Conclusion
p. 285-290
Texte intégral
1Documentaires ou fictionnelles, ostensibles ou discrètes, réflexives ou spontanées, les images de l’eau ont accompagné et alimenté le cinéma français, de la fin de la guerre à la généralisation du parlant, d’une présence familière et tranquille parfois, trouble et problématique souvent, mais jamais innocente. La constance de ces images au cours de la décennie fait signe aux « observateurs lointains1 » que nous sommes, parce qu’elle dessine à rebours une double carte : celles des territoires, et celle des puissances, qu’il s’est agi tout au long de ce livre de spécifier mais aussi bien d’entremêler, de superposer l’une à l’autre pour en révéler le bougé, le tremblé, et pour tout dire le caractère profondément dynamique.
2Considérer le cinéma français des années 20 à partir du prisme de l’eau, c’était donc en premier lieu chercher à remettre en perspective ce qu’on sait (ou ce que l’on croit savoir) de l’imaginaire du territoire national tel qu’il s’est exprimé, infléchi ou prolongé dans les années qui ont suivi le premier conflit mondial, ces années que l’on a peut-être dites « folles » d’abord parce qu’elles consistaient à danser ivre sur les ruines de la Vieille Europe. Dans cette période qui parachève – c’est-à-dire qui fixe et, en un sens, qui fige – les mutations du regard amorcées au cours du XIXe siècle, le cinéma s’est trouvé au confluent d’un ensemble de désirs, d’impératifs et de stratégies qui relèvent simultanément de l’économique et de l’esthétique, du politique et du social. Comme moyen d’arpentage et comme marqueur des grands lieux de l’imaginaire, l’eau joue dans cet écheveau le rôle d’un agent obstiné : que ce soit par la conquête et la réinvention de paysages caractéristiques qui ont chacun leurs climats, leurs rythmes, leurs populations, leurs usages ; par l’invention de figures qui prennent en charge, explicitent ou commentent les jeux de l’ici et de l’ailleurs, la rêverie des limites, l’attrait pour les motifs du mouvement ; ou encore par l’inépuisable répertoire de formes que l’élément met à disposition du regard, celui des cinéastes ou celui des spectateurs. Mais ce sont aussi les équilibres entre art et industrie, entre « grands cinéastes » et « modestes artisans » que les images de l’eau permettent de repenser puisque leur omniprésence dans le cinéma français des années 20 en fait tout à la fois un symptôme (pourquoi un recours si massif à l’élément dans cette période, et dans ce pays-là ?) et une « traverse », un motif à partir duquel il devient possible de comparer des méthodes de travail, des projets (stylistiques, narratifs) et surtout des attentes quant au cinéma en tant que tel, à ce qu’il permet et invente de nouveau dans l’histoire des formes visuelles. Sur ce registre, la comparaison produit des résultats étonnants, et l’on s’aperçoit que si les manières d’envisager le rôle et les fonctions du cinéma divergent parfois fortement, le travail des images, lui, montre que le traitement de l’eau par les cinéastes constitue la métaphore vive selon laquelle est pensé l’ensemble des aspirations théoriques de la période. Une image du cinéma tel qu’il pourrait être, et que l’on trouve à l’œuvre, à leur corps dépendant parfois, chez un certain nombre de cinéastes qui ne s’inscrivent pas ou peu dans la perspective de l’avant-garde, qui l’a revendiquée il est vrai de façon plus insistante. L’attention aux images de l’eau, au-delà de ses vertus d’indicateur géographique, symbolique ou social, permet d’éclairer le contexte sous un angle qui contribue à en restaurer la complexité. C’est ce qui en fait l’intérêt historique, un opérateur nécessaire à défaut d’être suffisant pour « relire » cette période du cinéma français dont on a parfois tendance à croire que l’abondance de documents, de commentaires et de témoignages dispense de la réinterroger à nouveaux frais.
3À cette première carte dessinée par les images de l’eau, celle des territoires (tangibles ou symboliques, réels ou supposés), il faut en superposer une autre, peut-être plus décisive encore : celle des puissances du cinéma comme art visuel. Suivant la formule de Delluc selon laquelle « un bon film est un bon théorème2 », de nombreux cinéastes se sont attachés durant la décennie à poser au cinéma ses premières interrogations réflexives, c’est-à-dire à faire des images le lieu même de leur questionnement, par un dialogue constant entre la représentation du réel et les moyens de cette représentation en tant que tels. On a ainsi pu constater que l’eau avait fourni un support de réflexion et d’expérimentation extrêmement précieux lorsqu’il s’est agi de mettre à jour les propriétés cinématographiques de la lumière, la propension du dispositif à produire une rythmique qui lui appartienne en propre ou à révéler ce dont ces images étaient capables en termes d’inventions de cadrage, de mouvement et d’articulation dynamique des points de vue. Mais de la même manière qu’il s’est emparé des représentations concrètes de l’élément aquatique, le cinéma français des années 20 en a aussi et surtout forgé des images de pensée, des images pour penser les puissances et le devenir du « septième art ». Présentes dans les textes théoriques et critiques autant que dans les films eux-mêmes, les images de l’eau sont l’indice d’un désir de fluidité qui serait la qualité première de l’art du film. Cela, nul ne l’a exprimé avec plus d’intelligence et de constance que Jean Epstein, qui avait vu le premier que le cinéma introduit à un mode de perception proprement liquide, fait de transformations et de paradoxes qui sont la condition à partir de laquelle on peut le penser non seulement comme un art, mais aussi comme un outil d’investigation sur le réel que l’emploi récurrent de la surimpression, du fondu enchaîné ou du ralenti ne se contente pas de métaphoriser mais, littéralement, met en œuvre. Un nouveau type de regard sur les choses qui est proprement celui du cinéma. Un regard-fluide qui inquiète la représentation, et jusqu’à la notion même d’analogie puisque, si différents soient-ils dans leurs intentions comme dans leur facture, ces films montrent peu ou prou qu’il n’existe pas plus d’images réellement « abstraites » que de saisie « brute » du réel ; que les choses comme les images, pour citer encore doublement Epstein et Bachelard, ne sont décidément « pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles deviennent3 », déclinées en autant d’états de la matière au gré des transformations météorologiques comme des inventions figuratives, dans un dialogue ininterrompu.
4Étrange parcours donc, que les images de l’eau dessinent à même l’histoire du cinéma, dans l’un de ses moments les plus riches et inventifs. Mais ces images, il faut le rappeler, tirent une part substantielle de leur force du silence sur lequel elles sont bâties. Dans un article écrit en 1926, Dimitri Kirsanoffexpose sa théorie du « silence du bruit » en expliquant qu’une vague filmée, donc amputée de sa sonorité « réelle », produisait à l’écran « une sensation, une impression d’un autre ordre et origine que les vagues de la mer4 », et dont l’effet sur le spectateur est d’autant plus fort que ce silence, sans empêcher la reconnaissance visuelle du phénomène, en accuse considérablement l’étrangeté et la puissance d’évocation. Ce que les cinéastes français ont bâti pendant toute la décennie, c’est donc un langage dans lequel l’image ne supplée pas le réel mais, littéralement, s’y substitue. On comprend, dans ces conditions, que l’arrivée puis la généralisation du parlant aient suscité des réactions épidermiques, puisqu’elles mettent un brutal coup d’arrêt à tout ce pour quoi ces cinéastes avaient fourni tant d’efforts : l’élaboration d’un système autonome, à travers lequel ils étaient en mesure de faire accepter l’idée que le cinéma n’était pas fatalement voué à son usage mimétique, à la reproduction pure et simple du réel5. Bien sûr, tous n’accueillirent pas le parlant avec des quolibets : certains, comme Baroncelli, Carné ou L’Herbier furent même enthousiastes, tandis que Dulac, Chomette ou Epstein adoptèrent des positions nuancées, rejetant le film parlant, le synchronisme de l’image et du son, au profit d’un cinéma « sonore » qui permettrait quant à lui d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche. Mais qu’elles aient été dictées par l’enthousiasme, la contrainte ou par une certaine forme de fatalisme, ces positions ne font pas oublier qu’avec le cinéma parlant, arrive aussi le bavardage. L’eau cesse alors d’être un objet de contemplation pour devenir un sujet de discussion, et il faudra attendre longtemps pour que l’élément soit à nouveau filmé pour lui-même, retienne à nouveau l’attention. En attendant, dans les films, on devisera bien souvent sur le temps qu’il fait, histoire de meubler le silence des formes.
5Si la « marée du parlant6 » a enrayé pour un temps la poursuite de cette entreprise de libération des puissances visuelles du cinéma, telle qu’elle s’était construite tout au long de la décennie, cela ne signifie pas pour autant qu’elle en ait périmé les acquis. En redécouvrant et en exploitant les canaux, les rivières, les rivages ou les ports, en travaillant les puissances visuelles de la neige, du nuage, de la pluie ou de la brume, en exploitant les ressources plastiques de l’éclat, de la trace, du jet, du remous, les films français ont contribué à créer ou à prolonger des figures fortes de l’imaginaire. À tracer pour le regard des horizons et des limites, à poser bon nombre de questions fondamentales sur les liens que le cinéma entretient avec le réel, la manière de le filmer, et la nature de cette saisie par les images, entre reproduction mimétique et reconstruction formelle. Ce qu’il faut retenir, fondamentalement, du rapport que tous ces cinéastes ont entretenu à l’élément liquide, c’est qu’ils s’en sont saisi pour en faire un objet de cinéma, dans lequel ils ont déversé leurs aspirations, leurs désirs, mais aussi tout ce qu’ils apprenaient eux-mêmes du dispositif à mesure que les films des uns et des autres en fournissaient une connaissance à la fois plus intime et plus précise. À travers les images de l’eau, ce moment particulier du cinéma français a mis au point des interrogations inédites et décisives sur sa capacité à produire des modalités du mouvement et de la matière, de la permanence et du devenir, et ainsi à situer, conceptuellement et poétiquement, sa place au sein de l’histoire des formes. Que ces interrogations aient été éclipsées à l’arrivée du parlant importe finalement assez peu, si l’on envisage la manière dont elles ont pu ressurgir quelques décennies plus tard et infuser chez de nombreux cinéastes et plasticiens, français ou étrangers, qui en reprennent les principes ou les réinventent spontanément.
6Qu’en est-il alors, aujourd’hui, d’une poétique de l’eau au cinéma, ou en cinéma ? La somme impressionnante de textes qui ont été consacrés au sujet, que ce soit par le biais d’une poétique des auteurs, des espaces ou des forces qui travaillent conjointement l’image et la matière, jusqu’aux nouveaux territoires ouverts par les technologies dites « numériques », tend à montrer que la synthèse reste largement à faire. Mais la question n’est-elle pas plutôt de savoir si une telle entreprise est possible ? Ou de façon plus avisée, et en déplaçant légèrement le problème, de savoir, au fond, de quelle poétique on parle. Il me semble que c’est chez Gaston Bachelard que l’on en trouve en tout cas la vision la plus généreuse, un point de vue qui se refuse catégoriquement à départager ce qui relève de la matière et de l’affect, de la rêverie et du savoir, du réel et du récit sur lesquels l’imagination brode de manière égale ses fictions ou ses fantasmes. C’est à une telle conception que s’est alimenté cet ouvrage, qui fait du savoir une condition du voir, lui-même toujours « préempté » par l’imagination dont il vaut mieux, à tout prendre, être l’instrument consentant plutôt que le dupe.
7À travers les images de l’eau, les cinéastes français des années 20 ont tenté, souvent avec succès, d’inventer des modes de figuration et de variation des états de la matière, de la donner à voir telle qu’en elle-même à travers une multiplicité de formes toujours renouvelées. Mieux encore, ils ont réussi à mettre en scène l’improbable va-et-vient entre ce qui relève de la matière du monde, saisie et pétrie par la caméra, et la matière des images, la substance photographique organisée dans un perpétuel ballet d’éclats et de mouvements. Ils ont ainsi montré cinématographiquement que la matière est « l’inconscient de la forme7 », que le mouvement des images montre moins la transformation des formes que le jeu turbulent de la matière sous cette transformation. Le cinéma français des années 20 ne cristallise donc pas seulement des problèmes, mais il crée aussi des questions sous forme d’images, et qui fondent la poétique de ce moment particulier de l’histoire des formes cinématographiques. Matériologie et climatologie sont les deux faces d’une telle poétique que les cinéastes n’ont pas inventée à proprement parler, mais que leur insistance à saisir la diversité de l’élément, la variété des mouvements et des textures qu’il met en jeu, constitue en catalogue des puissances de la matièrecinéma elle-même. Ainsi les mouvements de l’eau nous en apprennent autant du cinéma que le cinéma des mouvements de l’eau. L’un et l’autre, alternativement, s’enrichissent et s’éclairent. Inventorier les fonctions de ces images au regard des procédés qu’elles mobilisent, des formes qu’elles empruntent et des effets qu’elles génèrent, cela relève donc des moyens plus que de la fin, de l’entretien infini plus que de la démarche assurée, et la raison en est au fond assez simple : « L’eau est aussi en moi, beaucoup. C’est sans doute pourquoi nous sommes complices, quand même8. »
Notes de bas de page
1 Pour reprendre, en le paraphrasant, le titre de l’ouvrage de Noël Burch, Pour un observateur lointain – Forme et signification dans le cinéma japonais, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard, 1982.
2 Louis Delluc, cité par Léon Moussinac, L’âge ingrat du cinéma, Paris, Les Éditeurs Français Réunis, 1967, p. 261.
3 Voir ci-dessus, p. 202, note 36.
4 Dimitri Kirsanoff, « Les problèmes de la photogénie », Cinéa-Ciné pour tous, nouvelle série, no 62, 1er juin 1926. Cité par Noureddine Ghali, L’Avant-Garde cinématographique en France dans les années vingt, op. cit., p. 78.
5 On sait aujourd’hui que l’arrivée du parlant n’a pas provoqué la régression catastrophique que beaucoup y ont vu jusqu’à date récente. Les problèmes d’immobilisation de la caméra et de prise de son direct, notamment, ont été résolus en France dans le courant de l’année 1929. Toutefois, parler de « coup d’arrêt » à propos du parlant me semble justifié pour deux raisons au moins : d’une part à cause des coûts de production du film sonore, qui vont empêcher bon nombre de cinéastes d’avant-garde de continuer à travailler dans les conditions qui étaient les leurs, c’est-à-dire proches de l’autofinancement ; et d’autre part en simple raison du fait qu’une fois les salles équipées pour projeter des films sonores, le muet va très vite disparaître complètement des écrans français. Or, projeter une image de vague, de torrent, de pluie avec ou sans le son, ce n’est évidemment pas du tout la même chose sur le plan esthétique… Pour une remise en perspective des idées reçues sur l’arrivée du parlant, on se reportera avec profit à l’ouvrage de Martin Barnier, En route vers le parlant – Histoire d’une évolution technologique, économique et esthétique du cinéma (1926-1934), Liège, Céfal, coll. « Histoire du cinéma », 2002.
6 Noureddine Ghali, L’Avant-Garde cinématographique en France dans les années vingt, op. cit., p. 317.
7 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, op. cit., p. 63.
8 Eugène Guillevic, « L’eau », Corps écrit no 16, op. cit., p. 175.
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