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Chapitre IX. Perception liquide

p. 265-284


Texte intégral

« L’image-mouvement et la matière-écoulement sont strictement la même chose1. »

1On a vu tout au long de cet ouvrage dans quelle mesure les images de l’eau ont été, dans le cinéma français des années 20, non seulement des formes qui portent témoignage d’un contexte – géographique, socioculturel, économique –, mais aussi un levier conceptuel pour penser l’évolution de l’art du film. La recherche du « visuel » cinématographique, les expériences sur le rythme et l’approfondissement de la syntaxe sont des horizons souvent partagés par les cinéastes, qui recourent à l’eau comme un modèle de fluidité et de mouvement qu’ils revendiquent dans leur travail.

2Mais dans cette vaste circulation, qui entrecroise une multiplicité de registres, l’élément intervient encore sur un autre « front » : en radicalisant le propos, on peut soutenir en effet, avec Gilles Deleuze, que les images de l’eau mettent en œuvre « un “langage” différent du langage de la terre2 », dont le cinéma français de l’après-guerre est à la fois l’agent et le symptôme. Certaines figures, mises « en travail » dans les films français des années 20, mettent ainsi en exergue un véritable régime de fluidité du cinéma, un mode de perception à proprement parler liquide.

Liquidité des images 1 : dialogues de l’image et de la matière

3À travers les discours comme les images se tissent, dans les années 20, un lien profond entre un dispositif en pleine acquisition de ses moyens, et une substance qui permet d’en penser les possibles, au-delà de ses usages en terrain strictement artistique. Le « monde fluide de l’écran3 » évoqué par Jean Epstein est donc celui du cinéma dans son ensemble, et il n’est guère surprenant que l’on s’en avise précisément au lendemain de la guerre, période marquée moins par la conquête de l’âge de raison – la fixation d’un langage, ou en tout cas d’une syntaxe, légitimant et permettant la prédominance du récit – que par la recherche des limites de ce langage, via les expérimentations sur les puissances du dispositif.

4Comment cette pensée de l’image cinématographique affecte-t-elle en profondeur notre perception des deux grandes instances à partir desquelles l’appréhension des mouvements est envisageable ? C’est-à-dire, d’une part, le plan comme espace vibratoire, changeant, et d’autant plus soumis à transformations dans la France des années 20 que les films y jouent à satiété sur des techniques (flou, arrêt sur image) ou des contenus (pluie, brume, neige, nuages) qui en accusent la nature instable ; et d’autre part le montage, moins à travers des enchaînements normés – pour le dire très vite, le raccord – que des procédés travaillés de façon très spécifique et insistante par les cinéastes français comme le sont les fondus et surimpressions, formes transitoires qui représentent à mon sens quelque chose comme la part liquide du montage, assurant au-delà de la « barrière » du plan la continuité de cette pensée du devenir, exemplairement chez Epstein mais aussi chez d’autres cinéastes français à l’époque. L’image liquide, véritable idée de cinéma réalisée dans les films d’après-guerre autant qu’elle fut pensée théoriquement, représente de façon idéale le mouvement cinématographique comme variation universelle, sans détermination ni destination : le mouvement en tant que tel. De ce point de vue, on peut dire que le cinéma français a excellé, dix ans durant, à élaborer et mettre en scène des images qui démontraient l’une des vertus premières du dispositif, que l’on pourrait appeler le « prendre forme », ou la formation dans la forme. C’est-à-dire cette capacité à produire pour le regard des états changeants, des variations incessantes de formes jamais stabilisées, toujours en devenir.

5Si l’on prête l’oreille, une fois encore, à la rêverie bachelardienne, on s’aperçoit que cette modulation continuelle des formes est inséparable de leur origine matérielle : « Pourquoi attache-t-on toujours la notion d’individu à la notion de forme ? N’y a-t-il pas une individualité en profondeur qui fait que la matière, en ses plus petites parcelles, est toujours une totalité ? Méditée dans sa perspective de profondeur, une matière est précisément le principe qui peut se désintéresser des formes. Elle n’est pas le simple déficit d’une activité formelle. Elle reste elle-même en dépit de toute déformation, de tout morcellement4. » Pour le dire autrement, le projet qui germe dans l’esprit du philosophe au seuil de L’Eau et les Rêves est la prise en compte des « rapports de la causalité matérielle à la causalité formelle5 », c’est-à-dire de cette propriété qu’ont certaines images de rester, non pas identiques mais permanentes, en dépit de leurs constantes métamorphoses, parce que c’est la matière qu’elles représentent ou qui les compose qui assure cette permanence. Le cinéma français des années 20, regorgeant précisément de telles images, est exemplaire à cet égard. Il y a là l’hypothèse de ce que pourrait apporter à la réflexion théorique sur le cinéma l’idée d’une météorologie des images, dont il n’est pas question ici de retracer l’historique mais, du moins, d’en rappeler un ou deux principes essentiels : « Une météorologie du cinéma étudierait […] non les phénomènes météorologiques mais l’image que s’en fait le cinéma. Il s’agirait d’étudier non les causes et les lois de phénomènes météorologiques mais la façon dont le cinéma absorbe leurs manifestations et leurs effets et les fait varier parfois jusqu’à l’improbable6. » Les cinéastes français de la fin du muet se sont largement engagés dans cette voie, faisant de leurs films autant de sites privilégiés pour l’observation de cette permanence de la matière à travers le devenir des formes. La présence récurrente des éléments – nuage, pluie, neige et brume – y permet, au-delà de la seule thématique élémentaire qui gouverne le choix des sujets et des lieux de tournage, un travail essentiel sur la texture des plans, le rapport direct à la matière ou le grain des images comme tension entre support et surface, images de la matière et matière des images.

6« Les nuages se forment quand maints atomes voltigeant dans les hauteurs du ciel se rassemblent soudain : hérissés de manière à s’entraver faiblement mais suffisamment pour se tenir comprimés, ils composent d’abord de petites nuées qui se réunissent, s’agrègent entre elles, par leur union s’accroissent et s’envolent au vent jusqu’à l’instant où se déchaîne la tempête7. » À cette description par Lucrèce de la formation des nuages répond l’un des intertitres de La Fille de l’eau, qui annonce plus sobrement que « des nuages de pluie se rassemblent ». Sous l’effet de la condensation, une multitude de microgouttelettes s’agrègent et se suspendent dans l’air, littéralement : prennent forme, et ces configurations matérielles peuvent alors entreprendre un voyage que les cinéastes auront à cœur de cadrer, de suivre ou de laisser filer dans l’espace du plan. La première vertu du nuage filmé serait donc celle-ci : faire apparaître le temps – et son corollaire, le mouvement – comme ce qui est en train de se produire. On voit ce principe à l’œuvre dans nombre de films français qui y recourent moins comme parenthèse ou « décrochage » poétique que pour le mettre en valeur, en l’incluant à un flux narratif qu’il met alors en relief. Parfois, les cinéastes cherchent même à accuser encore un peu plus ce principe, en jouant de l’accéléré ou du ralenti, de manière à souligner s’il était besoin ce qui se joue dans ces passages du nuage sur le terrain d’une monstration du temps.

7Mais filmer les nuages présente un autre intérêt, qui demande au préalable de considérer ces formes en déplacement, aussi, sur leur versant matériel. Il s’agit alors de s’intéresser à ce que les nuages produisent en termes de figuration/défiguration des objets ou des corps avec lesquels ils partagent l’espace du cadre. « Car le nuage, s’il fournit à la rêverie, à l’imagination, un support privilégié, ce n’est pas, semble-t-il, par son contour, mais bien au contraire par ce qui, en lui, contredit à l’ordre de la délinéation et ressortit à celui du matériau, de la “matière” en tant qu’elle aspire à la “forme”8. » Ce qui se donne donc à voir, aussi et souvent, dans le cinéma français des années 20, ce sont des configurations nuageuses qui font jouer à plein la tension entre l’instabilité permanente de leur aspect et la permanence instable (informe) de la matière qui les constitue. Dans La Fille de l’eau, le cauchemar de Gudule la transporte en plein cœur des nuages qui défilent en fond derrière elle, en panoramiques horizontaux puis, lors de sa chute, verticaux (ill. 26). Sous le changement perpétuel des formes derrière la jeune femme, c’est pourtant de la même matière cotonneuse qu’il s’agit toujours, au sein de laquelle elle se meut : non plus des nuages particuliers mais, peut-être, quelque chose comme du nuage. La même substance qui, sorti du rêve, occupera l’ensemble du cadre dans le dernier plan du film, masquant la lumière ou, plutôt, la captant pour auréoler ses contours. Quatre ans plus tard, pour La Petite marchande d’allumettes, Renoir poussera encore le procédé à l’occasion d’une autre scène onirique dans laquelle les nuages se feront cette fois tapis pour accueillir la fuite des jeunes gens devant la Mort. Dans cette course-poursuite, à la différence de La Fille de l’eau, le cinéaste varie les axes de prise de vue et perfectionne ses surimpressions, faisant des nuages non seulement un fond sur lequel l’action se déroule, mais aussi un milieu dans lequel elle se développe. Les larges plans d’ensemble, dans lesquels on voit les protagonistes arriver du fond du cadre pour aboutir face caméra, laissent au regard le temps de prendre la mesure de l’espace dans lequel ils sont plongés : un lieu en mutation constante, en perpétuelle reconfiguration – comme le rêve – et dont le matériau semble se propager tel un fluide tout en restant identique à lui-même (ill. 67). Le petit théâtre de Renoir est donc déjà, en 1928, un théâtre des matières. Mais il se déroule sur une scène fluctuante, qui ne cesse de se modifier autour des personnages, sans offrir aucun point de repère si ce n’est sa propre texture qui, elle, ne change jamais. Sur un registre voisin – quoique Artaud ait violemment refusé que son scénario soit assimilé à la logique (l’« alibi ») du rêve –, on peut aussi évoquer une scène de La Coquille et le clergyman lors de laquelle la jeune femme interprétée par Génica Athanasiou avance dans un couloir du château et voit soudain son corps partiellement recouvert de nuages sombres en surimpression (ill. 68). Il importe moins, ici, de savoir ce qui la couvre que de saisir qu’elle est recouverte et comme envahie par des sortes de tâches, totalement informes mais très signifiantes en revanche sur le mode visuel de la contamination. Ainsi, l’informe nuage montre qu’un même élément « peut être appelé à remplir une fonction tantôt intégrante et tantôt désintégrante, selon qu’il est utilisé à des fins constructives ou qu’il fournit, au contraire – à double titre d’indice météorologique et d’instrument pictural – matière à perturbations9 ».

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Illustration 67

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8Les possibilités visuelles offertes par la pluie et la neige sont voisines, quoique légèrement différentes. D’abord, ces formes de l’eau sont physiquement plus soumises à la pesanteur, et par nature moins « baladeuses » que le nuage. Leurs mouvements sont verticaux et généralement rectilignes, mais elles occupent néanmoins le cadre de façon plus insistante. « Rabâcheuse d’aspect, et figure même de la tautologie, la pluie [est] un monde extraordinairement pluriel, doué pour la métamorphose : berlingot, nappe, tresse, aiguillette, elle épuise un polymorphisme ludique, flatteur pour l’œil averti qui s’enchante de cette imagination plastique. La pluie chatoie, brille, accroche, et reflète la lumière dans un théâtre miroitant et ductile de formes sans cesse renouvelées10 », tel celui des films de Germaine Dulac – La Coquille et le clergyman, Disque 957 ou Arabesques – qui utilisent la pluie comme un élément purement plastique, apparaissant et disparaissant dans tel coin du cadre, en médaillon, afin de hachurer l’espace et de rythmer le plan par sa chute régulière. Ou bien sûr comme dans Pluie, l’un des seuls films de l’histoire du cinéma qui soit intégralement consacré à ce phénomène, et consiste à en détailler les occurrences, les formes et les manifestations dans un montage polyrythmique étourdissant. Là où le film de Joris Ivens surprend le plus, en effet, c’est dans sa propension à saisir la diversité des manifestations de la pluie, que le sens commun juge d’ordinaire monotone et uniforme. Autrement dit, à l’évidence devant laquelle on constate qu’effectivement, la pluie « tombe » et ne sait rien d’autre, le cinéaste rétorque que la palette de ses textures, elle, est gigantesque : crachin, déluge, averse, orage, ondée, bruine, goutte-à-goutte, clapotis sont autant de qualificatifs pour un même élément qui varie tant par ses trajectoires possibles dans le plan que par le spectre de ses aspects. Claire ou sombre, fine ou dense, lisse ou granuleuse, puissante ou légère, virevoltante ou entêtée, lente ou rapide, uniforme ou multiple, raide ou ondulante, gaz ou rideau, clinamen ou cordeau, la pluie telle que la filme Ivens illustre à merveille l’infini des variations envisageables à partir de la ligne droite. De façon plus incidente, un film comme Pêcheur d’Islande explore lui aussi, à sa manière, les propriétés visuelles de la pluie lorsqu’à l’occasion des « noces » de Yann avec la mer, à la fin du film, le jeune homme pris dans la tempête se débat au sein d’une pluie qui tombe obliquement sur son visage, et le ronge. Dans Napoléon, le siège de Toulon se déroule presque tout entier sous une averse qui semble d’abord éclairer littéralement les soldats pendant qu’ils chantent, produisant une multitude de petites traces blanches à l’intérieur du cadre. Peu après, la pluie se change en grêle et fait sonner les tambours, avant de se calmer à l’issue de la bataille, rendant l’ensemble du champ à davantage de visibilité. Enfin, une séquence figurant Bonaparte à son bureau sera l’occasion d’une invention surprenante puisque spectateur et personnage auront l’occasion de voir la pluie s’engouffrer horizontalement par la fenêtre, défiant ainsi les lois de la pesanteur11.

9Avec la neige, on reste à peu près dans le même type de registre figuratif, à ceci près que la cristallisation des molécules, en alourdissant l’eau, paradoxalement l’allège, et la rend plus libre dans ses déplacements. La plus belle démonstration en est sans doute La Petite marchande d’allumettes, et notamment la scène durant laquelle Karen danse, joue et jongle avec quelques boules de neige qui, subitement, « prennent vie » et décrivent dans l’espace des courbes aléatoires. Mais l’ensemble du film relève plus largement d’un tel usage des propriétés de la neige, à l’image de l’ouverture montrant la petite ville derrière un rideau de matière qui occupe obstinément l’avant-plan. Une neige qui opacifie donc les surfaces12 et recouvre funestement les corps, mais que Renoir utilise aussi, à l’occasion, pour sa propension à tourbillonner en tous sens de façon incontrôlable.

10Avec la brume enfin, se brouille non seulement l’image, mais aussi la possibilité de distinguer entre ces états élémentaires évoqués précédemment. La brume est, en effet, quelque part à mi-chemin de la pluie et du nuage (un nuage un peu lâche, et rampant au sol), et elle est surtout un moyen privilégié de perturbation des repères perspectifs, de valorisation des effets plastiques et temporels permis par le cinéma. D’un point de vue strictement optique, la brume est provoquée par l’absorption de la lumière par l’humidité en suspension, qui diffuse le rayonnement lumineux tout en provoquant l’opacification de l’ensemble des particules d’eau, estompant les contrastes et effaçant les contours des objets pris dans la brume. Si donc, par temps clair, le regard « va vers la profondeur, […] tend vers l’horizon tout en revenant vers les proches détails et ce sans jamais perdre la notion d’un espace quadrillé [,…] par temps de brume au contraire, le regard n’a plus de points vers lesquels se diriger. Il s’éparpille dans l’étendue blanche et vaporeuse. Je ne peux plus le penser comme une ligne mais seulement comme un plan, ou plutôt comme une nappe, une surface incertaine fouillant aveuglément l’espace. [En ce sens,] représenter la brume peut conduire à ruiner la représentation perspective classique13 », et c’est en effet la manière dont les cinéastes des années 20 en jouent. Dans La Roue, des plans récurrents donnent à voir la montée du brouillard de la vallée jusqu’aux cimes où s’est exilé Sisif : tranquille passage du temps qui est aussi à l’œuvre dans Napoléon sept ans plus tard, lorsque Bonaparte fuit la Corse et que le vent fait se déplacer, à la surface de la mer, de petites nappes de brume claire. Mais l’élément donne vraiment toute sa mesure lorsqu’il est utilisé, non tant pour la manière dont il permet de visualiser le passage du temps que pour ses possibilités d’opacification, de dévoilement et d’imprégnation des objets au sein du cadre. Sur l’eau, ce sont les larges et lourdes nappes de brume qui, dans Pêcheur d’Islande, annoncent l’arrivée des trépassés à bord du vaisseau fantôme, et semblent présider à leurs brutales apparitions/disparitions ; ou celles de Finis Terrae, dans lesquelles se perdent Ambroise et Jean-Marie, à tel point qu’au moment de plus grand désespoir, leur bateau semblera se faire littéralement engloutir par la brume, le rendant totalement invisible alors que le spectateur sait pourtant qu’il se trouve toujours dans l’espace circonscrit par la caméra (puisqu’il s’enfonce dans l’axe de celle-ci), hors-champ sans hors-cadre qui permet ces brutales entrées en scène, ces évaporations soudaines (ill. 69, 70). Dans La Brière enfin, les brumes qui flottent à la surface des marais opacifient totalement l’écran, et Poirier les filme alors, quelques instants durant, comme si elles se donnaient en spectacle, puisque aussi bien il n’y a vraiment rien d’autre à voir. À terre en revanche, les effets et puissances du brouillard sont peu utilisés pour leurs possibilités dramatiques, et davantage filmés « tels quels ». C’est le cas non seulement de Disque 957, mais surtout du bien nommé Brumes d’automne qui joue de ces vapeurs, non comme un élément de suspense narratif ou visuel, mais en fait une présence humide et constante, une hantise qui imprègne à la fois l’ensemble du paysage et la conscience du personnage interprété par Nadia Sibirskaïa, aux yeux embués de tristesse, dont la présence semble elle-même presque impalpable, vaporeuse.

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Illustration 69

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11L’usage que font les cinéastes français des manifestations élémentaires se situe donc bien au-delà d’une volonté d’inscrire leurs récits dans un décor plus ou moins pittoresque. Le nuage, la pluie, la neige ou la brume sont quelques-uns des matériaux plastiques à travers lesquels se met en place, progressivement, une rhétorique de l’image mouvante que l’on ne trouve portée à ce degré, à l’époque, que dans le cinéma hexagonal. Toutefois – et ce n’est pas leur moindre intérêt –, ces images de la matière ne sont pas pures de tout mélange, mais souvent vouées à se mêler au contact les unes des autres. Ce qui donne, dans bon nombre de films marins, ces transformations « à vue » de vagues en nuages, ces colonnes d’embruns qui s’élèvent et semblent ne plus devoir retomber, ou encore l’indistinction déjà évoquée du sol neigeux et du fond nuageux dans Visages d’enfants lorsque la petite Arlette, perdue en montagne, voit son corps pris entre deux menaces physiquement distinctes mais également blanches. Brouillage des repères visuels mais aussi des registres matériels, comme fondus et repris, pour d’autres usages, dans le bain de l’image qui les bouleverse et les réagence à volonté.

Liquidité des images 2 : les mélanges d’images

12Certains procédés, couramment employés dans les années 20, ont pour caractéristique de mettre en valeur le caractère fluide, colloïdal de l’image cinématographique, sans recourir nécessairement à la présence de l’élément en tant que tel. C’est le cas notamment de ces figures que sont le flou et l’arrêt sur image, dont l’utilisation relève à l’époque d’une volonté d’expérimentation et d’investigation sur les rapports entre matière et forme, et plus encore de ce que Jacques Aumont a nommé « mélange d’images14 » – surimpressions et fondus –, qui constituent à mon sens la part proprement liquide du cinéma français des années 20 vu sous l’angle d’un répertoire des formes filmiques. Dans ces états de l’image en effet, ces formes de montage au sein du plan ne relèvent plus (ou plus seulement) d’une logique de l’enchaînement mais fournissent une image de la volonté de fluidité, du désir de mouvement qui caractérisent cette période du cinéma français. Ces partis pris esthétiques et techniques permettent ainsi de porter comme au carré ce que le contenu des images véhiculait déjà souvent : « La promesse ou l’indication d’un autre état de perception15 » qu’une météorologie des images cinématographiques, pour être complète, se devait d’intégrer à l’ensemble de ses moyens d’expression, en plus du contenu auquel elle s’attache.

Flou et gel des images

13Le flou est dès la fin des années 10 un procédé très prisé des cinéastes d’avant-garde en France. Considéré au départ comme un défaut technique, comme le signe visible d’un mauvais usage de la caméra et de la lumière, il devient au sortir de la guerre un élément à part entière du « vocabulaire » de la recherche cinématographique. On peut le rapporter en premier lieu à un état de la vision, une conscience « embuée » ou une attention « flottante », comme c’est le cas exemplairement dans Brumes d’automne mais aussi dans bien d’autres œuvres fictionnelles ou documentaires, de court ou de long métrage. Cette forme d’utilisation du flou met l’expérimentation plastique au service de la narration pour l’orienter, mais elle confronte aussi, à l’« objectivité » du dispositif, un état proprement subjectif de la vision qui participe de ces moyens par lesquels le visuel cinématographique commence réellement à devenir une posture de regard.

14Le deuxième grand type d’emploi du flou est plus spécifiquement plastique. Il n’est plus cette fois – ou beaucoup moins – rapportable à un « site » de la vision, mais affecte directement les images, sans recourir à la médiation d’un état de conscience supposé ou proposé par le récit. On le rencontre chez plusieurs cinéastes d’avant-garde qui en usent pour travailler la texture des images, annuler le motif au profit de la trace lumineuse et rendre sensible les manifestations cinétiques au détriment des objets eux-mêmes. Jean Epstein, dans Finis Terrae, utilise le procédé de manière à opérer une transition entre des modes de vision bien distincts : au moment où Ambroise et Jean-Marie se perdent en mer, un insert de mer floue intervient juste avant l’arrivée de la brume. Outre qu’il n’est rapportable à aucun point de vue déterminé – pas même celui d’Ambroise, malade et couché au fond du bateau –, ce plan figure l’introduction en douceur de la séquence suivante, basée visuellement sur l’opacification du champ par les nébulosités de la brume. Le flou epsteinien permet donc l’accomplissement, ou en tout cas la poursuite, d’un projet figuratif déjà amorcé avec le traitement des manifestations naturelles – brume, embruns, nuages : « Figuralement, la tempête ouvre ainsi à une esthétique du grain grâce au travail d’atomisation qu’elle présuppose et à une esthétique du flou par le voile dont elle enrobe la vision. Par cette pulvérisation des formes et des matières, par ce filtre perceptif et cette granularité du visuel (plus que du visible), le mélange des règnes et des catégories devient alors possible : les poussières d’air et d’eau se confondent, le liquide et le gazeux se fondent, le ciel et la mer s’interpénètrent, […] etc. Bref, l’atome ramène l’univers à sa matière, première, fondatrice et universelle : la matière figurale elle-même, toute de points et de grains, comme une toile, et donc faisant écran16. »

15S’il s’agit bien, avec le flou, de « faire écran » en travaillant l’indistinction des matières et des formes, on ne pourra s’empêcher de penser à Man Ray qui, dans L’Étoile de mer, a utilisé des objectifs anamorphiques faisant voir les êtres et les objets à travers un prisme de verre, déformant les aspects et liquéfiant les contours. Qu’il s’agisse du coquillage éponyme, reposant dans une eau trouble au fond d’un bocal, ou des personnages vus à travers une paroi vitreuse qui en conserve le caractère diaphane tout en conférant à leurs gestes une forme de suintement, Man Ray s’est ingénié à déjouer les attentes, à brouiller précisément les repères visuels pour introduire le spectateur à un monde d’écoulements. Dans L’Étoile de mer, on trouve donc « la teneur “érotique-voilée” – une femme se déshabille devant un homme, mais tout est flou, tout semble fondre ou suinter maladivement dans un espace contaminé, dissous – et, surtout, cette “explosante-fixe” dont l’héroïne réelle n’est autre qu’une paradoxale danseuse : une étoile de mer17 ». Vu par Man Ray, le flou du cinéma serait donc, peut-être, cela : une image « explosante-fixe », autrement dit une image qui, dans le même temps, semble figée, cristallisée, et toujours en train de se déployer à partir d’un centre indécidable.

16L’arrêt sur image, quant à lui, ne renvoie pas encore dans les années 20 au procédé de manipulation artificielle que permet le « visionnage18 » des films à l’ère du magnétoscope et du DVD : il se trouve, pour l’heure, inscrit dans le corps même des œuvres qui y recourent, donnant à voir le paradoxe d’une image prise à la fois dans le défilement de la projection et gelée pour l’œil du spectateur. Comme l’a noté justement Raymond Bellour, « dans le cinéma primitif, qui découvre le mouvement des corps, il est clair que l’arrêt sur image est difficilement concevable […]. En revanche, dès que le cinéma se développe, l’arrêt sur image en devient l’une des figures possibles19 ». En d’autres termes, l’apparition de l’arrêt sur image est le symptôme d’une prise de conscience du dispositif, de ce qu’il permet et implique : « Une façon parmi d’autres de traiter librement un temps de cinéma passionné par la conquête de ses mouvements20. » Cette passion du mouvement et de ses formes est au cœur de la recherche entreprise par les cinéastes français des années 20. Si l’image gelée ne se rencontre pas, tant s’en faut, dans tous les films de la période, cela ne remet pas en cause pour autant l’intérêt du procédé lui-même, à titre de forme analytique, pour des cinéastes en quête des puissances de leur outil d’expression.

17Les usages du gel des images sont assez variés dans les années 20, allant de l’immobilisation du plan final comme indice d’une fin ouverte dans Le Coupable à la pure et simple expérimentation sur le dispositif, sans aucune justification narrative – comme le fait encore Antoine à deux reprises dans Les Travailleurs de la mer –, en passant par l’immobilisation sporadique d’un plan de mer au générique de L’Homme du large, chaque fois qu’apparaissent à l’écran les noms des acteurs. Signalons encore, à l’autre bout de la décennie, l’utilisation remarquable du procédé par Jean Grémillon pour Gardiens de phare : en plein cœur du film, alors que la tempête se déchaîne et que la rage commence à atteindre le jeune Yvon de plein fouet, celui-ci se trouve atteint d’hydropie. En d’autres termes, il n’arrive plus à boire, ce que le cinéaste commente ou explicite en insérant un plan de mer figée dans la continuité visuelle. Sans vouloir surinterpréter ce passage, il semble bien que le cinéaste ait voulu figurer ici un blocage, une impossibilité dont ce plan gelé serait le symptôme. Rien de très extraordinaire a priori sur le plan de l’invention formelle mais, tout de même, une volonté de lier un parti pris de mise en scène, aisément repérable pour le spectateur par sa singularité, et un moment d’un développement narratif, ce qui jusqu’alors n’avait pas ou peu été fait en ce qui concerne l’arrêt sur image. La possibilité de jouer sur le flux des images devient donc, avec Grémillon, plus qu’un « gadget » avant-gardiste : un élément qui ouvre des chemins à la narration en images, et que l’arrivée prochaine du son synchrone rendra, pour des raisons évidentes, obsolète pendant quelques années.

Surimpressions

18La surimpression est sans aucun doute le procédé-roi de la décennie. Utilisé jusqu’à satiété selon certains, il fut en tout cas le lieu d’inventions formelles décisives, dont on peut repérer deux effets majeurs que les films travaillent et font varier selon une large palette.

19En premier lieu, la surimpression ouvre à une esthétique du rapport, de la mise en relation de deux images concomitantes, comme ce plan de nuages, détaché de tout ancrage référentiel, qu’André Sauvage met en correspondance dans ses Études sur Paris avec des cheminées d’usine qui rejettent de lourdes fumées, signifiant la parenté formelle que leur mélange peut établir, le temps d’un plan, entre nature et culture. Mais c’est surtout le rêve, la rêverie ou le souvenir qui fournissent à ces associations visuelles les meilleurs prétextes : surimpression d’une cascade et d’un violon, de nuages et d’une portée musicale chez Dulac (respectivement dans La Folie des vaillants et La Cigarette), ou de la mer et d’un phare chez Epstein (séquence du rêve d’Ambroise dans Finis Terrae). Mais le cas le plus fréquent en la matière reste toutefois celui – souvent analysé et à bon droit – des surimpressions d’eau sur un visage. On le rencontre dans de nombreuses productions du cinéma français des années 20, fournissant à ce titre comme un catalogue des puissances d’association entre la substance liquide et le visage humain, qui s’enrichissent de leurs propriétés expressives et affectives. Visages pensifs des mariniers mêlés aux eaux d’un canal qui placent le récit sous le signe de la mélancolie qu’impose l’idée du voyage, donc du départ, de l’oubli et de la perte, surimpressions permettant aux amants séparés de se convoquer l’un l’autre, mentalement, à travers une figure qui fond leurs visages dans les remous d’une rivière ou d’un tourbillon : dans cet usage mnésique des images, « la surimpression indique une double appartenance par un échange réciproque de qualités entre les motifs21 » qui naissent pour ainsi dire les uns des autres, plus qu’ils ne se superposent. Plus largement, la mise en rapport de l’eau et du visage fonctionne selon un triple registre : narratif (la convocation mentale d’un personnage), symbolique (le regard vers le canal ou la mer comme regard désirant) et visuel (l’impossibilité à discerner, de l’eau et du visage, qui est « sous » et qui est « sur », quelle image est le contenant ou le contenu de l’autre, laquelle engendre l’autre). Ce que les cinéastes expérimentent ainsi, c’est une réflexion sur « la possibilité de rapports génétiques d’une image à l’autre22 ». L’enjeu de ces moments de surimpression n’est donc pas tant la rencontre d’une image actuelle – l’eau – et d’une image virtuelle – le visage convoqué –, mais la façon dont cette rencontre abolit la différence entre ces deux régimes de la représentation pour conférer à l’ensemble une forme d’autonomie. Un décrochage dans l’ordre de la narration qui se fait au profit d’une prolifération organique dont l’un des effets est de saturer l’écran par ces motifs qui luttent et se multiplient en se contaminant.

20Le second registre majeur de la surimpression dans le cinéma français des années 20 porte l’accent, non plus sur les rapports créés par le mélange de deux ou plusieurs images, mais sur les effets de perturbation visuelle et de brouillage induits par ce mélange. En effet, comme le note Marc Vernet, « il n’y a pas que les corps des personnages que la surimpression rend fluides : elle fluidifie tout aussi bien le corps du film23 », et en particulier lorsque les cinéastes l’utilisent moins comme articulation narrative que comme opérateur plastique. Sur ce registre, la surimpression provoque alors indécision, confusion du regard et dissolution des formes dans une sorte d’« entre deux » qui oblitère chacune des deux images (ou plus) pour en donner à voir une troisième, pourvue de qualités particulières. La surimpression peut alors produire des images impossibles, ou en tout cas inédites, à travers sa capacité – propre à l’acte de montage – à constituer, non la somme mais le produit ou plutôt « l’exposant24 » des images qui la composent. C’est le cas par exemple dans La Coquille et le clergyman, avec le plan déjà évoqué de nuages sombres qui couvrent le corps de Génica Athanasiou (ill. 68) ou celui, peu après, d’un château flottant qui apparaît entre les mains du clergyman, et tourne sur lui-même (ill. 71). Dans La Fille de l’eau, le rêve de l’héroïne la conduit dans le ciel, galopant à cheval avec Georges au milieu des nuages, ce qui n’est évidemment possible ou pensable qu’en superposant, d’une part, un plan des deux jeunes gens filmés sur fond clair, et d’autre part un plan des nuages en panoramique latéral, dont la réunion autorise la vraisemblance (ill. 72).

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21Dans La Roue, Abel Gance fait déjà un emploi semblable de la surimpression : lorsque Sisif, au premier tiers du film environ, revient de la ville en train après avoir abandonné Norma à l’infâme Hersan, il la « voit » qui rit et danse en surimpression, simultanément, dans les nuages et dans les fumées de la locomotive. La même année, René Leprince utilise le procédé dans Face à l’océan pour organiser le retour des marins trépassés sortant de la mer. Et Jacques de Baroncelli lui emboîte le pas quatre ans plus tard avec les apparitions/disparitions des spectres qui conduisent la « Reine Berthe », que Yann Gaos et ses compagnons rencontrent à plusieurs reprises dans les brouillards de la mer d’Islande et dont les mains, au moment où la mer va emporter le jeune homme, se tendent dans sa direction en surimpression sur les flots. Epstein fait quant à lui, dans La Glace à trois faces, un usage plus sensitif du procédé, notamment lorsqu’il superpose l’image de la route sur laquelle le héros roule à toute allure, en travelling avant, et un plan de ciel chargé, dont la rencontre contribue au sentiment d’ivresse véhiculé par le personnage au long de sa course funeste. Dans Entr’acte enfin, cette utilisation poétique de la surimpression ne semble viser rien d’autre qu’une exposition des forces « en travail » dans le dispositif cinématographique : le bateau en papier qui semble flotter sur les toits de Paris (ill. 73), la scène de la ballerine qui joue de toute la palette des textures permise par la présence simultanée de l’eau, du tissu et des différentes couches d’images, le jet d’eau vertical démultiplié dans le stand forain (ill. 74) sont autant d’associations gratuites, immotivées, mues par le seul désir de jouir du mouvement engendré par le dérèglement de la représentation que permet la coalescence des images. Ce que le travail sur les surimpressions dans Entr’acte permet de comprendre, c’est que « si, du côté de la fiction, la surimpression rend visible l’invisible, du côté du discours, ce trucage fait aussi voir ce que le cinéma d’ordinaire dissimule : son opération fondamentale qui consiste à fondre dans le mouvement (mouvement de la pellicule dans l’appareil, mouvement du représenté sur l’écran) deux photogrammes distincts et fixes qu’elle lie en un autre ensemble, fluide25 ».

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22Ce mélange d’images que René Clair expérimente de façon iconoclaste et rageuse dans Entr’acte, on le trouve encore dans des films qui ne se contentent pas de superposer des plans mais jouent la surenchère, ou travaillent à brouiller savamment les repères visuels. Dans L’Inondation ou La Brière, on rencontre par exemple une configuration assez rare de la surimpression, consistant à mêler deux images d’eau, a priori semblables, en une seule. Chez Delluc comme chez Poirier, la juxtaposition de deux plans tournés à des moments différents mais pourvus d’une texture et d’une luminosité voisines a pour effet d’aplanir l’image qui en résulte : de la délester (tout en la chargeant) de son obligation à figurer un espace et un temps précis, par un brouillage de la perspective et des points de repères26. Abel Gance, dans son Napoléon, opte quant à lui pour un usage extrême de la surimpression, conformément à l’esprit de démesure dont il est coutumier, puisqu’il mêle, dans la séquence de la « double tempête », non pas deux ou trois images mais jusqu’à seize. Il s’en explique notamment au cours d’un entretien pour les Cahiers du cinéma en 1955, dans lequel il déclare : « J’ai retrouvé des négatifs de Napoléon, j’ai eu jusqu’à seize images l’une sur l’autre ; je savais que l’on ne verrait plus rien à la cinquième image, mais elles y étaient, et du moment qu’elles y étaient, leur potentiel y était […] ; ces surimpressions aussi étaient organisées, parce que je n’aurais jamais fait partir ces seize images en même temps ; il y en avait qui se terminaient au vingtième mètre, alors que la troisième commençait au quatrième mètre et finissait au vingt-sixième mètre, la quatrième commençait au septième mètre et finissait au douzième mètre, etc. Je prenais un temps très, très précis, très précieux, à organiser quelque chose que je savais qu’on ne comprendrait pas27. » Dans cette séquence de la « double tempête », les amples mouvements des vagues assaillant l’esquif de Bonaparte répondent en rythme aux travellings avant qui s’efforcent de matérialiser les débats « houleux » de la Convention. Un tangage répond ainsi à l’autre, et les images qui se mêlent créent des collisions de gestes, de visages, de fragments de corps : « Images vues les unes au travers des autres, comme des ombres à travers lesquelles apparaissent d’autres images, transparentes et fluides, de sorte que l’espace, dur, morne et presque vide où nous vivons, se transfigure, devient un milieu nouveau, musical, riche, et cependant réel, comme l’espace chargé de pressentiments et de visions de nos rêves28 », précise le cinéaste. Ainsi, ce n’est pas la succession narrative des événements qui prime chez Gance mais leur simultanéité visuelle, et visible, dont la surimpression permet la mise en scène. De manière plus générale, on est bien ici dans une configuration de l’image qui vise à produire une sorte de « sur place » (jouer la coprésence plutôt que la comparaison) mais en mouvement, c’est-à-dire la rencontre de plusieurs espaces-temps qui, tout en étant fondamentalement étrangers l’un à l’autre, se produisent au même moment, et créent une réalité nouvelle.

Fondus enchaînés

23En dépit des nombreuses caractéristiques techniques et visuelles qu’il partage avec la surimpression, le fondu enchaîné se distingue de cette dernière en ce qu’il consiste à prolonger la simultanéité produite par le mélange d’images, pour la résorber dans des types d’enchaînements – donc de mouvements – dont le modèle formel serait la fluidité, l’écoulement29. La première de ses fonctions, à la fois la plus usitée et (souvent) la plus conventionnelle, relève de la transitivité ou de l’ellipse, permettant de « couper en douceur » dans le développement d’un récit. Au début de La Coquille et le clergyman par exemple, on voit se succéder des plans d’une falaise, de la mer « seule », d’une petite digue avec un bateau, de nuages avançant au ralenti et de vagues frappant le rivage, reliés entre eux par des fondus discrets qui permettent la description de ce paysage composite sans éclater la « coulée » perceptive qui le saisit. Les différences d’échelle, de points de vue, de cadrage ou de luminosité entre chacun de ces plans sont ainsi, sinon annulées, du moins nuancées par la fluidité des transitions qui les donne à voir, pour ainsi dire, d’un seul tenant. Dans les Études sur Paris, André Sauvage utilise plutôt le procédé comme forme de mise en boucle d’un événement : dans le passage intitulé « Les écluses du Pont de Flandres » il filme en plongée une péniche arrivant devant une écluse, qu’il lie par un fondu à une autre se déplaçant en sens inverse. Au plan suivant la porte de l’écluse commence à se fermer avant qu’un nouveau fondu n’abrège ce mouvement en donnant à voir la fin de l’opération, lorsque les portes sont sur le point de se clore. Puis, un autre fondu permet le retour à la première péniche, toujours prise en plongée, que la caméra finit par abandonner en un panoramique vertical qui découvre la ville autour de l’écluse. Ici, à la différence de Dulac, il ne s’agit donc pas de lier entre eux des espaces hétérogènes mais d’opérer des coupes fluides dans la durée qui élaguent une bonne partie du temps nécessaire à l’événement, tout en conservant pour le spectateur le sentiment d’y avoir assisté dans son intégralité. Mais elles assurent en outre une sorte de bouclage narratif par lequel on revient, à la fin du passage, au plan initial qui s’est enrichi entre temps de la description du travail des éclusiers. Dans Pêcheur d’Islande, le fondu est utilisé au tout début du film comme instrument d’un va-et-vient sans violence entre des espaces-temps différents, tant du point de vue qualitatif que quantitatif. En effet, la première rencontre avec les « Islandais » de Paimpol se fait par l’intermédiaire d’une lettre que Gaud écrit à Yann : à un plan de la lettre se substitue, en fondu, le voilier « La Marie » qui se superpose un court instant à l’image de la missive. Celle-ci disparaît, ne laissant plus voir que le bateau en mer, à l’intérieur duquel on passera vite par un nouveau fondu enchaîné, afin de rejoindre Yann qui y lit, précisément, le courrier adressé par la jeune femme. Ainsi le fondu permet-il, dans cette séquence introductive, d’établir un lien entre des personnages séparés dans le temps comme dans l’espace, créant au passage des formes visuelles de la relation qui mêlent des régimes d’images peu enclins à se rencontrer, tel ce plan fugitif dans lequel l’objet minuscule qu’est la lettre parvient à la fois à atteindre et à contenir le bateau, ainsi qu’une large portion de l’océan qui l’entoure.

24La seconde fonction importante du fondu est de rendre sensible l’idée – rendue célèbre à la même époque, en littérature, par l’Ulysse joycien – de la pensée comme courant de conscience. Ainsi dans Cœur Fidèle, les fondus permettent à plusieurs reprises le passage d’un personnage voyant – en général, Jean attendant Marie sur le port – et de ce qu’il regarde – la mer, toujours et encore –, sans passer par la brutalité d’un raccord entre ces deux images, qui introduirait une rupture dans le processus que le cinéaste s’efforce de mettre en scène : une pensée qui, d’être en attente, suspendue dans un temps mort, se met à divaguer, et conçoit alors des « scénarios » d’apparition de l’amante dont le visage envahit un espace devenu, dès lors, à la fois réel et mental. Quatre ans plus tard, dans 61/2 11, la surimpression des deux amants avec un plan de mer scintillante se résorbera dans une série de trois ou quatre fondus successifs sur l’étendue liquide, dont un intertitre précisera le statut : « Le seul témoin. » Comme s’il y avait, dans cette surimpression initiale, un trop-plein d’énergie et de mémoire, qu’il faudrait évacuer par paliers. Comme si, en tout cas, il était nécessaire pour Epstein de prolonger par les fondus le lien physique et spirituel qui s’établit entre le couple et son environnement, qu’un contrechamp plus classique aurait brisé là où il s’agissait au contraire, pour la mise en scène, de le souligner. Et ce n’est qu’après cette courte série que l’on peut voir effectivement les deux jeunes gens passés sur la mer, dans une barque à quelques encablures du rivage : retour en boucle du virtuel à l’actuel, après le premier « retournement » opéré au début de la scène.

25La troisième fonction du fondu est la métamorphose. Autrement dit, la façon dont le mélange des images permet de rendre visible le moment et les procédures selon lesquelles une image se transforme en une autre, avec au milieu ce moment d’indistinction et de confusion qui semble être aussi un point de non-retour dans le basculement d’une forme à l’autre. Dans La Petite marchande d’allumettes, lorsque Karen et son compagnon décident d’aller dans les nuages pour fuir la Mort, le passage entre les deux mondes se fait par un fondu enchaîné qui matérialise la transformation à vue du village en un ciel clair et cotonneux (ill. 75). Dans cette métamorphose, le seul élément qui reste stable est la silhouette des deux jeunes gens, qui se découpe en contre-jour au premier plan. Tout le reste se dissout très vite, se liquéfie pour adopter d’autres formes, qualités et substances, plus propices à cette mise en abyme du rêve de la jeune fille.

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26Mais outre Renoir – et d’autres –, c’est sans doute chez Dulac que l’on rencontre le plus régulièrement cet emploi du fondu comme instrument de métamorphose, qui fait renouer le cinéma français des années 20 avec le spectaculaire et le merveilleux. Dans La Coquille et le clergyman, la cinéaste utilise souvent le procédé pour organiser des séries d’apparitions/disparitions, notamment lors d’une scène où le visage du clergyman, filmé en gros plan, se transforme lentement en une image d’eau très lumineuse, reflétant la lumière, qui vire quelques instants au noir avant de figurer un bateau flottant sur une eau laiteuse. Tout de suite après ce film, Dulac réalise L’Invitation au voyage, dont l’enchaîné est la forme d’articulation principale : une femme, en plan rapproché, souffle la fumée d’une cigarette qui se transforme en larges nuages (ill. 7, 8), avant de revenir par le même procédé à l’intérieur du cabaret. Elle regarde autour d’elle, et l’espace se change en une vaste étendue marine, puis en un bateau, des vagues, et à nouveau de gros nuages. Fixant les yeux de l’homme dont elle vient de faire la rencontre, le visage de celui-ci se voit recouvert d’un ciel chargé où perce un soleil qui s’inscrit juste sur son œil droit – ou le remplace. Dans le même mouvement, soleil et visage s’effacent pour ne plus laisser apparaître que les nuages, eux-mêmes remplacés par le visage féminin, etc. Enfin, dans Disque 957 l’année suivante, elle réitère en se servant de l’enchaîné pour mettre en scène divers motifs aquatiques – gouttes, coulures, jets, averses, miroitements – qui se succèdent de façon ininterrompue, dans un élan organique et rythmique que le procédé relance sans cesse.

27Le dernier type de mélange « fluide » permis par le fondu enchaîné consiste en la radicalisation du précédent : la dissolution d’une image par une autre. Dans Pêcheur d’Islande, l’opposition de Gaud avec la mer est signifiée à plusieurs reprises par des scènes dans lesquelles la jeune femme se rend seule au bord de l’eau pour guetter son amant. Un plan de mer se surimprime à son visage, qui semble lutter pour rester présent dans le cadre. Mais c’est toujours, au final, l’image de la mer qui reste à l’écran, comme si elle avait dissout et évacué celle de Gaud, de même qu’elle le fera plus tard avec Yann, de manière plus violente. Dans En rade, la situation est différente mais le résultat similaire : « l’idiot » interprété par Philippe Hériat tente désespérément de prendre la mer en y poussant une petite barque, que les vagues empêchent de quitter le rivage. De cette tentative ne restera, à la fin du film, que le corps inerte du candidat au départ, poussé sur le sable par le ressac. À la faveur d’un fondu enchaîné, le même plan se donne alors à voir mais sans le corps, avant un retour sur la scène en plan plus large, avec cette fois-ci la barque échouée et le cadavre rendus par la mer, qui seront engloutis par un ultime fondu au noir. Pour saisir l’enjeu de cette disparition finale du corps, il fallait justement qu’elle soit traitée à travers cette forme particulière qu’est le fondu, qui ne met pas tant en scène la mort du personnage – l’usage de la synecdoque y aurait tout aussi bien suffi– que son absorption par la mer qui, dans un premier temps, le rejette, pour se le réapproprier in extremis. Le spectateur assiste alors dans les dernières secondes d’En rade à ce moment indécis au cours duquel le film réintègre visiblement le personnage à la matière dont il procède, plutôt qu’il ne l’en évacue. Il fallait sans doute, pour le comprendre, que le moment de cette volte-face soit visible comme tel, non pas en tant que succession « compressée » de deux instants mais en tant qu’articulation productrice de sens. L’enchaîné, d’une certaine manière, porte donc mal son nom, puisqu’il n’est jamais si efficace que lorsqu’il fonctionne comme une force qui délie les images.

28Pour le dire plus brièvement – et ceci vaut tant pour la surimpression que pour le fondu –, « on ne commence à voir le mélange d’images que lorsqu’on renonce à chercher absolument à le décomposer – lorsqu’on accepte sa relative indistinction30 ». C’est dans cet entre-deux qu’il peut inventer réellement des formes, qu’elles soient de relation, de confusion, ou de métamorphose. Les cinéastes qui s’en saisissent le savent d’autant mieux qu’ils l’emploient bien souvent pour mêler des images qui, par leurs qualités intrinsèques, s’y prêtent déjà : des images d’eau, fluides, labiles, évanescentes, dont les éclats lumineux se posent sur les visages et dont le rythme interne inscrit, dans les plans qu’elles « contaminent », une pulsation singulière.

Notes de bas de page

1 Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1983, p. 87.

2 Ibidem, p. 112.

3 Jean Epstein, « Le monde fluide de l’écran », op.cit., p. 145.

4 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, op.cit., p. 9.

5 Ibidem.

6 Loig Le Bihan, « Une météorologie du cinéma », op.cit., p. 12.

7 Lucrèce, De la Nature, op.cit., p. 421.

8 Hubert Damisch, Théorie du nuage, op.cit., p. 55.

9 Ibidem, p. 215.

10 Philippe Berthier, « Écrire, c’est pleuvoir un peu », Corps écrit no 16, op.cit., p. 93.

11 Mathias Lavin, à la suite de Lewis Caroll, a fait l’hypothèse d’une pluie horizontale qui permettrait théoriquement la circulation de l’élément dans toutes les directions de l’espace. Mathias Lavin, « “J’ai oublié mon parapluie” », Cinergon no 10, op.cit., p. 73.

12 Voir également, dans ce film, la séquence pendant laquelle Karen essuie de sa manche une vitre couverte d’un glacis de neige, afin d’observer les réjouissances à l’intérieur de l’auberge.

13 Caroline Renard, « Sur la brume », Cinergon no 10, op.cit., p. 75-76.

14 Sur ce sujet, voir Jacques Aumont, « Clair et confus », op.cit.

15 Gilles Deleuze, L’image-mouvement, op.cit., p. 116.

16 Philippe Dubois, « La tempête et la matière-temps, ou le sublime et le figural dans l’œuvre de Jean Epstein », op.cit., p. 289.

17 Georges Didi-huberman, « L’espace danse – Étoile de mer Explosante-fixe », Les Cahiers du Musée national d’art moderne no 94, « Cinéma », hiver 2005-2006, p. 48.

18 Sur la notion de visionnage, voir les deux articles fondateurs de Thierry Kuntzel, « Le travail du film », Communications no 19, Le Seuil, 1972, p. 25-39, et « Le défilement », dans Dominique Noguez (dir.), Cinéma : théories, lectures, Paris, Klincksieck, 1973, p. 97-110.

19 Raymond Bellour, L’Entre-Images – Photo. Cinéma. Vidéo., Paris, La Différence, coll. « Les Essais », 2002, p. 112.

20 Ibidem.

21 Marc Vernet, Figures de l’absence, op.cit., p. 72.

22 Loig Le Bihan, « Le regard vague », op.cit., p. 248.

23 Marc Vernet, Figures de l’absence, op.cit., p. 70.

24 Ibidem, p. 61.

25 Ibid., p. 65.

26 La méthode est d’autant plus intéressante chez Léon Poirier, qui fait alterner surimpression d’« eau sur eau » et d’« eau sur nuages », ce qui a pour effet non seulement de déjouer l’espace perspectif, mais aussi de créer des correspondances strictement matérielles entre deux états de l’eau, l’un liquide et l’autre aérien.

27 Jacques Rivette et François Truffaut, « Entretien avec Abel Gance », Cahiers du cinéma n ° 43, janvier 1955, p. 9.

28 Abel Gance, « Le cinéma de demain », op.cit., p. 118.

29 Bachelard le pressent lorsqu’il écrit que « l’eau, en groupant les images, en dissolvant les substances, aide l’imagination dans sa tâche de désobjectivation, dans sa tâche d’assimilation. Elle apporte aussi un type de syntaxe, une liaison continue des images, un doux mouvement des images qui désancre la rêverie attachée aux objets ». Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, op.cit., p. 20. Je souligne.

30 Jacques Aumont, « Clair et confus », op.cit., p. 126.

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