Chapitre VIII. Syntaxes
p. 239-264
Texte intégral
1« Les problèmes posés par l’interprétation de l’œuvre d’art se présentent sous l’aspect de contradictions presque obsédantes. L’œuvre d’art est une tentative vers l’unique, elle s’affirme comme un tout, comme un absolu, et, en même temps, elle appartient à un système de relations complexes1. » Les mots qui ouvrent en 1943 la Vie des formes de l’historien de l’art Henri Focillon semblent éclairer rétrospectivement le contexte qui nous occupe. En effet le cinéma français des années 20 est traversé, sur le registre de la fabrication des films, par une forte tension entre ses finalités et ses moyens : d’un côté, le désir croissant de faire précisément œuvre de cinéma, de l’autre, un matériau multiple – caméra, pellicule, objectifs, décor, acteurs, lumière, etc. – qui force les cinéastes à composer avec un grand nombre de paramètres pour atteindre la cohérence et l’unicité qu’exige à cette époque l’œuvre d’art. Ce hiatus entre idéalisme et pragmatisme a pourtant ses vertus : il oblige les cinéastes, pendant toute la décennie, à redoubler d’ingéniosité et d’inventivité, à créer par eux-mêmes les moyens qui permettront de matérialiser leurs désirs, en forgeant ce que l’on a souvent appelé par la suite, quoique abusivement, une « grammaire » cinématographique.
2Sur ce terrain pourtant, ce qui importe est moins, selon la belle formule de Patrick de Haas, « l’extension du magasin de nouveautés […] que la façon dont elles sont façonnées et articulées pour bouleverser la perception, parcourir des territoires inconnus, changer la structure du spectacle, ouvrir nos corps à d’autres émotions sensitives2 ». Comme l’ont perçu de nombreux commentateurs de la période, l’une des marques distinctives du cinéma français des années 20 a été de continuer, et surtout de systématiser l’esprit d’invention permanente qui caractérise pour beaucoup le cinéma dit « des premiers temps ». Dans cet esprit, toute invention technique était aussi invention esthétique ; toute avancée dans le registre des procédés de mise en scène l’était aussi dans l’acquisition et l’affirmation d’un véritable moyen d’expression. En s’interrogeant sur la nature et les puissances des images en mouvement, les cinéastes français accomplissent donc, pour reprendre les termes de Focillon, ce programme qui fonde secrètement toute aspiration esthétique : « L’art commence par la transmutation et continue par la métamorphose3. »
3Au-delà des évolutions purement techniques de la cinématographie dans les dernières années du muet, le contexte est donc marqué par un imaginaire biface, scientifique et poétique, du même type que celui qui nourrit par exemple la chimie et l’alchimie, l’astronomie et l’astrologie. L’une des principales conséquences en est la volonté partagée de convertir le réel en un ensemble de signes, ce que Jacques Feyder, dans des termes tout différents, exprimait déjà à sa manière lorsqu’il déclarait qu’« il n’y a pas de plus âpre plaisir, de bonheur plus plein et plus hasardeux que l’invention du vocabulaire, que la fixation de quelque nouveauté de la syntaxe cinématographique4 ». Si la mise en scène est aussi mise en signes du monde, et si les images de l’eau sont l’un des grands lieux où se construit l’art du cinéma dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, il faut alors se demander de quelle façon ces images ont pu susciter l’action et la réflexion des cinéastes sur un plan non plus théorique, mais pratique. En d’autres termes, il s’agit de voir comment l’eau pose un certain nombre de questions qui sont d’abord des questions de regard : que produit-elle comme objet de cinéma, et comment la filmer ? Seule, ou en partage avec la terre ? En plan large ou en plan serré ? Depuis la rive ou sur l’eau elle-même ? Fixement ou en mouvement ?
4On ne visera pas ici à épuiser les éléments constitutifs du langage cinématographique, mais à en parcourir quelques-unes des grandes régions – le cadrage, l’échelle des plans, les mouvements d’appareil, le point de vue –, afin de saisir ce qu’à travers les images de l’eau, sa souveraineté ou ses mélanges à l’écran, les cinéastes apprennent de l’art de la mise en scène comme poétique de la transfiguration et de la métamorphose. On verra ainsi comment certains films, interrogeant par le regard l’espace qui se présente devant eux, répondent à des questions dont la valeur tient à ce que, précisément, ils les ont eux-mêmes forgées – par exemple, qu’est-ce qu’un rivage, un horizon ? Qu’est-ce que filmer ce rivage ou cet horizon et comment les filmer ? L’intérêt de l’eau sur ce registre est une fois encore décisif puisqu’elle offre, par la diversité de ses formes, une palette de manifestations visuelles qui permet la réflexion sur cette tension de l’un et du multiple déjà évoquée. Mais c’est surtout parce qu’elle impose, au territoire comme au regard, une image de la limite, franche parfois, souvent indiscernable, que l’eau intéresse ici le cinéma : elle arrête et elle accueille, elle rejette et aspire, trace des lignes et dissout les formes, réunit ou disjoint la terre et le ciel. Elle est l’élément qui, mieux que tout autre dans ces années-là, enjoint à l’œil d’être simultanément précis et sensible, et fait du paysage un enjeu autant qu’un objet de (ré) jouissance.
Cadrages
« D’ailleurs, Baudelaire ne dit-il pas que six à sept lieues représentent pour l’homme rêvant devant la mer le rayon de l’infini5 ? »
5Dans son acception la plus partagée, le travail du cadrage au cinéma représente une double opération de sélection et de découpe au sein d’un réel profus, que le regard du cinéaste a pour charge de dynamiser et de mettre en valeur, de problématiser en restituant à la fois quelque chose de son opacité et de son évidence. Le cadrage procède donc simultanément d’une démarche matérielle et intellectuelle. Il s’agit, non pas tant de contenir la nature ou de la rassembler toute entière dans l’espace du champ, que d’en faire vivre des fragments « élus » à titre de représentativité, de mobilité, de luminosité, etc. Dès lors, la mise en cadre devient autre chose qu’une clôture ou une synthèse de l’espace. Pour la période qui nous occupe, le cinéma interroge logiquement, avec les moyens qui lui sont propres, les rapports de complémentarité et d’opposition qui font exister le paysage comme entité vivante, et en font un véritable enjeu. Et si ces questions relèvent d’abord de la mise en scène comme démarche pratique, ce sont aussi les éléments d’une syntaxe, d’un « vocabulaire » à l’élaboration duquel les images de l’eau ont apportées une contribution active.
Les eaux composées
« Et si je mets la mer en bouteille, continue-t-elle à être la mer ou n’est-ce plus qu’une bouteille d’eau salée6 ? »
6Comment et pourquoi les cinéastes français des années 20 filment-ils l’eau en partage, avec la terre ou le ciel ? Lorsqu’elle est partielle, la présence de l’eau dans le champ est presque exclusivement d’ordre relationnel. Cours d’eau sinueux, étendues marines, marais, canaux servent à structurer le cadre, à en souligner ou en construire la profondeur, à générer une relation avec les personnages, les objets, bref : à en explorer l’espace. Cette partition du cadre par des matières étrangères peut revêtir elle-même plusieurs aspects. D’abord, celui de la confrontation ou de la compénétration stricto sensu, comme dans La Brière où le rapport terre/eau – enjeu décisif du récit : il faut empêcher par tous les moyens l’assèchement programmé des marais – se diffuse également dans les partis pris de mise en scène puisque le film regorge de plans dans lesquels des personnages semblent littéralement glisser au sein du champ, dans des barques à fond plat que masquent des touffes de hautes herbes. Cette option quasi systématique de cadrage permet à Léon Poirier de décrire visuellement les marais de Brière comme une zone indistincte, où l’on ne sait qui, de la terre ou de l’eau, empiète le plus sur l’autre. De même, on a déjà vu que La Fille de l’eau s’ouvre sur un espace traversé, presque indifféremment, par la péniche, mais devient rapidement pour le personnage éponyme l’épreuve d’une conquête du sol et, par extension, de la stabilité. Les cadrages de Renoir renforcent cette impression en soulignant l’indécision qui prévaut sur les berges, partagées entre le règne de la terre et de l’eau. Dans cet espace confus, la jeune fille trace une route hésitante que la mise en scène construit, autant qu’elle l’observe, en jouant de cet arpentage malhabile de l’espace par un corps accoutumé au point de vue flottant du canal.
7Inversement, nombre de films marins multiplient des plans sur les docks, le ballet des cargos qui vont et viennent, incitant au départ. Mais cette vision reste cantonnée à l’espace portuaire puisque la mer y est rarement montrée sans la présence d’un bâtiment, d’une digue ou d’un personnage en amorce, rivé à la terre. Cette situation problématique des personnages, tenaillés entre terre et mer, est figurée parfois par l’usage de la veduta, vue médiatisée par une ouverture qui surcadre la composition en même temps qu’elle focalise le regard vers la mer. Dans Les Travailleurs de la mer par exemple, elle intervient lorsque le patron pêcheur, Mess Lethierry, regarde son bateau, « La Durande », quitter le port de Camaret en direction de la haute mer. Assis à l’intérieur de sa maison, il observe la scène depuis la fenêtre de son bureau, filmé en contre-jour. Manière de signifier la nostalgie du vieil homme forcé, par son âge et sa situation sociale, de rester à quai pour gérer son affaire, mais manière aussi de donner à voir plastiquement l’hétérogénéité radicale entre deux mondes, l’un calme, sombre et feutré, l’autre mouvementé et probablement dangereux mais empli d’une clarté qui semble exercer chez les hommes qui ont vécu en mer, partagé leur temps entre l’un et l’autre élément, une irrésistible attraction. Ici, comme dans d’autres films à l’époque, le cadrage et les partis pris d’éclairage désignent une volonté claire de différencier des espaces que le regard des personnages ne peut ou ne veut suturer.
8Une autre grande modalité du partage des éléments au sein du cadre, dans un but de composition, de contention ou de brouillage, est la saisie de l’horizon, que l’on voudra bien entendre ici de façon polysémique : à la fois comme ligne imaginaire où le ciel et la terre (ou la mer) semblent se joindre, et comme point d’achèvement idéal d’une activité humaine quelconque, ici la pratique du cinéma. Y a-t-il un véritable enjeu à filmer l’horizon ? Et d’abord, comment l’établir ? Quelle est, pour une étendue d’espace donnée, la juste proportion à donner à tel ou tel des éléments qui entrent dans le cadre ? Où en situer la limite ? Et faut-il la rendre nette, ou perméable ? Incisive ou vaporeuse ? L’affirmer comme suture ou comme raccord ? Comment, surtout, les propriétés de l’eau permettent-elles d’apporter des réponses à ces questions ? Certains films des années 20 y travaillent, essentiellement dans trois perspectives. La première consiste tout bonnement à filmer le ciel et la mer à part strictement égale, dans une visée esthétisante qui recherche la belle image, la carte postale ou le chromo, et ignore plus ou moins délibérément ce que l’horizon représente en termes de structuration du cadre, de point focal pour le regard. Il est peu de cinéastes qui, plaçant leur caméra devant la mer, ne cèdent une fois au moins à la tentation d’un horizon sans faille, d’une mer d’huile partageant le cadre avec un ciel trop clair pour être honnête.
9La seconde façon de filmer l’horizon est apparemment très semblable, mais dénote un souci de composition qui ne vise pas tant à figer le contenu du cadre qu’à en exposer la dynamique : un plan de La Brière donne à voir par exemple le ciel et le marais, filmés à parts égales et pris dans une parfaite réflexion l’un de l’autre. Trois petits nuages traversent lentement le champ, doublés par leur exacte réplique liquide, et les berges qui enserrent le marais au centre du cadre renforcent, sur toute l’horizontale, le sentiment d’une construction robuste et – fluidité de l’air et de l’eau aidant – pourtant fragile. Dans Visages d’enfants, toute la scène durant laquelle la petite Arlette est perdue en montagne est traitée dans une sorte de camaïeu blanc sur blanc, le corps étant pris sans cesse, via les fréquentes contreplongées, entre la neige et le ciel nuageux (ill. 48). Dans ces conditions, repérer l’horizon devient impossible : l’image est trop nébuleuse, les valeurs lumineuses trop nuancées, ce qui laisse visuellement l’impression qu’Arlette est littéralement plongée dans un brouillard généralisé, mi-cristallin, mi-gazeux, dont les propriétés ne cessent de s’échanger, de permuter et de se confondre.
10Le « troisième horizon » du cinéma français des années 20 découle, là encore, du précédent, dont il représente une forme de traitement plus radical. Il ne s’agit plus seulement de jouer sur les effets de symétrie plastique provoqués par la bipartition du cadre, mais de créer cette dernière de façon artificielle en recourant à la division d’écran par trucage. Il n’est plus question ici d’un horizon à proprement parler, point de jonction imaginaire entre deux espaces, mais d’un procédé technique qui suture, au sein de la même image, des espaces a priori hétérogènes. On rencontre fréquemment ce type de procédé, utilisé dans un but narratif (comme raccordement d’espaces, expérience ubiquiste) ou plus directement plastique (jeux de caches-contrecaches qui permettent de moduler, à travers l’eau et la lumière, des temporalités, des luminosités, des cadences différentes). Dans ce genre d’emploi du matériau, il n’est donc plus question d’entendre l’horizon au sens premier du terme, mais au sens de visée théorique, d’usage élargi de la syntaxe cinématographique. On passe, ainsi, de l’horizon comme lieu commun de la vision à sa subversion dans une perspective qui ne retient, du partage des éléments au sein du cadre, que les possibilités d’emboîtement, de collage entre des fragments d’images qui ne fonctionnent plus comme lieux mais comme éléments plastiques à intégrer dans une vision composite.
Les eaux isolées
11Évoquant le cas de ces eaux « seules » qui occupent le cadre sans partage, le cinéaste et écrivain Jean Breschand constate « un paradoxe dans ces plans d’eau qui vident l’écran en le remplissant, qui réduisent l’image à sa plus simple expression : la rendent opale. Mais ce qu’ils reflètent alors, c’est justement une façon singulière d’occuper l’écran, de faire image. L’“écran vague” constitue une figure opaque par le biais de laquelle les films pointent l’énigme de leur esthétique. Il est dès lors possible de distinguer parmi les films ceux pour lesquels le passage à travers un miroir d’eau est nécessaire, de ceux pour lesquels cette traversée n’est pas obligatoire parce qu’ils empruntent d’autres voies. Pour les premiers sans doute un mystère ne cesse d’être reconduit, celui d’un voile qui fait écran et couvre la surface du monde d’un film sensible : la pellicule7 ». On pourrait donc distinguer, à partir de ces images d’eau isolées et a priori très semblables, entre des films qui y recourent à titre d’inserts, de moments transitoires dans la fiction, et d’autres qui font de ces images de véritables questions posées à la représentation. Par exemple, comment une étendue d’eau se mue-t-elle en surface, acquiert verticalité et densité, devient support d’un mouvement exposé en tant que tel ; ou comment l’opération du cadrage parvient-elle à rendre compte de l’immensité de la mer dans l’étroitesse du champ cinématographique, pointant ainsi l’une des ambiguïtés fondamentales du dispositif de délimitation par le cadre : filmer une eau « seule », sans autre référence ni point d’ancrage, est-ce montrer l’illimité, ou est-ce le circonscrire ? Le métaphoriser ou le réduire ?
12Si, dans certains films, ces plans n’ont d’autre fonction que de situer pour le récit un cadre général, ou à la rigueur attester les conditions météorologiques – mer calme ou agitée par exemple –, les eaux isolées fournissent parfois l’occasion d’une interprétation symbolique. Si un personnage tombe à la mer, il n’est pas indifférent en effet que la mise en scène lui fournisse, ou non, un point d’ancrage. Que les corps occupent massivement le cadre ou qu’ils y soient précisément noyés. Que la terre, la coque d’un bateau ou une bouée de sauvetage atteste ou non la possibilité d’un retournement heureux de la situation. Jacques de Baroncelli notamment a beaucoup joué de cette construction visuelle de la mer souveraine comme signe d’une présence presque palpable qui fait intrusion au cœur des rapports « terriens » entre les personnages. De même chez Grémillon qui prend soin, au début de Gardiens de phare, de ne montrer la mer qu’en lien avec la terre, c’est-à-dire le sol, avec toutes les connotations affectives que cela suppose. Et c’est dans un deuxième temps seulement, après qu’Yvon a eu ses premières hallucinations, que le phare apparaît vraiment pour ce qu’il est devenu à ce moment-là pour les deux protagonistes : une île, c’est-à-dire, si l’on se réfère à l’étymologie latine (que transcrit sans doute mieux le terme italien « isola »), un lieu isolé, coupé du monde, et par conséquent hors de vue. Ce qui dès lors, depuis le phare, est à portée de regard, c’est de l’eau, et rien d’autre. D’où le fait que les deux seuls types de plans en extérieur, jusqu’à la fin du film, soient ceux du fracas des vagues au pied du rocher, et ces plans de mer seule qui disent combien celle-ci est devenue omniprésente, obsédante, et à quel point le phare fait maintenant office de rempart – celui de la raison – contre la démence qui le ronge, de l’intérieur comme de l’extérieur, selon que l’on se place du point de vue de la narration ou de la figuration.
13D’autres films, à la même époque, recourent au même type d’images, mais en le déplaçant sur un tout autre terrain pour opérer, à tous les sens du terme, un renversement des perspectives. Il s’agit, non plus de considérer l’eau comme une étendue mais comme une surface, ce que rend possible l’occupation entière du cadre par l’élément. De considérer, non sa propension à s’étaler dans le champ en profondeur mais sa verticalité à l’écran. Par l’utilisation de motifs comme celui de la cascade ou du « rideau de pluie » par exemple, certains films affirment ainsi le cadre comme espace plan et non illusionniste, rejoignant le souci pictural d’une figuration plastique du mouvement qui se passerait de la profondeur comme élément de réalisme, ordonnancement du regard calqué sur celui de la vision courante. Le principal effet de cette affirmation de l’écran comme surface est le ravissement, la sidération, la jouissance de mouvements faits d’éclats lumineux et de turbulences graphiques, ce qui n’exclut pas pour autant l’intégration de ces plans au registre de la fiction, mais en font autant de moments suspensifs où la reconnaissance des objets, la participation affective, la compréhension des événements, sont mises entre parenthèses au profit d’une expérience dans laquelle la perception précède la reconnaissance.
14La cascade semble un motif bien anodin dans l’histoire du cinéma français, mais on peut rappeler qu’il attirait déjà, au XVIIe siècle, les artistes des Flandres qui venaient dans les Alpes en quête de verticalité, de ces pans en mouvement qu’ils s’essayaient à peindre. Des films comme Visages d’enfants ou Le Tour de France par deux enfants montrent bien ce qu’il en est de la monumentalité des chutes d’eau, leur densité propre et leur continuel mouvement, et surtout l’énigme qu’elles proposent au regard, se présentant comme des tentures liquides qu’une eau nouvelle vient constamment remplacer, ce qui les rend proprement indéchirables. Sans parler du fantasme qui veut que derrière toute cascade, il y ait toujours quelque chose, une grotte, un abri, un passage. La cascade suscite, incidemment, un désir de voir derrière les apparences, de creuser la surface de l’image. Désir évidemment contrarié, puisqu’à de rares exceptions près, jamais une chute ne cesse… de chuter.
15Quant à la pluie, sa fonction dans les films est à peu près similaire. Elle détermine à l’avant-plan une surface plus ou moins pénétrable par le regard, qu’elle arrête, et force à considérer le champ comme un espace strié, zébré, en tout cas à voir dans sa dimension essentiellement graphique8, comme c’est le cas à nouveau dans certains plans du Tour de France par deux enfants, mais aussi de Napoléon. Dans Brumes d’automne, une main trace en gros plan, sur un carreau couvert de buée et traversée par de minces filets d’eau, des signes indéchiffrables. Et dans En rade, c’est le titre du film qui apparaît en surimpression sur un fond de gouttes ruisselant sur une vitre, accusant là encore la planéité du champ comme support d’inscription.
16Mais si la chute d’eau, le rideau de pluie, restent comme on s’en doute des éléments isolés, disséminés de façon disparate dans les films français des années 20, de quelle fonction plus générale sont-ils alors les cas particuliers ? Peut-être de celle qui prend un objet a priori horizontal, étendu, pour l’exposer en quelque sorte en le « redressant », en le constituant à l’écran comme surface plutôt que comme espace perspectif. Pour cela, il fallait que l’objet lui-même soit uniforme, sans arête ni contour, ce que permet l’eau lorsqu’elle est filmée « seule » et sans amarres et devient donc, précisément, une image flottante. Pour ce faire, l’un des moyens les plus fréquemment employés est la vue en plongée, comme dans Nogent, eldorado du dimanche où le passage des yoles, filmé depuis un surplomb à la verticale, donne à voir comme un déchirement de la surface, celles-ci traversant le plan de bas en haut et dispersant au passage la pellicule formée en surface par un amas de plantes aquatiques. Ou encore les plans rapprochés, qui soulignent délibérément la matérialité de l’élément, comme dans La Glace à trois faces où, lors d’une promenade en barque, on voit la main d’une jeune femme fendre en gros plan le fil de l’eau, qui se referme instantanément derrière elle. Ce qui se donne ainsi à voir discrètement, ça et là, dans des films qui n’entretiennent à première vue aucun rapport entre eux, c’est une sorte de fantasme de la déchirure, d’une traversée de l’image par des objets ou des fragments de corps9. Tentation de pénétrer au cœur de la matière qui est à la fois satisfaite par l’élément – liquide, l’eau est facilement transperçable – et, en même temps, toujours promis à la déception puisque cette eau qui accueille si facilement les corps, toujours se referme sur leur passage, à la fois ouverte et inviolable.
17Affirmer l’eau comme surface, c’est aussi en faire le support d’un glissement, d’un jeu de luminosités et de clignotements qui rejette toute référence à la profondeur perspective. C’est ce que semblent rechercher des cinéastes chez qui se dénonce une volonté de concentration sur la « peau » du plan. Chez Dulac, dans Gossette, Thèmes et variations ou La Coquille et le clergyman (ill. 30, 31, 32), on peut ainsi voir une multitude d’images d’eau sur des fonds noirs ou très clairs (en tout cas uniformes) qui mettent en relief, si j’ose dire, l’aspect strictement plastique des miroitements et ondulations de l’élément. L’utilisation de ces fonds monochromes, alliée à celle de la plongée, permet d’évacuer toute référence à une profondeur des images, et donc d’en souligner par extension la dimension graphique et abstraite. Chez Epstein, et notamment dans Cœur fidèle, la surimpression de l’eau et des visages se fonde sur une dénégation – momentanée – de la profondeur, au profit d’un « entassement » de motifs (plusieurs visages, plusieurs images d’eau à différentes échelles, différentes vitesses de défilement) qui les rend, sinon indistincts, du moins perméables les uns aux autres, produisant un effet de saturation visuelle (ill. 60, 61). Et si une volonté de dépouillement poussera plus tard le cinéaste à abandonner la surimpression comme un vêtement inadapté, il continuera néanmoins, dans Finis Terrae, à traiter les images de la mer « seule » comme les lieux privilégiés d’une capture des événements lumineux qui fondent la dimension épiphanique de son travail (ill. 62). D’autant plus que, comme on l’a déjà indiqué, la mer epsteinienne est extrêmement fragmentaire, elle change toujours en fonction du regard qui est porté sur elle. Ainsi chaque plan de mer peut-il apparaître à bon droit comme un écran toujours différencié, toujours renouvelé, sur lequel vient s’inscrire l’idée princeps du mouvement cinématographique comme participant d’une vision cosmologique du monde.

Illustration 60

Illustration 61

Illustration 62
18C’est sans doute aussi le sens de ces eaux « seules » qui scandent bien souvent la cinématographie de l’avant-garde française : images sans attaches, sans bornes, qui n’ont d’autre fonction que d’exposer leur propre mouvement sans cause. Improductives si on les rapporte à la conduite d’un récit, elles occupent tout de même un rôle central en ce qu’elles rendent visible au cœur du film l’intention qui les a fait naître : celle d’une jouissance du mouvement, du passage du temps dans les images. En filmant l’eau et rien qu’elle, ces cinéastes manifestent finalement le désir de produire des images sans « effet de centrement10 », dans une perspective moderniste de rupture avec l’ordre de la représentation : des images du temps et de l’espace donnés à voir tels quels, et tout bonnement variables.
Échelles
« Pour rendre aux choses leur valeur oraculaire, faut-il les écouter de près ou de loin ? Faut-il qu’elles nous hypnotisent ou faut-il les contempler11 ? »
19La nomenclature des échelles de plan, traditionnellement déterminée par la présence du corps humain dans l’image, se trouve mise à mal dès lors que le sujet n’est plus l’humain mais la nature elle-même. Cette fonction normative de régulation de l’espace cinématographique par le corps est interrogée parfois par des cinéastes qui cherchent à désigner le paysage comme contrechamp, repoussoir de la civilisation, ou tout bonnement à mettre en valeur un site, un point de vue, dans un but purement décoratif. Quoi qu’il en soit, la présence de l’eau permet de penser différemment le régime scalaire des images cinématographiques, de dérouter le regard en le poussant à se forger d’autres repères, d’autres étalons de mesure du visible. Cette démarche est rarement innocente, et ses conséquences sont nombreuses. Si l’on considère les deux grands « pôles » que sont le plan d’ensemble et le gros plan, on s’aperçoit que les cinéastes français des années 20 les ont utilisés, s’agissant des images de l’eau, dans des perspectives de construction spatiale aisément repérables, qui en disent beaucoup sur les stratégies visuelles adoptées au lendemain de la guerre pour faire accepter l’idée du cinéma comme forme artistique. De même, la variation des valeurs de plan à l’échelle de la séquence ou du film dans son ensemble peut également participer d’une volonté claire de mise en scène.
20Soit un « pan » de nature, une étendue marine par exemple. Qu’apporte de neuf, au tournant de la Grande Guerre, le point de vue du cinéma sur ces paysages déjà très prisés par les peintres et les photographes ? Qu’est-ce qui s’invente, sur le plan expressif, que n’aient déjà introduits la « Marine » ou le panorama, très en vogue à la fin du XIXe siècle ? L’intention, au final, est bien la même : monumentaliser le paysage, le rendre plus vrai – et surtout, plus imposant – que nature. Ce qui varie en revanche, d’une forme d’expression à l’autre, ce sont les moyens qu’elles mettent en œuvre pour le faire. Ceux du cinéma, en l’occurrence, ne sont pas tant l’extension en largeur du champ de perception12 ou la distance du point de vue que l’introduction du temps dans les images, et la possibilité de montrer ces espaces sur le mode de la rupture.
21Dans de nombreux films marins, le traitement de l’élément est ainsi différencié selon qu’il s’agit d’une scène « embarquée » ou d’un regard porté depuis la terre. Dans ce second cas, la mer est régulièrement cadrée depuis un point de vue surplombant qui l’embrasse avec, la plupart du temps, un personnage en amorce au premier plan, faisant office de faire-valoir ou de terme de comparaison pour faire mieux apparaître l’immensité de l’étendue marine. Scènes d’attente angoissée, de déploration funèbre ou de réconciliation avec le monde se conjuguent ainsi, dans ces films, sur le même mode : celui d’une sorte de soumission à « l’ordre des choses » qui, sous prétexte d’humilité face aux puissances naturelles, reconduit en fait un type de regard sur la mer qui était déjà celui des deux siècles précédents, mêlant le « délicieux frisson13 » du danger à la volonté de dominer les éléments. Dans la reprise de cette posture proprement spectaculaire, la spécificité du médium cinématographique joue aussi son rôle : pour la première fois en effet, le temps de l’événement et celui du regard spectatoriel coïncident, là où le panorama n’avait fait en définitive qu’étendre le second en accroissant la surface de représentation du premier. Cette convergence temporelle modèle la vision, requérant d’elle qu’elle se mette à l’unisson de la portion spatiale qu’elle lui offre en pâture. Dans l’expérience du plan large, l’espace saisi d’un bloc produit un temps devenu lui-même monumental. Ce type de plan, on le sait, confère le sentiment d’une temporalité allongée, distendue, et donnée ainsi à voir comme une expérience perceptive. À la différence de la « Marine » picturale, où le spectateur possède le loisir de détailler le tableau, d’en saisir la « manière » et d’imaginer le mouvement à partir de sa figuration incomplète ; et à la différence du panorama où la saisie du paysage dépend d’un regard mobile, donc acteur de sa propre délectation, le plan large du cinéma accomplit cette double opération, à la fois progressiste et rétrograde : d’un côté, représenter en une vue unique une expérience complexe du paysage, faite d’espace et de temps mêlés. Et de l’autre, figer le regard dans une posture où d’expérience, précisément, il n’est presque plus question qu’en termes d’image, de délectation et non d’interprétation par le spectateur. Ainsi considérés, ces films mettent en œuvre, s’ils ne l’inventent, quelque chose comme la carte postale en mouvement.
22Il existe pourtant un autre type d’utilisation du plan large, considéré non plus comme objet de contemplation béate mais comme moment suspensif et, à ce titre, éventuellement moteur dans une économie narrative. Un exemple marquant dans le cinéma français des années 20 est le recours à ce type de plans dans un film qui, par ailleurs, évite soigneusement toute autre vision en extérieur. Il s’agit de l’unique film réalisé par Gaston Modot, Conte cruel – La torture par l’espérance. Cette adaptation d’une nouvelle de Villiers de l’Isle-Adam – dans laquelle on laisse croire à un prisonnier qu’il va pouvoir s’échapper, entretenant son angoisse d’être capturé pour finalement le reprendre au moment où il va franchir les portes – se fonde sur une politique du cadre qui privilégie presque toujours les plans rapprochés sur l’acteur, les prises de vues obliques et instables dans des intérieurs aux murs épais et aux angles saillants. À deux reprises pourtant, le cinéaste déroge à cette règle. Il s’agit de deux évocations imaginaires de l’extérieur, dans lesquelles le prisonnier rêve l’« après » de sa captivité. Le premier de ces plans représente un ciel empli de nuages, et le second un paysage de bord de mer. Tous deux sont filmés dans des proportions scalaires beaucoup plus larges que tout le reste du film. La force d’irruption de ces deux plans tient donc non seulement à leur luminosité – ils sont de tonalité bien plus claire que l’ensemble –, mais plus encore à la rupture qu’ils constituent au sein du récit. Par leur nature même d’extérieurs et surtout par leurs dimensions, ils font visuellement saillie en perturbant une continuité établie par un usage volontairement répétitif et claustrophobe du cadre. Dans cette stratégie de mise en scène, le choix du contenu des plans n’est bien sûr pas anodin : les nuages sont filmés par Modot comme ce qu’ils sont essentiellement, des formes sans attache, indépendantes et mobiles. Quant au rivage, nul besoin de dire ce qu’il peut représenter pour un personnage désireux de se défaire de ses entraves. Ce qui importe surtout, c’est de souligner que les plans larges de Conte cruel ne sont pas utilisés comme points culminants d’un pathos élaboré par et pour la fiction, mais comme des puissances de perturbation qui introduisent dans celle-ci, via ces brutales variations scalaires, l’efficacité retorse de cette « torture par l’espérance » qui est le sujet du film, et dont le principal intérêt est justement sa mise en scène, au sens littéral.
23À l’autre bout du spectre des échelles, on trouve le gros plan, dont on sait avec quelle régularité il a été utilisé dans les années 20 comme argument de promotion de la singularité de la vision cinématographique. À l’étirement de la durée souvent induit par le plan large, répond le sentiment de vitesse presque affolée du gros plan, sa durée incisive. Mais sa caractéristique la plus remarquable est qu’il confère aux choses, en s’en approchant, un autre visage. C’est, entre autres, à travers le gros plan que s’énonce l’un des enjeux majeurs du cinéma à cette époque : dépasser le stade de la représentation mimétique pour affirmer l’autonomie et l’expressivité des images « mécaniques » en mouvement.
24Dans cette perspective, produire des images de l’eau en gros plan revient à scruter la matière dont elles sont faites, à les considérer comme le lieu d’une turbulence qui produit ses propres procédures, effets et affects. Ainsi, là où le plan large était globalement la reformulation d’une idéologie – qu’on qualifiera, pour le dire très vite, de « bourgeoise » – du regard sur la nature appartenant encore au XIXe siècle, le gros plan relève quant à lui d’un projet délibérément moderniste, fondé sur la volonté de rompre avec les codes de la représentation en vigueur. D’où sa récupération massive par les cinéastes d’avant-garde, dans la lignée des expérimentations cubistes sur les papiers collés par exemple, mais surtout du travail d’un photographe tel qu’Alfred Stieglitz, dont la série des Équivalents, entreprise en 1923 et jusqu’à sa mort en 1932, fournit aux cinéastes un précieux corollaire à leurs propres recherches, autant qu’à l’analyste un solide point de comparaison. Ce qui est notoire chez Stieglitz, et rendu visible par le caractère obsessionnel de son travail, est l’intérêt qu’il portait, via le motif du nuage, au cadrage comme acte d’incision dans le réel ; donc à « l’écart, maximalisé, entre la finitude spatiale de l’image […] et l’infini référentiel dont elle procède, qui est ici l’Infini par excellence : le Ciel, l’Illimité14 ». Mais cet incommensurable, si l’on renverse les perspectives, ce peut aussi bien être la mer, ce qu’ont bien vu les cinéastes français qui, à la même époque, s’interrogent sur les propriétés plastiques et théoriques du gros plan. Ils travaillent ainsi sur les notions mêmes qui font l’intérêt des Équivalents photographiques : abstraction, présence de la matière, densité, volumétrie, texture. Seulement, là où « la photographie, [quand elle] se met à représenter des nuages, […] représente en fait symboliquement son propre procès représentatif, […] figure son propre mode d’existence15 », le cinéma fait de même avec les images de l’eau, où la présence du temps se fait particulièrement insistante et visible comme telle.
25L’intérêt des cinéastes français pour les images approchées de l’eau relève donc avant tout d’une fascination pour les mouvements et propriétés plastiques de la matière. Ainsi peut-on citer les vagues qui agitent la « double tempête » dans Napoléon, les eaux clapotantes du port de Marseille chez Moholy-Nagy, le torrent qui sert de théâtre à la scène finale de Visages d’enfants ou l’infini reflété dans les flaques de Brumes d’automne. Tout comme les eaux agitées, tourbillonnantes qui traversent Fait-divers et Jeux des reflets et de la vitesse ou les visions composites élaborées par Germaine Dulac dans Arabesques. Dans tous ces films, le cadrage serré a pour fonction, non de contenir l’élément mais de le mettre comme en ébullition, d’en révéler par agrandissement toutes les potentialités. Il ne s’agit donc pas de produire des images édifiantes ou monumentales – quoique, chez Gance par exemple, cela ne soit pas exclu –, mais d’en expérimenter les potentialités par le biais d’une réflexion sur le cadrage comme « catalyseur » de formes.
26Quant aux variations d’échelles de l’eau filmée, elles permettent aux cinéastes, à l’intérieur d’une séquence ou du film entier, de produire des significations par un resserrement ou un élargissement progressif de la valeur du cadre, exploités dans deux grands types de perspectives. Narrative d’abord, lorsque la contraction du cadre sert à mettre en œuvre une figure rhétorique, courante dans le cinéma muet, qui est celle de la synecdoque. C’est le cas par exemple dans La Fille de l’eau, où la chute du père dans le canal, au début du film, est montrée en plan d’ensemble, auquel succède un raccord en gros plan sur des éclaboussures contre la coque de la péniche, qui cessent rapidement et ne laissent plus voir qu’une eau fluide et opaque. Dans l’avant-dernière séquence des Élus de la mer, la variation des échelles est également utilisée à des fins de construction narrative, mais elle suit un trajet plus alambiqué. L’un des personnages principaux, Pascal Lagadec (Gaston Modot), tente de rejoindre à la nage la jeune Renée qui a été enlevée sur un petit bateau par l’infâme Pierre de Mylos. Tombés à l’eau en luttant, ces derniers se débattent dans l’eau en plan de demi-ensemble. Mais tandis que Pascal est imperturbablement filmé en plan moyen, son corps occupant une portion importante du champ qui le fait apparaître comme un nageur sûr et rapide, Pierre est progressivement submergé par un cadre qui ne cesse de s’agrandir autour de lui, et le voue aux caprices de la mer. Quant à Renée, c’est le partage providentiel du cadre avec Pascal qui, tout à coup, stoppe l’« expansion » de la mer autour d’elle. L’intérêt de cette séquence réside, on l’aura compris, dans la saisie des personnages par des cadrages dont la valeur dépend à la fois de leur coefficient de moralité et de leur situation à tel ou tel moment de l’avancée du récit. Fondamentalement, il aurait été possible de tourner cette scène de mille manières. Mais la simplicité des événements s’enrichit ici de cette attribution des échelles, régulière pour les uns et variable pour d’autres, qui apporte à la compréhension du récit les atouts d’une mise en scène simple mais efficace qui joue à la fois sur les propriétés syntaxiques du dispositif et sur celles du lieu de tournage.
27La variation scalaire peut aussi être employée dans une perspective descriptive ou strictement plastique. L’un des cas de figure les plus courants est celui où un film, ou une séquence, « glisse » progressivement d’un bout à l’autre des valeurs du cadre, ou les entrechoque, afin de créer un rapport dialectique entre un milieu donné et les éléments qui le composent. C’est le cas notamment dans Gardiens de phare, qui opère une lente mais inexorable compression des échelles utilisées pour filmer la mer, des plans lointains sur la berge au moment du départ jusqu’aux plans rapprochés sur les vagues qui fouettent le pied du phare. Dans Finis Terrae, Epstein fait se heurter violemment des plans sur des fragments de matière ou de corps, et de très larges vues de l’îlot, dans la séquence de brûlage du goémon par exemple. Comme l’écrit Philippe Arnaud, ces télescopages « accentuent le passage d’un macrocosme extrait d’une portion de réel précis à la figuration d’un englobant géophysique16 ». Et c’est bien là l’enjeu : faire alterner, dans la description visuelle d’un site ou d’une situation, sa saisie d’un seul tenant avec celle des micro-éléments qui la constituent ; vision d’ensemble et de détail. Non pas dans la perspective – illusoire – d’en proposer une représentation exhaustive, mais dans celle de mettre ces points de vue en relation les uns avec les autres, afin de montrer qu’ils participent tous, quoique très différemment, d’une même réalité, que le cinéma a pour charge et pour vertu de dévoiler dans sa dimension plurielle. Dans ces films et bien d’autres (Nogent, eldorado du dimanche, Études sur Paris…), se dénonce une sorte d’inconscient panthéiste, l’idée d’une participation de chaque fragment filmé à un « tout » du monde – de l’œuvre comme monde. À propos de Nice est, sur ce registre, d’une clarté démonstrative remarquable puisque chaque séquence s’y déploie selon un principe qui va de l’exposition globale, a priori objective d’une situation, vers son analyse critique par le biais d’un rapprochement de la vision qui agit à la manière d’une observation au microscope de la « faune » niçoise. Dans cette entreprise d’analyse par « grossissement syntaxique », l’eau permet souvent d’établir un lien entre les différents acteurs ou aspects d’une situation donnée, comme l’atteste notamment la correspondance entre la Méditerranée et les ruisseaux d’eau sale qui s’y déversent en provenance de la vieille ville, siège de la pauvreté.
28Les deux grands modes de vision qui sont mis en jeu dans le choix des échelles de cadrage – monumentalisant et analytique –, s’ils relèvent tous deux d’une véritable idéologie du regard, se résorbent donc souvent dans un dépassement que permet leur confrontation dialectique. Esthétique – et éthique – du choc ou du « glissement » progressif de la valeur des plans, qui permet aux cinéastes de proposer un point de vue original sur les milieux ou les événements auxquels ils se confrontent. Une fois encore, l’intérêt pour le motif aquatique sur cette question est d’importance puisque son uniformité, son homogénéité apparentes y sont subverties par la mise en scène qui en offre des images plurielles, du large panorama marin aux gros plans turbulents de la matière.
Mouvements
« Un homme du temps jadis sur un bateau, ravi de naviguer et goûtant les ingénieuses commodités du bord. D’où la façon de représenter de nos pères. Or, que perçoit un homme d’aujourd’hui qui marche sur le pont d’un transatlantique : 1. Son propre mouvement. 2. La course du navire, qui peut aller en sens contraire. 3. La direction et la vitesse du courant. 4. La rotation de la terre. 5. Sa révolution. 6. Tout autour, les révolutions de la lune et des planètes. Résultat : un complexe de mouvements dans l’univers ayant pour centre le Moi sur le vapeur17. »
29Dans les années 20, où de nombreux cinéastes cherchent à mettre au point un véritable « langage » cinématographique, afin de le faire mieux accepter comme forme d’expression à part entière ou simplement dans le but d’une extension de ses modalités spectaculaires, la prise de conscience des possibilités offertes par la mobilité de la caméra est capitale. Plusieurs conceptions du mouvement cohabitent, induisant des conséquences diverses quant au rapport de la caméra à l’espace qu’elle enregistre. Évaluer le rôle des images de l’eau sur ce registre permet de comprendre en quoi l’élément mobilise littéralement la vision, en suscitant un rapport actif entre deux mobilités essentielles : celle de la caméra, et celle de l’élément lui-même.
30On rencontre sur cette question deux positions fortes dans les années 20, celles d’Abel Gance et de Jean Epstein. Pour le premier, la mobilité de la caméra participe d’un large projet qui consiste à élargir le champ de l’expérience visuelle. Dans Napoléon, Gance imagine plusieurs possibilités pour « faire du spectateur un acteur, le mêler à l’action, l’emporter dans le rythme des images18 ». La principale, et la plus célèbre, consiste à détacher la caméra de son support, pour la fixer à des corps ou des objets eux-mêmes en mouvement. C’est ainsi qu’il met à contribution ses opérateurs et techniciens, qui placent l’appareil de prise de vues sur une luge afin de simuler la course d’une boule de neige dans la longue séquence inaugurale, ou sur la selle d’un cheval pendant la scène de poursuite en Corse. Mais le résultat le plus impressionnant de cette libération de la caméra, Gance l’obtient avec la scène de la « double tempête » : pour les plans situés à la Convention, il attache la caméra à une plate-forme, qui se rapproche et s’éloigne alternativement des parlementaires excités, suggérant ainsi le mouvement des vagues. En parallèle, la fuite de Bonaparte hors de Corse est filmée depuis le plat-bord du bateau, auquel se communique le ballottement de la mer et contre lequel se fracassent des vagues. En réunissant ces deux moments du tournage au sein d’une même séquence, le cinéaste cherche à matérialiser l’idée d’une tempête qui soit simultanément météorologique, politique et visuelle. Son intention est donc bien de créer les conditions d’une participation active des spectateurs, que le déchaînement de la caméra rend partie prenante de l’action. Mais plus largement, ce que vise Gance est une libération du regard, par son intégration à un complexe de mouvements qui ne suppose plus l’image comme un objet à contempler, mais comme une expérience qu’il faut éprouver activement, de façon presque physique19. D’autres films, à la suite de Napoléon, reprendront ce principe, comme les Jeux des reflets et de la vitesse et ses séries de cadrages obliques et mouvants qui mettent la Seine sens dessus dessous, ou Emak Bakia dans lequel Man Ray filme une plage de façon très similaire : la caméra virevolte et toute la masse d’eau est déplacée ; la mer occupe un instant la partie supérieure du cadre, et semble retomber lourdement. L’horizon se décale, et les repères visuels qui font le partage des eaux et du ciel sont momentanément perturbés (ill. 63). Dans Gardiens de phare, les plans en plongée vers le pied du rocher se muent souvent en vifs panoramiques qui traduisent à la fois la violence des assauts de la mer contre le bâtiment et la fièvre qui, à l’intérieur, s’empare d’Yvon en proie à la rage. L’enjeu pour ces cinéastes est d’entrer par la mise en scène dans un rapport physique à l’élément, créant les conditions d’une communication directe entre un événement et l’appareil qui en saisit les manifestations.

Illustration 63
31À la mobilité de la caméra comme facteur de débridement de la vision, Epstein préfère quant à lui une conception du mouvement comme ce qui porte trace d’une métamorphose permanente des formes sous l’œil de l’objectif. Pour lui « le paysage peut être un état d’âme. Il est surtout un état. Repos. Aussi tel que le donne le plus souvent le documentaire de la Bretagne pittoresque ou du voyage au Japon, il est une faute grave. Mais “la danse du paysage” est photogénique. Par la fenêtre du wagon et le hublot du navire le monde acquiert une vivacité nouvelle, cinématographique20 ». Plus précisément, « le paysage le plus banal, le décor le plus ordinaire […] peuvent devenir intéressants à l’écran, c’est-à-dire photogéniques, s’ils y sont montrés au cours d’une continuelle évolution de leurs formes, que cette évolution résulte de l’action et du déplacement du sujet lui-même ou d’un travelling ou d’un panoramique ou enfin de l’intensité, sans cesse variée, de l’éclairage21 ». Étrangement on ne trouve guère, dans les films d’Epstein lui-même, de ces mouvements qui attesteraient d’une mutation permanente, d’un écoulement des formes sous le regard22. Mais cette pensée relève tout de même d’une observation aiguë de ce qui se pratique à l’époque, et l’on trouve dans les années 20 plusieurs films qui relèvent de cette conception du paysage en mouvement comme fluidité, notamment dans le registre du film de péniche. Dans L’Hirondelle et la Mésange, La Fille de l’eau ou Études sur Paris, le regard est conduit par les travellings, qui structurent presque entièrement le rapport au paysage. Frontaux ou latéraux, ils permettent une coulée au sein de l’espace, qui change sans cesse au gré du courant. C’est tout le paradoxe de ces films où la caméra est fixée à son support, mais produit néanmoins à l’écran une mobilité continue, une métamorphose perpétuelle du champ qui s’opère sans violence.
32Ces deux conceptions des mouvements d’appareil constituent surtout des orientations, de possibles traverses pour une réflexion sur la nature et le devenir des formes au sein du cadre. D’un point de vue pratique, il ne s’agit donc pas d’en repérer des transcriptions littérales mais de voir quels aspects elles revêtent, et surtout quelles modalités de filmage sont dès lors mises en jeu. On peut là encore en relever deux23 : une fonction essentiellement exploratoire, matérialisée par les travellings frontaux, et une fonction de balayage de l’espace, que mettent en œuvre les panoramiques et travellings latéraux. Ces deux types de rapport au paysage, et plus globalement à l’image, indiquent ce que des partis pris très concrets de mise en scène peuvent induire, à l’échelle de la période, d’une forme de regard partagé sur le territoire français.
33Le travelling avant est sans doute le mouvement privilégié des films de péniche. En effet, c’est bien souvent à partir du point de vue fluide des bateaux que se construit et s’ordonne l’espace de la fiction fluviale : sous l’œil de la caméra défile un paysage à peu près invariant et, pourtant, sans cesse renouvelé. Mais cette variation dans la continuité est aussi, significativement, l’indice d’une expérience de traversée de l’image. S’y démontre comme un fantasme de pénétration de l’espace, d’entrée en fraude, mais avec une infinie douceur, dans un au-delà de la surface qui se construirait au fur et à mesure de la trajectoire. Le travelling avant est ainsi cette figure par excellence dans laquelle la mise en scène embarque le regard, le prend à son bord pour un voyage au long cours, au sein d’un espace en métamorphose constante.
34L’autre grande modalité du mouvement consiste, non plus à pratiquer un passage au cœur de l’espace, mais à le balayer, à l’effleurer presque, dans un geste qui privilégie cette fois la distanciation du regard à son « embarquement ». Par l’emploi des panoramiques et travellings latéraux, la mise en scène élabore un tout autre rapport au paysage, dans lequel celui-ci n’est plus à découvrir, ne s’invente plus au fur et à mesure, mais semble préexister à son enregistrement, qui a alors pour tâche d’en offrir, à distance respectueuse, la synthèse idéale. Ces mouvements peuvent relever d’une pure et simple fonction d’exposition d’un lieu, mais le cas le plus courant consiste à proposer une sorte de promenade, précisément panoramique, sur un espace qui sera celui du récit ou d’une partie de celui-ci. Cet usage descriptif et quasi touristique des mouvements latéraux peut aussi fonctionner comme ressort fictionnel, signe visible d’une rupture dans l’ordre du récit – par exemple le long travelling sur une mer inondée de soleil, pris depuis un train, par lequel débute la nouvelle vie de Mathias Pascal dans le film éponyme de L’Herbier – ou comme pendant à l’état affectif d’un personnage, comme le travelling qui accompagne la course de Ludivine le long du port dans Le Diable au cœur, alors que la jeune fille insouciante et heureuse va rejoindre les autres gamins pour jouer au pied du phare. Il peut également servir de cadre mobile à une conversation, comme dans Le Coupable (André Antoine, 1917), où la rencontre entre la mère du protagoniste et le futur beau-père se fait sur un bateau-mouche derrière lequel défile la Seine. Enfin, certains films font de la recension spatiale par le mouvement un véritable principe structurel, comme L’Hirondelle et la Mésange ou Études sur Paris. À l’inverse du travelling avant qui opère une sorte de trouée dans l’image, les mouvements latéraux sont une manière de traverser l’espace « comme en passant » ; de déceler cette fois la permanence sous le changement, qu’il s’agisse des paysages de l’immédiat après-guerre chez Antoine ou d’un Paris intemporel et presque fantastique chez Sauvage. Ces deux usages du mouvement au sein du même film ne sont pourtant pas contradictoires : ils disent alternativement l’implication et la distance qu’engagent le geste de mise en scène, le souci plastique d’une traversée de la représentation et celui, plus prosaïque mais tout aussi important, du recul qu’impose la dimension presque testimoniale de ces deux films qui naviguent sans cesse entre fiction et documentaire.
35Dans son bel article sur la « fiction fluviale », Dominique Païni remarquait qu’« il y a une image commune (ou presque…) à tous ces films : la marche du marinier sur le pont de sa péniche dans le sens inverse de la navigation. Extraordinaire douceur visuelle des trajectoires qui s’annulent, horizontalité émouvante de l’espace, vanité pédestre de l’homme naviguant, illusion burlesque de marcher sur la surface des flots, lyrisme d’une proue corporelle qui combat les vents et le courant de l’eau […] Maurice Touzé chez Epstein, Georges Terof chez Renoir (La Fille de l’eau, ill. 64), Dullin chez Grémillon, Alcover chez Antoine [avant] Dasté chez Vigo, arpentent leur pont étroit et traversent tant de paysages grandioses au-delà de leur locomotion immobile24 ». À travers cette figure, les deux types de mouvements brièvement évoqués se rencontrent. Volonté de prospection de l’espace, de passage en profondeur à travers les images et désir de glissement fluide au ras du plan se condensent dans ce geste paradoxal, cette « locomotion immobile » qui démontre en même temps la relativité d’un mouvement donné à voir, effectivement présent, et pourtant invisible. Si les années 20 sont le moment d’une prise en considération sérieuse des moyens par lesquels l’invention des Lumière peut devenir le support d’une expression artistique véritable, alors ces procédés qui mettent en mouvement le paysage, et dynamisent le réel, sont l’indice d’une compréhension de la complexité du monde dont les cinéastes cherchent à saisir le principe. Les mouvements d’appareil ne sont donc pas uniquement le résultat de décisions pragmatiques prises sur un lieu de tournage : ils disent en même temps la manière dont le cinéma français, en perfectionnant ses propres outils, livre quelque chose de sa capacité à retranscrire le réel dans sa complexité – son ambiguïté, dirait Bazin –, et plus seulement dans son évidence.

Illustration 64
Points de vue
« On dirait que, pour vous, il n’y a pas d’art sans mal de mer !… Je renonce à vous comprendre25… »
36En examinant le cadrage, les échelles de plans et les mouvements de caméra comme éléments de mise en scène du paysage aquatique, on s’est demandé incidemment sur quels types d’objets visuels, et selon quelles modalités se posait le regard des cinéastes. Mais on ne s’est pas encore penché sur la provenance de ce regard, autrement dit : qui regarde ces plans, et par quels « yeux » sont-ils vus ? La perception que nous avons des images de l’eau change-t-elle selon qu’un plan est rapportable au regard d’un personnage ou à un point de vue plus « abstrait », plus objectif ? Y a-t-il, enfin, un point de vue dont on puisse dire par moments qu’il est celui de l’élément lui-même ? Ces questions sont décisives, parce qu’elles dessinent en creux différents régimes de fonctionnement des images cinématographiques, conçues tantôt comme pluralité de visions sur un espace global, et tantôt comme succession de vues sans assignation précise, sans « site ». Il s’agit de voir, en d’autres termes, dans quelle mesure l’eau permet, selon le lieu d’où elle est vue, depuis la terre ou d’un point de vue lui-même flottant, la construction d’un récit en même temps que l’expérience d’une présentation directe du mouvement et de la matière.
37Demandons-nous, pour commencer, à qui appartiennent ces regards portés depuis la terre, et l’on aura déjà une idée de ce qu’ils impliquent en terme de conduite narrative. Il y a dans le cinéma français des années 20, en termes d’opposition terre/mer, quelques films qui ont pour particularité d’être totalement dépourvus de contrechamp. Ce sont, entre autres, Fièvre, Conte cruel, Cœur fidèle, Marseille, Vieux-Port et surtout En rade, dans lequel on rencontre bien, çà et là, quelques plans de Méditerranée pour attiser le désir des personnages, laisser croire à l’hypothèse d’un départ ; mais les deux rêveurs qui traînent sur les quais, dans le film de Cavalcanti, ne partiront jamais, et l’un d’eux, à vouloir s’embarquer envers et contre tout, périra noyé, son corps rejeté sur la plage par la Grande Bleue qui n’a pas voulu de lui. Ils ne font, tout le film durant, que regarder la mer, les yeux rivés au loin, mais la mer, elle, jamais ne les regarde.
38Dans d’autres fictions portuaires, la rade est un sas, un lieu d’arrivée et de partance qui, divisant les personnages – mère et enfant, amants, etc. –, distribue aussi les points de vue. Les entrées et sorties des bateaux y sont presque systématiquement vues depuis un promontoire, falaise ou colline qui est à la fois le lieu d’où l’on peut voir, en larges plans d’ensemble, le bateau jusqu’à complète disparition, et celui d’où l’on pourra, ensuite, attendre indéfiniment son retour d’une campagne de pêche, sa survie inespérée à une terrible tempête. Dans Les Élus de la mer, cette thématique est traitée de façon assez particulière : la problématique n’y tourne pas autour de la confrontation de deux points de vue (l’embarqué et celui ou celle qui l’attend) puisqu’il s’agit de l’histoire d’un jeune homme dont le père est mort en mer et qui promet à sa veuve, à contrecœur, de ne jamais y retourner. Jacques de Larzac se voit donc forcé par les circonstances d’adopter, ad vitam æternam, un point de vue terrien qui lui ôte sa joie de vivre. Pendant toute la durée du film, on le voit sans cesse arpenter la grève et passer de longs moments assis sur un rocher, face à la Méditerranée. Son corps pris, par des cadrages très composés, entre terre et mer, dit à lui seul combien cette stabilité l’incommode. Et lorsque, à la fin du film, il peut finalement accomplir sa vocation de marin, on assiste du coup au traditionnel partage de la vision : lui, s’embarquant à bord d’un sous-marin, est devenu l’objet du regard de sa mère, qui le voit partir depuis le haut d’une falaise où, sans doute, elle l’attendra à son tour.
39Pour autant, cette répartition des points de vue n’est pas l’apanage des films côtiers. La question se pose aussi dans des œuvres situées en bord de rivières ou de marais, où le mélange inextricable de l’eau et de la terre est une donnée essentielle du récit et détermine la construction des points de vue par la mise en scène. Pour produire cette impression de glissement propre au ballet des péniches ou des barques qui sillonnent les marais de Brière dans le film éponyme de Léon Poirier, pour conserver leur spécificité et leur étrangeté, il faut justement que les personnages et leurs embarcations soient vus d’un autre lieu que l’eau, moins ambigu et donc plus stable, afin de conférer à ces mouvements une valeur proprement relative. Il faut pouvoir les supposer passant comme par hasard devant un observateur posté sur une berge, étranger à leur cortège, et dont il saisirait le spectacle à l’improviste. Ce qui réunit toutes ces visions, et en un sens les fédère, c’est donc bien l’extériorité qu’elles impliquent : le spectateur, même par l’entremise d’un personnage tiers, reste toujours à distance de la scène que le film lui propose ; ce qui d’un côté l’exclut du récit sur le plan de l’action, mais de l’autre en accentue la dimension spectaculaire, en constituant proprement le paysage comme scène.
40À l’inverse, le point de vue mouvant – flottant – a comme principal effet d’impliquer le regard, de le rendre partie prenante d’une dynamique formelle et narrative qui fait de la mise en scène, au-delà de sa fonction de structuration de l’espace, un regard véritablement et consciemment porté sur l’ensemble du film. Ce type de point de vue est sans doute plus complexe que le précédent, parce qu’il se distribue lui-même selon deux modalités, liées au support sur lequel est placé la caméra : mobile-stable pour les films en eaux douces, et mobile-mouvante pour les films marins.
41Dans Nogent, eldorado du dimanche, un court passage filmé depuis une yole montre des gens qui se reposent sur les berges de la Marne, assis dans l’herbe. Ce type de travelling figure une image du repos dominical, une représentation traditionnellement accolée aux guinguettes du nord de la France prise en quelque sorte depuis le point de vue du mouvement, qui n’en est pas l’antithèse mais, du moins, la description inversée. Ce sentiment d’une traversée de l’espace dans laquelle la caméra et ce qu’elle filme restent totalement étrangers, qui ne dure chez Carné que le temps d’une scène, s’élargit souvent, dans le contexte du film de péniche, à l’ensemble de l’œuvre. La Belle Nivernaise, La Fille de l’eau (ill. 65, 66), L’Hirondelle et la Mésange ou Études sur Paris participent de ce registre du filmage dans lequel se fait jour un aspect paradoxal du mouvement cinématographique. Le voyage en péniche offre en effet un point de vue qui est à la fois perpétuellement mobile et, pourtant, d’une stabilité jamais démentie. La péniche, en ce sens, a tout d’une île – on y vit, on s’y déplace, on y mange, on y dort, et que sais-je encore –, mais une île dérivante, au regard de laquelle se présentent des paysages toujours changeants, et toujours en mouvement. Ces films mettent ainsi en œuvre une vision baladeuse, radicalement différente de celle des femmes ou des mères dans les films marins, tout en conservant cette monotonie visuelle qui est le propre du regard insulaire.

Illustration 65

Illustration 66
42Au point de vue mobile-stable de la péniche (ou de la barque) répond le mobile-mouvant du film marin, lequel constitue, sur son propre registre générique, le pendant du regard en surplomb porté par celles et ceux qui attendent, rivés à la terre. Il s’agit de ces plans récurrents de bateaux filmés depuis une autre embarcation, ou de la mer vue depuis le bateau lui-même. Au début de Gardiens de phare, lorsque le père et le fils s’embarquent pour plusieurs mois, un plan d’ensemble montre les deux hommes qui s’éloignent en barque avec, en amorce au premier plan, le visage d’une femme qui les observe. Le plan suivant n’est déjà plus le contrechamp logique que l’on pouvait attendre : au lieu d’un plan sur le rivage, le regard des deux hommes s’est déjà porté sur la mer, en un plan embarqué et oscillant de droite à gauche sur une mer scintillante, coupé de ses amarres. Pour Finis Terrae, Epstein prend quant à lui le temps de se retourner vers le rivage, dans une scène presque identique qui nous rappelle cependant que, vu depuis une barque, c’est le sol qui devient à son tour mobile, et se balance au gré du tangage de la caméra.
43Un rapport de même type s’instaure dans Pêcheur d’Islande où répondent, au regard de Gaud fixé sur l’horizon, deux points de vue légèrement différenciés qui sont ceux des deux autres personnages principaux du film : celui de Yann sur la mer, lorsque la caméra est embarquée à bord de la « Marie », et celui de la mer en tant que telle, lorsque le bateau du jeune homme est vu à légère distance, depuis un point de vue lui-même flottant qui fait tanguer à son tour l’appareil. Même chose encore dans Les Élus de la mer lorsque, au tout début du film, Mr de Larzac s’embarque en sous-marin pour un voyage qui sera son dernier : la plongée du bâtiment est filmée depuis un bateau dont le roulis se communique à la prise de vue, restituant ainsi le sentiment d’un contexte – donc un mode de vision – qui n’est déjà plus celui de la terre : mobile, incertain, fluctuant, et pourvu de ses propres lois. Enfin, c’est parfois le traitement de la tempête qui impose ce type de filmage : le mouvement des vagues et celui des bateaux se communiquent presque directement à la caméra, qui relaie visuellement la violence des impacts, la furie des éléments, plaçant ainsi le spectateur au cœur de l’événement représenté. Pour que la mise en scène soit prise elle-même dans la tempête, il faut que la caméra s’arrache du sol et assume en quelque sorte la singularité du regard de la mer. Et ce qui rapproche en fin de compte tous ces films, d’eau douce ou d’eau saline, c’est d’abord une volonté délibérée d’accepter que la vision n’ait pas – ou peu – de points d’ancrage : pour l’opposer, d’une part, à celle des personnages restés à terre, et les faire travailler l’un contre l’autre, mais aussi pour marquer une spécificité du regard embarqué, dans lequel l’espace n’est jamais déterminé et, par conséquent, toujours à construire, puisque son élaboration devient un enjeu permanent.
44Les années 20 figurent ce moment où l’inventivité permanente qui caractérisait la cinématographie française d’avant-guerre se ralentit, ou du moins se cristallise autour de quelques grands pôles qui en composent la syntaxe en même temps qu’ils en affirment, déjà, le style. On assiste ainsi à la création d’une praxis, manière de faire spécifiquement française qui permet de repérer à la rigueur qu’un plan de paysage n’est pas le même chez Gance et chez Griffith, qu’un panoramique diffère selon qu’il est exécuté par Sjöström ou par Antoine. Mais cette élaboration par les cinéastes de leur propre vocabulaire formel est avant tout – c’est l’autre point important – une affaire de regard : le territoire français possède une configuration particulière, la question de la limite ne s’y posant pas de la même façon que dans d’autres pays. Avec, à l’ouest et au sud, des frontières maritimes qui proposent une vision sans bornes, et à l’intérieur du pays un réseau de cours d’eau qui permet de le traverser en coupes transversales, le regard des cinéastes français avait là de quoi trouver son mode caractéristique de saisie et de retranscription du réel. S’il est évident que le cadrage, la composition des plans ou les choix des mouvements de caméra sont des préoccupations partagées par les cinéastes du monde entier à cette époque, reste qu’un certain nombre de paramètres géographiques ou culturels ont pu aussi en déterminer des emplois spécifiques. C’est parce qu’on a réfléchi, en France plus qu’ailleurs, à ces questions en tant que conditions de l’accès du cinéma au statut de forme artistique, que la volonté de structurer ces moyens de manière logique s’y est révélée, non pas plus importante, mais en tout cas plus visible. En d’autres termes, les cinéastes français ne se sont pas montrés plus inventifs sur ce terrain que leurs homologues américains, scandinaves ou allemands ; mais assurément plus opiniâtres, parce qu’il y avait là pour eux un enjeu de reconnaissance de leur propre travail qui ne pouvait s’affirmer qu’à travers une réflexion approfondie sur ce que la morphologie du territoire leur permettait de réaliser sur le plan expressif. En prenant acte de cette particularité du contexte français, on découvre que la maîtrise des paramètres de mise en scène s’y est effectuée sous une forme singulière : pour que les cinéastes puissent modeler le paysage en fonction de leur propre regard, il fallait d’abord que ce paysage les modèle. Qu’il transfère, confusément, quelque chose de sa propre structure à des femmes et des hommes qui pensent alors le plier à leurs exigences, quand il ne fait que se reverser dans un cadre qu’il a lui-même déjà établi. Ainsi, les efforts déployés pour métamorphoser la nature en images ne font, pour une part, que témoigner qu’elle a été regardée avec attention. C’est-à-dire profondément, et dans sa part implicite de dissemblance avec elle-même.
Notes de bas de page
1 Henri Focillon, Vie des formes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 1943, p. 1.
2 Patrick de Haas, « Une expérience définitivement inachevée – Aperçus sur le cinéma d’avantgarde des années 20 en France », dans Nicole Brenez et Christian Lebrat (dir.), Jeune, dure et pure !, op. cit., p. 65.
3 Henri Focillon, op. cit., p. 115.
4 Jacques Feyder, cité par Victor Bachy, Jacques Feyder, Paris, Anthologie du cinéma, 1966, p. 441 (la pagination commence à 411).
5 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, op. cit., p. 15.
6 Blaise Cendrars, cité par Dominique Auzel, Voiles & Toiles – Mer, bateaux et cinéma, Paris, Dreamland, 1996, p. 169.
7 Jean Breschand, « L’écran opale », Vertigo no 8, op. cit., p. 21.
8 Edgar Morin rapporte à ce propos une anecdote significative, quoique imprégnée de présupposés colonialistes : lors d’une de ses expériences, le psychologue André Ombredane a remarqué que certains des Congolais à qui il avait montré des films – et qui en voyaient pour la première fois – prenaient pour de la pluie ce qui était en fait des stries de la pellicule sur une copie en mauvais état. Voir Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire – Essai d’anthropologie, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Arguments », 1956, p. 194.
9 Pensons, en dehors du seul registre de l’eau, à la célèbre traversée de l’écran qui clôt Entr’acte de René Clair.
10 Jacques Aumont, L’Œil interminable, op. cit., p. 28.
11 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, op. cit., p. 218.
12 À l’exception notable du Napoléon d’Abel Gance, via le triple écran qui a rendu le film célèbre. Mais pour ce qui concerne le reste de la production française des années 20, les proportions de l’écran, d’un rapport de 4 sur 3 à peu près conforme à celui de la vision humaine, rendaient encore impossible toute extension latérale du cadre.
13 Sur cette notion rattachée à l’esthétique romantique, voir Alain Corbin, Le territoire du vide, op. cit.
14 Philippe Dubois, « Le regard vertical – ou : les transformations du paysage », dans Jean Mottet (dir.), Les paysages du cinéma, op. cit., p. 41.
15 Ibidem, p. 42.
16 Philippe Arnaud, « Finis Terrae – L’expérience des limites », op. cit., p. 261.
17 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, édition et traduction établies par Pierre-Henri Gonthier, Paris, Denoël, 1985, p. 40.
18 Abel Gance, cité par René Jeanne et Charles Ford, Abel Gance, op. cit., p. 46.
19 Jeanne et Ford remarquent à ce propos que « certains spectateurs [à l’époque] ne furent pas sans en éprouver un malaise qui ressemblait fort au mal de mer ». Ibidem.
20 Jean Epstein, « Bonjour cinéma », op. cit., p. 94.
21 Jean Epstein, « Le cinéma du diable », ibidem, p. 346. C’est moi qui souligne.
22 À l’exception peut-être de la scène du parking et du final de La Glace à trois faces, dans lesquelles la mobilité est traitée via le motif de l’automobile, et non de l’eau.
23 On retrouve par ailleurs ces deux modalités du travelling dans les films qui, dès les vues Lumière, recourent à la figure du train.
24 Dominique Païni, « Au film de l’eau », op. cit., p. 63.
25 Jean Epstein, « L’imprévu et le prévu », Écrits sur le cinéma, T. 1, op. cit., p. 49.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'acteur de cinéma: approches plurielles
Vincent Amiel, Jacqueline Nacache, Geneviève Sellier et al. (dir.)
2007
Comédie musicale : les jeux du désir
De l'âge d'or aux réminiscences
Sylvie Chalaye et Gilles Mouëllic (dir.)
2008