de leur utilité immédiate – dénoncer une injustice au moment où elle survient – et d’autres pour suivre le déroulement de l’affaire. Pan Jianlin, dans Who Killed our Children6 propose une enquête sur les événements qui ont causé la mort de centaines d’élèves de l’école secondaire de Qingchuan 青川, à Muyu 木魚. Tourné immédiatement après le séisme, ce film représente une première tentative de réponse au défaut d’information dans les médias officiels. Comme la plupart des documentaires indépendants, Who Killed our Children commence par une série de cartons d’informations chiffrées. Elles concernent ici particulièrement l’école secondaire de Muyu dans le district de Qingchuan, et l’enjeu du film est l’identification des enfants qui y sont morts. La plupart des séquences consistent donc en conversations ou entretiens avec des cadres locaux, des militaires et des parents de victimes, qui avancent chacun des chiffres différents. Ce problème de décompte, que le réalisateur tente d’éclaircir en menant son enquête, se double chez les parents de victimes de celui du respect des morts. Pan Jianlin a cherché à souligner la tension entre les représentants de l’autorité locale et les habitants sur ce point, en filmant par exemple des séquences dans lesquelles les autorités ré-ensevelissent des corps préalablement déterrés pour éviter toute contamination. Cette mesure justifiée par des questions d’hygiène publique est interprétée par des parents de victimes comme un signe du non-respect des morts, mais aussi comme une tentative de cacher leur nombre exact et leur identité. De nombreuses séquences exposent ainsi les doutes, la douleur et la colère de la population vis-à-vis des autorités locales. Caméra à l’épaule, Pan Jianlin cherche à rendre compte, à travers les nombreux plans instables du film, de l’état d’agitation des familles et des autorités engagés dans des efforts opposés de recherche et de dissimulation de la vérité sur la catastrophe. Cet état des lieux effectué juste après le tremblement de terre passe également par des séquences moins émotionnelles, mais dont l’intention de mise en scène fait penser à celles que nous avons relevées dans les documentaires qui traitent du sang contaminé. Pan Jianlin filme notamment les ruines des bâtiments effondrés dans des plans sans dialogues, ni protagonistes. Il y retrouve des objets – un ours en peluche, une toute petite chaussure – qui sont autant de traces de vies enfantines détruites par le séisme. Il les cadre de près pour évoquer sur un mode pathétique la disparition des enfants ensevelis par leurs écoles. Le silence de ces images souligne leur charge émotionnelle et leur confère un caractère solennel, un procédé repris dans un long fondu muet sur une femme qui pleure, ailleurs dans le film.
Le séisme de 2008 : Our Children et A Citizen Investigation
17Les actions des familles de victimes et des bénévoles n’ont pas cessé après la catastrophe, et certains réalisateurs indépendants ont choisi de filmer l’évolution de la situation dans les zones sinistrées et les recours en justice. Grâce aux liens tissés entre réalisateurs indépendants et le milieu activiste, ces films s’inscrivent dans une logique d’accompagnement documentaire au long cours, et selon une méthode participative, en associant des initiatives individuelles complémentaires, au lieu d’une logique ponctuelle de recherche du spectaculaire. Les quatre films d’Ai Xiaoming Our Children, A Citizen investigation, Oublier le Sichuan et L’Ennemi d’État7, sont conçus dans la longue durée. Ils s’appuient également sur la participation de plusieurs personnes, dont l’activiste Tan Zuoren 譚作人8, qui a joué un rôle central dans la mise en œuvre de « l’enquête citoyenne » objet du second film. Tourné un an après le séisme, Oublier le Sichuan est un récit de l’évolution de l’enquête, et une réflexion sur les lieux de mémoire de ce drame. Enfin, dans L’Ennemi d’État, Ai Xiaoming suit le procès de Tan Zuoren, accusé « d’incitation à la subversion de l’autorité de l’État » conséquence indirecte de son implication dans l’enquête sur les événements du Sichuan.
18L’opposition entre autorités locales et victimes apparaît très nettement dans les deux films d’Ai Xiaoming tournés en 2008. Chez Pan Jianlin, il s’agit d’oppositions visibles mais relativement nuancées et argumentées : les militaires qui recherchent les corps s’accordent volontiers avec les estimations chiffrées données par les autorités locales, mais ils reconnaissent que les problèmes de construction sont chroniques et ont causé la mort de tous ces enfants. Ils adoptent alors un point de vue semblable à celui des familles de victimes, signe que l’opposition entre victimes et représentants de l’ordre n’est pas totale. Toutefois, dans certaines séquences, le travail du réalisateur est visiblement rendu impossible par les autorités, ce qui le place du côté des familles de victimes. Il choisit d’ailleurs d’exposer ces difficultés notamment dans un carton final où il explique qu’il a été arrêté en juin et que ses cassettes ont été confisquées. Ai Xiaoming a aussi fait face à de nombreux obstacles pour tourner les deux films Our Children et A Citizen Investigation : la police surveillant ses mouvements, elle n’a pas pu prendre l’avion pour se rendre au Sichuan. Habitant Canton, elle n’arrive sur place que le 25 juin et y reste jusqu’au 4 juillet. Des vidéos prises par des habitants du Sichuan en son absence complètent ces films dans lesquels la participation joue un rôle prépondérant.
19Alors que Our Children est composé d’une première partie sur la catastrophe suivie d’une autre sur les manières d’y faire face, le second, A Citizen Investigation, est une véritable enquête sur les causes de la mort des victimes. Le deuxième film est composé d’entretiens avec des experts en construction, des activistes et des familles, et d’images fixes : documents officiels, photographies de victimes ou des lieux avant et après le tremblement de terre. La version officielle sur la catastrophe n’y est pas présentée de la même manière que dans le film de Pan Jianlin. Alors que celui-ci donnait directement la parole à des militaires ou de petits cadres locaux, ici les arguments des autorités sont seulement cités par des activistes non officiels qui les déconstruisent et les mettent en perspective. Ils sont également présentés à travers des documents écrits, sans que l’on puisse identifier leurs auteurs, procédé qui contraste avec la représentation des citoyens ordinaires auxquels Ai Xiaoming donne la parole et qui apparaissent sous un jour plus humain, le visage toujours visible, la voix toujours audible. L’opposition entre les autorités et les citoyens est donc montrée de manière encore plus ouvertement partisane, même si elle repose sur une argumentation.
20Le problème immédiat des familles après le séisme est, comme dans Who Killed Our Children, de faire reconnaître son ampleur en faisant un décompte des morts et en établissant leur identité. Ce processus douloureux est souligné dans la mise en scène d’Ai Xiaoming par des procédés et des séquences au pathos exacerbé, comme celle dans laquelle des mères de disparus lisent les ultimes SMS envoyés par leurs enfants quelques jours avant le tremblement de terre. La voix des mères qui s’approprient ces textes enfantins et conventionnels rend la disparition des enfants encore plus poignante. Cette lecture filmée se déroule dans le cadre privé, ce qui permet aux mères d’exprimer une douleur qui ne peut s’exprimer dans un lieu consacré. Les tombes sont manquantes faute de corps identifiés, ce qui rend les manifestations rituelles de la douleur plus difficiles à mettre en œuvre, contrairement aux scènes de cimetières d’Epic of Central Plains. À la fin du film, Ai Xiaoming filme des mères en train de consulter un album de photos électroniques de cadavres tirés des décombres. La scène est cadrée derrière le dos des femmes qui scrutent l’écran à la recherche de visages connus. Les corps ont été à moitié enveloppés dans des housses jaunes et les images de leurs visages broyés ou déformés défilent sur l’écran. L’attitude des mères est étrangement calme face à ce spectacle pourtant horrible, alors que dans le reste du film et dans la plupart de ceux qui abordent ce thème, la douleur s’exprime avec une gestuelle bien précise. Privés de sépulture et d’identité, les cadavres anonymes ne semblent pas provoquer d’émotion, en grand contraste avec la lecture des SMS des enfants.
Oublier le Sichuan dans un lieu de mémoire officiel
21Le tournage d’Oublier le Sichuan, un an après le séisme, a été envisagé à l’origine comme le prolongement des deux films précédents, sous la forme d’une collaboration entre Ai Xiaoming et l’activiste Tan Zuoren. Peu avant la première commémoration du séisme, ce dernier a été arrêté afin d’éviter tout débordement. Le film commence par un rappel de la situation dans laquelle se trouve l’activiste, exprimée sur le mode mélodramatique déjà repéré dans Epic of Central Plains. Des images de Tan Zuoren libre, en train d’examiner des documents sur l’effondrement des bâtiments sont suivies par des plans de paysage mis en musique et commentés par une voix-off qui rappelle son rôle dans l’enquête sur les destructions des écoles. En général réservé aux victimes de catastrophes sanitaires ou naturelles, le traitement mélodramatique de cette séquence introductive permet de changer la figure de l’activiste en celle de victime, Tan Zuoren étant lui aussi l’objet d’une injustice.
22L’une des principales trames narratives du film concerne les progrès de l’enquête sur les constructions effondrées. Des personnages issus du monde de l’activisme local, des familles de victimes, mais aussi des chercheurs basés à Hong Kong et spécialisés dans des questions d’ingénierie et d’architecture, ainsi que le journaliste Chang Ping 長平 commentent l’évolution de l’enquête et font part de leurs hypothèses. Les bénévoles continuent à rassembler des documents qu’ils publient sur internet, ils recherchent des preuves disparues ou mettent à disposition les images des corps ensevelis afin de les identifier. Pour prouver leur argumentation, ils se fondent sur des documents officiels qui apparaissent en gros plan, et qu’ils commentent en voix-off.
23Le film donne un contrepoint émotionnel à ce travail de reconstitution scientifique en s’intéressant aux cérémonies officielles en l’honneur des morts. Organisées par les autorités locales pour montrer leur souci pour leurs administrés, ces cérémonies ont pour effet paradoxal de recréer des conditions chaotiques semblables à celles qui ont suivi le tremblement de terre. L’afflux de familles de victimes, mais aussi de médias, de curieux et de touristes chinois acheminés dans des bus affrétés spécialement pour l’occasion, crée des embouteillages sur les routes qui mènent à l’école sinistrée où se déroulent les cérémonies. Le montage du film souligne cette similitude : des images de 2008 filmées en format 4/3 par Tan Zuoren et montrant les familles qui tentent de retrouver leurs proches sont montées à la suite de celles de 2009 (figures 25 et 26). D’une qualité inférieure et d’un format différent de celles que tourne Ai Xiaoming en 2009, ces images révèlent l’état émotionnel de la population immédiatement après le tremblement de terre. Le comportement des personnes filmées et les pratiques d’enregistrement documentaire répondent à des logiques différentes : les images de 2008 montrent des femmes en pleurs qui se tiennent debout entourées de personnes qui les filment avec leurs téléphones portables ou de petits appareils photo. En voix-off, des victimes ou des témoins racontent en 2009 leur parcours pour arriver à l’école juste après le séisme. Les images de 2008 sont ensuite fondues avec celles des embouteillages de 2009 : la douleur et l’effroi qu’exprimaient les corps des parents de victimes en 2008 font à présent place à un sentiment de colère lorsqu’ils constatent qu’à cause des embouteillages ils ne peuvent arriver sur les lieux de la célébration qu’en marchant, exactement comme ils ont dû le faire en 2008, mais pour des raisons tout autre.
24L’espace de la commémoration vers lequel converge le flux de visiteurs est longuement filmé par Ai Xiaoming. Ce lieu de mémoire apparaît néanmoins davantage comme un endroit où dominent des intérêts politiques et commerciaux, avec la vente de photographies de la visite des dirigeants chinois à l’école9, et d’ouvrages dédicacés sur le tremblement de terre (figures 27 et 28). Le lieu est pourtant censé être un espace de recueillement : derrière la palissade qui entoure l’école détruite, on peut déposer des fleurs pour les corps qui gisent encore sous les gravats. La cohorte des visiteurs est contrôlée par des policiers et le silence est exigé par respect « pour les enfants qui sont encore sous les décombres », comme le rappellent les pancartes accrochées aux grilles. Ce lieu à la fois solennel, absurde et poignant est commenté par les voix-off de parents de victimes qui voient d’un œil critique ses principes d’organisation. Dans ce lieu de mémoire officiel, ces remarques négatives n’ont pas leur place, ce qui explique le recours au montage du son des entretiens sur l’image du lieu, une entorse peu fréquente au principe d’unité entre le son et l’image dans les documentaires indépendants. L’une de ces personnes décrit l’agitation mercantile qui y règne : « des bus pleins de touristes, sommés de prendre des photos, arrivent sur le lieu, alors qu’une mère fait des prières et brûle de l’encens ». Sa conclusion est amère : « même si les autorités ne reconnaissent toujours pas que ces bâtiments sont des constructions fragiles dues à la corruption, les victimes sont déjà devenues des produits touristiques. Ils dégagent un profit sur le sort de ces enfants dont la mort fournit même une forme de divertissement ».
25Les réalisateurs indépendants filment la douleur de manière rarement ambiguë, bien qu’elle puisse faire l’objet de mise en scène qui insiste sur son caractère rituel ou théâtral. Dans ce film, en revanche, la douleur acquiert un statut trouble, à cause de la commercialisation dont elle fait l’objet dans ce lieu de commémoration. La scène durant laquelle un groupe de collégiens vient se recueillir à l’école peut par exemple faire douter de leurs sentiments : les jeunes gens expriment leur douleur, mais celle-ci semble être tellement réappropriée et canalisée par le pouvoir, qu’elle paraît inauthentique et forcée. Alors qu’Ai Xiaoming ne craint pas de filmer le pathos frontalement, elle reste ici à distance, comme si elle hésitait à montrer un spectacle artificiel, et qu’elle souhaitait instaurer une zone de réflexion entre le spectateur et l’émotion afin de l’interpréter à sa juste valeur. Oublier le Sichuan montre finalement qu’un an après le séisme les oppositions entre les victimes et les autorités persistent toujours et ne sont pas prêtes à se résoudre. La scène finale du film qui se déroule la nuit chez le père d’une victime qui regarde l’émission de commémoration du séisme à la télévision, est représentative de l’impasse dans laquelle ils se trouvent. Une série de titres s’impriment sur un plan d’intérieur dans lequel la télévision retransmet l’émission officielle. Le texte est un compte rendu des enquêtes menées par l’université Tsinghua et d’autres institutions officielles. Leurs conclusions sont unanimes : le séisme est la cause du nombre élevé de morts, et la province n’est donc pas tenue de fournir une évaluation qualitative pour confirmer ce résultat. Le film se termine sur un constat en demi-teinte : l’enquête citoyenne à laquelle prenait part Tan Zuoren ne semble pas avoir été reprise par les milieux officiels. Mais comme nous l’indique un autre carton, la zone ne sera plus utilisée à des fins touristiques, conformément à la demande du Bureau de la propagande de Beichuan (Beichuanxian xuanchuanbu 北川縣宣傳部). Il n’en reste pas moins que, comme nous l’apprend un carton final, « il est interdit de filmer la zone, et l’on ne connaît pas la liste des morts ».
Les conséquences de l’enquête citoyenne sur le monde de l’activisme, L’Ennemi de l’État
26L’Ennemi de l’État prolonge cette série de trois films sur le tremblement de terre, en prenant cette fois le problème du côté de l’activisme et plus particulièrement de la manière dont Tan Zuoren, emprisonné au moment du tournage, est défendu par ses avocats et ses proches. Son arrestation découle en partie de son implication dans les enquêtes citoyennes du Sichuan. Le rythme et le ton du film diffèrent beaucoup des autres que nous avons présentés. Son tempo est plus lent, car il ne s’agit pas d’un documentaire sur un événement filmé dans l’urgence, mais sur une affaire de justice, dans lequel le rôle des protagonistes se résume souvent à l’attente. L’ironie et l’humour y sont assez présents, à travers certains discours des personnes interviewées mais aussi leurs actions et la mise en scène du film. La peine d’emprisonnement de Tan Zuoren figure sous forme de texte au début du film. Pour comprendre la véritable cause de cette punition, Ai Xiaoming interroge ensuite d’autres personnalités sichuanaises engagées, poètes et écrivains qui ont été emprisonnés à cause de leur rôle pendant le mouvement de 1989. Pour l’un d’entre eux, « le fait que Tan Zuoren soit emprisonné pour avoir voulu célébrer [le 4 juin] est un prétexte. Tout le monde l’a fait mais lui seul a été puni ». Les proches de Tan Zuoren ont choisi de le défendre avec des actions de protestation discrètes, pacifiques et quotidiennes, comme le fait de porter un tee-shirt à son effigie. Le recours en justice et l’enregistrement du procès s’inscrivent également dans cette démarche. La majeure partie du film est donc consacrée aux actions et aux états d’âme des avocats et des soutiens de Tan Zuoren dans l’attente du verdict. La fin du film consiste en une série de séquences mélodramatiques qui plaident la cause de Tan Zuoren avec emphase.
27L’humour se manifeste dans des scènes où les activistes se moquent des restrictions auxquelles ils sont soumis. Lun d’eux raconte par exemple comment des policiers sont venus chez lui pour l’empêcher d’aller assister au procès. Dans le plan précédent, il grondait son chien qui essayait de passer la porte, et la juxtaposition de ces deux scènes amène une comparaison ironique du traitement des hommes à celui des chiens, par les policiers. Dans une autre séquence, ceux qui ont pu se déplacer attendent le verdict devant le tribunal, malgré la réticence des gardes qui y sont postés. Conscients de l’injustice qui leur est faite, les participants prennent leur mal en patience en filmant la petite foule de soutien à Tan Zuoren et en essayant de négocier avec les policiers pour maintenir leur position dans la rue (figure 29). Ai Xiaoming est à ce moment-là chassée des lieux, mais elle continue de filmer la scène sans mot, en marchant à reculons, emmenée par d’autres policiers. Cette scène exemplaire de l’absence de transparence du système judiciaire devient presque comique – l’avocat Pu Zhiqiang discutant fermement avec les policiers, la femme de Tan Zuoren plaisantant avec aigreur, et enfin le départ à reculons d’Ai Xiaoming. Finalement, les images d’un journaliste qui filme la scène avec son appareil photo prennent le relai de celles d’Ai Xiaoming (figure 30). Comme nous l’indique un titre, elle n’est plus en mesure de filmer, se trouvant au poste de police pour vérification d’identité. D’une qualité inférieure, cette vidéo continue sur cette veine comique en montrant la foule d’activistes déplacée par la police loin de l’entrée du tribunal, dans une rue où retentit une musique pop commerciale provenant d’un magasin. En face du groupe de soutien à Tan Zuoren, composé de Pu Zhiqiang, de journalistes, et d’intellectuels parfois âgés, les employés de magasin exécutent une chorégraphie qui contraste avec humour avec la manière dont les activistes occupent fermement le pavé.
28Différentes personnes participent à l’action en faveur de Tan Zuoren à travers ce film : intellectuels et personnes ordinaires, avocats, journalistes chinois et hongkongais. Ai Xiaoming montre ce réseau de défense des droits en action, grâce à plusieurs types d’images documentaires produites par différents auteurs. Dans la séquence finale, la fille de Tan Zuoren est interviewée de dos en train de jouer à un jeu vidéo. La créature du jeu, avançant dans un monde étrange et menaçant, emplit l’écran, cadré avec insistance par Ai Xiaoming pour lui confèrer une valeur comparative, qui renvoie à la vulnérabilité des activistes. Cette alliance de l’enregistrement documentaire au symbolisme de l’image de synthèse est suivie par une séquence où cette jeune fille accomplit un certain nombre de gestes de soutien explicites à son père : slogans, port de tee-shirt, bribes d’entretiens à thèse sont montés les uns à la suite des autres et accompagnés de plans de surimpression du jeu vidéo sur le visage de Tan Zuoren et de musique extra-diégétique. Une ultime argumentation en faveur de Tan Zuoren est donc donnée dans cette scène finale, avec des procédés qui s’éloignent clairement des principes du documentaire d’observation pour lui conférer une dimension activiste très mise en scène. L’Ennemi de l’État est représentatif d’une conception de la participation dans le documentaire, associant des prises de vue sur le vif du suivi du procès à des séquences mélodramatiques qui plaident pour Tan Zuoren, ou des moments ironiques, qui prouvent que comme sur internet, « l’humour peut entraîner un discours contestataire10 ».
Une mémoire des catastrophes : Karamay11
29Certains éléments de la série de films sur le tremblement de terre du Sichuan appellent une comparaison avec d’autres catastrophes. Le film Karamay traite de l’incendie meurtrier qui a eu lieu dans cette ville pétrolière du Xinjiang en 1994. Karamay inscrit les actuels manquements de l’État dans une histoire représentée par ces événements éloignés de 14 ans de ceux du Sichuan, et par d’autres incidents similaires évoqués dans le film au cours de deux séquences12. Tourné dans une perspective historique, avant le tremblement de terre de 2008, le film combine les caractéristiques que nous avons relevées au chapitre précédent dans les documentaires de mémoire, et ceux des films catastrophes présentés ici. Xu Xin présente son dispositif documentaire dans un prologue, le reste du film étant composé d’entretiens avec les familles de victimes et d’archives de médias officiels. Dans le même temps, Karamay s’inscrit dans une lignée de films qui examinent des problèmes contemporains, car il n’est pas focalisé sur la description d’une époque historique donnée comme c’est le cas dans 1966 ou Though I am Gone. Xu Xin s’intéresse à un événement qui peut sembler anecdotique : il s’agit d’un fait divers sans valeur historique apparente, mais qui semble se répéter dans l’histoire chinoise contemporaine. Tout comme les faits divers du film de Huang Weikai, cette répétition confère un caractère symptomatique à ces événements. Alors qu’ils peuvent sembler mineurs, ils sont en réalité révélateurs de défauts persistants dans les rapports entre l’État et la société. Les points communs entre le séisme du Sichuan et l’incendie de Karamay sont frappants : durant un spectacle organisé par les écoles de la ville pétrolière, un incendie se déclare. Le public nombreux connaît des fortunes diverses : alors que la majorité des élèves meurent dans les flammes, les officiels sortent pour la plupart indemnes du bâtiment. D’après un carton qui figure plus tard dans le film, 796 personnes étaient présentes sur les lieux, et l’incendie a causé 324 morts, dont 288 enfants, et 130 blessés. Les élèves ont en effet été enfermés par une chaîne dans un bâtiment mal construit, et les secours sont arrivés trop tard. Les problèmes de construction du bâtiment de Karamay sont également liés à la corruption, un phénomène que les autorités tentent de dissimuler dans les enquêtes. Enfin, les protestations des victimes ne sont pas entendues et parfois réprimées, et les familles souffrent d’une absence de reconnaissance et de compensations. D’un point de vue formel, l’usage de différents types d’images comme celles d’archives télévisuelles vidéo de qualité inégale, certains plans de portraits mortuaires, ainsi que des vues sur les ruines de la catastrophe assurent également une continuité visuelle entre ces catastrophes toutefois différentes.
Marches funèbres
30Le prologue du film se déroule dans un cimetière et consiste en une marche muette en caméra subjective, dans laquelle seuls sont audibles le souffle du cameraman et le bruit de ses pas sur le sol. L’image en couleur passe au noir et blanc au début de la séquence afin de nous faire entrer dans l’histoire. Le motif de la marche introductive rappelle celle qui inaugure He Fengming et le noir et blanc évoquent d’autres films comme Though I am Gone qui traitent du passé. Un texte informatif donne ensuite les chiffres de l’incendie. Poursuivant son cheminement dans le cimetière, Xu Xin filme les tombes et s’attarde en particulier sur les portraits funéraires qui y figurent. Il ne s’agit visiblement pas de morts ordinaires : les visages de ces photos sont tous juvéniles, et souvent accompagnés d’inscriptions officielles (« martyr national », « cadeau du Bureau du pétrole de Karamay »). Ces plans de marche comprennent à chaque fois une ou deux tombes et sont séparés entre eux par un cut. L’usage de la caméra subjective pour recréer ce trajet – le mouvement du marcheur est conservé, son souffle résonne à nos oreilles et l’image est saccadée – vise à installer le spectateur dans la peau du cameraman et à lui faire partager le plus directement possible l’atmosphère oppressante du cimetière. Ces images sont empreintes d’une certaine brutalité, à travers ce qu’elles décrivent – des morts violentes d’enfants – et à cause de leur mode de tournage – le maniement heurté de la caméra, les coupures abruptes du montage. La succession des plans et des portraits funéraires donne l’impression que le cimetière est habité seulement par ces jeunes disparus. La solitude et le silence de cette séquence d’introduction sont interrompus par l’arrivée d’une première famille, puis d’une autre, qui viennent rendre hommage aux morts, ce qui permet à Xu Xin d’effectuer une transition entre le mode impressif du prologue et le dispositif d’entretien qui est utilisé dans le reste du film. Les parents de victimes sont à la fois occupés à leurs rituels funéraires et à dialoguer avec Xu Xin qui recueille leur douleur, apparemment toujours aussi aiguë quinze ans après l’accident.
Entretiens
31Après ce prologue, une succession d’entretiens en noir et blanc nous fait pénétrer dans les domiciles de familles de victimes. L’incendie et ses conséquences sont donc exposés surtout de leur point de vue, mais des images de la télévision de l’époque alternent avec leurs entretiens. Les archives officielles figurent donc dans un cadre critique destiné à les remettre en question par des arguments rationnels, mais aussi des procédés qui suscitent l’empathie. Comme chez Ai Xiaoming, les victimes, tout aussi conscientes de l’injustice qui les frappe et de leurs droits, tiennent un discours à la fois émotionnel et rationnel caractéristique de celui qui anime l’espace du peuple à la fois dans les documentaires indépendants engagés et dans les échanges sur la toile. Contrairement au prologue qui privilégiait les mouvements de caméra et les effets d’identification avec le réalisateur afin de frapper le spectateur, les entretiens sont filmés de manière très statique, la caméra posée sur un trépied cadrant les protagonistes à distance, dans l’intimité de leur salon. Les caractéristiques des intérieurs, visibles dans le champ, donnent une description sommaire de l’atmosphère familiale et de ses particularités culturelles ou religieuses. Le caractère ordinaire de cet environnement contraste avec les informations et les sentiments exprimés, comme dans Fengming. La sphère privée sert à inciter les citoyens ordinaires à prendre la parole.
32Outre les détails que les parents donnent sur le déroulement de l’incident, les manquements des autorités locales et leurs souffrances personnelles, ils relatent d’un ton amer les différentes actions qu’ils ont accomplies pour défendre leur cas : manifestations et pétitions ont été organisées, mais elles semblent ne pas avoir conduit à une résolution satisfaisante. L’exposition de leur échec fait écho aux protestations et aux actions en justice des autres films de notre corpus, et l’on ne peut s’empêcher de voir à travers les parents de Karamay la version future des personnes qui s’organisent pour protester et défendre leur cause aujourd’hui. Des décennies après le drame, les victimes de Karamay sont brisées par de vaines luttes et la perte de leurs enfants.
Expression de la douleur et représentation de la mort
33L’expression de la douleur tient une grande place dans ce film, notamment dans les premières scènes du cimetière, où les couples vieillissants pleurent leur progéniture disparue et semblent affectés par un manque que la plupart n’ont pu combler en donnant naissance à un autre enfant13. Xu Xin évite la représentation directe des morts : ils sont décrits par leurs portraits funéraires pris de leur vivant et à travers la douleur de leurs familles, ritualisée par les gestes et les pleurs devant les tombes et exprimée dans les entretiens. Contrairement à Ai Xiaoming, Pan Jianlin, Hu Jie ou Chen Weijun qui n’hésitent pas à montrer des cadavres, l’image des corps meurtris ou mort fait l’objet d’un semi-tabou dans le film de Xu Xin. Lui-même n’a pas la possibilité d’en filmer et les images d’archives télévisées qu’il choisit n’en montrent pas vraiment, contrairement à celles qui ont été produites et diffusées sur les chaînes officielles de manière insistante lors du tremblement de terre du Sichuan14. L’image du cadavre ou du corps amoindri, qui soulève un problème éthique souvent discuté dans le cas du documentaire15 n’est pas nécessairement taboue dans les films de notre corpus. Dans ce film, les survivants de l’incendie sont aussi absents que les cadavres y sont invisibles, sauf à la dernière séquence. Au cours de cette scène, Xu Xin se livre au dévoilement progressif du corps d’une jeune fille qui a survécu aux flammes. La scène consiste en un jeu d’apparition et de dissimulations furtives : un premier plan montre des jambes terriblement abîmées, puis un carton noir s’intercale et l’on entend seulement la voix d’une jeune fille. Ensuite, des images d’archive détaillant les opérations de greffe qu’elle a subies apparaissent, avant de céder la place à un autre écran noir où on l’entend chanter. Le plan suivant montre la chambre d’hôpital, puis la fille accompagnée de son père. Celui-ci tient un discours pragmatique sur son enfant « qui ne ramène pas d’argent, mais qu’il faut faire vivre », tandis que sa fille, cette fois visible, est rendue subitement muette pendant presque toute la fin de la séquence. Masquée par un écran noir, il lui est permis de parler ou de chanter, mais une fois visible, elle est placée dans une position de monstre sans voix, livré au regard du spectateur. Cette condition déshumanisante est soulignée par le discours réaliste mais néanmoins cruel du père, qui insinue que les personnes ayant perdu leur enfant sont en réalité plus chanceuses que lui. La séquence se termine par un portrait en couleur de la jeune fille pris avant l’incendie.
34Cette analyse de documentaires traitant de thèmes sensibles souvent populaires dans les discussions en ligne fait émerger des points communs entre ces films. Ces différents sujets – questions historiques et scandales sanitaires – sont abordés avec une esthétique similaire quoique donnant des effets différents, et le discours qu’ils véhiculent de manière latente ou explicite montre que malgré la diversité des styles, ils forment un corpus cohérent. Ces documentaires font appel à une double stratégie qui repose d’une part sur une mise en scène de l’émotion pour susciter l’empathie du spectateur, et d’autre part sur la production d’un discours raisonné, fondé sur le récit des protagonistes ou du narrateur-auteur, ainsi que la présentation de preuves visuelles ou sonores.
Notes de bas de page
1 Voir The Economist, « Bad Blood », The Economist, 8 septembre 2012, URL : http://www.economist.com/node/21562241, consulté le 27 septembre 2014.
2 Les populations définies comme « à risque » (usagers de drogues, prostitués) ou particulièrement conscientes du problème (communautés homosexuelles) sont les protagonistes typiques des films sur ce sujet hors de Chine. Citons les films We Were Here, David Weissman et Bill Weber, 2003, 90 min ; Silverlake Life : The View from Here, Peter Friedman et Tom Joslin, 1993, 99 min. En Chine, la fiction de Gu Changwei 顧長衛, Love for Life 最愛 Zui Ai, 2011 est le premier film officiel traitant de manière indirecte du commerce du sang, à travers l’histoire d’amour hétérosexuelle de deux personnages séropositifs, l’une à cause d’une transfusion (personnage joué par Zhang Ziyi), l’autre pour avoir vendu son sang (personnage d’Aaron Kwok). Zhao Liang a tourné un making-of de ce film intitulé Together 在一起, 2009, 90 min. D’une facture plus mainstream que ses autres films, il consiste en portraits de séropositifs participant au tournage de Love for Life, ou qui échangent par messagerie instantanée avec le réalisateur.
3 Chen Weijun 陳為軍, To Live is better than to die Hao si buru lai huozhe 好死不如賴活著, 2002, 80 min et Ai Xiaoming 艾曉明, Epic of central plains Zhongyuan jishi 中原紀事, 2006, 146 min.
4 En mai 2012, dans une présentation à la Hong Kong University intitulée Digitally engaged ; Aesthetic of Affect and Chinese Activist Documentary, Zhang Zhen a également fait référence au mélodrame pour décrire, dans certains films, des procédés de mise en scène visant à susciter l’empathie du spectateur. Toutefois, cet usage du mode mélodramatique ne semble pas faire référence au genre du mélodrame dans le cinéma de fiction, mais plutôt aux reportages télévisés et aux procédés de mise en scène du pathétique des docu-fiction. Voir, par exemple, les films discutés par Linda Williams dans « Mirrors without Memories : Truth, History and the New Doctumentary », art. cité.
5 Chen Weijun donne quelques détails sur ses difficultés durant le tournage dans Jakes Susan, Reality Bites, Times magazine, 14 avril 2003, disponible http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,501030414-441239,00.html, consulté le 27 septembre 2014.
6 Pan Jianlin 潘劍林, Who killed our children Shei sha le women de haizi 誰殺了我們的孩子, 2008, 92 min.
7 Our children, Women de wawa 我們的娃娃, 2009, 73 min ; A Citizen investigation Gongmin diaocha, 公民調查, 2009, 64 min ; Oublier le Sichuan Wang chuan 忘川, 2010, 91 min ; L’Ennemi d’État Guojia de diren 國家的敵人, 2010, 45 min.
8 Sur le parcours et le procès de Tan Zuoren, voir Xia Lin et Pu Zhiqiang, « Tan Zuoren’s Defense Statement », China Digital Times, disponible sur http://chinadigitaltimes.net/2009/08/tan-zuorens-defense-statement, consulté le 27 septembre 2014.
9 Le China Daily rapporte que le gouvernement local a choisi de conserver les ruines pour en faire un lieu de mémoire : « To remember and to forget, China keeps ruins of big quake », China Daily, 10 mai 2011, disponible sur http://www.chinadaily.com.cn/china/2011-05/10/content_12480433.htm, consulté le 27 septembre 2014.
10 Yang Guobin 楊國斌, « Beiqing yu xixue, wangluo shijian zhong de qinggan dongyuan », art. cité, p. 53.
11 Xu Xin 徐辛, Karamay Kelamayi 克拉瑪依, 2010, 356 min.
12 Il s’agit d’un incendie qui a eu lieu dans un cinéma de Yili 伊犁, province du Xinjiang le 18 février 1977, tuant 694 personnes dont 597 enfants, et d’un autre dans une discothèque de Fuxin 阜新 dans le Liaoning le 27 novembre 1994 (234 morts).
13 Dans les entretiens, certains couples insistent sur ce point d’autant plus problématique pour eux que les enfants sont censés s’occuper financièrement de leurs parents vieillissants. Or, la plupart des parents de victimes ont déjà atteint l’âge de la retraite. Désœuvrés et sans progéniture, certains ont choisi d’adopter.
14 La question de la représentation des morts dans les médias officiels (qui n’est pas le sujet de ce chapitre) mériterait un long développement. D’après mes observations, les corps de victimes du tremblement de terre du Sichuan ont été montrés dans les médias officiels de manière répétitive et insistante, au contraire des images d’archives de l’incendie de Karamay dans ce film. Il s’agit peutêtre d’un choix du réalisateur ou d’une évolution des modes de représentation, reflétant différentes stratégies de communication autour des conséquences des deux événements.
15 Voir en particulier Sobchack Vivian, « Inscribing ethical space : Ten propositions on death, representation, and documentary », Quarterly Review of Film Studies, vol. 9, issue 4, 1984, p. 283-300.
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