Avant-propos
p. 7-10
Texte intégral
1L’idée de rencontre – comme celle d’aventure à laquelle le Collège d’histoire de l’art cinématographique avait naguère consacré une saison1 – n’est pas l’exclusivité du cinéma. Dans l’un et l’autre cas, au contraire, il s’agit d’un grand thème anthropologique, et leur signification est la même : on ne peut pas passer sa vie en restant chez soi, en restant seul (un certain Descartes en avait fait l’objet d’une célèbre méditation). Nous sommes voués à la rencontre, parce que nous sommes voués à l’Autre, et avant tout, à l’autre Homme, même si, comme l’a remarqué Levinas, l’humanité de l’autre homme ne nous est jamais évidente2. Et nous sommes voués à la rencontre, parce que nous ne pouvons nous abstenir de découvrir le Monde, géographique ou spirituel, où nous sommes plongés.
2Comme toujours lorsqu’il s’agit de réfléchir sur la portée anthropologique du cinéma, il y a intérêt à commencer par Lumière. Imaginé comme aboutissement des techniques et des idéologies de l’œil mobile au dix-neuvième siècle, le Cinématographe était pris, d’emblée, dans une phénoménologie sauvage, puisqu’il incarnait spontanément et idéalement l’indéfinie promenade du corps et du regard dans le monde : devant les apparences, devant les spectacles changeants, devant leurs mises en scène (voir par exemple les vues de l’Exposition universelle). Il n’était rien d’autre qu’un outil de rencontre permanente, mais bien supérieur, dans ses puissances inaperçues, à la capacité de rencontre de ses praticiens. C’est ce que dirait, trente ans plus tard, la formule de Vertov sur le cinéma comme manière de voir et de montrer le monde (et de le penser, ajouterait aussitôt Jean Epstein). Cette veine-là, qui représente à la fois l’héritage, par le cinéma, des idées du dix-neuvième sur l’art (du romantisme au symbolisme), et le fondement de toute sa relation à la modernité, nous apparaît encore, et de manière renouvelée à l’heure de la diffusion universelle des moyens de filmer, comme le cœur même du cinéma. (Même si la rencontre est pauvre et minimale, celui qui filme ses copains avec un téléphone portable est bien le lointain descendant des opérateurs Lumière.) Resterait, donc, à tâcher de préserver autant que faire se peut le caractère magique de cette rencontre devenue banale.
3Tout un pan du cinéma (la « voie Méliès ») s’est attaché, justement, à accueillir cette magie, en la soulignant par l’invention de scénarios de l’imprévu ou de l’impossible. Le cinéma fantastique, et même le merveilleux au cinéma, ne sont au fond que l’actualisation de cette fascination par la rencontre : il s’y agit toujours de l’exalter, à raison même de son caractère improbable. Il sera peu question de cette voie-là dans les pages qui suivent : les conférenciers que j’avais invités ont presque toujours préféré explorer la magie du monde ordinaire, sans doute parce qu’ils ont préféré aller droit à la réalité, plutôt qu’à sa métaphore fantastique. La rencontre avec les morts-vivants ou les vampires est effrayante, les aventures des super-héros peuvent être excitantes : elles ne le sont qu’à nous dire quelque chose sur notre vie, ce quelque chose fût-il (telle la mort) proprement impensable.
4Réalisme ou irréalisme, le cinéma, où les aléas de l’enregistrement des images jouent un si grand rôle, est l’art des hasards heureux. Combien de cinéastes n’ont-ils pas dit leur amour de l’improvisation, de l’accident, poussé leurs acteurs (voire leurs techniciens) à les surprendre ? combien, chéri la rencontre au point que leur cinéma ne semble fait que pour elle (fût-ce parfois pour déguiser la plus grande maîtrise, comme chez Cassavetes ou Rivette) ? Même chez ceux que l’on identifie comme des metteurs en scène, des maîtres, des hommes de projet, le filmage reste toujours le moment de l’inattendu. Filmer, c’est voir ce que l’on voit, ou ce que l’on a imaginé – mais toujours autrement, car à tout le moins l’œil de la machine, si affiné en soit le calcul, apportera toujours sa manière propre de fixer l’apparence. Le tournage, ou l’art d’apprivoiser la rencontre (plusieurs textes de ce recueil y insistent, et pas seulement ceux des cinéastes).
5Enfin, comme toujours depuis que nous sommes devenus postmodernes, ce thème ne peut manquer de prendre forme elle-même réflexive. Dans la rencontre, ce que nous rencontrons, c’est la rencontre elle-même, comme le dit dans ce livre, à peu près, Stéphane Bouquet, mais c’est aussi rencontrer l’instrument de la rencontre, le cinéma, l’image, le regard – le média et le médium, l’outil de communication et l’outil de création. Filmer comme on va à la rencontre, c’est aussi bien, partir à la découverte, jamais achevée, du cinéma même, de cette somme de puissances et de virtualités qu’on appelle cinéma.
6J’ai tenté de donner, à l’ensemble des seize conférences fort diverses qu’on va lire3, une rationalité minimale, en les regroupant sous trois têtes de chapitre :
7Raconter la rencontre : il n’y a pas de hasard à ce que les fictions de cinéma reposent, dans une si énorme proportion, sur des scénarios de la rencontre. Rencontre amoureuse, bien entendu (le fameux « boy meets girl »), mais plus largement la rencontre de l’autre (thème fondamental de genres entiers tel le western), la rencontre du danger et de l’aventure, la rencontre de l’inconnu. Cette dernière formule (« rencontre de l’inconnu »), à vrai dire, est presque un pléonasme, une sorte d’équivalent général du déroulement d’une vie humaine. Parfois, ces fictions iront un peu plus loin, tenteront de raconter la rencontre de soi-même (encore que le cinéma, pour le coup, y prête bien moins aisément que la littérature), ou celle des réalités cachées, l’au-delà, le sublime, la divinité (mais il y faudra des démarches indirectes, qui surmontent l’« art d’apparence »). Tous ces récits sont ici envisagés, plus ou moins selon les cas.
8Vivre (et filmer) la rencontre : ou comment l’acte cinématographique, dans ses diverses dimensions, à commencer par l’idée mystérieuse de « direction d’acteurs », n’est jamais qu’une série de rencontres entre un maître d’œuvre, un organisateur (ou un « fauteur ») de films et le matériau réel qu’il va devoir transmuter en images. Le film comme documentaire – au minimum, selon la célèbre et forte formule d’Éric Rohmer, comme « documentaire sur son propre tournage ». Ici encore, rencontres amoureuses (autre grand mythème de l’histoire du cinéma : le metteur en scène en Pygmalion amoureux de sa créature, par exemple Lang et Joan Bennett), mais aussi, rencontres avec un lieu, avec une époque, avec un pays, avec cet étranger que l’on peut devenir, ou avec son enfance et ses souvenirs (comme en témoigne Jonas Mekas).
9Interroger la rencontre : enfin, faisant droit à la pente réflexive de ce thème, il n’est pas interdit de chercher à examiner ce que le cinéma, en général ou dans des œuvres singulières, nous dit de l’idée même de rencontre. Symptomatiquement, les interventions proposées en ce sens étaient toutes inspirées, plus ou moins directement, par une même préoccupation : la rencontre – possible, impossible, difficile, en tout cas inévitable – du cinéma avec la chose littéraire, sinon avec la littérature. Paradoxalement, nous sommes bien là au cœur des questions, si tout l’art cinématographique a consisté, comme je le crois, non à copier la littérature, mais à produire et à reconnaître ses puissances propres différentiellement par rapport à elle.
10Un dernier mot : ce thème – la Rencontre – était, durant les dernières années de sa vie et de son activité de critique et d’écrivain, la préoccupation, l’obsession, la hantise même de Philippe Arnaud. C’est en hommage au grand livre définitivement inachevé qu’il préparait sur ce sujet que j’ai voulu, pour la dernière programmation du Collège d’histoire de l’art cinématographique avant l’installation de la Cinémathèque sur son site nouveau de Bercy, le reprendre et le proposer à des critiques, à des écrivains, à des cinéastes. La déclinaison qui en est résultée est inattendue, mais je crois qu’elle aurait intéressé Philippe Arnaud – et, comme toujours, qu’elle l’aurait aussi fait rire.
11Nous reproduisons, avec l’amicale et complice autorisation des ayants droit et de l’éditeur, le texte du petit essai que, peu avant sa disparition, il avait publié – ébauche brillante et émouvante, qui m’a semblé la meilleure conclusion possible à cet ensemble. L’ensemble de ce livre lui est amicalement dédié.
12Chaque conférence était suivie de la projection d’un film ; le titre de ce film est indiqué aussitôt après celui de la conférence.
Notes de bas de page
Auteur
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